Les plus grands destins qui ont changé le monde - Jean C. Baudet - E-Book

Les plus grands destins qui ont changé le monde E-Book

Jean C. Baudet

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Beschreibung

Voici les biographies – passionnantes et souvent étonnantes – des hommes qui ont eu une influence durable sur nos sociétés.

Tout le monde connaît des centaines d’hommes et de femmes célèbres. Mais la célébrité correspond-elle à l’importance ? Un tel connaît le roi Dagobert et saint Éloi. Mais furent-ils aussi « importants », pour l’humanité, qu’Albert Einstein ? Un autre s’intéresse à la vie et à l'œuvre du marquis de Sade, ou aux amours de Frédéric Chopin et de Georges Sand. Mais Sade, Chopin et bien d’autres noms illustres eurent-ils autant d’impact, sur la vie des hommes, qu’Henry Ford ou que William Boeing, ou que Jules César ? L’histoire, c’est d’abord l’histoire des hommes dont la pensée ou l’action ont vraiment changé le monde, de ceux qui ont influencé profondément la condition humaine. Voici donc l’histoire des hommes qui, vraiment, eurent la plus grande et la plus décisive et la plus durable influence sur le sort de l’humanité dans son ensemble. Des hommes dont il faut connaître la vie et l’oeuvre pour comprendre l’histoire. Voici donc l’histoire de l’humanité, résumée en quelques récits, ceux des plus grands destins. Des récits captivants, depuis l’évocation de Thalès de Milet, l’inventeur de la philosophie et de l’esprit scientifique, c’est-à-dire l’inventeur même de la civilisation, jusqu’à la passionnante et passionnée biographie de Bill Gates, à qui l’on doit que des millions d’ordinateurs dans le monde modifient de fond en comble la condition humaine. Des découvertes étonnantes de personnalités pas toujours parmi les plus connues, mais toujours parmi les plus décisives pour l’aventure humaine.

Des vies à découvrir, sans lesquelles l’humanité ne serait pas ce qu’elle est…

EXTRAIT 

L’objectif principal de cet ouvrage est de situer, dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire dans l’Histoire, la trentaine de personnes qui ont joué un rôle majeur dans le développement de l’Humanité. C’est la raison pour laquelle je les présente dans l’ordre chronologique (d’après l’année de leur naissance), car il me semble que, surtout chez les jeunes, du fait d’un enseignement de l’histoire souvent basé, dans les écoles primaires et secondaires, sur des principes pédagogiques vicieux, la chronologie des grands faits du passé est mal connue, sinon totalement ignorée. Qui sait encore, aujourd’hui, en France, parmi les moins de 25 ans, la date de la bataille de Waterloo (qui a changé le monde…) ou du traité de Verdun (à l’origine, ce n’est tout de même pas négligeable, des deux États que sont l’Allemagne et la France) ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une double formation en chimie et en philosophie, Jean C. Baudet enseigne l'histoire des sciences et la philosophie au Congo ex-belge (de 1966 à 1968) puis au Burundi (de 1968 à 1973). Tout en poursuivant son enseignement, il étudie la biologie à l'Université de Bujumbura. De 1973 à 1978, il est chercheur en biologie, à la Faculté agronomique de Gembloux et à l'Université Paris-VI. En 1978, il revient à la philosophie et fonde à Bruxelles la revue  Technologia, consacrée à l'histoire des sciences, des techniques et de l'industrie. Depuis 1996, Jean-Claude Baudet est membre de la rédaction de la  Revue Générale (Bruxelles).

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Les 100 + grands destins qui ont changé le monde

Jean C. Baudet

PRÉFACE

« Quoiqu’il en puisse coûter à notre amour-propre, il faut reconnaître que Dieu a fait deux espèces d’hommes bien différentes : il y a les grands, et il y a les petits. »

(Emile Durkheim, 1883)

La question est en somme très simple, et la réponse est en fait très difficile et compliquée. Quels sont les hommes, les « grands hommes », qui ont vraiment modifié de façon profonde le sort de l’Humanité, qui ont, par leurs découvertes ou leurs actions, modifié de manière aiguë la vie des gens, qui ont « changé le monde » ?

Il y a immédiatement l’évocation qui nous vient à l’esprit de deux ou trois inventeurs, et qui sont d’ailleurs de parfaits anonymes : l’inventeur du feu, l’inventeur de l’écriture, l’inventeur de la pierre taillée, l’inventeur de la roue… Il est incontestable que l’invention de la taille de la pierre, qui est l’invention de la technique, fut « importante ». Elle fut même décisive : c’est avec cette invention que le primate pré-hominien devient, sinon tout à fait un homme (Homo sapiens), du moins un être qui se distingue des singes, et qui inaugure la lignée d’espèces qui aboutira à l’homme moderne. Personne non plus n’ignorera l’importance du feu ou celle de l’écriture pour la « qualité de la vie ». Pouvons-nous imaginer une existence sans nourriture cuisinée, sans boissons chaudes, sans chauffage des habitations ? Et que serait l’homme sans écriture, donc sans livres, donc sans histoire plus précise que ce que permet de retenir la mémoire ?

Je ne vais évidemment pas proposer une biographie de ces premiers inventeurs, puisque nous ne savons rien, absolument rien, sur ces « génies », à qui l’Humanité doit d’être sortie de la condition animale, d’avoir vaincu le froid, et d’avoir le moyen d’élaborer une culture qui, grâce à l’accumulation des savoirs rendue possible par l’écriture, va mener à la Civilisation. Je vais étudier ceux qui, plus proches de nous, sont connus.

Mais lesquels ? Parmi les milliers, que dis-je, les millions de découvertes et d’inventions des hommes, quelles sont celles qui ont vraiment changé le monde1, et qui sont les découvreurs et les inventeurs les plus considérables, ceux qui méritent d’être dans une liste des 10, ou des 20, ou des 100 hommes qui ont changé le monde ?

L’inventeur du coca-cola, une des boissons les plus répandues dans le monde ? L’inventeur de la caisse à ordures ménagères, cet Eugène Poubelle qui fut un politicien utile à la collectivité qu’il devait administrer ?

L’inventeur de la marmite à pression (Denis Papin) ?

L’inventeur du sandwich (John Montagu) ?

L’inventeur du préservatif (Gabriel Fallope) ?

L’inventeur du filtre à café (Melitta Bentz) ?

L’inventeur du rasoir électrique (Jacob Schick) ?

L’inventeur du grille-pain électrique (Charles Strite) ?

L’inventeur du string, dont j’ignore le nom ?

Non !

Il me semble qu’il y a mieux, même si je ne sous-estime pas les effets bénéfiques des sandwiches ou du filtre à café. Il me semble qu’il y a plus important, beaucoup plus important.

