Les Perdrix s'aiment au point du jour - Sandra Banière - E-Book

Les Perdrix s'aiment au point du jour E-Book

Sandra Banière

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Beschreibung

Le passé de Martin ressurgit sans crier gare et l'oblige à aller chercher des réponses chez son père qu'il a tant détesté.

Une carrière en plein essor à la Défense, un mariage heureux, un premier enfant à naître… Il pensait avoir sa vie bien en main. Mais le passé est traître : il ressurgit sans crier gare. Si Martin ne veut pas tout compromettre, il doit aller chercher la vérité sur ses origines et sur ce père qu’il a tant détesté. Pourquoi Christian a-t-il quitté les siens ? Pourquoi n’a-t-il jamais parlé de sa famille à son fils ? Le jeune Parisien va se retrouver dans un petit village de la Marne où personne ne l’attend. Lui, s’attend au pire…, à des révélations qui le changeront irrémédiablement. Comment les hommes apprennent-ils à vivre avec leurs ombres ? Une histoire singulière et bouleversante qui met en lumière, sans jugement, le paradoxe des sentiments. Sandra Banière est l’auteure de Noces meurtries (Presses de la Cité, 2017), son premier roman finaliste du prix Nos lecteurs ont du talent organisé par Place des éditeurs et la Fnac (2013).

Découvrez ce roman bouleversant décrivant avec justesse les sentiments ambigus qu'il peut y avoir entre un père et un fils.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Amoureuse de la vie, des plaisirs simples, Sandra Banière partage son temps entre l’enseignement des Lettres modernes et l’écriture. Elle s’adonne à ces activités toujours dans l’idée d’oeuvrer pour les autres et pour la défense de notre culture. En participant à un concours, Nos Lecteurs ont du talent, organisé par Place des éditeurs et la Fnac (2013), elle voit la publication de son premier écrit, un roman, Les Noces meurtries (Presses de la cité). Les thèmes de la famille, de la nature, de la place des femmes dans la société et du couple, sont au cœur de son travail d'écriture.

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Les perdrix s'aiment au point du jour

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Ce début d’automne retient l’été par son air doux persistant et sa clarté. La liberté en plus. Martin est heureux. Il rentre désormais seul du collège. Son père ne vient plus le chercher. Malgré l’interdiction, l’adolescent s’est acheté un ballon qu’il garde comme un trésor dans une valise qui prend la poussière dès la fin du mois d’août. C’est l’état de grâce, il court dans le jardin, il dribble entre les pots de fleurs, il tire entre deux arbres, devenus sa cage de buts, il se prend pour le nouveau prodige du foot. Son maillot colle à sa peau tant il transpire. Ses joues ont le rouge de celui qui a donné sans compter.
Une porte de voiture claque avec fracas. Il s’arrête. Aux aguets. Est-ce son père qui est revenu cinq minutes plus tôt ou est-ce lui qui, absorbé par son jeu, n’a pas vu le temps passer ? L’œil noir, la mine terrifiante, Christian s’avance. Il lui arrache le ballon des mains et sort de l’une de ses poches un couteau suisse avec lequel il lacère le jouet, tout en vociférant :
– Qu’est-ce que tu fous avec cette merde ! C’est un sport d’empaffés ! Jamais de ça ici ! Je ne me casse pas le cul pour que tu ruines le jardin !
Il jette le ballon dégonflé dans la poubelle et s’approche de nouveau, le canif à la main. Pétrifié, Martin n’ose plus bouger. Sa respiration est suspendue. Il va crever sur place. Comme le ballon. Il ferme les yeux. Il ne veut pas voir ce qui va s’abattre. Il entend un cliquetis et presque simultanément il sent une main le saisir par l’arrière de son col. Il est violemment projeté à terre. Pas le temps d’amortir la chute. Sa tête plonge dans la pelouse humidifiée par le jour déclinant. Il entrouvre ses paupières. Essaie d’anticiper la prochaine attaque. Sa vision est floue. Son corps, figé. Christian le relève de la même façon qu’il l’a poussé, et achève de déverser sa fureur par un coup de pied au coccyx, qui le fait trébucher dans les graviers de l’allée.
Un goût de fer dégouline sur ses lèvres. Du sang s’écoule de son nez. Il se met à paniquer. « Peut-être est-il cassé ? » Il se redresse avec précaution, passe ses mains sur ses jambes, ses coudes, écorchés. Il distingue son père qui s’éloigne. La menace écartée, il fond en larmes. Ce sera la dernière fois qu’il se l’autorisera. Le reste d’amour pour Christian vient de mourir.
En sueur, gémissant, Martin tendit un bras nerveux en direction de l’interrupteur de sa lampe de chevet. La lumière s’imprima dans l’obscurité de la chambre, violente. Primordiale pour effacer les images revenues le hanter dans son sommeil. Des semaines qu’elles l’assaillaient. Elles commençaient sérieusement à le rendre dingue ! Elles avaient surgi sans crier gare, et depuis elles ne le lâchaient plus. La conscience réactivée, il parvenait à les maintenir à distance, mais impossible de chasser toute la rage qu’elles contenaient et qui le consumait un peu plus chaque jour.
– Qu’est-ce que tu fabriques ? marmonna la voix de sa femme. Éteins !
Martin ignora la plainte. Il prit la bouteille d’eau qu’il gardait toujours au pied du lit et avala de longues gorgées revigorantes.
– Éteins ! s’énerva Sarah.
