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Les immenses forêts vierges qui couvraient le sol de l'Amérique septentrionale tendent de plus en plus à disparaître sous les coups pressés des haches des squatters et des pionniers américains dont l'insatiable activité recule de plus en plus vers l'ouest les bornes des déserts.
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Seitenzahl: 401
Veröffentlichungsjahr: 2018
Édition de référence :
Paris, Fayard Frères, Libraires-Éditeurs.
Les immenses forêts vierges qui couvraient le sol de l’Amérique septentrionale tendent de plus en plus à disparaître sous les coups pressés des haches des squatters et des pionniers américains dont l’insatiable activité recule de plus en plus vers l’ouest les bornes des déserts.
Des villes florissantes, des champs bien labourés et soigneusement ensemencés, occupent maintenant les régions où, il y a dix ans à peine, s’élevaient des forêts impénétrables dont les ramures séculaires ne laissaient que faiblement pénétrer les rayons du soleil, et dont les profondeurs inexplorées abritaient des animaux de toutes sortes, et servaient de retraites à des hordes d’Indiens nomades, dont les mœurs belliqueuses faisaient souvent retentir le cri de guerre sous ces dômes majestueux de verdure.
Maintenant les forêts sont tombées, leurs sombres habitants, repoussés peu à peu par la civilisation qui les poursuit sans relâche, ont fui pas à pas devant elle, ils ont été chercher au loin d’autres retraites plus sûres, en emportant avec eux les os de leurs pères, afin qu’ils ne fussent pas déterrés et profanés par le fer impitoyable de la charrue des blancs, qui trace son long et productif sillon sur leurs anciens territoires de chasse.
Ce déboisement continuel, ce défrichement incessant du continent américain est-il un mal ? Non, certes ; au contraire, le progrès qui marche à pas de géant et tend avant un siècle à transformer le sol du Nouveau-Monde a toutes nos sympathies ; cependant nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver un sentiment de douloureuse commisération pour cette race infortunée rejetée brutalement hors la loi, traquée sans pitié de tous les côtés, qui diminue chaque jour et est fatalement condamnée à disparaître bientôt de cette terre dont il y a quatre siècles au plus elle couvrait en masses innombrables l’immense territoire.
Peut-être, si le peuple choisi par Dieu pour opérer les changements que nous signalons avait compris sa mission, d’une œuvre de sang et de carnage aurait-il fait une œuvre de paix et de paternité, et s’armant des divins préceptes de l’Évangile, au lieu de saisir les rifles, les torches et les sabres, serait-il arrivé dans un temps donné à opérer une fusion des deux races, blanche et rouge, et à obtenir un résultat plus profitable au progrès, à la civilisation, et surtout à cette grande fraternité des peuples qu’il n’est permis à personne de mépriser, et dont ceux qui en oublient les préceptes divins et sacrés auront un jour à rendre un compte terrible.
On ne se fait pas impunément le meurtrier de toute une race, on ne se baigne pas sciemment dans le sang innocent, sans qu’enfin ce sang ne crie vengeance, et que le jour de la justice ne luise et ne vienne brusquement jeter son épée dans la balance entre les vainqueurs et les vaincus.
À l’époque où commence notre histoire, c’est-à-dire vers la fin de 1812, l’émigration n’avait pas pris encore cet immense accroissement qu’elle devait acquérir bientôt, elle ne faisait pour ainsi dire que commencer et les vastes forêts qui s’étendaient et couvraient un immense espace, entre les frontières des États Unis et du Mexique, n’étaient parcourues que par les pas furtifs des trafiquants et des coureurs des bois, ou par les mocksens silencieux des Peaux-Rouges.
C’est au milieu de l’une des immenses forêts dont nous venons de parler que commence notre récit, le 27 octobre 1812, vers trois heures de l’après-midi.
La chaleur avait été étouffante sous le couvert ; mais en ce moment les rayons de plus en plus obliques du soleil allongeaient les grandes ombres des arbres et la brise du soir qui venait de se lever rafraîchissait l’atmosphère et emportait au loin les nuées de moustiques qui pendant toute la matinée avaient bourdonné en tournoyant au-dessus des marécages des clairières.
C’était sur les bords d’un affluent perdu de l’Arkansas ; les arbres des deux rives inclinés doucement formaient un dôme épais de verdure au-dessus de ses eaux à peine ridées par le souffle inconstant de la brise : çà et là des flamants roses, des hérons blancs campés sur leurs longues pattes pêchaient leur dîner avec cette insouciante mansuétude qui caractérise en général la race des grands échassiers ; mais soudain, ils s’arrêtèrent, tendirent le cou en avant, comme pour écouter quelque bruit insolite, et, se mettant subitement à courir pour prendre le vent, ils s’envolèrent avec des cris de frayeur.
Soudain un coup de feu éclata répété par les échos de la forêt : deux flamants tombèrent.
Au même instant une légère pirogue doubla rapidement un petit cap formé par des palétuviers avancés dans le lit de la rivière et se mit à la poursuite des flamants qui étaient tombés dans l’eau ; l’un d’eux avait été tué sur le coup et dérivait au courant, mais l’autre, légèrement blessé en apparence, fuyait avec une rapidité extrême et nageait vigoureusement.
L’embarcation dont nous avons parlé était une pirogue indienne construite avec de l’écorce de bouleau, enlevée au moyen de l’eau chaude.
Un seul homme se trouvait sur la pirogue ; son rifle placé à l’avant et fumant encore montrait que c’était lui qui avait tiré.
Nous ferons le portrait de ce personnage appelé à jouer un rôle important dans cette histoire.
Autant qu’on en pouvait juger en ce moment à cause de sa position dans la pirogue, c’était un homme de très haute taille, sa tête un peu petite était attachée par un cou vigoureux à des épaules d’une largeur peu commune, des muscles durs comme des cordes se dessinaient sur ses bras à chacun de ses mouvements ; en somme, toute l’apparence de cet individu dénotait une vigueur poussée à son extrême limite.
Son visage éclairé par de grands yeux bleus pétillants de finesse avait une expression de franchise et de loyauté qui plaisait au premier abord et que complétait l’ensemble de ses traits réguliers et de sa large bouche sur laquelle glissait un éternel sourire de bonne humeur ; il pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatre ans au plus, bien que son teint bruni par l’intempérie des saisons et l’épaisse barbe d’un blond cendré qui couvrait le bas de son visage le fissent paraître plus âgé.
Cet homme portait le costume de coureur des bois ; un bonnet de peau de castor dont la queue retombait entre ses deux épaules retenait à grand-peine les épaisses touffes de sa chevelure dorée qui tombait en désordre sur ses épaules, une blouse de chasse en calicot bleu, serrée aux hanches par une ceinture de peau de daim, tombait un peu au-dessus de ses genoux nerveux ; des mitasses, espèce de caleçons étroits, couvraient ses jambes, et ses pieds étaient garantis contre les ronces et les piqûres des reptiles par des moksens indiens.