Après avoir parcouru, de la préhistoire à nos jours, l’histoire de la science et des techniques, des religions et des idéologies, des arts et des lettres, je suis arrivé à dresser une liste de 30 noms qui me semblent être ceux des « plus grands génies de tous les temps ». Génies du bien pour la plupart, génies du mal – hélas – pour quelques-uns.

Ma liste sera vivement critiquée. Pourquoi celui-ci y est-il, pourquoi celui-là n’y est-il pas ? J’ai essayé de repérer ceux dont l’œuvre a vraiment influencé le sort des hommes. Il n’y a, c’est vrai, dans ma liste, aucun romancier, aucun poète, aucun peintre, aucun compositeur, aucun chorégraphe. Mais vraiment, aussi immenses que soient les génies de Balzac, de Baudelaire, de Velasquez, de Beethoven, en quoi ont-ils changé le monde ? Je tiens la Neuvième Symphonie pour une des plus belles réalisations de l’esprit humain, et j’admire sans réserves Les Fleurs du mal. Mais le monde ne serait guère différent si Beethoven avait succombé à une maladie infantile, ou si Baudelaire était devenu banquier ou matelot plutôt qu’écrivain. Mais le monde serait différent, vraiment très différent, s’il n’y avait eu Enrico Fermi (et donc l’énergie nucléaire), Galilée (et donc toute la physique moderne), ou Louis Lumière (et donc le cinématographe).

Nous pourrions nous passer de grille-pain ou de rasoir électrique (en tout cas, je m’en passe fort bien), mais notre vie serait tout autre sans le christianisme (Paul de Tarse), sans Windows tournant sur nos micro-ordinateurs (Bill Gates), et même sans algèbre (Diophante), même si la majorité des gens ne se rendent pas compte que les avancées de la science et de la technique, depuis quelques siècles, sont essentiellement basées sur l’utilisation de l’algèbre, cet outil intellectuel devenu indispensable aux ingénieurs, aux astronomes, aux physiciens, aux chimistes, et aux… banquiers.

Voici donc les vies et les réalisations des 30 plus grands génies de l’Humanité, grands non par leur naissance ou par leur position sociale, ni même grands par leurs œuvres, mais grands par l’effet de celles-ci sur l’Histoire.

Voici les hommes si peu nombreux qui ont modifié à jamais les conditions de vie de milliards de leurs semblables.

Voici de quoi réfléchir sur « le sens de l’histoire », et sur l’idée de progrès.

Je me suis limité à 30 personnalités, parce qu’il faut bien se limiter. Et d’autres listes étaient possibles. Ecrire l’histoire, comme vivre, c’est choisir !

1. J’ai tenté de dresser la liste de ces 100 innovations majeures dans Curieuses histoires des inventions – Les 100 découvertes qui ont changé le monde, Jourdan, Bruxelles, 2011. Voir aussi mon « Histoire des techniques » en deux volumes, chez Vuibert (Paris) : De l’outil à la machine (2003) et De la machine au système (2004).

INTRODUCTION

L’objectif principal de cet ouvrage est de situer, dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire dans l’Histoire, la trentaine de personnes qui ont joué un rôle majeur dans le développement de l’Humanité. C’est la raison pour laquelle je les présente dans l’ordre chronologique (d’après l’année de leur naissance), car il me semble que, surtout chez les jeunes, du fait d’un enseignement de l’histoire souvent basé, dans les écoles primaires et secondaires, sur des principes pédagogiques vicieux, la chronologie des grands faits du passé est mal connue, sinon totalement ignorée. Qui sait encore, aujourd’hui, en France, parmi les moins de 25 ans, la date de la bataille de Waterloo (qui a changé le monde…) ou du traité de Verdun (à l’origine, ce n’est tout de même pas négligeable, des deux Etats que sont l’Allemagne et la France) ?

Mais mon but n’est pas uniquement de rappeler que Newton est venu après Galilée, ou que Napoléon est venu avant Hitler. J’ai voulu surtout identifier et présenter quelles sont les personnalités qui ont vraiment agi sur la destinée des hommes. Ce n’est pas un puéril « devoir de mémoire ». C’est, au-delà de l’anecdote, une nécessaire réflexion sur ce qui fait l’histoire, sur ceux qui font l’histoire, et sur le « sens » de celle-ci.

Ce sera aussi l’occasion de réfléchir sur quelques « fondamentaux » qui déterminent la condition humaine. Les inventeurs de la philosophie, de l’algèbre, de l’énergie nucléaire ou du christianisme méritent certes d’être connus, mais il me paraît plus nécessaire encore de comprendre ce que la philosophie, l’algèbre, l’énergie nucléaire, le christianisme, et 26 autres découvertes ou inventions majeures ont apporté à l’être humain. Si bien que les 30 notices biographiques qui suivent sont aussi 30 réflexions sur quelques aspects les plus déterminants du progrès humain.

Nous avons retenu spécialement des savants et des ingénieurs, car il nous semble que c’est le progrès scientifique et technique qui conduit tous les autres. Aussi importants soient les événements politiques – batailles, traités, mariages princiers, alliances entre peuples, invasions… –, les grandes découvertes nous semblent généralement avoir des conséquences plus profondes et durables. Certes, Louis XIV fut le monarque le plus important du XVIIe siècle et il a, si l’on veut, « changé le monde ». Mais son nom s’efface à côté de celui de son contemporain Isaac Newton, qui donne une toute nouvelle vision du monde à l’intelligentsia et qui, surtout, a confectionné des outils mathématiques qui vont bouleverser la science et qui permettront les développements techniques les plus variés. Car les lois de Newton sont à la base non seulement de cette partie de la Physique que l’on appelle la Mécanique, mais aussi à la base de tous les dispositifs techniques qui mettent en œuvre des mouvements. Aujourd’hui encore, c’est à l’aide des équations de Newton que les ingénieurs de l’industrie aérospatiale calculent les trajectoires des engins aériens et spatiaux. Sans Louis XIV, la France serait certainement un peu différente. Sans Newton, pas d’aviation, pas de fusées, pas d’aventure spatiale !

