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Pour quelles raisons intimes s’engage-t-on dans une vocation telle que la médecine ? La quête d’une guérison intérieure n’y est-elle pas inhérente ? Dans ce témoignage le docteur Lanos dépeint dans une aventure pétillante ses années de formation médicale, jusqu’à ses premiers pas de médecin généraliste et acupuncteur. En se confiant sans détour sur sa propre histoire, il dresse un tableau tout à la fois élogieux et critique de la médecine moderne. Mais au-delà des anecdotes et de l’humour, la dynamique de ce récit ne cesse d’être nourrie par une quête de réponses intérieures. C’est en honorant la beauté du vécu de chaque patient que l’auteur explore en miroir ses propres peurs, ses interrogations sur la mort et la souffrance et sur le sens du soin. Par une écriture sensible mélangeant récit et réflexions, on plonge dans les péripéties vibrantes du médecin et découvre avec lui l’importance centrale de « l’être » dans la relation soignante, dont les sagesses universelles témoignent depuis toujours.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Gireg LANOS est médecin acupuncteur, diplômé du doctorat de médecine générale depuis 2018. Particulièrement sensible à l’approche holistique de la maladie, il a exercé durant sept années en qualité de médecin traitant remplaçant, en milieu rural comme urbain. Après avoir travaillé bénévolement avec Médecins du Monde durant dix-huit mois, il s’est formé à la médecine chinoise à la faculté de médecine de Nantes. Depuis, il ne cesse dans sa pratique d’explorer les liens entre approche contemporaine du soin et démarche traditionnelle.
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Seitenzahl: 274
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Docteur GiregLANOS
LES RACINES DUSOIN
Cheminements intérieurs d’un jeune médecin
À mes parents,
« Mais madame, qu’est-ce que vous comptiez faire de votre orteil ?
–Dam’ ! L’donner à manger au chien ! »
L’heure avait sonné. L’évidence de dégainer la plume ne pouvait plus être mise en question, car l’encre seule témoignerait avec justesse de ces expériences de soin, ainsi que des répercussions que celles-ci avaient eues sur ma vie. Ce jour-là, j’avais été remué par de vives angoisses d’être frappé par une maladie auto-immune qui attaque vigoureusement les vaisseaux sanguins, que l’on dénomme vascularite. La nosophobie me puisait mon énergie et je luttais tant bien que mal pour résister à l’envahisseur émotionnel afin que cette garde aux urgences ne devienne pas un calvaire. En accueillant dans un box de soins, quelques heures plus tard, une vieille femme qui avait fait un malaise en montant son escalier, nous avions été fort surpris de découvrir fortuitement que son petit orteil ressemblait à du charbon. La nécrose semblait installée depuis longtemps. Son diabète était manifestement sous-traité, cette femme n’accordant qu’un intérêt pour le moins négligent à ses symptômes. Nous comprenions rapidement que le malaise était secondaire à un état d’hyperglycémie sévère. Quant aux artères de son membre, elles avaient subi l’assaut vorace du sucre durant de nombreuses années puis fini logiquement par s’obstruer.
En tentant avec ma supérieure de raisonner cette patiente sur la gravité de ses plaintes, je ne pouvais me retenir de comparer son état d’esprit au mien quelques heures plus tôt. Étouffé par l’angoisse d’être potentiellement malade, je subissais. Cette personne quant à elle planait, malgré sa maladie artérielle évidente et potentiellement mortelle ! Son déni flagrant et mon anticipation anxieuse s’affrontaient violemment dans l’arène du monde de la peur. Mais au fond de moi un questionnement fondamental faisait son chemin : quelle objectivité peut-on porter sur la maladie en elle-même ? Est-elle nécessairement mal ou négative ? Est-elle l’ennemie du médecin et l’ennemi de l’humain ? Shakespeare disait dans Hamlet : « Il n'existe rien qui ne soit bien ou mal, mais notre pensée rend ces notions réelles ». Pour cette agricultrice le mal était fort relatif et le bien consistait de son propre aveu à vivre tranquillement sa vie, avec ou sans diabète, en haut ou en bas des marches... Où était le problème ?