Sa gibecière, en cuir tanné, était passée en bandoulière, et, de même que tous les hardis pionniers des forêts vierges, ses armes consistaient en un bon rifle kentuckien, un couteau à lame droite longue de dix pouces et large de deux, et une hachette au fer brillant comme un miroir. Ces armes, excepté naturellement le rifle, étaient suspendues à sa ceinture, qui soutenait encore deux cornes de bison pleines de poudre et de balles.
Ainsi équipé, dans cette pirogue encadrée par l’imposant paysage qui l’entourait, l’aspect de cet homme avait quelque chose de grand qui saisissait et imprimait un respect involontaire.
Le coureur des bois proprement dit est un de ces nombreux types du Nouveau-Monde, qui ne tarderont pas à disparaître entièrement devant le progrès incessant de la civilisation.
Les coureurs des bois, ces hardis explorateurs des déserts dans lesquels se passait toute leur existence, étaient des hommes qui, poussés par un esprit d’indépendance et un désir effréné de liberté, secouaient, pour ne plus les reprendre jamais, les liens pesants dans lesquels la société garrotte ses membres, et qui, sans autre but que celui de vivre et mourir sans être assujettis à aucune autre volonté que la leur, aucunement poussés par l’espoir d’un lucre quelconque qu’ils méprisaient, abandonnaient les villes et s’enfonçaient résolument dans les forêts vierges, vivaient au jour le jour, indifférents du présent, insouciants de l’avenir, convaincus que Dieu ne leur manquerait pas à l’heure de la nécessité, et se plaçaient ainsi, en dehors de la loi commune, qu’ils méconnaissaient, sur l’extrême limite qui sépare la barbarie de la civilisation.
La plupart des plus renommés coureurs des bois furent canadiens ; en effet, il y a dans le caractère normand quelque chose d’osé et d’aventureux qui convient bien à ce genre de vie, plein de péripéties étranges et de sensations délicieuses dont ceux-là seuls qui l’ont mené peuvent comprendre les charmes enivrants.
Les Canadiens n’ont jamais admis en principe le changement de nationalité que les Anglais ont essayé de leur imposer ; toujours ils se sont considérés comme Français, leurs yeux sont constamment restés fixés vers cette ingrate mère-patrie qui les a abandonnés avec une si cruelle indifférence.
Aujourd’hui même, après tant d’années, les Canadiens sont toujours demeurés Français ; leur fusion avec la race anglo-saxonne n’est qu’apparente, il suffirait du plus léger prétexte pour amener entre eux et les Anglais une rupture définitive.
Le gouvernement anglais le sait fort bien ; aussi use-t-il avec ses colonies du Canada d’une mansuétude qu’il se garde bien d’employer dans ses autres possessions.
Dans les premiers temps de la conquête, cette répulsion (nous n’osons dire haine) était tellement prononcée entre les deux races, que les Canadiens émigrèrent en masse plutôt que de subir le joug flétrissant qu’on prétendait leur imposer. Ceux qui, trop pauvres pour quitter définitivement leur patrie, furent contraints de continuer à habiter cette terre désormais avilie par l’occupation étrangère, choisirent le rude métier de coureurs des bois, et préférèrent adopter cette existence de misères et de périls à la honte de subir la loi d’un vainqueur détesté ; secouant la poussière de leur chaussure sur le seuil du toit paternel, ils jetèrent leur fusil sur leur épaule, et, étouffant un soupir de regret, ils s’éloignèrent pour ne plus revenir, s’enfonçant résolument dans les impénétrables forêts du Canada, commençant à leur insu cette génération d’intrépides explorateurs dont au commencement de ce récit nous avons mis en scène un des plus beaux et malheureusement un des derniers types.
Le chasseur continuait à pagayer vigoureusement ; bientôt il atteignit le premier flamant qu’il jeta dans le fond de sa pirogue, mais le second lui donna plus de peine ; ce fut pendant quelque temps une lutte de vitesse entre l’oiseau blessé et le chasseur ; cependant le premier perdit peu à peu ses forces ; ses mouvements devinrent incertains, il battit l’eau convulsivement ; un coup du plat de la pagaie du Canadien mit fin à son agonie, et il alla rejoindre son compagnon dans le fond de la pirogue.
Dès qu’il eut pêché son gibier, le chasseur dressa ses pagaies et se mit à charger son rifle avec ce soin qu’apportent à cette opération ceux qui savent que leur vie peut dépendre d’une charge de poudre.
Son arme remise en état, le Canadien jeta autour de lui un regard explorateur.
– Eh ! dit-il au bout d’un instant, en se parlant à lui-même, habitude que contractent assez ordinairement les individus dont l’existence est solitaire ; Dieu me pardonne, je crois que je suis arrivé sans m’en douter au rendez-vous ? Je ne me trompe pas, voici là-bas à droite les deux chênes-saules renversés et tombés en croix l’un sur l’autre, près de cette roche qui avance au-dessus de l’eau ; mais qu’est cela ? s’écria-t-il en se baissant et en armant son rifle.
Les aboiements furieux de plusieurs chiens s’étaient tout à coup fait entendre dans l’épaisseur de la forêt, les buissons s’étaient écartés violemment et un noir était subitement apparu au sommet de la roche vers laquelle les yeux du Canadien étaient en ce moment tournés.
Cet homme, arrivé à l’extrémité de la roche s’arrêta un instant, sembla prêter attentivement l’oreille en donnant les marques de la plus grande agitation, mais ce moment d’arrêt fut court, car à peine s’était-il arrêté ainsi quelques secondes, que levant avec désespoir les yeux au ciel, il se précipita dans la rivière et nagea vigoureusement vers la rive opposée.
À peine le bruit de la chute du nègre dans l’eau s’était-il éteint, que plusieurs chiens arrivèrent en courant sur la plate-forme et commencèrent un concert de hurlements horribles.
Ces chiens étaient des animaux de forte taille, ils avaient la langue pendante, les yeux injectés de sang et le poil hérissé comme s’ils venaient de fournir une longue course.
Le chasseur hocha la tête à plusieurs reprises en jetant un regard de pitié au malheureux nègre qui nageait avec cette énergie du désespoir qui décuple les forces, et saisissant ses pagaies, il dirigea sa pirogue vers lui dans le but évident de lui porter secours.
À peine avait-il commencé ce mouvement qu’une voix rauque s’éleva de la rive :
– Oh là ! oh ! cria-t-elle, silence donc, démons incarnés ! silence, by god !
Les chiens poussèrent quelques hurlements de douleur et se turent subitement.
Alors l’individu qui avait gourmandé les chiens cria d’une voix plus haute :
– Eh ! là-bas ! l’homme à la pirogue ! ohé !
Le Canadien atterrissait en ce moment sur la rive opposée ; il échoua son embarcation sur le sable, et se retourna nonchalamment vers son interlocuteur.
Celui-ci était un homme de taille moyenne, trapu, vêtu comme le sont ordinairement les riches fermiers ; sa physionomie était brutalement chafouine ; quatre individus, qui paraissaient être ses domestiques, se tenaient auprès de lui : il va sans dire que ces cinq personnages tenaient en main des fusils.