Martin obtempéra. Positionné sur le dos, les yeux ouverts, il essaya de se rassurer, comme chaque nuit. Tout cela n’était que le fruit de son inconscient ; ça finirait par passer ! Sinon, il opterait pour une méthode radicale. Il n’allait quand même pas laisser quelques mauvais rêves perturber son équilibre ! Surtout lorsque l’on a la chance de se dire que tout va bien dans sa vie ! Alors que ce n’était pas gagné d’avance, loin de là !
À vingt-huit ans, il avait trouvé un emploi de conseiller informatique dans un cabinet implanté à la Défense. C’était de bon augure pour décrocher, un jour, un poste de chef de projet. Il était fou amoureux de Sarah qu’il avait épousée un an auparavant, et dans quelques mois il jouerait l’un des plus beaux rôles de son existence : papa. Il n’avait plus qu’à dénicher un appartement plus grand pour accueillir sa progéniture, prévue pour décembre. Rester à Courbevoie, ou à ses abords, aurait un prix, mais rien n’était trop beau pour construire sa vie de famille dans un cadre privilégié.
Le jeune homme s’efforça de se concentrer sur des perspectives positives. Il parvint ainsi à somnoler jusqu’au petit matin. À son réveil, une vague impression d’angoisse demeurait dans son cerveau cotonneux. Il mit du temps à émerger, la fatigue s’accumulait. La nuque et le torse moites de l’agitation de la nuit, il s’extirpa tant bien que mal du lit pour se diriger directement sous le jet de la douche.
L’eau raviva légèrement son corps élancé aux lignes bien dessinées mais trop sèches, à son goût, au niveau des bras et des jambes. Il passa ses mains sur son visage aux traits fins, espérant effacer le masque qui pinçait ses lèvres, crispait sa peau lisse, et durcissait ses yeux noisette, habituellement veloutés.
Sorti de la cabine de douche, il frotta vigoureusement ses cheveux blond cendré coupés très courts avant d’essuyer le reste de son anatomie. Il revêtit un pantalon bleu marine et une chemisette blanche cintrée. Le rendu soigné lui donnait un air séduisant et sûr de lui, qui contrastait avec le champ de bataille intérieur. Il comptait sur un café corsé pour retrouver un peu de lucidité.
– T’as encore allumé cette nuit ! fit remarquer Sarah. Qu’est-ce qui se passe ?
Elle avait attendu qu’il la rejoigne dans la partie cuisine, qui faisait aussi office de salle à manger.
– Rien !
– C’est bizarre ! Une fois de temps en temps, ça arrive à tout le monde, mais là, c’est quasiment chaque nuit !
Sarah le fixait de ses yeux clairs. Malgré son humeur massacrante, Martin ne put s’empêcher de se sentir troublé. Il n’avait pas pour habitude de faire des cachotteries à sa femme. Son regard empli de confiance le culpabilisait. La grossesse, datant d’à peine trois mois, lui allait à ravir : il la trouvait chaque jour plus belle et épanouie. La clémence exceptionnelle du printemps lui avait donné une jolie teinte mordorée qui mettait en valeur ses joues, légèrement arrondies depuis que les nausées matinales l’avaient quittée. Elle avait laissé pousser ses cheveux châtain foncé jusqu’aux épaules pour enfin libérer ses boucles naturelles qu’elle s’était toujours évertuée à lisser. Bien souvent, un large sourire illuminait l’ensemble de son visage, faisant percevoir une dentition impeccable et la générosité de ses lèvres framboise. Sarah possédait une beauté simple et irrésistible qui lui avait mis instantanément le cœur et la tête à l’envers.
– On est ensemble depuis plus de cinq ans, et jamais tu ne t’es amusé avec la lumière la nuit ! Tu as passé l’âge des terreurs nocturnes ! Ce sera pour le petit ! dédramatisa-t-elle face au mutisme de son mari.
Elle le sondait toujours de l’intensité de ses iris, qu’on ne parvenait généralement pas à soutenir très longtemps. Elle cherchait, fouillait. Martin détourna la tête, mal à l’aise.
– Non ! Ne me dis pas que c’est ça ! Tu fais des cauchemars !
Il ne répondit rien, vexé. Il avait passé l’âge d’être terrorisé comme un enfant ! Pourtant, ces visions… si réelles le bouleversaient bien plus qu’il ne voulait l’admettre.
Sarah prit tout à coup un air plus sérieux. Elle connaissait la susceptibilité de son mari. Elle venait de toucher un point sensible. Si elle désirait en savoir plus, elle n’avait pas intérêt à se moquer.
– Je ne vois pas pourquoi tu refuses de me dire ce qui te tracasse. Ce n’est pas parce que je suis enceinte que tu dois garder tout pour toi ! À moins que ça ait un rapport avec le bébé justement ! C’est vrai, après tout, tu dormais à poings fermés avant que l’on apprenne ma grossesse. Combien de fois je me suis plainte de tes ronflements ! Mais oui, c’est ça ! C’est à cause du bébé… et tu n’oses pas m’en parler !
– Stop ! Arrête !
Lorsque Sarah avait besoin de réfléchir, elle était capable de monologuer ainsi pendant des heures !
– Ça n’a rien à voir avec le bébé… C’est mon père, lâcha Martin.
– Ton père ?
Elle avait de quoi être surprise. Martin avait toujours détesté parler de lui. Encore plus depuis son décès trois ans plus tôt. Des souvenirs impérissables, il en avait à revendre, mais pas de ceux que l’on aime partager. Dans le deuil, il avait vu la possibilité de les effacer, d’opérer un reset pour commencer une nouvelle vie. C’était terrible à dire, mais la mort de Christian avait été une libération. Il allait désormais de l’avant sans crainte ! Le voir réapparaître dans ses rêves portait un coup à toutes ses bonnes résolutions et à ses réussites. En parler, pire encore, c’était reconnaître une forme de retour.