Cela témoignait-il d’un pur refus du réel ou bien d’une preuve d’acceptation authentique d’un destin soumis au changement ? J’ai rencontré de nombreux patients défiant ces codes de la logique médicale se voulant de traiter toute maladie et de repousser l’heure du trépas au plus tard. Ces questionnements ébranlaient de nombreuses certitudes marquées au fer rouge dans les tréfonds de mon être, certitudes qui gravitaient toutes autour de cette injonction : la maladie c’est mal. J’avais alors tout le temps dédié à ma formation médicale, toute ma carrière... et toute ma vie pour mettre de la lumière sur cette part d’ombre qui résidait en moi et ne me laissait guère souvent enpaix.
Ces mémoires ont deux objectifs qui pointent simultanément vers un troisième. Le premier est de conter les aventures du jeune médecin que je suis encore, depuis ma tendre enfance jusqu’à l’exercice de la profession de médecin généraliste. Ce périple permet une immersion dans cet univers parallèle que je dépeins avec le plus de sincérité et d’intégrité possible. Je précise qu’en raison du respect du secret médical les anecdotes qui viennent colorer le récit sont inspirées de faits réels, mais les patients eux sont bien totalement fictifs. Il fallait néanmoins conserver la qualité et l’authenticité de l’expérience vécue et je crois avoir pu œuvrer au mieux en ce sens, en faisant du récit le miroir de la réalité. Cet écrit est aussi volontairement animé par un prisme de subjectivité. Cette dernière, au lieu d’être un frein à un témoignage authentique, permet au contraire de saisir tout le sens profond d’un engagement dans cette vocation ; sens qui se dévoilera peu à peu au cours des années. Chaque être humain et donc chaque soignant est habité en son for intérieur par une histoire et des prédispositions inconscientes qui mèneront une grande partie de son existence. Le soin émane du soignant et la science dite objective n’y pourra jamais rien. J’espère en cela partager à qui souhaitera le lire toute la beauté, la dureté et la complexité d’une médecine vécue, et ce à travers le prisme de mes propres résonances affectives.
Le second objectif est de dresser un avis critique de l’enseignement et de la pratique médicale moderne. Cette analyse sera parfois hautement élogieuse, mais elle pointera aussi de nombreuses incohérences voire de profondes carences de notre « logique » de soin actuelle. Ces réflexions portent majoritairement sur l’art de la relation médecin-patient, sur la dimension humaine du métier et sur notre façon contemporaine d’aborder la maladie et la souffrance. Je tiens là aussi à préciser que cet ouvrage n’a nullement pour vocation de porter procès à « la médecine moderne » ou à toute notion de « progrès scientifique ». Il ne se fait pas partisan d’un camp contre un autre, d’une vision binaire qui rejetterait au lieu d’inclure les différents points de vue. La sagesse est toujours de réunir, d’intégrer et de s’ouvrir sans jugement, ce qui permet de facto un réel discernement. L’intérêt est de plus de critiquer des manières de faire et non des personnes en elles-mêmes : la différence est capitale. Par ailleurs, l’abord élogieux de plusieurs aspects des médecines dites traditionnelles ou complémentaires n’est jamais un encouragement à exclure la médecine allopathique classique (danger fréquemment retrouvé dans certains discours réactionnaires). Il faut se montrer humble face au corpus gigantesque de connaissances médicales que le patrimoine de l’humanité a acquis afin de savoir orienter intelligemment nos patients pour leur apporter un maximum de chances de guérison. Ce livre n’exprime donc pas un rejet de la médecine occidentale mais il questionne sur son exclusivité. Enfin, j’évoque succinctement de multiples pratiques traditionnelles mais ne me targue de les maîtriser toutes ! Pour cette raison et en dehors des citations de textes de sagesses plus généraux (qui là nourrissent ma propre recherche intérieure), je ne prends appui que sur la médecine chinoise pour détailler mes propos. Étant diplômé de la capacité médicale d’acupuncture et pratiquant cette dernière, je ne peux m’étendre que ce sur quoi j’ai une expérience réelle et donc légitime.
Le troisième objectif s’inscrit naturellement dans la suite des deux autres. D’un travail intérieur (toujours en cours) riche en intensité, de profondes remises en question sur notre système de santé et de plusieurs magnifiques rencontres qui ont jalonné ces quelques années de vie découlent de grands questionnements sur l’art de soigner. Je souhaite les partager modestement ici et je n’entends bien sûr pas faire le tour de la question, loin de là. Ces derniers sont plus, si j’ose dire, d’ordre spirituel : ils ont trait à un niveau plus profond et plus subtil de nous-mêmes, au mystère qui nous dépasse et auquel la médecine nous expose si particulièrement avec beauté et intensité.