La rivière en cet endroit était assez large : elle avait à peu près quarante mètres, ce qui, provisoirement du moins, établissait une barrière assez respectable entre le nègre et ceux qui le poursuivaient.
Le Canadien s’appuya contre un arbre :
– Est-ce à moi que vous vous adressez, par hasard ? répondit-il d’un ton assez méprisant.
– Et à qui donc, by god ! répondit avec colère le premier interlocuteur ; ainsi, tâchez de répondre à mes questions.
– Et pourquoi répondrai-je à vos questions, s’il vous plaît ? reprit en riant le Canadien.
– Parce que je vous l’ordonne, drôle que vous êtes ! fit brutalement l’autre.
Le chasseur haussa dédaigneusement les épaules.
– Bonsoir, dit-il, et il fit un mouvement pour s’éloigner.
– Demeurez là, by god ! s’écria l’Américain, ou, aussi vrai que je me nomme John Davis, je vous envoie une balle dans la tête.
En proférant cette menace il épaula son fusil.
– Ah ! ah ! fit en riant le Canadien, vous êtes John Davis, le fameux marchand d’esclaves !
– Oui, c’est moi ! après, fit-il d’un ton bourru.
– Pardonnez-moi ! je ne vous connaissais encore que de réputation ; pardieu ! je suis charmé de vous avoir vu.
– Eh bien ! maintenant que vous me connaissez, êtes-vous disposé à répondre à mes questions ?
– Il faut savoir de quelle sorte elles sont ; voyons-les donc d’abord.
– Qu’est devenu mon esclave ?
– De qui parlez-vous ? Est-ce de l’homme qui s’est, il n’y a qu’un instant, jeté à l’eau de la plate-forme sur laquelle vous vous trouvez en ce moment ?
– Oui ; où est-il ?
– Ici, à côté de moi.
En effet, le nègre, à bout de force et de courage, après la lutte désespérée qu’il avait soutenue pendant la poursuite acharnée dont il avait été l’objet s’était traîné jusqu’à l’endroit où se trouvait le Canadien, et s’était laissé tomber à moitié évanoui presque à ses pieds.
En entendant le chasseur dénoncer aussi catégoriquement sa présence, il joignit les mains avec effort et levant vers lui son visage inondé de larmes :
– Oh ! maître ! maître ! s’écria-t-il avec une expression d’angoisse impossible à rendre, sauvez-moi ! sauvez-moi !
– Ah ! ah ! s’écria en ricanant John Davis, je crois que nous pourrons nous entendre, mon gaillard, et que vous ne serez pas fâché de gagner la prime.
– Au fait je ne serais pas fâché de savoir à combien est taxée la chair humaine dans votre soi-disant pays de liberté. Est-elle forte cette prime ?
– Vingt dollars pour un nègre marron.
– Peuh ! fit le Canadien en avançant la lèvre inférieure avec dédain, ce n’est guère.
– Vous trouvez ?
– Ma foi, oui.
– Je ne vous demande qu’une chose bien facile cependant pour vous les faire gagner.
– Quoi donc ?
– D’attacher le nègre, de le mettre dans votre pirogue et de me l’amener.
– Très bien ; ce n’est pas difficile, en effet ; et lorsqu’il sera entre vos mains, en supposant que je consente à vous le rendre, que comptez-vous faire de ce pauvre diable ?
– Ceci n’est pas votre affaire.
– C’est juste ; aussi ne vous le demandé-je que comme simple renseignement.
– Voyons, décidez-vous, je ne n’ai pas de temps à perdre en vaines paroles ; que me répondez-vous ?
– Ce que je vous réponds, master John Davis, à vous qui chassez les hommes avec des chiens moins féroces que vous, et qui en vous obéissant ne font que ce que leur instinct leur enseigne ? Je vous réponds ceci : c’est que vous êtes un misérable, et que si vous ne comptez que sur moi pour vous rendre votre esclave, vous pouvez le considérer comme perdu.
– Ah ! c’est ainsi, s’écria l’Américain en grinçant des dents avec rage et se tournant vers ses domestiques, feu sur lui, dit-il, feu ! feu !
Et joignant l’exemple au précepte, il épaula vivement son rifle et tira. Ses domestiques l’imitèrent, quatre coups de feu retentirent et se confondirent en une seule explosion, que les échos de la forêt répétèrent sur un ton lugubre.
Le Canadien ne perdait pas de l’œil un seul des mouvements de ses adversaires pendant qu’il leur parlait ; aussi, lorsque la décharge commandée par John Davis éclata, fut-elle sans effet ; il s’était rapidement effacé derrière un arbre et les balles sifflèrent inoffensives à ses oreilles.
Le marchand d’esclaves était furieux d’avoir été joué ainsi par le chasseur, il proférait contre lui les plus horribles menaces, blasphémait et frappait du pied avec rage.
Mais menaces et blasphèmes rien n’y faisait ; à moins de traverser la rivière à la nage, ce qui était impraticable en face d’un homme aussi résolu que paraissait l’être le chasseur, il n’y avait aucun moyen de tirer de lui une vengeance quelconque, et surtout de ressaisir l’esclave qu’il avait si délibérément pris sous sa protection.
Pendant que l’Américain se creusait vainement la tête pour trouver un expédient qui lui fît reprendre l’avantage, une balle siffla et le rifle qu’il tenait à la main vola en éclats.
– Chien maudit ! s’écria-t-il en rugissant de colère, veux-tu donc m’assassiner ?
– Je serais en droit de le faire, répondit le Canadien, je suis dans le cas de légitime défense, puisque vous-même avez voulu me tuer ; mais je préfère traiter à l’amiable avec vous, bien que je sois convaincu que je rendrais un grand service à l’humanité en vous logeant une couple de chevrotines dans le crâne.
Et une seconde balle vint au même instant briser le fusil d’un des domestiques occupé à le recharger.
– Voyons, finissons-en, s’écria l’Américain exaspéré ; que voulez-vous ?
– Je vous l’ai dit, traiter à l’amiable avec vous.
– Mais à quelles conditions ? dites-les-moi au moins.
– Dans un instant.
Le rifle du deuxième domestique fut brisé comme celui du premier.
Des cinq hommes, trois étaient maintenant désarmés.
– Malédiction ! hurla le marchand d’esclaves, avez-vous donc résolu de nous prendre pour cible les uns après les autres ?
– Non, je veux seulement égaliser les chances.
– Mais...
– Voilà qui est fait.
Le quatrième fusil vola en éclats.
– Maintenant, ajouta le Canadien en se montrant, causons.
Et, quittant son abri, il s’avança sur le bord de la rivière.
– Oui, causons, démon ! s’écria l’Américain.
Par un mouvement aussi prompt que la pensée, il s’empara du dernier rifle et l’épaula, mais avant qu’il eût pu lâcher la détente, il roula sur la plate-forme en jetant un cri de douleur.
La balle du chasseur lui avait cassé le bras.
– Attendez-moi, j’arrive, reprit le Canadien toujours narquois.
Il rechargea son rifle, sauta dans la pirogue, et en quelque coups de pagaie il se trouva de l’autre côté de la rivière.