Si les hommes politiques sont presque tous absents de mon listing, les artistes eux sont tout à fait oubliés. Cela paraîtra injuste aux fans de Michael Jackson ou d’Elvis Presley, aux groupies de Lady Gaga et aux admirateurs de Marilyn Monroe, aux amateurs de Mozart ou de Stockhausen, aux passionnés de Rembrandt ou de Magritte, aux amis de Villon, de Baudelaire, de Verlaine… Et cela me peine moi-même, car j’aurais aimé évoquer Louis Armstrong, Miles Davis et André Jolivet, et j’aurais pris plaisir aussi à situer dans le temps des géants comme Molière, Nerval ou Hugo van der Goes. Ou Graham Greene. Ou Homère. Ou encore tant d’autres. C’est dommage d’ailleurs que les poètes, les musiciens, les peintres, les cinéastes ne soient pas parvenus à « changer le monde », car le monde qu’ils nous auraient laissé serait peut-être meilleur que celui laissé par Jules César, par Napoléon et par Hitler, qui figurent, eux, dans ma liste.

Mais ces absences sont en somme instructives. Elles nous montrent que l’admiration des foules va souvent au superficiel et à l’éphémère, et qu’il y ait plus d’admirateurs de Rimbaud que de Newton, ou de Gérard Depardieu que de Galilée, nous invite à penser. La renommée n’est pas une preuve d’importance, et l’adulation des foules n’est certainement pas un critère de valeur que retiendra le philosophe.

Au demeurant, ce qui précède ne doit pas faire croire qu’il y a le moindre mépris dans mes propos. J’admire sans réserves l’immense talent de gens comme Jean Gabin, Lady Gaga, ou Molière. Mais tous ces personnages adulés, portés aux nues, illustres plus que des physiciens ou des chimistes innovants, appartiennent au monde du spectacle, du divertissement, de la frivolité, de la poésie, de l’art, c’est-à-dire du sentiment et de l’émotion. Thalès, Aristote, et tous les autres que je vais présenter, appartiennent au monde du réel, soit de la compréhension du réel (les philosophes et les savants), soit de la transformation du réel (les ingénieurs, les industriels et les grands hommes d’Etat).

c. 625 – c. 547

THALÈS de MILET

La philosophie

La philosophie a été inventée par Thalès de Milet ou, du moins, Thalès fut-il le premier philosophe dont on trouve mention dans les écrits des Anciens. Thalès est ainsi le premier inventeur dont je dois rendre compte, car les inventeurs précédents, de la taille de la pierre, du langage, du feu, de l’écriture, du bronze, du fer, de la pirogue, de l’alphabet, du verre, de la roue, de l’agriculture, de l’élevage, de la céramique, du tissage et de tant d’autres novations décisives, sont restés inconnus.

A vrai dire, ma biographie sera très courte, car nous savons très peu de choses sur Thalès de Milet. Il vivait au début du VIe siècle avant notre ère, à cette époque où le plus ancien empire était celui des pharaons d’Egypte, avec Amasis (qui a régné de 571 à 526), et où l’empire le plus puissant était, en Mésopotamie, celui de Nabuchodonosor, roi de Babylone, dont le règne va de 605 à 562.

A cette époque, tous les peuples connus ont une religion nationale. Les Egyptiens vénèrent Osiris, Isis et Horus, et d’autres dieux encore. Les Babyloniens sont également polythéistes, comme les Phéniciens, les Perses, les Etrusques et les Grecs, dont la divinité suprême est Zeus, maître de l’Olympe, mais qui rendent un culte à de nombreux dieux et déesses. Ces Grecs, situés au nord-ouest de l’axe qui relie les deux pays les plus puissants – l’Egypte et la Babylonie –, ne forment pas un Etat unique, mais sont répartis en un grand nombre de cités, dont les plus importantes sont Milet, Ephèse, Halicarnasse, Samos, Colophon, Clazomènes, Chios, toutes situées en Ionie. Athènes, appelée à un prestigieux avenir, n’est encore, en ce temps-là, qu’une bourgade politiquement peu importante, dirigée par l’archonte Solon.

Notre première histoire, celle de Thalès, se passe donc à cette époque où s’affrontent dans des combats fameux la puissance des pharaons et celle de Nabuchodonosor, et se passe à Milet. C’est un port, très prospère, de la mer Egée, en Ionie.

Thalès y est né, du moins c’est ce que nous disent les auteurs les plus anciens qui le citent, et il est probablement mort dans sa ville natale. Et c’est à peu près tout ce que nous savons de l’homme Thalès. On ignore la date de sa naissance – peut-être vers 625. On ignore la date de sa mort – 547 ou 548 selon certains auteurs. On ignore quel fut son milieu social d’origine – mais l’on peut supposer qu’il était d’un milieu aisé, car il faut avoir des loisirs pour penser, et Thalès a beaucoup pensé.

Certes, on connaît plusieurs anecdotes sur la vie de Thalès, mais toutes sont signalées par des auteurs tardifs, aucune n’est avérée selon les critères de la recherche historique, et ce que l’on trouve dans les livres sur le premier philosophe appartient sans doute plus à la légende qu’à la réalité. C’est ainsi que l’on raconte qu’un soir, marchant en observant les étoiles, il est tombé dans un puits. On le disait aussi capable de prévoir la date des éclipses. Tout cela est bien sûr vraisemblable, mais il ne s’agit pas de « faits historiques ».

Les auteurs anciens, muets sur la biographie de Thalès, sont plus diserts à propos de son œuvre, encore sont-ils très imprécis. On lui attribue quelques découvertes, mais il n’est pas impossible que certaines de celles-ci aient été faites par d’autres, et qu’une tradition se soit instaurée pour en attribuer la paternité à Thalès. Il est assez courant, dans l’histoire, que l’on attribue plus aux héros que ce qu’ils ont réellement fait. Et Thalès est un héros, le premier des « héros de la pensée » chez les Grecs.

Certains disent que c’est Thalès de Milet qui a découvert qu’un morceau d’ambre (ηλεκτρον) frotté devient capable d’attirer des fétus de paille ou de petits morceaux de papyrus. C’est l’attraction « électrique », phénomène curieux qui va être étudié par les physiciens des temps modernes, ce qui conduira à la découverte de l’électricité.

On prétend aussi que Thalès fut le découvreur d’un autre phénomène d’attraction. La pierre de Magnésie a la propriété étrange d’attirer de petits morceaux de fer, alors qu’elle est sans action sur les autres métaux comme l’or, l’argent, le cuivre, etc. Dans les temps modernes, l’étude de cette attraction va conduire à la découverte du magnétisme.

Si l’anecdote est véridique, Thalès avait en effet trouvé une relation géométrique intéressante, à savoir que le rapport entre la hauteur d’un objet dressé quelconque et la longueur de son ombre est une « constante ». Si, à un moment donné (car cela dépend évidemment de la position du Soleil), un bâton de 5 coudées produit une ombre de 3 coudées, un bâton de 10 coudées, au même moment, aura une ombre de 6 coudées. C’est intéressant, mais ce n’est pas encore un véritable théorème. Car, en mathématiques, on appelle ainsi une proposition démontrée. Or il n’est pas du tout certain que Thalès ait vraiment démontré la constance du rapport entre la hauteur et l’ombre. Et le « théorème de Thalès », tel qu’il est étudié aujourd’hui dans les écoles, correspond à une généralisation dont il est impossible de dire si elle avait déjà été faite au VIe siècle. Cette généralisation conduit à la théorie des triangles semblables, c’est-à-dire dont les angles sont égaux chacun à chacun.