– Laisse tomber ! Ça ne vaut pas la peine d’en faire un plat !
– Au contraire ! Tu ne penses pas à lui par hasard. J’ai lu, dans un magazine que j’ai acheté, que, pendant la grossesse, des traumatismes liés aux parents peuvent refaire surface. Le fait de devenir père te renvoie forcément à ta relation avec le tien…
– S’il te plaît, épargne-moi ta psychologie pour gonzesses ! Et puis, c’est peut-être valable pour vous, car vous portez les enfants. Pas pour nous, les hommes !
– T’en sais rien ! T’as peut-être la trouille !
– N’importe quoi ! Pour le moment, j’ai surtout la trouille d’être en retard ! fit observer Martin en regardant l’horloge accrochée dans le salon, pour couper court à la conversation.
– On ne part pas ensemble ?
– Non, désolé, j’ai un rendez-vous dans une demi-heure.
Il se réjouissait habituellement de la vingtaine de minutes de trajet à pied pour rejoindre l’esplanade Sud de la Défense, où se trouvait le cabinet d’audit et de conseils informatiques. Lorsque leurs horaires coïncidaient, il accompagnait Sarah qui travaillait dans une autre partie du quartier, en tant qu’assistante RH chez un mutualiste. Ils aimaient avoir cette chance de partager ce temps volé au rythme infernal des journées. Ces dernières semaines, plus les matins défilaient, moins il supportait le vacarme de la ville, son air constamment pollué, et son flux de personnes qui se percutaient comme si l’autre n’avait pas d’existence. Tout l’agaçait. Il tournait, impuissant, dans un cercle vicieux. Son énervement s’accentuait. Il ne savait pas comment s’en débarrasser.
Martin repassa dans sa tête les derniers mots de sa femme. Oui, il avait peut-être un peu d’appréhension. Il l’avait désiré, ce premier bébé, mais il devait admettre qu’il arrivait plus vite que ce qu’il avait imaginé. De là à être tenaillé par la peur, il ne fallait pas exagérer ! Certes, un enfant imposait de grandes responsabilités, mais il était prêt. Du moins le croyait-il ! Sarah avait peut-être raison : devenir père le renvoyait à l’image de son propre père. Et si Christian avait réussi à le pourrir de l’intérieur ? Martin craignait d’agir comme lui, d’être incapable d’aimer sa progéniture. Il perdait le fil. Son équilibre n’était pas aussi solide qu’il le pensait…
La situation n’avait que trop duré. Il avait déjà laissé s’envoler un nombre incalculable de minutes précieuses de bonheur. Comme si dans sa vie on ne lui en avait pas suffisamment bousillé ! Quand il avait commencé à être indépendant financièrement, il s’était promis que son existence serait belle désormais parce que lui seul en serait le maître. Il devait reprendre le contrôle, enterrer son père pour de bon et rassurer sa femme. Tout irait bien. Il en avait vu d’autres !
Ce soir, après sa journée de travail, il passerait chez son médecin, reviendrait chez lui avec un bon remède, et proposerait à Sarah une séance de cinéma. Il y aurait bien une comédie, même navrante, à se mettre sous les yeux pour éviter que ne resurgisse la conversation du matin. Demain serait un autre jour où cette mauvaise période n’aurait pas plus de consistance qu’un rêve lointain.
***
Martin et Sarah avaient pris la voiture, une Opel Corsa noire. Ils l’utilisaient principalement le week-end pour sortir de leur quartier, parfois pour s’offrir quelques heures de nature en Normandie, souvent pour se rendre dans une autre banlieue à l’occasion d’une soirée chez des amis. Ce dimanche midi, ils étaient invités chez Ariane, la mère de Martin. Cette réunion familiale, du temps de Christian, n’avait lieu que trois ou quatre fois par an. Martin ne supportait plus le silence de plomb entre son père et lui. Ils semblaient avoir épuisé tous les sujets de confrontation et n’avoir plus rien à se dire. Il avait maintenu le lien pour sa mère qui se plaignait de voir trop rarement son fils unique. Désormais, Martin s’efforçait de venir plus régulièrement.
Il n’aimait pas pour autant apercevoir les premières rues de Savigny-sur-Orge que les avions survolaient à longueur de journée. Un vague à l’âme l’envahissait instantanément. Les trottoirs qu’il avait foulés, les espaces qu’il avait traversés, lui rappelaient par leur immuabilité le petit garçon solitaire et triste qui avait grandi ici.
Martin prit la direction du plateau, là où se concentraient des centaines de pavillons. Ses parents s’étaient installés dans ce quartier calme lorsqu’il avait six ans. Il se souvenait d’avoir été content de ce changement. Son père venait d’être muté au commissariat d’Évry. Auparavant, ils habitaient dans un F2 de quarante mètres carrés à Créteil. Alors, une maison, c’était presque un château pour un enfant de son âge. Sa mère aussi avait le sourire : elle avait décroché un emploi de vendeuse dans un tabac-presse.