– Là ! fit-il en débarquant et en s’approchant de l’Américain, qui se tordait comme un serpent sur la plate-forme, en hurlant et en blasphémant, je vous avais averti ; je ne voulais qu’égaliser les chances, vous ne devez pas vous plaindre de ce qui vous arrive, mon cher ami : la faute en est à vous seul.
– Saisissez-le ! tuez-le ! criait le misérable, en proie à une rage indicible.
– Là ! là ! calmons-nous. Mon Dieu, vous n’avez que le bras cassé, après tout ; réfléchissez qu’il m’eût été facile de vous tuer si je l’avais voulu. Que diable ! il faut être de bon compte aussi, vous n’êtes pas raisonnable.
– Oh ! je te tuerai ! cria-t-il en grinçant des dents.
– Je ne crois pas, à présent du moins ; plus tard je ne dis pas. Mais laissons cela ; je vais examiner votre blessure et vous panser tout en causant.
– Ne me touche pas ! ne m’approche pas, ou je ne sais à quelle extrémité je me porterai.
Le Canadien haussa les épaules.
– Vous êtes fou, dit-il.
Incapable de supporter plus longtemps l’état d’exaspération dans lequel il se trouvait, le marchand, affaibli d’ailleurs par le sang qu’il perdait, fit un vain effort pour se relever et se précipiter sur son ennemi ; mais il tomba à la renverse et s’évanouit en murmurant une dernière imprécation.
Les domestiques étaient restés atterrés autant de l’adresse sans exemple de cet homme étrange que de l’audace avec laquelle, après les avoir désarmés les uns après les autres de leurs fusils, il avait traversé la rivière pour revenir pour ainsi dire se livrer entre leurs mains, car s’ils n’avaient plus de fusils, leurs pistolets et leurs couteaux leur restaient.
– Çà, messieurs, dit le Canadien en fronçant le sourcil, jetez s’il vous plaît l’amorce de vos pistolets, ou, vive Dieu ! nous allons en découdre.
Les domestiques se souciaient peu d’entamer une lutte avec lui, d’ailleurs la sympathie qu’ils éprouvaient pour leur maître n’était pas grande, tandis qu’au contraire le Canadien, grâce à la façon expéditive dont il avait agi, leur inspirait une crainte superstitieuse extrême ; ils obéirent donc à son injonction avec une sorte d’empressement, ils voulurent même lui remettre leurs couteaux.
– Ce n’est pas nécessaire, dit-il ; maintenant, occupons-nous à panser ce digne gentleman ; ce serait dommage de priver la société d’un si estimable personnage qui en fait le plus bel ornement.
Il se mit aussitôt à l’œuvre, aidé par les domestiques qui exécutaient ses ordres avec une rapidité et un zèle extraordinaires, tant ils se sentaient dominés par lui.
Contraints par le genre de vie qu’ils mènent de se passer de tout secours étranger, les coureurs des bois possèdent tous à un certain degré les notions élémentaires de la médecine et surtout de la chirurgie et peuvent, le cas échéant, traiter une fracture ou une blessure quelconque aussi bien que n’importe quel docteur gradué dans une Faculté, et cela par des moyens fort simples et employés ordinairement avec le plus grand succès par les Indiens.
Le chasseur prouva, par l’adresse et la dextérité avec laquelle il opéra le pansement du blessé, que s’il savait faire les blessures, il savait presque aussi bien les guérir.
Les domestiques contemplaient avec une admiration croissante cet homme extraordinaire, qui semblait s’être métamorphosé tout à coup et procédait avec une sûreté de coup d’œil et une légèreté de main que bien des médecins lui eussent enviés.
Pendant le pansement, le blessé avait repris connaissance, il avait ouvert les yeux, mais il était demeuré silencieux : sa fureur s’était calmée, sa nature brutale avait été domptée par l’énergique résistance que lui avait opposée le Canadien. À la première et cuisante douleur de la blessure avait succédé, comme cela arrive toujours lorsque le pansement est bien fait, un bien-être indéfinissable ; aussi, reconnaissant malgré lui du soulagement qu’il éprouvait, il avait senti se fondre sa haine en un sentiment dont il ne se rendait pas encore compte lui-même, mais qui lui faisait maintenant regarder son ennemi presque d’un air amical.
Pour rendre à John Davis la justice qui lui est due, nous dirons qu’il n’était ni meilleur ni plus mauvais qu’aucun de ses confrères, qui, comme lui, trafiquaient de la chair humaine ; habitué aux douleurs des esclaves qui, pour lui, n’étaient autre chose que des êtres privés de raison, une marchandise en un mot, son cœur s’était peu à peu blasé aux émotions douces ; il ne voyait dans un nègre que l’argent qu’il avait déboursé et celui qu’il espérait en tirer, et comme un véritable négociant, il tenait beaucoup à son argent ; un esclave marron lui semblait un misérable voleur, contre lequel tout moyen était bon à employer pour l’obliger à ne pas lui faire tort de sa personne.
Cependant cet homme n’était pas insensible à tout bon sentiment, en dehors de son commerce il jouissait même d’une certaine réputation de bonté et passait pour un gentleman, c’est-à-dire pour un homme comme il faut.
– Là, voilà qui est fait, dit le Canadien en jetant un regard de satisfaction sur les ligatures, dans trois semaines il n’y paraîtra plus, si vous vous soignez bien, d’autant plus que par un bonheur inouï, l’os n’a pas été attaqué et que la balle n’a fait que traverser les chairs. Maintenant, mon bon ami, si vous voulez causer, je suis prêt.
– Je n’ai rien à vous dire, moi, si ce n’est de me rendre le maudit moricaud qui est cause de tout le mal.
– Hum ! si nous continuons ainsi, je crains que nous ne nous entendions pas. Vous savez bien que c’est justement à propos de la reddition de votre moricaud, ainsi que vous l’appelez, qu’est venue toute la querelle.
– Je ne puis cependant perdre mon argent.
– Comment, votre argent ?
– Mon esclave, si vous le préférez ; il représente pour moi une somme, que je ne me soucie nullement de perdre, d’autant plus que depuis quelque temps les affaires vont fort mal et que j’ai éprouvé des pertes considérables.
– C’est fâcheux, je vous plains sincèrement ; cependant, je tiendrais à arranger cette affaire à l’amiable, ainsi que je l’ai commencée, reprit le Canadien avec bonhomie.
L’Américain fit la grimace.
– Drôle de façon amiable que vous avez de traiter les affaires, dit-il.
– C’est votre faute, mon ami, si nous ne nous sommes pas entendus tout d’abord, vous avez été un peu vif, convenez-en.
– Enfin, n’en parlons plus, ce qui est fait est fait.
– Vous avez raison, revenons à notre affaire ; malheureusement je suis pauvre, sans cela, je vous donnerais quelques centaines de piastres, et tout serait dit.
Le marchand se gratta la tête.
– Écoutez, fit-il, je ne sais pourquoi, mais malgré ce qui s’est passé entre nous, et peut-être à cause de cela même, je ne voudrais pas que nous nous séparions dans de mauvais termes, d’autant plus que pour être franc je tiens fort peu à Quoniam.