On ne sait pas non plus si Thalès a enseigné, s’il avait des élèves, ni s’il a écrit. Il a peut-être, mais ce n’est pas sûr et en tout cas s’il existe l’ouvrage est perdu, il a peut-être rédigé un traité Περι φυσεως, ce qui signifie « Sur la nature ». Si la rédaction par Thalès d’un tel traité est incertaine, par contre nous savons que d’autres Milésiens, notamment Anaximandre et Anaximène, ont rédigé des ouvrages portant ce titre et ayant le même objet. De là à faire de ces auteurs des élèves ou des disciples de Thalès il n’y a qu’un pas, généralement franchi dans les manuels élémentaires d’histoire de la philosophie, qui parlent presque tous d’une « école » des « physiciens » de Milet. En grec, φυσις signifie « nature », d’où les termes français physique et physicien. Mais s’agissait-il d’une école au sens strict, avec Thalès pour maître, ou d’un groupe d’amis qui aimaient se retrouver pour la conversation, ou simplement d’une succession de penseurs qui avaient le même objectif, connaître la « nature » des choses ? Autant l’avouer : nous ne le savons pas.

Qu’il ait écrit ou non un livre « sur la nature », Thalès a certainement réfléchi sur le monde qui l’entoure. Et c’est comme ça qu’est née la philosophie.

Thalès était à la fois émerveillé et étonné par la diversité des choses : la chair des olives, les feuilles des arbres, les plumes des oiseaux, l’eau de la mer, cette ambre dont il avait probablement étudié les propriétés, le fer, le bronze, le cuivre, les astres dans le ciel, le sable sur la plage. Quelle étonnante multiplicité ! Pourquoi toutes les choses sont-elles si différentes ? Et, au fond, de quoi sont faites toutes ces choses ?

Il est impossible de savoir si Thalès est vraiment le premier homme à s’être posé toutes ces questions. Le fait est que beaucoup d’hommes, dans l’Antiquité et encore aujourd’hui, ne se les posent pas. La plupart des hommes vivent leur vie sans s’étonner de ce qui les entoure. N’est-ce pas naturel qu’il y ait des oiseaux dans le ciel et des cailloux au fond de la rivière ? Peut-être d’autres Grecs, à Milet, avaient-ils déjà éprouvé ce sentiment d’étrangeté en réfléchissant à la diversité des choses. Peut-être un Egyptien, mille ou deux mille ans avant Thalès, avait-il déjà tenté d’expliquer la complexité du monde. Nous n’en savons rien, et c’est le nom de Thalès qui a été retenu par l’histoire. Parce que Thalès a eu l’audace, l’audace folle, de répondre, et de répondre tout seul.

Il est très difficile d’essayer de se mettre à la place de Thalès, il y a deux mille six cents ans. Les grands poètes Homère et Hésiode avaient longuement expliqué aux Grecs l’origine du monde, l’action des dieux, la grande diversité de ceux-ci – dieux du vent, dieux du feu, dieux de l’orage, dieux de la pluie, dieux des plantes, dieux des animaux… Les prêtres, dans les temples dédiés à ces différents dieux, expliquaient au peuple l’histoire des dieux, comment ils avaient créé, à partir du chaos primordial, toutes les choses que l’on voit sur terre et dans le ciel. Et qui aurait eu l’idée, à Milet, au temps d’Amasis d’Egypte et de Nabuchodonosor de Babylone, de mettre en doute la parole – sacrée – des prêtres et des grands poètes ?

Thalès eut cette idée de douter de la tradition religieuse, et c’est comme cela qu’il inventa la philosophie. Car c’est cela, « philosopher » : essayer de répondre à des questions par soi-même, en ne faisant appel qu’à ses propres observations et qu’à sa propre intelligence, sans écouter la tradition des poètes et des prêtres. Philosopher, c’est avoir de la méfiance dans ce que disent les autres, et de la confiance dans ce que l’on peut trouver soi-même. Philosopher, c’est rejeter les traditions, toutes les traditions, et se mettre à construire les réponses à ses questions. Ou, ce qui est une autre manière de dire la même chose, il s’agit de prendre les traditions pour ce qu’elles sont, des propositions (parfois contradictoires d’une tradition à l’autre : les Grecs n’ont pas les mêmes dieux que les Babyloniens !), propositions qu’il s’agit de vérifier avant de les accepter. Le philosophe ne dit pas, a priori, que les religions sont fausses. Il dit qu’il n’est pas sûr qu’elles soient vraies.

C’est là véritablement le grand accomplissement de Thalès. Avoir pensé que la raison humaine (que les Grecs vont appeler le λογος, ou le νοος) est capable de répondre aux questions qu’elle se pose. Ce n’est pas tellement la réponse de Thalès qui compte – nous allons l’examiner ci-après. Ce qui compte, ce qui constitue la novation inouïe du Milésien, aux conséquences immenses pour l’histoire de la pensée humaine, c’est l’idée de rejeter les discours des autres (prêtres, poètes, législateurs…) afin de penser avec ses seules ressources personnelles. C’est avoir confiance dans son intelligence (et donc dans l’intelligence de chaque homme, pour peu qu’il veuille se mettre à réfléchir et à se méfier des réponses toutes faites).

Ce n’est probablement pas Thalès lui-même qui a forgé le terme φιλοσοφια (« philosophie »), formé à partir de σοφια (« sagesse ») et du préfixe φιλο qui marque l’intérêt, en l’occurrence l’intérêt pour la sagesse. La philosophie, c’est la réflexion qui a rejeté les traditions, et qui tente de répondre, pour constituer une sagesse, un savoir sûr, une connaissance solide et non illusoire, à toutes les questions. Car, après Thalès, ses successeurs vont en effet tenter de répondre à toutes les questions, et pas seulement à celle de la composition et de la diversité du monde. La philosophie est ainsi une attitude (rejeter les traditions) et une recherche (la compréhension de tout). Une méfiance (la tradition peut se tromper ou mentir) et une confiance (la raison humaine peut trouver la vérité). Elle n’est pas une discipline spécialisée, comme l’astronomie qui ne s’occupe que du mouvement des astres, ou comme la médecine qui ne s’intéresse qu’aux maladies, ou comme la politique qui ne se soucie que des lois de la cité. La philosophie est l’étude de Tout, l’étude critique la plus exigeante qui soit de la Totalité.