Quand il trouvait encore, dans son innocence, des excuses à Christian, il se disait qu’il n’aurait plus rien d’un lion en cage. Son père ne se fâcherait plus, car le petit garçon turbulent qu’il était aurait de l’espace pour se défouler. Mais l’espace et la liberté offerts par la maison et le jardin de Savigny-sur-Orge n’avaient pas tout résolu. Christian avait toujours les mêmes traits rudes qui enlaidissaient son visage, et il n’avait pas plus de patience à l’égard de son fils. Si de nombreux camarades de classe s’imaginaient que les policiers étaient des héros, Martin, au contraire, avait fini par croire que le métier de son père était la cause de sa dureté. Une fois, il avait d’ailleurs osé lui demander pourquoi il ne changeait pas de travail. Cinq doigts avaient cinglé sa joue tendre pour toute réponse. Des années de terreur et d’incompréhension les avaient séparés.
Martin gara la voiture devant le garage. Il inspira longuement pour desserrer sa gorge, klaxonna un coup bref pour prévenir sa mère de leur arrivée. Ariane, vêtue d’un jeans et d’une chemise rose pâle, sortit de la maison, salua son fils et Sarah, et referma le portail en fer. Au premier abord, c’était une femme que l’on ne devait pas véritablement remarquer. Petite, mince, les cheveux bruns courts, on aurait presque dit un oisillon tombé du nid. Mais, en la regardant de plus près, on voyait sa peau de pêche dont il avait hérité, encore lisse malgré ses quarante-neuf ans, ses yeux gris-vert pétillant de gentillesse et ses traits délicats qui donnaient à son visage des airs de princesse d’Orient.
En empruntant l’escalier de l’entrée, Martin s’aperçut qu’Ariane avait soigné le jardinet de devant. Elle avait tondu la pelouse et nettoyé les massifs de fleurs. Pivoines, rosiers et géraniums resplendissaient. Quelques touches de gaieté apaisantes.
La préparation du repas n’était pas tout à fait terminée, alors ils commencèrent l’apéritif dans la cuisine autour d’une bière pour sa mère et lui, d’un jus de tomate pour Sarah. Le sourire d’Ariane faisait plaisir à voir. Elle s’était mise à sortir ces derniers mois, d’abord avec une collègue, puis avec d’autres personnes qu’elle avait rencontrées de fil en aiguille, et la perspective d’être grand-mère l’emplissait d’une énergie nouvelle. Elle qui s’était effacée aux côtés de Christian et qui n’avait eu d’autre but que de choyer son fils prenait peu à peu son propre chemin.
Ariane aimait dresser une jolie table dans la petite salle de séjour au décor sobre. Les murs blancs imposaient le contraste avec les deux canapés en cuir noir. Un ensemble en chêne clair, comprenant une table, des chaises aux dossiers accordés au mobilier du salon et un buffet bas, occupait le reste de l’espace. Un grand miroir accroché au-dessus du bahut donnait de la profondeur à la pièce. Une large baie vitrée ouvrait sur une terrasse et un jardin, bien entretenu, en contrebas.
Ariane avait recouvert la table d’une nappe en tissu noir, crépu, qu’elle avait confectionnée elle-même. Elle avait sorti sa vaisselle en porcelaine et ses verres en cristal. Le mélange de moderne et d’ancien produisait un raffinement certain. Martin ne put s’empêcher de se moquer gentiment de sa mère qui les recevait, Sarah et lui, comme des invités de marque. Ariane se défendit en lui rétorquant qu’elle n’avait pas de meilleurs convives pour lesquels faire vivre le contenu de ses placards.
Une photo de Christian trônait sur le buffet. Elle exerçait une pression continue dans la gorge de Martin et ravivait les terreurs nocturnes. Il peinait à contenir la tension. Les cheveux poivre et sel coupés court sur les côtés, laissés plus longs sur le dessus du crâne, la barbe naissante, un sourire enjôleur, son père semblait le narguer, le braver. En chemise bleu ciel et pantalon gris anthracite, assis dans l’un des canapés du salon, peut-être avant de se rendre à une soirée, il se la jouait beau gosse avec sa posture athlétique, qui mettait en évidence son torse musclé. C’était tout juste si Martin ne sentait pas encore son after-shave boisé !
Longtemps, il n’avait pas compris le charme que Christian exerçait sur sa mère, jusqu’à l’arrivée de Sarah dans sa vie. Un jour qu’il lui faisait part de cette incompréhension, elle lui avait rétorqué qu’elle, cela ne l’étonnait pas. Son père était carrément canon ! Le genre de type ténébreux et mystérieux qu’on a instantanément dans la peau, pour lequel on se damnerait ! Ariane, en frêle serveuse, avait dû être subjuguée, le cœur retourné qu’il ait jeté son dévolu sur elle. Martin avait éprouvé un sentiment de profonde répugnance à cette idée qu’il ait toujours tenu sa mère par ce physique, que lui redoutait tant !
– Je ne vais pas te laisser saccager ma vie de nouveau ! s’entendit-il prononcer quasiment à voix haute. T’es plus là, tu ne peux plus rien !
– Ça ne va pas ? demanda Ariane.
– C’est lui, là, aussi ! lança Martin, avec un geste en direction de la photo.
Aussitôt, Ariane se crispa. Elle avait toujours détesté se retrouver entre les deux feux.
– Tu ne veux pas savoir, j’imagine ?
Martin ne supportait plus les silences de sa mère pour mieux défendre Christian.
– Figure-toi qu’il parvient encore à me faire chier dans mes rêves, ce con !
Il ne se reconnaissait pas : après toutes ces nuits perturbées, il explosait. Il n’avait plus l’énergie pour être poli et jouer les condescendants avec Ariane.
– Calme-toi…, Martin, s’interposa Sarah.
Assise à ses côtés, elle tenta de lui prendre la main.