Le berceau donne letempo
Quel drôle de regard me portait la bibliothécaire du collège lorsqu’en classe de cinquième, âgé de douze ans, j’évoquais le souhait d’être psychologue. « C’est assez inhabituel à ton âge, pourquoi veux-tu devenir psychologue ? » Pertinente question que celle du pourquoi. À l’époque je me souviens d’avoir été habité par une attirance relativement floue pour le domaine de la psyché. Je le trouvais complexe et fascinant, invisible et mystérieux. Je ne réalisais certainement pas, si jeune, que ce désir naissait surtout d’un profond besoin de comprendre mes propres émotions et d’offrir aux autres une aide que je recherchais pour moi-même. Colérique, impulsif... non. On m’avait souvent dit : « Tu parais si calme, si posé, détendu. » Extérieurement oui, mais intérieurement l’émotion centrale que je désirais apprivoiser était la peur. Émotion racine, primitive, qui mène et oriente la grande majorité des existences humaines. Pour ma part elle ne se voyait que peu sur mes traits, mais rodait dans la profondeur… Peur de quoi ? Principalement donc... de la maladie. On ne devient pas médecin par hasard.
Je suis né durant l’été 1988, dans une famille où aucun médecin n’apparaît à ma connaissance sur l’arbre généalogique. Deuxième d’une fratrie de trois, élevé par un père chercheur au CNRS et une mère éducatrice de jeunes enfants, j’ai eu la chance certaine de débarquer sur cette planète dans des conditions favorables. Entre l’amour de ma mère pour l’éducation et celui de mon père pour l’érudition, j’ai vécu mon enfance dans un climat propice à l’épanouissement. Dès les premiers jours et mois de ma vie, on me qualifiait d’observateur, de silencieux, de celui « qui se met en retrait et regarde ». Ces traits devaient se confirmer avec le temps. Intérieurement cependant, ce cœur de petit enfant était loin d’être anesthésié, désintéressé ou inhibé. Je vivais tout avec une grande intensité, pour le meilleur et pour le pire. J’étais passionné, mais m’investissais dans la vie avec prudence et lenteur, afin de ne pas trop m’exposer. Dans les relations humaines, à l’école, dans le sport, dans les jeux et lectures, dans les mondes merveilleux et magiques de contes et de super-héros, je prenais délicieusement mon temps. Je revenais incessamment aux mêmes séquences imaginaires sans fatigue, j’écoutais sans cesse les mêmes musiques, souvent jusqu’à saturation avouée de mon entourage.
Ma petite enfance a été rapidement imprégnée du contact avec le milieu médical. Des bronchiolites à répétition ponctuaient deux premières années de vie où comme on me l’avait rapporté plus tard, j’étais « toujours chez le médecin ». Par la suite, le développement d’un asthme allergique et surtout l’étonnante opération de la vésicule biliaire à l’âge de cinq ans enfonçaient le clou. Après de longues périodes de douleurs abdominales, on me découvrait la présence de calculs dans les voies biliaires, chose bien rare pour un enfant. L’ablation de cette poche où se recueille la bile, se trouvant au contact du foie, me faisait le plus grand bien, mais la question de l’origine du trouble restait entière. Le réveil, quelques heures après la chirurgie, avait été marqué par une sensation corporelle fort désagréable. Je portais encore une sonde naso-gastrique qui m’empêchait de vomir. Le petit garçon y voyait surtout la présence affreuse et écœurante d’un dangereux corps étranger, tentacule mystérieux qui avait décidé de se greffer profondément à mes organes. La peur habitait mes entrailles et cette bestiole ne participait pas à l’évacuer ! Je peux donc dire sans second degré que j’ai débuté la médecine au berceau car quelle meilleure expérience d’une chose (la maladie et son traitement) que son expérimentation concrète, vivante, réelle ? Les souvenirs conscients, à cet âge, restent flous, mais la mémoire émotionnelle demeure bien active. L’empreinte de ce type de vécu n’est pas banale. Il est bien connu qu’il suffit d’un regard sévère d’un adulte aimé pour que le monde émotionnel d’un enfant bascule en une fraction de seconde, laissant place à une empreinte plus ou moins forte. Les accès de suffocation lors des bronchiolites et cette hospitalisation - entre autres - avaient laissé des traces, mais celles-ci n’étaient pas visibles en ouvrant mon carnet de santé ! À bien des égards, ces évènements tissèrent un fil conducteur pour mon avenir.