A quoi est arrivé Thalès dans sa réflexion sur la nature des choses ?

Il a d’abord observé que des multiplicités peuvent provenir d’une unicité. Un père peut avoir plusieurs enfants. D’une racine unique une plante se développe en produisant de nombreuses fleurs et de nombreuses feuilles. Avec quelques mots, je peux construire d’innombrables phrases différentes. Il s’est alors convaincu que la multiplicité des choses provient d’une chose « fondamentale », « originelle », unique, formant la nature profonde de tout ce qui existe. Cette chose première et fondatrice est ce que Thalès appelle αρχη, que l’on peut traduire en français par « principe » ou « élément ». Et, poursuivant sa réflexion, Thalès arrive à la conclusion que l’αρχη est l’eau (υδωρ, qui donnera en français le préfixe hydro). Le fait est que l’eau est très abondante, constituant de la mer mais aussi présente sous terre (les sources) et dans le ciel (la pluie). D’autre part, des corps aussi solides que les métaux les plus durs peuvent être liquéfiés par la chaleur, c’est-à-dire transformés en « eau ». Enfin, remarque qui a sans doute été décisive dans la réflexion de Thalès (que je tente de reconstituer, car je rappelle que ses écrits, s’il y en eut, ne nous sont pas parvenus), l’eau est nécessaire à la vie des plantes, des animaux et des hommes.

Les successeurs de Thalès accepteront son idée d’un principe unique. Anaximène de Milet, cependant, prétendra que le principe est l’air et non l’eau. Héraclite d’Ephèse, lui, pensera que la source de toutes choses est plutôt le feu. Et un quatrième « physicien », Xénophane de Colophon, admettra la terre comme principe ultime du monde. Enfin, Empédocle d’Agrigente (mort vers 430), faisant la synthèse des avis des physiciens d’Ionie, proposera d’admettre qu’il existe non pas un principe unique, mais quatre : l’eau, l’air, le feu et la terre. Cette théorie des quatre éléments sera acceptée par la majorité des philosophes grecs, et sera enseignée pendant tout le Moyen Age, et encore après jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Thalès de Milet, dont on sait si peu de choses, a fondé un mode de pensée qui ne s’est présenté nulle part ailleurs, basé sur le rejet absolu des traditions. Ni les Egyptiens, ni les Babyloniens, ni les Phéniciens, ni les Hébreux, ni les Hittites, ni les Perses, ni – plus loin du centre civilisateur que fut le Croissant fertile – les Indiens du brahmanisme et du bouddhisme, ni les Chinois du confucianisme, ni les Japonais du shintoïsme, ni les Arabes du mahométisme, n’auront cette audace stupéfiante de penser par eux-mêmes. C’est l’invention de Thalès qui marque la distinction profonde entre la pensée « occidentale », qui trouve son origine en Grèce, et toutes les autres traditions de pensée connues. Aucune de celles-ci, aucune, n’a vu naître cette idée inouïe et héroïque : oser penser par soi-même, en rejetant les traditions les plus solennelles, les plus sacrées, dictées par les dieux, enseignées par les doctes, propagées par les prêtres, protégées par les chefs. C’est de la pensée de Thalès que sortira – mais il faudra attendre des siècles – la science. Et si l’on parle parfois de « philosophie » chinoise, de « philosophie » indienne, et même de « philosophie » bantoue, c’est par abus de langage, car les Chinois, les Indiens, les Bantous, comme d’ailleurs tous les autres peuples, ont vénéré leurs traditions. Ont été incapables d’y renoncer.

La philosophie est la tradition qui exclut les traditions !

En osant penser par lui-même, Thalès le Milésien a instauré une immense et grandiose réflexion, sans cesse reprise par les penseurs les plus exigeants, sur les rapports entre la Nature – la φυσις – et la Raison – le νοος –, entre la Matière et l’Esprit, entre le Monde et l’Homme. Vingt-cinq siècles plus tard, les philosophes n’ont pas encore répondu à toutes les questions qu’implique la mystérieuse relation entre les choses qui existent et l’homme qui s’en étonne et qui pense.

384 – 322

ARISTOTE

La logique

Aristote fut le plus important, le plus abondant, le plus considérable, le plus pénétrant des philosophes de l’Antiquité. Si Thalès fut l’inventeur de la pensée philosophique, c’est Aristote, parmi les Grecs, qui fit atteindre à cette pensée ses plus hauts sommets, qui ne seront à nouveau atteints que par les Modernes. Nous ne savons rien de la vie de Thalès. Nous sommes bien mieux renseignés sur l’existence d’Aristote.

L’histoire commence dans la colonie grecque de Stagire, en l’an 384 avant notre ère, alors que la Macédoine est placée sous l’autorité du roi Amyntas II. Il faut se rendre compte qu’à cette époque la Grèce est devenue le centre du monde civilisé, ayant vaincu le puissant et prestigieux empire perse, pendant les « guerres médiques ». Athènes est devenue le centre du monde hellénique, bien que sa puissance politique ait beaucoup baissé depuis la terrible guerre du Péloponnèse. La Grèce est prestigieuse par la force de ses armées, mais aussi par la splendeur de ses productions culturelles. Le monde admire le Parthénon des architectes Ictinos et Phidias. Plus encore, sans doute, il est subjugué par les philosophes, ces personnages qui connaissent des choses qu’ils ont apprises par la seule force de leur intelligence, et dont on ne trouve l’équivalent ni chez les Egyptiens, ni chez les Babyloniens, ni chez les Perses. On admire l’historien Hérodote d’Halicarnasse, les dramaturges Sophocle et Euripide, le mathématicien Pythagore de Samos, l’astronome Eudoxe de Cnide, et sans doute plus encore Platon d’Athènes, qui en 387 a fondé à Athènes l’Académie, une école de philosophie qui, bien que n’existant encore que depuis trois ans, a déjà acquis un prestige qui rayonne bien au-delà des cités helléniques.

Et donc, en cette année 384, Phaéstis, une Grecque de l’île d’Eubée, a un fils que l’on nomme Aristote. Le mari de Phaéstis est Nicomaque, le médecin personnel du roi Amyntas. C’est dire que le petit Aristote naît dans un milieu favorisé.