– Me calmer ? Ben non, j’ai pas envie ! Je voudrais juste qu’il me foute la paix, une bonne fois pour toutes !
– Je suis sûre que si tu arrêtais de voir le mauvais côté…, se risqua Ariane.
Martin ne la laissa pas finir, il se leva de table. Il dut se contenir pour s’empêcher de tirer sur la nappe et de tout envoyer valser.
Il connaissait la chanson, comme une ritournelle. Il était injuste envers son père, lui qui n’avait pas eu une enfance facile, qui avait perdu ses parents dans un accident de voiture lorsqu’il avait cinq ans. Christian avait ensuite été élevé par une vieille tante. À dix-huit ans, il avait fait son sac et avait atterri à Créteil, à l’école de police. Il avait rencontré sa mère dans un bar, à quelques pas du commissariat ; elle y était serveuse. Il n’avait pas d’amis, il parlait peu. C’était cela qui l’avait touchée. Ils s’étaient accrochés l’un à l’autre, deux jeunes adultes paumés pour qui leur histoire d’amour était un nouveau départ dans la vie. Ariane n’avait jamais été soutenue par ses parents. Ce beau brun taciturne, pas attiré par les virées entre copains et les plans drague sans lendemain, avait fait office de prince charmant.
– Comment veux-tu que je voie autre chose ! Il ne m’a rien montré de beau. Il ne partageait rien avec moi ! Je ne sais même pas d’où il venait ! C’est normal, tout ça ?
– Il avait certainement ses raisons…
– Comme le reste ? Toi, tu savais quoi de lui, au fond ?
– Tout ce qu’il y a d’important à savoir. On s’aimait.
– Tant mieux si ça t’a suffi ! Mais pas moi.
– Je le lui ai promis…
Martin cessa de vitupérer. Il décocha un regard interloqué à sa mère. Ariane comprit qu’elle venait de prononcer une parole de trop. Ses yeux se bordèrent de larmes. Elle joignit ses mains sur la table, l’air de ceux pris en faute qui ignorent comment ils vont garder leur secret. Martin attendait : elle n’avait pas intérêt à se défiler.
– Quelques semaines après ta naissance, un paquet provenant de la Marne est arrivé. C’est le nom du village qui m’a interpellée, Choule, Chouly, un truc dans ce genre. Sur le coup, je ne voulais pas l’ouvrir, mais ton père ne revenait pas avant le soir, et la curiosité a été la plus forte. Une lettre avait été glissée entre les cadeaux emballés. J’ai tout de suite vu la signature : Maman. Bouleversée, j’ai lu rapidement. La mère félicitait son fils pour sa paternité et lui faisait part de son espoir de te rencontrer. Quand Christian est rentré et que je lui ai montré le courrier du jour, une rage folle s’est emparée de lui. Il m’a suppliée qu’on s’en tienne toujours à sa première version parce que la vérité ramènerait trop de souffrances. Il m’a dit qu’il ne voulait pas foutre en l’air ce qu’il avait construit.
– C’est tout ? Tu t’es contentée de ça ?
Comme elle n’ajoutait rien, Martin reprit :
– Tu avais peur ?
– C’est vrai, j’ai eu peur de le contrarier davantage. Alors, je me suis dit que s’il tenait à ce point à ne plus parler de sa famille, à ignorer même son existence, il fallait aller dans son sens. Il y a parfois des drames et des trahisons insoupçonnés qui conduisent certains à rompre les liens.
– Comme toujours, tu es allée dans son sens ! commenta Martin, résigné.
Pour la première fois, il eut pitié de la faiblesse de sa mère. Alors qu’il lui en avait toujours voulu de laisser Christian prendre le dessus sur eux sans réagir, il comprenait enfin que cette femme, désespérément amoureuse de son mari, n’avait jamais eu les clefs pour percer ses mystères et éteindre sa violence. Elle l’avait accepté tel qu’il était et elle avait fait son possible pour composer avec. Avait-elle seulement été heureuse ainsi ? Qu’avait-elle reçu de lui en échange ?
– Mais il y a un truc que je ne comprends pas. Pourquoi avoir envoyé un faire-part à sa mère s’il ne voulait pas renouer avec sa famille ?
– C’est de ma faute ! Quand on a préparé les faire-part, il avait écrit un petit mot pour sa prétendue tante, qu’il a glissé dans une enveloppe. Il avait posé la lettre à côté du reste, me précisant qu’il se chargerait personnellement de l’envoyer. Deux jours plus tard environ, alors que j’avais tout expédié, je l’ai retrouvée dans un coin. J’ai pensé qu’il l’avait oubliée. Normal, on avait d’autres occupations avec toi ! En voulant la remettre en évidence, je me suis aperçue qu’elle ne contenait pas de faire-part. J’ai cru à une autre omission involontaire. Alors, pour ne pas l’embêter avec ça, je l’ai rouverte, j’y ai mis un exemplaire du carton qui annonçait ta naissance, et j’ai pris l’initiative de la poster.
– Vous n’en avez plus reparlé ? Vous n’avez plus eu de nouvelles ?
– Pas à ma connaissance. Sauf il y a quelques années. Pour l’héritage. Comme je savais qu’il n’était pas question de vieille tante, il m’a raconté qu’il avait perdu sa mère. Encore une fois, je n’ai rien pu en tirer. Je te promets que c’est tout ce que je sais !
L’héritage ! Celui avec lequel son père avait dû payer sa belle bagnole pour finir alcoolisé dans un fossé ! Et cet argent qui dormait sur son propre compte, cet argent dont il n’avait pas dépensé un centime comme s’il revêtait un caractère maudit !