Un peu plus tard, au cours de ma scolarité en école primaire, je fus marqué par un autre évènement médical. Celui-ci ne me concernait pas directement. Ma meilleure amie d’enfance, que je considérais secrètement comme ma petite-amie, tomba un jour malade. Un matin, dans la cour de récréation derrière la large grille d’entrée de l’établissement, je restais planté là devant son inhabituelle absence. Rapidement on m’informa avec des mots simples qu’elle était sujette à une éruption cutanée fébrile. À mon âge je tirais alors deux conclusions irréfutables : son corps était « tout rouge » - information intellectuelle. Elle allait mourir - information émotionnelle. Ce n’est que de nombreuses années plus tard, lors d’un travail d’introspection, que je revivais cette scène avec une intensité étonnante. Mon cœur d’enfant explosait en larmes de voir disparaître ainsi mon amie dans l’antre terrifiant d’un quelconque hôpital, aspirée dans le monde obscur de la maladie. Son retour rapide à l’école quelques jours plus tard démentit heureusement ces croyances, mais preuve en était que cette mémoire émotionnelle était bien gravée en moi : maladie et neutralité ne se combinaientpas.
De fait, il me restait un souvenir fort particulier des consultations chez notre médecin traitant. C’était un homme grand en taille et large d’épaules, d’une voix infiniment douce et rassurante. Ce genre de personne qui te fait sortir du cabinet détendu alors qu’il t’a diagnostiqué une pneumonie. Nombreuses ont été ces heures à patienter dans cette petite salle d’attente moins large que haute de plafond, d’un cabinet aménagé dans une ancienne maison à colombages où poutres et parquet craquaient et émanaient leurs odeurs résineuses. Consultations sans rendez-vous, large temps accordé à discuter, à rassurer, à conseiller, il était un médecin de l’ancienne école. Pendant quelques années, j’allais régulièrement le consulter afin de traiter mon asthme. Peu à peu, les crises s’étaient faites plus espacées, moins sévères et je prenais logiquement de la distance avec ce médecin. Mais il me paraît tout à fait légitime de considérer que mon âme d’enfant a projeté une puissante image de protecteur sur cet homme. Une idole. Celui qui me permettait de maîtriser ce mystère nommé maladie. Quel plus beau métier ? On ne devient pas médecin sans raison.
S’évader, rêver, penser
Quel heureux hasard d’avoir donc bénéficié à l’école d’une aisance particulière dans le domaine scientifique. Au collège, j’étais passionné des « Sciences et Vie de la Terre », de la physique et de la chimie. J’aimais l’ambiance particulière des vieilles salles de classe traditionnelles, des larges tableaux remplis de schémas griffonnés à la craie, des étagères débordantes de manuels jaunis et poussiéreux, des expériences chimiques bulleuses (et douteuses) dans les vieilles fioles Erlenmeyer. Je pouvais parfois passer des heures devant mes livres pour tenter de comprendre le monde du vivant et l’étrange complexité du microcosme et du macrocosme. Toutes proportions gardées, car je n’étais pas cloîtré dans mon monde. Je me sentais nourri et passionné mais venait rapidement le temps d’aller jouer avec les copains et de continuer à nourrir mon imaginaire dans les romans fantastiques et jeux vidéo.
C’est au collège que surgissait l’idée de devenir psychologue. Il m’est difficile de m’en rappeler les raisons intellectuelles précises. La majorité d’entre elles étaient bien sûr, inconscientes, au sens bien freudien du terme. L’expérience de la maladie, déjà vécue et éprouvée, avait besoin d’être comprise, fût-ce par le biais de ce métier. Sans étonnement s’installait un peu plus tard au lycée une passion pour les ouvrages du père de la psychanalyse et cette découverte fit l’effet d’une bombe dans mon imaginaire. Ainsi donc il existait ce fameux inconscient, cette nébuleuse psychique par définition inaccessible à la réflexion consciente et chargée d’émotions refoulées, pourvoyeuse d’actes manqués, de rêves et autres mystérieuses conséquences. Je découvrais avec passion « le ça, le moi et le surmoi », les concepts de névrose et de psychose, les différents stades d’évolution de l’enfance jusqu’au célèbre complexe d’Œdipe. Comprendre et guérir par le biais de la psychanalyse devenait alors, pour le jeune homme que j’étais, autant un objectif professionnel qu’une passion un peu difficile à partager avec mes amis...