Aristote grandit. Il est curieux de tout, comme d’ailleurs beaucoup d’enfants de son âge. Il écoute son père, qui lui expose parfois certains principes de son métier. Et, en 367, à l’âge de dix-sept ans, il décide de quitter la cour du roi de Macédoine pour acquérir des connaissances et devenir philosophe. Car c’est son choix professionnel : il ne succèdera pas à son père, même s’il est intéressé par la médecine. Car il ne saurait se contenter d’une spécialisation : il veut tout connaître. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans…

Et la question est : où aller quand on veut tout apprendre, sous le règne du roi Amyntas, deuxième du nom ? Ou plutôt, la question ne se pose même pas, tant la réponse est évidente : il faut aller à Athènes, où se trouvent de nombreuses écoles de philosophie.

Aristote quitte donc sa famille, richement pourvu de moyens financiers pour vivre la vie d’étudiant dans la ville la plus intelligente du monde. Il choisit d’abord de suivre les cours d’Isocrate, mais il est peu satisfait, et il succombe au prestige de l’Académie. Il faut savoir que les écoles de philosophie, comme les boutiques des parfumeurs et les officines des marchands d’épices, tentaient d’attirer le plus de clients possible, car les philosophes doivent boire et manger, et se vêtir, de même que les parfumeurs et les épiciers. L’enseignement est un commerce. Les écoles essayaient donc d’acquérir un prestige suffisant pour attirer les étudiants les plus riches. Deux mille et trois cents ans plus tard, cela n’a pas tellement changé, sauf que les hautes écoles sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses qu’à l’époque d’Aristote, et que les plus prestigieuses – et les plus chères – sont aux Etats-Unis d’Amérique du Nord, et pas vraiment en Grèce.

Aristote s’inscrit à l’Académie en 367. Il se révèle un excellent élève, et après quelques années Platon, le scolarque (chef d’école), le prend comme assistant. Aristote commence à enseigner parallèlement à son maître, et il commence à rédiger des dialogues, comme le faisait Platon. Hélas, tous les dialogues d’Aristote sont perdus, alors que l’on dispose encore de la collection complète de ceux de Platon. Les années passent. Tout en enseignant, Aristote réfléchit, et il commence à construire sa propre doctrine, qui s’éloigne de plus en plus du système platonicien. Il écrit des traités, qui eux nous sont parvenus, sur les Catégories, les Topiques, les Analytiques, etc.

Cette vie d’étudiant puis d’assistant va s’arrêter en 346, à la mort de Platon. Celui-ci avait souvent répété qu’Aristote était son élève préféré, mais c’est néanmoins à Speusippe (un neveu de Platon) qu’est transmise la direction de l’Académie. Aristote est profondément dépité, car il se voyait déjà scolarque de la plus prestigieuse des écoles de philosophie. Il quitte l’Académie avec deux condisciples, Théophraste et Xénocrate.

Mais où aller ? Il se fait que le tyran d’Atarnée, en Troade ou Mysie, qui s’appelle Hermias, est un ami d’Aristote. Le philosophe décide d’aller le rejoindre. Aidé par Hermias, il s’installe dans la ville d’Assos, où il ouvre une école. C’est à cette époque de sa vie qu’Aristote commence à s’intéresser à la faune, et il écrira de nombreux traités sur les animaux.

En 344, Hermias meurt et Aristote se retrouve sans protecteur. Il quitte Assos et s’installe à Mytilène, dans l’île de Lesbos, où il fonde une deuxième école. Elle sera plus éphémère encore que la première, car le roi de Macédoine, qui est maintenant Philippe II, lui fait savoir qu’il aimerait qu’il devienne le précepteur du prince héritier Alexandre. A la cour du roi, on se souvenait du fils du médecin Nicomaque. Aristote accepte et, au lieu d’enseigner à un petit groupe d’étudiants, il enseigne à une seule personne, qui est un futur roi. Les relations seront excellentes entre le pédagogue et l’élève.

En 335, ayant achevé la formation intellectuelle d’Alexandre, dont on ne sait pas encore que l’histoire l’appellera « le Grand », Aristote retourne à Athènes, où l’Académie est maintenant dirigée par son ancien compagnon Xénocrate. Bien entendu, Aristote pourrait briguer un poste d’enseignement chez Xénocrate, mais il préfère avoir son propre établissement. Il fonde donc, avec d’ailleurs l’aide financière substantielle d’Alexandre, sa troisième école, à Athènes, qui est le Lycée. Le Stagirite s’installe dans un ancien gymnase, situé près du temple d’Apollon lycien, d’où son nom.

Aristote a cinquante ans. Il est en pleine possession de ses moyens intellectuels, qui sont exceptionnels. Sa réputation est excellente, non seulement comme ancien précepteur du roi de Macédoine, mais aussi en tant que philosophe préféré de Platon. Car Platon fut un des plus prestigieux philosophes de l’époque et ses avis étaient très respectés. Et puis, Aristote le Stagirite bénéficie aussi de l’amitié et de l’appui financier d’un monarque puissant. Tout va donc très bien pour Aristote, qui est peut-être en train d’atteindre le bonheur, ce « souverain bien » qui est le véritable objet de la recherche philosophique.

Aristote enseigne.

Aristote pense.

Aristote écrit. Il écrit beaucoup, et cette dernière partie de sa vie est surtout consacrée à l’éthique et à la politique. Il écrit La Constitution d’Athènes, il écrit Ethique à Nicomaque (dédiée à son fils, qui a le même nom que son père), il écrit Ethique à Eudème, et il écrit encore. La production du Stagirite est énorme, mais on en a perdu une grande partie, dont, comme je l’ai dit, les dialogues qu’il a publiés dans sa jeunesse, et dont la réputation était très grande, tant pour leur intérêt philosophique que pour leur valeur littéraire.

Et pendant qu’Aristote pense, peut-être le plus grand penseur de tous les temps, Alexandre bataille, peut-être le plus grand guerrier de toute l’histoire. Aristote unifie dans sa pensée prodigieuse tous les savoirs de son époque : physique, astronomie, zoologie, rhétorique, économie, éthique, politique, et surtout ces disciplines qui n’ont pas encore de nom qui sont exposées dans de nombreux traités, dont j’ai cités quelques-uns : Catégories, Analytiques, etc. Alexandre unifie sous son autorité implacable les empires des Grecs, des Babyloniens, des Egyptiens, des Perses, et mène ses armées d’hoplites jusqu’à la vallée de l’Indus, répandant partout la civilisation, celle de Thalès, de Pythagore, d’Hérodote et d’Aristote.

Mais le géant de l’Action, Alexandre, meurt en 323.

Aristote, qui n’a plus de protecteur, est menacé par le parti anti-macédonien d’Athènes, et pour ne pas subir le sort de Socrate, il s’enfuit et se réfugie à Chalcis, la ville de sa mère, dans l’île d’Eubée.

Le géant de la Connaissance y meurt en 322.

La vie d’Aristote est finie. L’histoire de l’aristotélisme commence.