Martin s’apaisa, se rassit, laissa Ariane préparer le café pendant qu’il s’évaporait dans ses pensées.
Sur le chemin du retour, le jeune homme réfléchissait encore aux derniers événements. Dans quel état était-il depuis un mois ! Obligé de prendre des somnifères pour dormir ! Incapable de toucher sa femme ! De se confier véritablement ! Irascible ! Prêt à tout casser. Ajoutées à cela, les révélations de sa mère lui avaient fait l’effet d’une bombe.
On lui avait délibérément caché sa famille, de laquelle il avait indirectement hérité ! Il avait été privé d’une grand-mère, qui avait, semblait-il, attendu le retour de son fils ! Elle avait appris son existence, mais elle n’avait pas eu le droit de se manifester ! Son père était bien pire que ce qu’il croyait !
Martin ne savait plus comment contrôler ce qui grondait en lui. Devait-il s’efforcer d’oublier les faits ? D’entériner le constat que Christian était un enfoiré accompli ?
Comme par transmission de pensée, Sarah vint lui apporter la solution qu’il n’osait pas formuler. Les yeux assombris, l’air grave et contrarié, elle décréta :
– On doit aller rencontrer ta famille dans la Marne. Moi aussi, je veux des réponses. J’ai rêvé d’un enfant avec toi. Ce n’est pas pour te voir te transformer à quelques mois de sa naissance.
– Tu as peur que je devienne comme lui ? C’est ça ? demanda-t-il, accablé.
Sarah garda le silence plusieurs secondes avant de lui répondre plus calmement :
– Honnêtement, je n’en sais rien ! Je suis surtout convaincue que tu dois faire le nécessaire pour être en paix avec le père que tu vas devenir. Certains n’atteignent jamais la sérénité parce que la colère, la haine éclatent tôt ou tard. Je n’ai pas envie que ça retombe un jour sur nos enfants !
Elle avait raison. Il voulait trouver la paix. On était fin mai. Ils n’auraient pas de mal à prendre des congés. Il devait se débarrasser de ses entraves. Sans cela, il ne serait jamais tranquille.
***
En empruntant l’autoroute A4, Martin et Sarah avaient bien vite quitté le béton de Paris et de sa banlieue pour longer des bosquets d’arbres, des champs, et de vastes prairies où des troupeaux de vaches blanches broutaient goulûment. Les parcelles de vignes apparurent ensuite et prirent le dessus sur les plaines agricoles verdoyantes. Les jeunes pousses de feuilles invitaient à partager la douceur du printemps qui s’étendait dans toute la vallée.
Le couple traversa Épernay et sa fameuse avenue de Champagne. Martin en avait déjà vaguement entendu parler par des amis. Il devait reconnaître que cette rue affichait une véritable élégance. Sur un kilomètre, derrière des portails majestueux en fer noir parfois agrémentés de quelques dorures, on percevait de part et d’autre les cours pavées ou joliment bétonnées devant de grands bâtiments juxtaposés, aux pierres variées et restaurées. On lisait à chaque entrée le nom des maisons de champagne et de leurs hôtels particuliers. La plus grande partie de l’avenue s’achevait, avant les caves Mercier, par un rond-point aux œuvres d’art florales.
Quinze jours s’étaient écoulés depuis sa décision de se rendre dans la Marne, et Martin avait bien failli faire marche arrière une bonne dizaine de fois, car le doute s’était immiscé. Une impression de « trop tard » martelait son esprit. Enfant, il aurait certainement aimé venir. Mais son père lui avait vite ôté tout espoir d’entrer dans une nouvelle famille. Pourquoi avoir inventé cette histoire d’orphelin ? Y aurait-il un réel intérêt à connaître la vérité maintenant ? Martin avait bâti sa vie en partie sur ce vide ! Cette famille ne lui manquait pas. C’était un frère ou une sœur qu’il avait secrètement souhaité le soir en s’endormant. Un frère ou une sœur avec qui il aurait partagé ses jeux, comblé sa solitude, et peut-être grâce à qui il aurait été moins triste. Mais la résignation avait gagné depuis bien longtemps !
Une forme de curiosité inavouée et son amour pour Sarah l’avaient empêché de renoncer à ce séjour. Il voulait prouver à sa femme que son père n’interférerait pas dans leur existence, qu’il ferait le nécessaire pour s’en libérer.
La première étape avait été d’accepter d’ouvrir les albums de photos, qu’il ne regardait jamais. Sarah l’avait convaincu d’en trouver une pour attester son identité lorsqu’il se présenterait à des Roussel qui n’avaient probablement jamais entendu parler de lui.
Un soir, après une vingtaine de minutes à balayer du regard les dernières années, il tomba sur la photo idéale ! Celle qui le montrait de face aux côtés de Christian. Rarissime à l’âge adulte ! Encore plus de les voir sourire ensemble, l’air de rien. Sarah avait réussi l’exploit de prendre cet instantané si trompeur ! Un instant furtif, où devant le barbecue ils avaient de concert relevé la tête et souri à l’objectif. Une complicité hasardeuse.
Trois kilomètres. C’était ce qu’indiquait le GPS. Chouilly. Quel drôle de nom ! Cela faisait penser à un village de fêtes. Martin et sa femme avaient jeté leur dévolu sur Chouilly, car c’était le seul nom qui correspondait au critère géographique retenu : près d’Épernay. En quelques clics sur internet, ils avaient trouvé Champagne Roussel à Chouilly. Sarah avait immédiatement réservé un gîte pour deux semaines.