Logiquement, je choisissais donc la filière scientifique en classe de première. Mes parents connaissant mon attrait pour la psychologie m’avaient rapidement évoqué la possibilité de m’inscrire en faculté de médecine. La réflexion se tenait : les débouchés en psychologie étaient réputés plus maigres (en tout cas il fallait nettement se démarquer des autres candidats pour devenir psychologue clinicien, seule branche qui m’attirait). Une fois médecin cependant, spécialisé en psychiatrie, j’aurais été assuré d’un large boulevard pour exercer le métier à ma sauce. En route pour le bac S donc...
Détour par leJapon
Il me semble important à ce stade de revenir sur un évènement charnière de ma vie de lycéen, qui à bien des égards façonnera mon être de soignant par la suite. Petit détour par une librairie, un après-midi de mon seizième printemps. Ce jour-là, a priori banal au plus haut point, je feuilletais au hasard quelques ouvrages présentés sur les étals. Ma mère se trouvait avec moi, occupée à lire à l’autre bout de la boutique. Découvrant alors un manuel d’histoire traitant de la Seconde Guerre mondiale, je me penchais pour l’ouvrir et le feuilleter. Je dois dire qu’à ce moment-là je me sentais en bonne forme, ni particulièrement fatigué ou malade, ni encore en « hypoglycémie ». En quelques dixièmes de secondes, me voilà néanmoins emporté par un intense malaise vagal, à la limite de la perte de connaissance. Je venais d’ouvrir une page évoquant les attaques nucléaires sur les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Une photo très particulière (celle d’un homme photographié par l’arrière, le dos en charpie, recouvert d’une large tumeur cutanée liée aux rayonnements ionisants) déclencha une sorte de déconnexion, comme un fusible qui saute. En soi l’évènement n’avait rien de dramatique, le malaise était passé en quelques minutes... et puis basta, comme dirait l’autre ! Cependant, comme le négatif d’une photographie, cette scène était restée ancrée en moi pour quelle mystérieuse raison. Une peur s’était subtilement focalisée sur cette thématique du nucléaire et de ses effets pathogènes. Dans les suites de cet incident, je dus patiemment apprendre à maîtriser des crises d’angoisses fort désagréables dès que je me retrouvais exposé (le mot est éloquent) à une conversation, une photo, un flash info télévisé évoquant de près ou de loin ce sujet. Entre la crainte du ridicule de cette nouvelle phobie surgie de nulle part et la sincère motivation pour en sortir... me voilà donc peu à peu à l’approche des bancs de la faculté de médecine.
Un aérodrome pour ligne de départ
Tous ces évènements et bien d’autres encore étaient précurseurs d’un parcours déjà tout tracé. J’assimilerai peu à peu que comprendre mes propres dynamismes profonds m’aiderait à mieux comprendre ceux que je soignerai. En cette époque où la médecine devient de plus en plus protocolaire, informatisée, parfois déshumanisée, il est capital d’aller saisir le cœur de notre relation à la vie et à la mort, à la maladie, à soi-même et à l’autre. Car pourquoi soigne-t-on ? Dans quel but ? Avec quelle intention ? Et de fait, qu’attend un être malade de son soignant ? Ces questions simples n’en sont pas moins primordiales. Comme je le constaterai dans mes études, elles sont souvent oubliées et recouvertes par des conditionnements et habitudes dictées par une société très focalisée sur l’efficacité de la médecine et non sur son essence. Partager notre vécu personnel de soignant, y mettre des mots et oser aller chercher à quels émotions et sentiments ce métier fait écho permet probablement peu à peu de répondre à ces questions.
Sans avoir bien sûr réellement conscience de la taille de cet enjeu, je débutais les premiers enseignements de médecine en amphithéâtre en septembre 2006. Les rumeurs quant à l’ambiance carabine déjantée étaient plutôt fondées ! Je dois dire que les « petits bizuts » (à l’opposé des redoublants ou « carrés ») n’étaient peut-être plus autant mis à l’épreuve que quelques années auparavant, selon les dires. Je n’ai jamais reçu de bombe à eau sur mon sac ni été volé ou agressé... Mes amis non plus, tant mieux. Depuis quelques années déjà les autorités universitaires avaient serré la vis, car certains pouvaient être clairement défavorisés par la stupidité jalouse d’autres apprentis médecins. Toujours est-il que l’atmosphère en amphithéâtre me restera comme un souvenir cocasse Des hurlements bestiaux des carrés au moindre retard d’un élève aux vociférations taquines (voire quasi insultantes) contre certains professeurs qui s’en amusaient sans honte, aux centaines d’avions de papier transformant la salle en véritable aérodrome... nous étions servis. Je n’oublierai pas les régulières blagues obscènes lancées à l’aveugle par quelques étudiants impétueux, les quelques dérapages de professeurs qui s’amusaient au jeu et les débarquements surprises des élèves surexcités de la promotion de deuxième année. Libérés du concours et vivant dans un seul et unique but récréatif, ils s’enivraient à faire la fête sans interruption et à s’immiscer en amphithéâtre pour emmerder les profs... en musique !