– Qu’est-ce que c’est que cela, Quoniam ?
– C’est le nègre.
– Ah ! fort bien, drôle de nom que vous lui avez donné là ; enfin n’importe, vous dites donc que vous tenez fort peu à lui ?
– Ma foi, oui.
– Alors pourquoi lui appuyez-vous une chasse aussi acharnée avec accompagnement de chiens et de rifles ?
– Par amour-propre.
– Oh ! fit le Canadien avec un geste de mécontentement.
– Écoutez-moi, je suis marchand d’esclaves.
– Un fort vilain métier, entre parenthèse, observa le chasseur.
– Peut-être, je ne discute pas là-dessus. Il y a un mois, à Bâton-Rouge, on annonça une grande vente publique d’esclaves des deux sexes appartenant à un riche gentleman qui était mort subitement. Je me rendis donc à Bâton-Rouge. Parmi les esclaves exposés aux regards des amateurs, se trouvait Quoniam ; le drôle est jeune, bien découplé, vigoureux ; il a l’air hardi et intelligent : naturellement il me plut au premier coup d’œil et je désirai l’acheter. Je m’approchai et je le questionnai ; le drôle me répondit textuellement ceci avec une effronterie qui me décontenança tout d’abord :
– Maître, je ne vous conseille pas de m’acheter, j’ai juré d’être libre ou de mourir ; quoi que vous fassiez pour me retenir, je vous avertis que je m’échapperai ! Maintenant, voyez ce que vous avez à faire.
Cette déclaration si nette et si péremptoire me piqua. Nous verrons, lui dis-je, et j’allai trouver l’homme chargé de la vente. Cet individu qui me connaissait chercha à me dissuader d’acheter Quoniam, en me donnant une foule de raisons toutes meilleures les unes que les autres pour ne pas m’obstiner dans ma résolution. Mais mon parti était pris, je tins bon : Quoniam me fut livré au prix de quatre-vingt-dix piastres, bon marché fabuleux pour un nègre de son âge et taillé comme il l’est ; mais personne n’en voulait à aucun prix. Je mis les fers à mon esclave et je l’emmenai, non pas chez moi, mais à la prison, afin d’être plus sûr qu’il ne m’échapperait pas. Le lendemain, quand j’entrai dans la prison, Quoniam était parti ; il m’avait tenu parole.
Au bout de deux jours il était repris : le soir même il repartait, sans qu’il me fût possible de deviner par quel moyen il parvenait à déjouer les précautions que j’employais pour le retenir. Que vous dirai-je ? voilà un mois que cela dure ; il y a huit jours, il s’est encore échappé : depuis, je suis à sa recherche ; désespérant de parvenir à le retenir, la colère s’est emparée de moi, et je me suis mis à ses trousses en le suivant à la piste avec des limiers, résolu, cette fois, à en finir, coûte que coûte, avec ce maudit nègre qui me glisse continuellement entre les doigts comme une couleuvre.
– C’est-à-dire, observa le Canadien qui avait écouté avec intérêt le récit du marchand, que poussé à bout vous n’auriez pas hésité à le tuer.
– Ma foi non, d’autant plus que cet effronté coquin est tellement rusé ; il s’est si constamment moqué de moi que j’ai fini par le prendre en exécration.
– Écoutez à votre tour, master John Davis ; je ne suis pas riche, tant s’en faut ; qu’ai-je besoin d’or ou d’argent, moi homme du désert auquel Dieu dispense si généreusement la nourriture de chaque jour ? Ce Quoniam, si avide de liberté et de grand air, m’inspire malgré moi un vif intérêt ; je veux tâcher de lui donner cette liberté à laquelle il aspire avec une constance si grande. Voici ce que je vous propose : j’ai là dans ma pirogue trois peaux de jaguars et douze peaux de castors qui, vendues dans n’importe quelle ville de l’Union, vaudraient au moins cent cinquante à deux cents piastres ; prenez-les, et que tout soit fini.
Le marchand le regarda avec une surprise mêlée d’une certaine bienveillance.
– Vous avez tort, dit-il enfin ; le marché que vous me proposez est trop avantageux pour moi et trop peu pour vous. Ce n’est pas ainsi que se font les affaires.
– Que vous importe ? je me suis mis dans la tête que cet homme serait libre.
– Vous ne connaissez pas la nature ingrate des nègres, reprit-il avec insistance ; celui-là ne vous sera nullement reconnaissant de ce que vous faites pour lui, au contraire, à la première occasion peut-être vous donnera-t-il lieu de vous repentir de votre bonne action.
– C’est possible, cela le regarde, je ne lui demande pas de reconnaissance ; s’il m’en témoigne, tant mieux pour lui, sinon, à la grâce de Dieu ! j’agis selon mon cœur, ma récompense est dans ma conscience.
– By god ! vous êtes un brave garçon, savez-vous ? s’écria le marchand incapable de se contenir plus longtemps. Il serait bon que l’on rencontrât plus souvent des hommes de votre trempe. Eh bien ! je veux vous prouver que je ne suis pas aussi méchant que vous seriez en droit de le supposer après ce qui s’est passé entre nous ; je vais vous signer l’acte de vente de Quoniam, et je n’accepterai en retour qu’une peau de tigre comme souvenir de notre rencontre, bien que, ajouta-t-il avec une grimace en montrant son bras, vous m’en ayez déjà donné un autre.
– Tope ! s’écria le Canadien joyeux, seulement vous prendrez deux peaux au lieu d’une, parce que j’ai l’intention de vous demander un couteau, une hache et le rifle qui vous reste, pour que le pauvre diable auquel nous rendons la liberté (car maintenant vous êtes moitié dans ma bonne action) puisse pourvoir à sa nourriture.
– Soit ! s’écria le marchand d’un ton de bonne humeur, puisque le drôle veut absolument être libre, qu’il le soit et qu’il aille au diable.
Sur un signe de son maître, un des domestiques sortit d’une gibecière encre, plumes, papiers, et rédigea, séance tenante, non pas un acte de vente mais, d’après le désir du Canadien, un acte de libération parfaitement en règle, auquel le marchand apposa tant bien que mal sa signature, et que les domestiques signèrent ensuite comme témoins.
– Ma foi ! s’écria John Davis, il est possible qu’au point de vue des affaires j’aie fait une sottise, mais vous me croirez si vous voulez, jamais je n’ai été aussi content de moi.
– C’est que, répondit sérieusement le Canadien, vous avez aujourd’hui suivi les impulsions de votre cœur.
Le Canadien quitta alors la plate-forme pour aller chercher les peaux. Au bout d’un moment il revint avec deux magnifiques peaux de jaguars, parfaitement intactes, et qu’il donna au marchand. Celui-ci, ainsi que cela avait été convenu, lui remit les armes ; mais alors un scrupule s’empara du chasseur.
– Un moment, dit-il, si vous me donnez ces armes comment ferez-vous vous-même pour retourner aux habitations ?