Après une longue ligne droite bordée de chênes, de champs et de parcelles de vignes, ils atteignirent leur destination. Des guirlandes à fanions multicolores et des affiches annonçaient la fête patronale qui débuterait le lendemain, samedi 2 juin. Vraiment un village de chouilles !
Ils s’arrêtèrent devant le gîte situé près de l’école. La route était séparée en deux par un petit parking. Un homme trapu, au ventre proéminent, d’une cinquantaine d’années, les accueillit à leur descente de voiture, et se présenta. Le propriétaire les fit entrer dans la haute maison mitoyenne. Un vaste séjour-cuisine, une terrasse extérieure, une petite salle de bains et une chambre composaient le gîte.
– J’ai tout refait à neuf, il y a deux ans, annonça fièrement Alain Brocart. Je tiens à ce que les gens qui viennent ici passent un bon moment. D’ailleurs, je vous ai mis sur l’îlot central un petit pot de confiture à la fraise fait maison et quelques biscuits roses de Reims à déguster avec le champagne que je vous ai placé au frais.
– Merci beaucoup. Vous nous gâtez !
– C’est surtout ma femme qui s’occupe de la tenue des gîtes ! Lui donner quelques bouteilles et accueillir de temps en temps les nouveaux arrivants n’est pas le plus difficile !
Sarah profita de la bonhomie de l’hôte pour savoir où trouver les Roussel. L’homme les fixa tour à tour un court instant comme s’il s’apprêtait à jouer les curieux. Il se ravisa et leur indiqua l’itinéraire avant de prendre congé.
Après avoir installé leurs affaires, Sarah s’allongea sur le canapé pour se reposer. Elle qui n’avait jamais été une adepte de la sieste en découvrait les vertus depuis qu’elle attendait un bébé. Trop tendu, Martin préféra se servir un café. Il s’assit sur la terrasse entourée par de hauts murs. L’air chaud le plongea dans une douce langueur. L’espace, plaisant, invitait à la détente avec son parasol, ses deux transats, sa guirlande, son barbecue, et son carré de pelouse. Toutefois, Martin n’avait pas le cœur à envisager ce qu’il pourrait organiser sur cette terrasse. Il réfléchissait à la stratégie à adopter pour se présenter en douceur à sa famille paternelle. Il craignait une réaction hostile.
Les indications d’Alain Brocart s’avérèrent efficaces. Le jeune couple parvint facilement au domaine des Roussel, dans le bas du village, à proximité de la rivière des Tarnauds, abritée par un petit bois. La route départementale tailladait cet espace naturel. Il existait probablement un temps où les deux parties étaient réunies. Martin se demanda si son père avait eu le privilège de courir sans risques, de construire des cabanes dans cette campagne promise à l’amusement. Il se surprit à inventer Christian jeune, heureux de vadrouiller librement, peut-être avec d’autres gamins facétieux.
Les grilles du domaine étaient ouvertes ; Sarah et Martin pénétrèrent dans l’enceinte de la cour. Au centre, une immense maison trônait. Sur le côté gauche s’étendait un long bâtiment en tôles couleur taupe sur lequel était inscrit, en gros, Champagne Roussel. Une sorte de longère lui faisait face. Ils suivirent la pancarte qui désignait la porte réservée aux clients. Une sonnerie suffit : une grande brune aux formes généreuses, plutôt jeune, vint leur ouvrir.
Martin rencontra son regard d’un marron profond. Il y vit le trouble qu’il suscitait en retour. La femme le sondait, attendait, comme incapable de croire à l’impensable.
– Je cherche la famille de Christian Roussel.
– Si on parle bien du même Christian Roussel. Je suis sa sœur, Corinne.
Un laps de temps qui parut une éternité s’écoula. Martin restait sans voix. Lui qui craignait de surprendre une parente inconnue était terrassé. Sa propre tante ! Tandis qu’il la fixait sans parvenir à retrouver le discours qu’il avait secrètement préparé, la femme lui demanda :
– Vous êtes ?
– Martin, le fils de Christian.
– Martin ! Mais… Comment… ?
– Allez… Montre-lui ! intervint Sarah en donnant de légers coups de coude à son mari pour qu’il réagisse.
– Ah ! Oui !
Les joues rougies, le jeune homme fouilla frénétiquement dans sa sacoche et en sortit sa carte d’identité et la photo.
– Vous êtes vraiment le fils de mon frère ! Après tout ce temps…
Corinne scrutait le cliché, sourde à une éventuelle explication. Elle revint à elle au bout de quelques secondes et les invita à entrer dans la maison. Ils furent installés dans le salon, dans des fauteuils contemporains au tissu microfibre gris perle. Deux tableaux colorés, Art moderne, et des statuettes féminines sur une étagère en métal habillaient les murs.
– C’est fou ce que vous ressemblez à Jules ! C’est ce qui m’est tout de suite venu à l’esprit, sans pour autant imaginer qui vous pouviez être, reprit Corinne.
– Jules ?
– Votre grand-père. Vous avez le même regard brillant couleur noisette, la même bouche fine. La forme de son visage, la teinte de ses cheveux aussi… C’est saisissant.
Martin se sentait gêné. Corinne semblait encore plus perdue, émue, que lui.
– On peut se tutoyer, peut-être ? proposa-t-elle. Vu les circonstances ! Enfin… je crois.
Martin observait la femme, qui n’était autre que sa tante. S’il n’identifiait rien dans son air doux et ses rondeurs, sa beauté à la méditerranéenne, la couleur de ses yeux et ses cheveux bruns épais lui rappelaient ceux de son père.