Cette ambiance m’avait en réalité beaucoup plu car elle permettait de relâcher la pression. La première année de médecine était l’année du concours d’admission, difficile, exigeante, épuisante. Nous travaillions sept jours sur sept sans exception, du matin au soir. Seul un cinquième des étudiants seraient admis au concours et la moitié des élèves étaient redoublants, donc mieux armés pour réussir les épreuves. Longues et éprouvantes furent ces heures à griffonner, faire et refaire dix fois, cent fois les mêmes calculs, les mêmes schémas moléculaires, apprendre et réapprendre ces planches anatomiques ou bien les processus si précis de la mitose et de la méiose. Avec quelle précision nous connaissions le mécanisme de dépolarisation d’un neurone ! Afin de convertir mon cerveau à ne plus raisonner que par la médecine, je tapissais les murs des toilettes de planches anatomiques diverses, ce qui amusait beaucoup ma famille. Ma chambre s’était quant à elle transformée en véritable QG de détective où post-it, arbres de réflexions, schémas et larges posters emplissaient tous les espaces. J’avais la chance de savoir garder un tempo de travail extrêmement régulier, quasi millimétré. À défaut d’être très endurant sur le temps court (je n’étais pas de l’école de ceux qui bachotaient douze heures par jour), je le fus sur le temps long et je ne peux que conseiller aux futurs apprentis de s’inspirer de la tortue plutôt que du lièvre de La Fontaine. L’âme de scientifique était comblée et ravie, bien qu’épuisée, de se nourrir de ces connaissances. Elles stimulaient mon imaginaire et j’étais convaincu que cette passion était un atout certain pour éviter de crouler sous la charge de travail. Quelques années plus tôt, il m’arrivait de passer plusieurs heures à décortiquer la bande dessinée Léonard1et son atmosphère de laboratoire archaïque et bordélique. Je me délectais de la vie contée de ce génie un peu fou, quotidiennement gonflé d’idées créatrices entachées d’anachronismes de l’époque de de Vinci. Les études de médecine venaient stimuler en moi ce désir de réflexion scientifique et réveillaient ces élans joyeux d’étude du vivant. Je m’avouais secrètement captivé par la découverte des mystères de nos cellules et de la vie même qui nous était confiée.
La première ascèse
Cette première année nous avait aussi formés à travailler notre mémoire bêtement et sans concession. J’ose reprendre le fameux proverbe - si vrai : « Si l’on demande à deux étudiants d’apprendre une formule par cœur, l’ingénieur demandera pourquoi, l’étudiant en médecine demandera pour quand ! » C’était un vrai labeur, mais se forgeait en nous une réelle capacité de travail. Un effort régulier, sérieux, méthodique, qui ne laissait pas de place à trop d’à-côtés. La sélection du concours était cependant et malheureusement trop arbitraire. Seuls ceux à la grande mémoire et à la grande endurance étaient acceptés pour continuer l’aventure, mais pas nécessairement les plus « humains ». Le constat saute aux yeux : les apprentis médecins ne sont pas sélectionnés sur leurs qualités relationnelles mais uniquement sur des critères techniques. Ce n’était pas la matière annexe des sciences humaines, soldée par un examen écrit aussi théorique que banal, qui sauvait la mise. Je peux dire que cette méthode de sélection de nos futurs soignants est symptomatique de certaines dérives que j’évoquerai plus loin.2
J’avais alors la joie immense, à la fin de cet intense marathon, d’être accepté en seconde année. Je le dois en grande partie à l’indéfectible soutien de mes parents. Ma gratitude à leur égard ne trouvera pas de mot pour être décrite ici. En cette période, je n’avais néanmoins pas échappé à de vifs ascenseurs émotionnels. Les dernières semaines de révisions avaient été parmi les plus intenses de ma vie d’étudiant. Je m’isolais chez mes grands-parents en pleine campagne pour plonger corps et âme dans le travail, comme un moine se retire du monde pour étudier. L’ultra focalisation sur un et un seul objectif me faisait penser à l’état d’esprit d’un grand sportif, ne vivant que dans le but de décrocher la médaille d’or. Je pressentais, au fond de moi, que ce qui se jouait