– Que cela ne vous inquiète point, répondit John Davis ; j’ai laissé à trois lieues d’ici au plus mes chevaux et mes gens. D’ailleurs nous avons nos pistolets qui pourraient nous servir au besoin.
– C’est juste. observa le Canadien, de cette façon vous n’avez rien à redouter ; cependant, comme votre blessure ne vous permettrait pas de faire un aussi long trajet à pied, je vais aider vos domestiques à vous préparer un brancard.
Et avec cette adresse dont il avait déjà donné tant de preuves, en un tour de main le Canadien eut confectionné, avec des branches abattues à coups de hache, un brancard sur lequel on étendit les deux peaux de tigres.
– Maintenant, dit-il, adieu ; peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Nous nous quittons, je l’espère, en meilleurs termes que nous ne nous sommes rencontrés : souvenez-vous qu’il n’y a pas de si vilain métier qu’un honnête homme ne puisse faire honorablement ; lorsque votre cœur vous inspirera une bonne action, ne soyez pas sourd et accomplissez-la sans regret, car c’est Dieu qui vous aura parlé.
– Merci, répondit le marchand avec une certaine émotion, un mot encore avant que nous ne nous séparions !
– Parlez.
– Dites-moi votre nom, afin que si quelque jour le hasard nous remettait en présence, je puisse faire appel à vos souvenirs, comme vous feriez appel aux miens !
– C’est juste, je me nomme Tranquille, les coureurs des bois, mes confrères, m’ont surnommé le tueur de tigres.
Et avant que le marchand fût revenu de l’étonnement causé par cette subite révélation du nom d’un homme dont la renommée était universelle sur les frontières, le chasseur, après lui avoir fait un dernier signe d’adieu, avait sauté de la plate-forme, avait détaché sa pirogue et s’était éloigné en pagayant vigoureusement vers l’autre rive.
– Tranquille, le tueur de tigres ! murmura John Davis dès qu’il fut seul, c’est vraiment mon bon génie qui m’a inspiré de me faire un ami d’un tel homme.
Il s’étendit sur le brancard dont deux de ses domestiques prirent les bras, et après avoir jeté un dernier regard vers le Canadien qui en ce moment débarquait sur la rive opposée.
– En route, dit-il.
Bientôt la plate-forme redevint solitaire, le marchand et sa suite avaient disparu sous le couvert et on n’entendit plus que le bruit qui s’affaiblissait de plus en plus et ne tarda pas à s’éteindre tout-à-fait, des aboiements saccadés des limiers qui couraient en avant de la petite troupe.
Cependant le chasseur canadien, dont nous savons enfin le nom, avait, ainsi que nous l’avons dit, atteint le côté de la rivière où il avait laissé le nègre caché dans les broussailles de la rive.
Pendant la longue absence de son défenseur, l’esclave aurait pu facilement s’enfuir et cela avec d’autant plus de raison qu’il avait à peu près la certitude de ne pas être poursuivi avant un laps de temps qui lui aurait permis de prendre une avance considérable sur ceux qui s’acharnaient avec tant d’opiniâtreté à s’emparer de lui.
Il n’en avait cependant rien fait, soit que la pensée de sa fuite ne lui parût pas réalisable, soit qu’il se trouvât trop fatigué, soit enfin pour toute autre cause que nous ignorons ; il n’avait pas bougé de l’endroit où dans le premier moment il avait cherché un refuge ; il était demeuré les yeux obstinément fixés sur la plate-forme suivant d’un regard anxieux les divers mouvements des individus qui s’y trouvaient.
John Davis ne l’avait nullement flatté dans le portrait qu’il en avait fait au chasseur, Quoniam était réellement un des plus magnifiques spécimen de la race africaine ; âgé de vingt-deux ans au plus, il était grand, bien taillé, solidement bâti ; il avait les épaules larges, la poitrine développée, des membres bien attachés ; il devait joindre une adresse et une légèreté peu communes à une force sans égale ; ses traits étaient fins, expressifs, sa physionomie respirait la franchise, son œil bien ouvert était intelligent, enfin, bien que sa peau fût du plus beau noir et que malheureusement, en Amérique, cette terre de liberté, cette couleur soit un stigmate indélébile de servitude, cet homme ne semblait pas avoir été créé pour l’esclavage, tellement tout en lui paraissait aspirer à la liberté et à ce libre arbitre que Dieu a donné à ses créatures et que les hommes ont vainement tenté de leur ravir.
Lorsque le Canadien remonta dans sa pirogue et que les Américains quittèrent la plate-forme, un sourire de satisfaction souleva la poitrine du nègre, car, sans savoir positivement ce qui s’était passé entre le chasseur et son ancien maître puisqu’il était trop loin pour entendre ce qui se disait, il comprit que, provisoirement du moins, il n’avait plus rien à redouter du dernier, et il attendit avec une fiévreuse impatience le retour de son généreux défenseur, afin d’apprendre ce qu’il avait désormais à craindre ou à espérer.
Dès qu’il atteignit le rivage, le Canadien poussa sa pirogue sur le sable et se dirigea d’un pas ferme et mesuré vers l’endroit où il supposait devoir trouver le nègre.
Il ne tarda pas à l’apercevoir assis et presque dans la même position que lorsqu’il l’avait quitté.
Le chasseur ne put retenir un sourire de satisfaction.
– Ah ! ah ! lui dit-il, mon ami Quoniam, vous voilà donc ?
– Oui, maître. John Davis vous a dit mon nom ?
– Vous voyez ; mais que faites-vous là, pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé pendant mon absence ?
– Quoniam n’est pas un lâche, dit-il, pour s’échapper, tandis qu’un autre risque pour lui sa vie. J’attendais, prêt à me livrer, si la sûreté du chasseur blanc était menacée1.
Ceci fut dit avec une simplicité pleine de grandeur qui montrait que telle était en effet l’intention du noir.
– Bien, répondit affectueusement le chasseur, je vous remercie, l’intention était bonne ; heureusement votre intervention a été inutile, du reste vous aviez mieux fait de rester ici.
– Quoi qu’il arrive de moi, soyez certain, maître, que je vous en conserverai une éternelle reconnaissance.
– Tant mieux pour vous, Quoniam, cela me prouvera que vous n’êtes pas ingrat, ce qui est un des plus vilains vices dont l’humanité soit affligée ; mais, avant tout, faites-moi le plaisir de ne plus m’appeler maître, cela me chagrine : ce mot maître implique une condition dégradante d’infériorité, et puis je ne suis pas votre maître, je ne suis que votre compagnon.
– Quel autre nom un pauvre esclave peut-il vous donner ?
– Le mien, pardieu ! Appelez-moi Tranquille comme moi je vous appelle Quoniam. Tranquille n’est pas un nom difficile à retenir, je suppose.
– Oh ! pas le moins du monde, fit en riant le nègre.
– Bon ! voilà qui est convenu ; maintenant passons à autre chose, et d’abord prenez ceci.
Le chasseur sortit alors un papier de sa ceinture et le remit au noir.
– Qu’est cela ? demanda-t-il en jetant un regard inquiet sur le papier que son ignorance l’empêchait de déchiffrer.