Théophraste a pris la direction du Lycée dès le départ d’Aristote, et s’efforce de perpétuer l’enseignement du fondateur. Sans atteindre la profondeur de pensée de son maître ni l’ampleur grandiose de ses préoccupations – Aristote a vraiment touché, magistralement, à presque tous les domaines du savoir – Théophraste va faire progresser la connaissance, notamment en publiant des ouvrages sur les plantes (on peut le considérer comme le fondateur de la botanique) et sur les métaux.

En 288 avant notre ère, les manuscrits d’Aristote et de Théophraste, jusque-là soigneusement conservés dans la riche bibliothèque du Lycée, sont légués à un certain Neleus de Scepsis. Celui-ci range les précieux rouleaux de parchemin et de papyrus dans une pièce soigneusement close, et s’occupe d’autre chose.

L’enseignement se poursuit au Lycée, et en 78 avant notre ère le dixième scolarque prend ses fonctions : Andronicos de Rhodes. Il récupère une partie des manuscrits d’Aristote et édite les traités qui définissent les « lois de la pensée » (Catégories, Topiques, etc.). Il édite également d’autres traités, et rassemble sous le nom de « métaphysique » quelques ouvrages qu’il place après ceux consacrés à la physique (φυσικα). C’est que μετα signifie « après ».

L’occupation d’Athènes par les Romains (prise en 86) n’est pas tellement favorable aux jeux de l’esprit, et si le Lycée continue de fonctionner, ce n’est plus dans la splendeur du temps d’Aristote ou de Théophraste. Les traités diffusés par Andronicos ne font connaître qu’une partie de l’œuvre du Stagirite, et quand les Romains – spécialement Cicéron – recueilleront l’héritage intellectuel de la Grèce, ils connaîtront la totalité des œuvres de Platon, mais seulement une partie de celles d’Aristote. Pendant toute la durée de l’Empire romain, les philosophes – y compris d’ailleurs les intellectuels chrétiens – connaîtront beaucoup mieux la pensée du fondateur de l’Académie que celle du fondateur du Lycée.

Vers 260 de l’ère chrétienne, Diogène Laërce utilisera, dans son ouvrage Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, le terme « organon » pour désigner la discipline enseignée dans les premiers traités d’Aristote, consacrés aux lois de la pensée. C’est ce que nous appelons aujourd’hui la « logique » (du grec λογος, qui signifie « parole », « pensée », « raison »…).

On peut donc dire qu’Aristote a inventé – sans leur donner de nom – la logique et la métaphysique (qu’il appelait la « philosophie première »). Il n’est évidemment pas question de résumer, encore moins d’exposer ici ces deux disciplines, qui constituent encore aujourd’hui le point de départ de toute recherche philosophique. Mais il faut quand même que nous insistions sur l’importance de ces inventions.

Aristote a découvert que la pensée qui arrive à des résultats valables n’y va pas n’importe comment. Il y a des lois qui s’imposent au penseur. Penser s’apprend, comme il faut apprendre à marcher ou à écrire. Par exemple, si je pense d’abord que Socrate est un homme, je ne pourrai pas, dans une pensée ultérieure, prétendre que Socrate est un arbre ou une amphore. Je suis obligé de toujours considérer Socrate comme un homme. Et si, par ailleurs, j’admets que tous les hommes sont mortels, je n’ai pas la liberté de dire que Socrate est immortel. Car si Socrate est un homme, et si les hommes sont mortels, en tant qu’homme Socrate est forcément mortel !

Cela peut paraître très simple, voire simpliste, mais c’est le point de départ de toute philosophie. Il ne suffit pas de rejeter les traditions – ça, c’est le début obligé de la pensée philosophique – il faut encore raisonner, utiliser son intelligence, et on ne peut le faire efficacement qu’en respectant les lois de la logique.

L’invention de cette logique – qui, dans ses grandes lignes, est encore valable aujourd’hui – conduit Aristote à une question difficile, et dont l’examen va entraîner sa rupture avec la doctrine de son maître Platon.

S’il existe des lois de la pensée, qu’est-ce que la pensée ? Et puisque la pensée est toujours la pensée de quelque chose (je pense à Socrate, ou à l’amitié, ou à la guerre, ou à un plat de lentilles…), que sont les choses auxquelles je pense ? Aristote formulait cette question en demandant « qu’est-ce que l’être ? », c’est-à-dire l’ensemble de ce qui existe. La physique étudie le monde dans sa diversité, la métaphysique (que l’on appelle aujourd’hui aussi « ontologie ») étudie le monde dans sa nature profonde : « l’être en tant qu’être », selon la formule d’Aristote.

Pour Thalès et les physiciens de Milet, qui furent les premiers philosophes de l’histoire, l’être est formé d’un ou de quatre « éléments ». Platon avait repris cette doctrine, mais en limitant les éléments au monde sensible. Car il prétendait que, outre ce monde sensible – le monde auquel nous accédons par nos sens, formé de réalités visibles, tangibles, audibles… –, il existe un monde intelligible ou monde des idées. Une assez mystérieuse relation existe – selon Platon – entre les deux mondes, le monde sensible étant comme un reflet, une ombre qui dépend du monde des idées. Il est assez clair que la théorie de Platon est en réalité une résurgence des idées religieuses des peuples archaïques, qui admettent généralement qu’au-delà du monde connu des vivants se trouve un monde des esprits, invisible aux hommes, où se rassemblent les dieux, les démons, et les âmes des morts.

Dans le monde des idées de Platon, une idée est supérieure à toutes les autres, le Bien.

Aristote, après de mûres réflexions, alors qu’il était encore un disciple et un collaborateur de Platon à l’Académie, finit par reconnaître que cette construction de son maître, pour grandiose qu’elle soit, n’en est pas moins illusoire. Il n’y a pas, pour Aristote, cette coupure « ontologique » entre un monde sensible et un monde des idées. Il rejette ce dualisme et revient à un monisme (tout le Réel est homogène). Mais l’Être est d’une grande complexité, et Aristote en propose une analyse (une métaphysique) très élaborée.

La question – qui est encore débattue par les philosophes du XXIe siècle – peut-être la plus importante est de savoir si et comment la logique et la métaphysique d’Aristote sont conciliables. Y a-t-il une concordance parfaite entre les lois de la raison et les lois de l’Être, ce qui assurerait la possibilité de la connaissance de l’Être par la raison humaine ? Prenons le principe d’identité (que nous avons évoqué sans le nommer) qui est le principe premier de la logique, et que l’on peut exposer en disant que « tout concept est et reste égal à lui-même ». Par exemple, « Socrate est Socrate », et « cette table-ci est cette table-ci ». Au XIXe siècle, donc bien longtemps après Aristote, on écrira cela en utilisant des symboles semblables à ceux des mathématiques, et on notera : « A = A ». Cela signifie que, dans un raisonnement, A doit partout désigner le même concept. Mais il s’agit d’un principe logique, une particularité de la raison humaine. Ce principe logique est-il aussi ontologique ? Peut-on dire également qu’une chose (un objet faisant partie de l’Être plutôt qu’un objet de la pensée) garde son identité toujours et partout ? Le grand philosophe allemand Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) répondait positivement, affirmant que « tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». Mais tous les penseurs ne sont pas hégéliens.