était trop précieux pour ne pas en payer le prix. En addition à l’attrait intellectuel pour ce métier, des forces très profondes me destinaient, je crois, à devenir médecin, forces que j’étais encore peu à même de saisir à ce jeune âge. L’heureux jour des résultats, la joie éprouvée était difficile à décrire. Elle allait de pair avec mon classement. Reçu dernier de ma promotion, je me vis scotché au panneau d’affichage de la faculté. Mon nom apparaissait en face du nombre 200... pour deux cents admis. J’avais la bizarre impression que j’allais tomber de cette liste dorée, avalé par la terrible gravité ! Le bonheur éprouvé fut du reste teinté de tristesse pour quelques amis non reçus, dont un qui fut un proche camarade de révisions. Lui aura la joie d’être admis un an plus tard après une seconde épopée, mais d’autres furent définitivement exilé du cursus pour quelques centièmes de points sur leur moyenne générale...
« Eh bien voilà, on est médecins ! » scandions-nous avec mes congénères. Enfin, presque. À l’époque je n’imaginais pas encore à quelle sauce j’allais être mangé, puis longuement malaxé. Mais le temps présent était à la fête et à la détente. Ce premier passage initiatique, cette épreuve du feu d’entrée dans cet univers parallèle annonçait la couleur : ce métier est une réelle vocation, il engage notre personne entière et il n’est souvent pas permis de compter nos heures. Mais ce prix à payer en vaudra largement la chandelle.
1 Bob de Groot et Turk, Léonard, Dargaud, Appro et Le lombard.
2Depuis la fin des années 2000, cette première année (PCEM1) a néanmoins changé de modalités à deux reprises. Elle est d’abord devenue la PACES (qui regroupait médecine, pharmacie, dentaire et maïeutique) pour laisser sa place récemment au PASS (parcours d’accès spécifique santé) et à la LAS (licence avec option accès santé), incluant la kinésithérapie et élargissant les voies d’accès à la seconde année. L’avenir nous dira si cette nouvelle réforme sera bénéfique aux futurs soignants.
Paré au décollage
Au crépuscule de l’été 2007 et après plusieurs longues semaines d’un repos bien mérité, je mis un premier pied dans ce monde décalé qu’est l’hôpital. Quelle meilleure entrée en matière qu’un stage de découverte en service d’orthopédie, spécialisé dans la prise en charge des complications postopératoires ? Ce n’est pas sans appréhension que j’arpentais pour la première fois ces longs couloirs d’une vieille et magnifique bâtisse qui aujourd’hui n’est plus dédiée aux soins, question d’hygiène, Dieu merci. Son ancienneté allait de pair avec la difficulté à y fermer correctement ses portes, chose fâcheuse en service « septique » pullulant de bestioles microscopiques résistantes aux antibiotiques. Mon premier entretien avec la cadre infirmière posait les conditions de ce stage d’observation qui allait durer un mois avant la rentrée scolaire de septembre. L’étudiant entamant fièrement sa seconde année était là pour découvrir l’univers hospitalier, suivre les infirmières et les aides-soignantes, appréhender le monde des soins, s’imprégner de son atmosphère spécifique.
Je fus rapidement rattrapé par une certaine appréhension à l’idée d’être au contact de tous ces patients et de leurs plaies... Depuis cet incident centré sur la radioactivité, j’avais continué à me débattre contre cette peur. Elle m’avait joué plusieurs tours désagréables en public, particulièrement en amphithéâtre durant les enseignements magistraux. Je n’ai pas compté le nombre de cours où j’ai dû m’absenter volontairement pour simplement éviter de m’étaler au sol à la vue des images étonnantes de tératologie (étude des complications de l’embryogenèse, ou étude des « bébés monstres ») ou de toute autre photographie glauque des cours d’histoire de la médecine. Cela ne m’avait pas handicapé pour le concours, mais cette ombre toujours présente, difficilement contrôlable, rôdait. S’exprimant initialement par une peur du nucléaire, la névrose s’était focalisée progressivement sur toute affection cutanée déformante, délabrante que je pouvais voir en photo ou à l’écran. Comment allais-je donc réagir dans ce service face aux malades réels, en chair et enos ?