– Cela ? reprit en souriant le chasseur, c’est un talisman précieux qui fait de vous un homme comme tous les autres et vous raye du nombre des animaux au milieu desquels vous avez été confondu jusqu’à ce jour ; en un mot, c’est un acte par lequel John Davis, natif de la Caroline du Sud, marchand d’esclaves, rend, à dater de ce jour, à Quoniam ici présent, sa liberté pleine et entière pour lui, en jouir dorénavant comme bon lui semblera, ou si vous le préférez, c’est votre acte d’affranchissement écrit par votre ci-devant maître et signé par des témoins compétents pour vous servir et valoir au besoin.
En entendant ces paroles, le nègre avait pâli comme pâlissent les hommes de sa couleur, c’est-à-dire que son visage avait pris une teinte d’un gris sale, ses yeux s’étaient démesurément ouverts, et pendant quelques secondes il était demeuré immobile, foudroyé, incapable de prononcer une parole ou de faire un geste.
Enfin, il partit d’un éclat de rire strident, bondit deux ou trois fois sur lui-même avec une souplesse de bête fauve et tout-à-coup il fondit en larmes.
Le chasseur suivait attentivement les mouvements du nègre, se sentant intéressé au dernier point à ce qu’il voyait, et éprouvait à chaque instant pour cet homme une sympathie plus grande.
– Ainsi, dit enfin le noir, je suis libre, bien libre, n’est ce pas ?
– Tout ce qu’il y a de plus libre, répondit en souriant Tranquille.
– Maintenant, je puis aller, venir, me coucher, travailler ou me reposer sans que personne m’en empêche, sans que j’aie à craindre les coups de fouet.
– Parfaitement.
– Je suis à moi, à moi seul ? Je puis agir et penser comme les autres hommes ? Je ne suis plus une bête de somme que l’on charge ou qu’on attelle ; malgré ma couleur, je suis autant que tout autre individu blanc, jaune ou rouge ?
– Tout autant, répondit le chasseur amusé et intéressé tout à la fois par ces naïves questions.
– Oh ! fit le nègre en se prenant la tête avec les mains ; oh ! je suis donc libre, enfin libre !
Il prononça ces paroles avec un accent étrange qui fit tressaillir le chasseur.
Tout-à-coup, il se jeta à genoux, joignit les mains et levant les yeux au ciel :
– Mon Dieu ! s’écria-t-il avec un accent de bonheur ineffable, toi qui peux tout, toi pour qui tous les hommes sont égaux et qui ne regarde pas à leur couleur pour les protéger et les défendre ; toi dont la bonté est sans bornes comme la puissance, merci, merci, mon Dieu, de m’avoir tiré d’esclavage et de m’avoir rendu la liberté.
Après avoir prononcé cette prière qui était l’expression des sentiments qui tourbillonnaient au fond de son cœur, le nègre se laissa aller sur le sol, et pendant quelques minutes il demeura plongé dans de sérieuses réflexions. Le chasseur respecta son silence.
Enfin, au bout de quelques instants, le nègre releva la tête.
– Écoutez, chasseur, dit-il, j’ai rendu, comme je le devais, grâces à Dieu de ma délivrance ; car c’est lui qui vous a inspiré de me défendre. Maintenant que je me sens un peu plus calme et que je commence à m’habituer à ma nouvelle condition, veuillez me faire le récit de ce qui s’est passé entre vous et mon maître, afin que je sache au juste l’étendue des obligations que je vous ai et que je règle ma conduite à venir sur ces obligations. Parlez, je vous écoute.
– À quoi bon vous faire ce récit fort peu intéressant pour vous ? vous êtes libre, cela doit vous suffire.
– Non, cela ne me suffit pas ; je suis libre, cela est vrai, mais comment le suis-je devenu ? voilà ce que j’ignore et ce que j’ai le droit de vous demander.
– Ce récit, je vous le répète, n’a rien de bien intéressant pour vous, mais cependant, comme il peut vous faire prendre une opinion meilleure de l’homme auquel vous apparteniez, je ne refuserai pas plus longtemps de vous le faire ; écoutez-moi donc.
Tranquille, après cet exorde, rapporta dans tous leurs détails les événements qui s’étaient passés entre lui et le marchand d’esclaves, puis, lorsque enfin il eut terminé :
– Eh bien ! maintenant, dit-il, êtes-vous satisfait ?
– Oui, répondit le nègre qui l’avait écouté avec l’attention la plus soutenue, je sais qu’après Dieu c’est à vous que je dois tout, je m’en souviendrai ; jamais, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions l’un et l’autre, vous n’aurez à me réclamer ma dette.
– Vous ne me devez rien, maintenant vous êtes libre ; c’est à vous d’user de cette liberté comme doit le faire un homme au cœur droit et honnête.
– Je tâcherai de ne pas me montrer indigne de ce que Dieu et vous avez fait pour moi ; je remercie aussi sincèrement John Davis du bon sentiment qui l’a poussé à prêter l’oreille à vos remontrances, peut-être pourrai-je un jour m’acquitter envers lui, et l’occasion s’en présentant, je ne la laisserai pas échapper.
– Bien ! J’aime à vous entendre parler ainsi ; cela me prouve que je ne me suis pas trompé sur votre compte : maintenant que comptez-vous faire ?
– Quel conseil me donnez-vous ?
– La question que vous m’adressez est sérieuse, je ne sais trop comment y répondre ; le choix d’une profession est toujours une chose difficile, il est nécessaire d’y réfléchir mûrement avant que de prendre une résolution quelconque à cet égard ; malgré mon désir de vous être utile, je ne voudrais pas me risquer à vous donner un conseil que sans doute par égard pour moi vous suivriez, et qui plus tard pourrait vous causer des regrets ; d’ailleurs je suis un homme dont la vie depuis l’âge de sept ans s’est constamment écoulée dans les bois, et je suis par conséquent beaucoup trop inexpérimenté de ce qu’on est convenu d’appeler le monde pour me hasarder à vous engager dans une voie que je ne connais pas moi-même et dont j’ignore les bons et les mauvais côtés.
– Ce raisonnement me semble parfaitement juste, cependant je ne puis demeurer ainsi, il me faut prendre un parti quel qu’il soit.
– Faites une chose.
– Laquelle ?
– Voici un fusil, un couteau, de la poudre et des balles ; le désert est ouvert devant vous, partez, essayez pendant quelques jours de la vie libre des grandes solitudes ; pendant vos longues heures de chasse vous réfléchirez à loisir à la profession que vous voulez embrasser, vous pèserez dans votre esprit les avantages que vous espérez en retirer, puis lorsque votre détermination sera prise irrévocablement, eh bien ! vous tournerez le dos au désert, vous reprendrez le chemin des habitations, et comme vous êtes un homme actif, intelligent et honnête, j’ai la certitude que vous réussirez quelle que soit la profession que vous choisissiez.
Le nègre hocha la tête à plusieurs reprises.
– Oui, dit-il, il y a dans ce que vous me proposez du bon et du mauvais ; ce n’est pas cela complètement que je voudrais.