– Euh… Oui. Bien sûr !
Le silence planait. Corinne attendait. Martin souffla, jeta un petit coup d’œil à Sarah pour se donner du courage. Par où commencer ? Que lui dire exactement ? Tout s’était évaporé. Néanmoins, il prit sur lui. Il évoqua d’abord le trou noir qu’avait été sa famille paternelle, puis il lui annonça le décès de son frère. Corinne l’écouta religieusement, ses yeux sombres tantôt s’écarquillant de stupeur, tantôt se noyant de larmes. À la fin du récit de Martin, elle se passa les mains sur les joues, puis les joignit avant de les serrer sur ses genoux. De longues secondes s’écoulèrent sans qu’il parvienne à saisir toutes les émotions qui la bouleversaient.
– Il est mort ! Ce n’est pas possible… Depuis trois ans !
Obnubilé par sa propre personne, il n’avait pas mesuré l’impact de ce qu’il avait à dire. Il ne savait pas comment réagir. Quelle idée d’être venu ! Qu’avait-il eu besoin de tout déballer ? Il se défendait intérieurement : Corinne avait le droit de connaître la vérité sur son frère. Au bout d’un long moment, nécessaire pour reprendre ses esprits, elle laissa éclater sa colère :
– Finalement, tout ce que tu me racontes n’est pas si étonnant ! À quoi s’attendre d’autre de quelqu’un qui est parti du jour au lendemain et qui n’a plus donné signe de vie pendant des années !
Martin apprit ainsi que Christian avait dit la vérité sur deux points : il était bien originaire de ce village et il l’avait quitté dès ses dix-huit ans. Il avait juste omis de préciser qu’il avait un frère de deux ans plus jeune, et une sœur de six ans sa cadette ! Il avait tout de même perdu son père, mais, quand l’accident s’était produit, il avait seize ans et il n’avait donc rien à voir avec un pauvre orphelin de cinq ans !
Corinne déversa un flot de paroles contenu depuis des années.
– Après la mort de notre père, la vie n’a plus été la même. Notre quotidien était baigné de tristesse, et nous avons dû redoubler de travail pour tenir les rênes de l’exploitation. Encore tous les trois scolarisés, nous y passions presque tous nos week-ends, et à l’approche de l’été nous y allions parfois le soir, après l’école, parce qu’à l’époque nous ne pouvions pas nous permettre de payer un autre ouvrier pour le liage ou le palissage. Ta grand-mère, Maryse, tenait à ce que Christian arrête ses études après le bac et reprenne tout en main, au moins le temps que Jacques et moi soyons adultes, mais lui ne voulait pas. Il nous a prévenus qu’il partirait, qu’il comptait faire autre chose de son existence. En un certain sens, nous le comprenions, car c’était bien à cause des vignes que nous n’avions plus de père, mais jamais nous n’avons pensé qu’il oserait tout lâcher, y compris sa famille. Maman ne s’en est pas remise. Après la mort de Papa, ça faisait beaucoup. La dépression ne lui a plus laissé de répit. Et lui, pendant toutes ces années, ça a été le cadet de ses soucis ! Il s’est reconstruit sa petite vie, en espérant peut-être que ce qu’il avait vécu n’existait plus ! Et tout ça pour quoi ? Pour nous priver de son fils comme si nous étions de véritables parias ? Et pour finir aussi glorieusement que notre propre père ? Qu’est-ce qu’il a cru ?
Elle marqua une pause, presque haletante. Sarah en profita pour demander si Maryse était toujours de ce monde. La voix teintée d’amertume, Corinne leur annonça qu’elle résidait désormais en maison de retraite, le cerveau peu à peu dans des profondeurs de plus en plus lointaines. Encore un élément de taille sur lequel Christian avait menti sans aucun état d’âme ! Comment s’arrangeait-on ainsi avec la vie des gens ?
– Et Jules ? ajouta Martin. Que lui est-il arrivé exactement ?
– Mon père était un minutieux. Il passait son temps dans ses vignes jusqu’à ce que tout soit impeccable. Il les chérissait presque comme une œuvre d’art ; c’est en tout cas ce qu’aimait lui répéter ma mère. Bref, deux jours avant les vendanges, le 27 septembre 1983, il est parti un matin de très bonne heure pour rogner une dernière fois, afin de faciliter la visibilité des raisins pour les vendangeurs. Il n’est jamais rentré : il a été retrouvé coincé sous son enjambeur. Il a fait une mauvaise manœuvre dans un endroit serré et pentu. L’engin s’est pris dans les piquets. La chute a été fatale.
Le rappel de ses souvenirs douloureux ébranla de nouveau Corinne. Ses yeux s’humidifièrent. Elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Sarah et Martin se regardèrent, inquiets. Ils osaient à peine respirer.
Martin était abasourdi. Il se rendit compte à quel point il méconnaissait ses origines. Qui était-il au juste ? Christian l’avait privé de fondations. Martin voyait dans ses mensonges et son silence la preuve de son inhumanité. La fureur contre son père, toujours aussi vive, lui brûlait à présent les entrailles.
Corinne revint dans le salon quelques secondes plus tard, les paupières boursouflées. Sur un plateau, elle avait disposé une bouteille de champagne, un blanc de blancs, fierté de la région, deux coupes, et un jus de pomme pour Sarah qui refusait de boire de l’alcool. Avant de se rasseoir, elle alla prendre une petite boîte entreposée dans un secrétaire près de l’entrée du salon. Elle la tendit à son neveu.
– C’est ce que ma mère a gardé de Christian pendant toutes ces années.