Je n’ai pas été déçu. Rapidement on m’invitait au bloc opératoire pour observer une reprise d’amputation de cuisse d’un patient obèse. Je me souviens de cette ambiance si spéciale des interventions chirurgicales, son atmosphère froide (au sens propre) et stérile, les odeurs tout à fait inoubliables et les longs silences ponctués des « bip bip bip » des monitorings... Étonnamment, contempler ce patient recouvert des champs stériles avec son seul membre dépassant de la table opératoire, multi-désinfecté et badigeonné de l’orange Bétadine, endormi, déconnecté de toute douleur et entouré de cette équipe pluridisciplinaire avait complètement dédramatisé la situation. Dans ce contexte de soin et de responsabilité envers cette personne, toute la dimension écœurante du geste disparaissait derrière la bienfaisance de l’acte. Ce moignon n’était pas joli à voir mais peu de place ici pour l’émotion : tout était cadré, encadré, protégé, sécurisé, « protocolisé », contrôlé. Un jour un anesthésiste m’expliqua : « Tu vois, moi je suis là pour le décollage et l’atterrissage. Pendant le vol, si tout se passe bien, c’est le chirurgien qui a les commandes ». Un premier aperçu de la nécessaire distance entre le soignant et le patient se présentait donc à moi par le biais de la chirurgie. Et il n’y avait ici étonnamment plus de place pour les angoisses, nouvelle qui n’était pas sans me réjouir.
La suite de ce stage n’avait fait que confirmer ces premiers aperçus. J’avais eu la chance d’assister à d’autres opérations de ce type, de participer à quelques soins et pansements de plaies farfelues, multicolores et inédites, d’expérimenter mes premières gardes de nuit avec leur atmosphère unique. Avant de découvrir la relation médecin-malade, je découvrais d’abord la posture de soignant se situant « de l’autre côté de la barrière ». D’abord, il fallait maîtriser la technique. Ensuite, oser s’exposer et entrer dans le monde du malade, communiquer habilement et développer une juste posture... tout cela viendrait avec le temps et la pratique... Me disait-on !
« Le curé de Camaret… ! »3
Une fois cette entrée en matière achevée, les portes de la faculté s’ouvraient devant nous pour une seconde année. La température s’annonçait plus clémente. Dès les premiers jours en amphithéâtre nous comprenions que le temps était bien plus à la fête qu’au travail. Une sorte d’euphorie de fond flottait chez une grande partie des étudiants. La joie et le soulagement soudains qui avaient fait suite à la validation du concours laissaient maintenant la place à une détente mêlée d’excitation. Il était possible de revivre normalement, de profiter du temps qui passe, d’avoir beaucoup plus de temps libre tout en continuant à apprendre ce métier passionnant, de découvrir l’hôpital par les stages et surtout de faire la fête à outrance ! Un fond de certitude planait : « de toute façon on passera en troisième année » - en référence au gouffre qui séparait les niveaux de difficulté entre la première et seconde année. Habités par cet élan positif, nous allions faire nos emplettes à l’image des petits sorciers en herbe de J.K Rowling pour nous équiper joyeusement de blouses, stéthoscopes et marteaux réflexes magiques afin de confectionner l’attirail parfait du docteur moderne. Ces précieux outils seraient nos meilleurs amis, nos indéfectibles aides de camp dans chaque épreuve. J’avoue aujourd’hui vouer un culte secret à ce petit objet bleu ciel qui m’a fait écouter tant de milliers de battements cardiaques dans la profondeur de chaque être humain, de la première minute de vie à parfois la centaine d’années d’expérience de pulsations.
C’est à cette époque que l’on découvrait pleinement l’ambiance carabine. Je dois avouer y avoir beaucoup donné de mon énergie pendant deux ans, et je ne le regrette pas. C’est avec délectation que nous allions tôt le matin perturber parfois sévèrement certains enseignements en amphithéâtre des premières années. Déguisements, chansons paillardes, danses très douteuses, sketches en tous genres… Tout était prétexte à approfondir l’art de l’oisiveté au sein des murs universitaires. Si vous souhaitiez philosopher sur l’éthique médicale, l’euthanasie ou l’avortement, vous n’étiez pas à la bonne adresse.