– Expliquez-vous clairement, Quoniam, je devine que vous avez sur le bout de la langue quelque chose que vous n’osez dire.
– C’est vrai, je n’ai pas été franc avec vous, Tranquille, et j’ai eu tort, maintenant je le reconnais. Au lieu de vous demander hypocritement un conseil que je n’avais nullement l’intention de suivre, j’aurais dû vous dire loyalement ma façon de penser, cela aurait mieux valu de toutes les manières.
– Voyons, fit en riant le chasseur, parlez.
– Eh bien, ma foi, pourquoi ne vous dirai-je pas ce que j’ai dans le cœur. S’il existe au monde un homme qui s’intéresse à moi, c’est vous sans contredit, mieux vaut donc que je sache de suite à quoi m’en tenir ; la seule profession qui me convienne est celle de coureur des bois. Mes instincts et mes inspirations m’y poussent. Toutes mes tentatives d’évasion, alors que j’étais esclave, tendaient vers ce but. Je ne suis qu’un pauvre nègre dont l’esprit borné et l’intelligence étroite ne sauraient le guider convenablement dans les villes, où l’homme n’est prisé, non pas pour ce qu’il vaut, mais seulement pour ce qu’il paraît. À quoi me servirait cette liberté dont je suis si fier, dans une ville où pour manger et me vêtir, je serais immédiatement forcé de l’aliéner au profit du premier venu qui me donnerait ces premières ressources dont je suis complètement dénué ? Je n’aurais reconquis ma liberté que pour me rendre moi-même esclave. C’est donc dans le désert seul que je puis profiter de ce bienfait que je vous dois, sans craindre d’être jamais poussé par la misère à des actions indignes d’un homme qui a le sentiment de sa valeur. Aussi est-ce dans le désert que je veux vivre désormais, sans plus approcher des villes, que pour échanger les peaux des animaux que j’aurai tués contre de la poudre, des balles et des vêtements. Je suis jeune, vigoureux. Dieu qui m’a protégé jusqu’à présent ne m’abandonnera pas.
– Vous avez peut-être raison, je ne puis vous blâmer, moi, pour qui la vie que je mène est préférable à toute autre, de vouloir suivre mon exemple. Eh bien ! maintenant que tout est réglé et convenu à votre satisfaction, nous allons nous quitter, mon bon Quoniam, bonne chance ; peut-être nous rencontrerons-nous quelquefois sur le territoire indien.
Le nègre se mit à rire en montrant deux rangées de dents blanches comme la neige, mais il ne répondit pas.
Tranquille jeta son rifle sur son épaule, lui fit un dernier signe d’amical adieu, et se détourna pour regagner sa pirogue.
Quoniam saisit le fusil que le chasseur lui avait laissé, passa le couteau à sa ceinture, à laquelle il attacha aussi les cornes de poudre et de balles, puis, après avoir jeté un regard autour de lui pour s’assurer qu’il ne laissait rien, il suivit le chasseur qui avait déjà pris une assez grande avance sur lui.
Il l’atteignit au moment où Tranquille arrivait près de la pirogue et se mettait en devoir de la pousser à l’eau ; au bruit des pas, le chasseur se retourna.
– Tiens, dit-il, c’est encore vous, Quoniam ?
– Oui, répondit-il.
– Quelle raison vous amène de ce côté ?
– Eh ! fit le nègre en fourrant ses doigts dans sa chevelure crépue et se grattant la tête avec fureur, c’est que vous avez oublié quelque chose.
– Moi ?
– Oui, répondit-il d’un air embarrassé.
– Quoi donc ?
– De m’emmener avec vous.
– C’est vrai, dit le chasseur en lui tendant la main, pardonnez-moi, frère.
– Ainsi vous consentez ? dit-il avec une joie mal contenue ?
– Oui.
– Nous ne nous quitterons plus ?
– Cela dépendra de votre volonté.
– Oh ! alors, s’écria-t-il avec un joyeux éclat de rire, nous vivrons longtemps ensemble.
– Eh bien, soit, reprit le Canadien, venez : deux hommes, lorsqu’ils ont foi l’un en l’autre, sont bien forts dans le désert. Dieu, sans doute, a voulu que nous nous rencontrions. Nous serons frères désormais.
Quoniam sauta dans la barque et prit gaiement les pagaies.
Le pauvre esclave n’avait jamais été si heureux, jamais l’air ne lui avait paru plus pur, la nature plus belle, il lui semblait que tout lui riait et lui faisait fête ; il allait dès ce moment commencer réellement à vivre de la vie des autres hommes, sans arrière-pensée amère ; le passé n’était déjà plus qu’un songe. Il avait trouvé dans son défenseur ce que tant d’hommes cherchent vainement pendant le cours d’une longue existence, un ami, un frère, auquel il pourrait entièrement se fier et pour lequel il n’aurait pas de secrets.
En quelques minutes, ils atteignirent l’endroit qu’à son arrivée, le Canadien avait remarqué ; cet endroit, clairement désigné par les deux chênes-saules tombés en croix l’un sur l’autre, formait une espèce de petit promontoire sablonneux, favorable à l’établissement d’un campement de nuit, car de là on dominait non seulement le cours de la rivière en haut et en bas à une longue distance, mais encore il était facile de surveiller les deux rives et de déjouer une surprise.
– C’est ici que nous passerons la nuit, dit Tranquille ; transportons auprès de nous la pirogue afin d’abriter notre feu.
Quoniam saisit la légère embarcation, la souleva, et la plaçant sur ses robustes épaules, il la porta à l’endroit que son compagnon lui avait désigné.
Cependant un laps de temps assez considérable s’était écoulé depuis que le Canadien et le nègre s’étaient si miraculeusement rencontrés. Le soleil, déjà assez bas au moment où le chasseur avait doublé la pointe et chassé les hérons, était maintenant sur le point de disparaître, la nuit tombait rapidement, et les arrière-plans du paysage commençaient déjà à être noyés dans les ombres du soir qui s’épaississaient de plus en plus.
Le désert s’éveillait, les rauques rugissements des fauves se faisaient entendre par intervalles, se mêlant aux miaulements des carcajous et aux abois saccadés des loups rouges.
Le chasseur choisit le bois le plus sec qu’il put trouver pour allumer le feu, afin que la fumée fût nulle et que la flamme au contraire éclairât les environs, de façon à dénoncer immédiatement l’approche des redoutables voisins dont ils entendaient les cris, et que la soif ne tarderait pas à amener de leur côté.
Les flamants rôtis et quelques poignées de pennekann (viande hachée et mise en poudre) composèrent le souper des aventuriers, souper bien sobre, arrosé seulement par l’eau de la rivière, mais qu’ils mangèrent de bon appétit et en hommes qui savent apprécier la valeur des mets quels qu’ils soient que leur dispense la Providence.
Lorsque la dernière bouchée fut avalée, le Canadien partagea fraternellement sa provision de tabac avec son nouveau camarade et alluma sa pipe indienne qu’il dégusta en véritable gourmet, exemple suivi consciencieusement par Quoniam.