Dans ses nombreux traités, Aristote a élaboré des analyses et a proposé des distinctions qui sont encore bien utiles aujourd’hui. Par exemple, il a distingué quatre causes de toute chose : la cause matérielle (la substance dont est faite la chose), la cause formelle (les déterminations non substantielles de la chose), la cause finale (le but de la chose, sa « raison d’être »), la cause efficiente (ce qui a produit la chose). Autre exemple, il a donné une excellente théorie de la définition, en distinguant le genre et l’espèce. Toute chose peut être définie par son genre prochain et par sa différence spécifique. Ainsi, l’homme est-il un animal (genre) raisonnable (ce qui différencie l’homme des autres animaux). Troisième exemple, il a montré que tout concept est représenté par un terme, que tout jugement est représenté par une proposition, et que tout raisonnement est une suite de jugements. Un jugement relie deux concepts, et donc une proposition comporte deux termes, le sujet et le prédicat, reliés par une copule. Ainsi toute proposition est de la forme « S est P ». En français, on peut toujours, en effet, ramener un jugement à cette structure. Si j’écris « je joue » ou « le soleil brille », je peux aussi bien écrire « je suis jouant » ou « le soleil est brillant ».

Une proposition, pour Aristote, peut être singulière (Socrate est un homme), particulière (certains hommes sont noirs), universelle (tous les hommes sont mortels). Elle peut aussi être affirmative : ce fruit est mûr, ou négative : ce fruit n’est pas mûr.

Je ne peux vraiment pas, même en résumé, exposer toutes les idées d’Aristote, mais je voudrais encore m’arrêter brièvement à celle-ci, qui a été beaucoup discutée pendant des siècles et des siècles.

Pour Aristote, l’Être est donc homogène, constitué d’une réalité ontologiquement continue, contrairement à la conception platonicienne qui distingue le monde des sens et le monde des idées. Mais cette homogénéité n’exclut pas une diversité d’ailleurs remarquable : des centaines d’étoiles dans le ciel, certaines brillantes, d’autres à peine visibles, et surtout l’extrême diversité des plantes et des bêtes, qu’Aristote a d’ailleurs étudiée dans de nombreux traités. Aristote avait, du reste, adopté la théorie des quatre éléments, admettant que tout corps sur terre était composé de quatre principes : l’eau, l’air, la terre et le feu.

Si donc Aristote avait adopté une théorie déjà existante pour expliquer la diversité des choses, il avait dû développer une théorie nouvelle pour expliquer une réalité embarrassante : le mouvement. Il y a des corps inertes, mais il existe aussi des corps capables de mobilité, comme les animaux. Ceux-ci, admet le Stagirite, sont pourvus d’un « moteur », d’un principe de mobilité, qu’il appelle une âme (ψυχη, anima en latin). Mais les corps sans âme (ce caillou, cette flèche) peuvent être mis en mouvement par un moteur extérieur : je peux lancer le caillou, un arc peut « animer » la flèche… Ainsi, se dit Aristote, tout mouvement résulte de l’action d’un moteur sur le mobile. Ainsi, tous les mouvements que l’on rencontre dans le monde (par exemple ceux des corps célestes) résultent de l’action de moteurs. Et un moteur peut faire bouger un moteur, qui à son tour peut faire bouger un autre moteur, et ainsi de suite. Un marin (mis en mouvement par son bateau) peut mettre en mouvement un objet quelconque pendant son voyage. Mais, se dit aussi Aristote, si l’on considère tous les mouvements de l’Univers (il disait plutôt du Cosmos, qui est le terme grec), il ne peut pas y avoir de suites « moteur-mobile » à l’infini, car Aristote n’acceptait pas l’idée de l’infini, qui lui semblait impensable et donc irréelle. Il doit donc exister, parmi tous les moteurs actifs dans le cosmos, un premier moteur (cause efficiente de tous les mouvements), et, puisqu’il est le premier moteur, il ne subit l’action d’aucun autre moteur, et il doit être immobile.

Cette théorie du « premier moteur immobile » n’a pour but que d’expliquer les mouvements observés dans le monde. Mais rapidement des commentateurs d’Aristote y verront une « démonstration » de l’existence d’un dieu animant toutes choses. C’est ainsi que les penseurs musulmans et chrétiens du Moyen Âge adopteront la théorie d’Aristote pour donner une apparence rationnelle à leurs croyances.

Bien des idées d’Aristote peuvent nous sembler désuètes, mais il faut bien admettre qu’il a, avec une profondeur et une cohérence de pensée rarement retrouvée chez ses successeurs, mis en place un vaste système expliquant les réalités de l’esprit humain (sa logique) et celles du monde (sa métaphysique). Les lois logiques (identité, tiers-exclu, contradiction) sont encore les assises apparemment inébranlables des théories des logiciens d’aujourd’hui. Ses théories de la définition, du syllogisme (ou raisonnement déductif), des quatre causes, de l’hylémorphisme (rapport entre la matière et la forme), du premier moteur immobile sont encore des questions qui animent les discussions des philosophes de notre temps. On pourrait même dire que nombreux sont les aristotéliciens qui s’ignorent, car les idées de tiers-exclu (une porte est ouverte ou fermée), de genre et d’espèce, de fond (ou matière) et de forme, de cause et d’effet, de raisonnement par déduction (si… alors…) nous apparaissent comme « évidentes ».

En inventant la logique, Aristote a changé le monde. Il est saisissant de penser que, si la logique d’Aristote avait été fausse (si A n’était pas toujours égal à A, etc.), la science n’aurait pas pu se développer, et que nos ordinateurs ne fonctionneraient pas. Car, bien sûr, Aristote n’a pas fondé l’informatique, mais en mettant en évidence les « lois de la pensée », il a montré que les composants d’une machine pensante (ou, du moins, calculante) doivent respecter les principes d’identité, de tiers-exclu et de contradiction.

Aristote ne nous a pas fait rêver au monde « idéal » de son maître Platon. Il nous a ramené dans la réalité – la dure réalité – de l’Être, où tout a une cause, et où tout a une fin.

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