Les sacoches de la mobylette bleue - Yolande Koch-Thomassin - E-Book

Les sacoches de la mobylette bleue E-Book

Yolande Koch-Thomassin

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Beschreibung

Un meurtre, des poursuites sur un chantier, des figures épiques… Ces événements marquent les souvenirs d’enfance de Yo dans un quartier populaire de la banlieue de Mulhouse. À travers Les sacoches de la mobylette bleue, plongez-vous dans le vécu d’une fillette des années soixante. Les deux amis, Salam et Yo, jouent parmi les blocs destinés à remplacer le bidonville des Jonquilles. Deux vies, deux destins s’entrecroisent et évoluent au gré des années. Le rêve ultime de ces deux protagonistes : trouver leur liberté.


À PROPOS DE L'AUTRICE 

L’esprit d’aventure de Yolande Koch-Thomassin est un souffle de liberté. Fondatrice d’une société de formation pour adultes, elle a guidé de nombreuses personnes dans l’art de la rédaction de discours. Avec passion, elle a conçu Les sacoches de la mobylette bleue, son dernier ouvrage, reflet vibrant de son vécu.

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Seitenzahl: 180

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Yolande Koch-Thomassin

Les sacoches de la mobylette bleue

Roman

© Lys Bleu Éditions – Yolande Koch-Thomassin

ISBN : 979-10-422-0016-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Illustrations originales créées par l’artiste

Pierre Bérard

À mes fils, Benjamin et Guillaume

Dodo sur mon dos

Doux mots tendres

Mon dos te portera.

Dos doux si fort

Pour ton bébé si beau !

Mon dos pour toi,

Pour ton bébé d’amour

Dos si docile

À son corps souple, je ploierai mon dos

Pour porter ce précieux fardeau

Comme je portais ton corps

Sur mon dos en corbeille

Je porterai ton enfant

Sur mon dos tout pareil.

Basile

Je l’ai rencontré le 6 juin, et cela a bouleversé ma vie.

Les bras de sa mère étaient l’unique rempart contre l’univers qu’il découvrait. Sans parler, sans voir, sans comprendre, il m’expliquait ce qu’était la vie, petit corps émouvant qui réunit l’amour d’une famille.

Deux années plus tard, son frère Gaspard décuplait cet amour.

Fragrances

Lorsqu’il rentre le soir, papa range sa mobylette bleue dans la cave.

Je cours le rejoindre, j’aime l’odeur puissante du moteur chaud, mêlée à celle de la poussière du sol. J’ouvre les sacoches en simili cuir, le clic de la fermeture claque joyeusement à mes oreilles.

Dans les sacoches de la mobylette bleue, mes bras menus plongés au hasard, j’espère une surprise.

Le vent, la pluie, le soleil parfument maman, rentrée des courses qu’elle fait à bicyclette, par tous les temps. Elle sent le cake marbré à peine sorti du four, le savon de Marseille, la lessive.

Toutes ces fragrances illustrent les souvenirs de mon enfance.

Généalogie de Yo

Caramel dur

Je tire un long fil de caramel, ma salive chocolatée a ramolli doucement le bonbon coriace comme un rocher.

De mes doigts collants et sales, j’enroule la friandise tant convoitée afin de ne pas la dévorer d’un coup.

Je fabrique ensuite une boule, façonnée par ma langue agile, que je recrache dans le creux de ma main.

Quel subtil délice !

Entre mes paumes, je roule alors la pâte ramollie et l’engloutis promptement. Le caramel avalé, j’en retrouve la saveur fondue en léchant mes mains, tiédies et collantes du sucre frotté.

Lorsque les bonbons manquent, j’arrache un peu de pain, le tartine de beurre et de moutarde.

Je brave l’explosion de mes narines enfantines, fière d’avoir résisté à l’attaque épicée.

Ma sœur, aînée de cinq années, me défie de manger des savonnettes. Je choisis alors le parfum lavande sans hésitation et je grignote, en grimaçant, le pavé indigeste.

Salam, c’est son prénom musulman, broute de l’herbe qu’il partage avec générosité. Du haut de ses six années pleines de sagesse, il explique qu’il veut habituer son estomac à digérer cette offrande abondante du ciel pour braver une famine éventuelle. Nous mâchons donc tous deux, consciencieusement, ce mets divin au goût d’enfer.

Je raffole aussi des bananes noires de peau.

Délicatement, je tapote l’enveloppe prête à se rompre, à la limite du comestible et de la pourriture. Il me faut l’éplucher avec minutie, et, si je veux avoir une chance de le dévorer, je dois maintenir ce trophée droit et fier, la moindre erreur le ferait s’écrouler.

J’aime aussi les pommes maraudées provoquant des tortures gastriques. Mon camarade Charly me suit dans ce délit et nous nous sentons aussi libres que des oiseaux migrateurs. Cachés au fond du jardin, nous croquons joyeusement le fruit défendu en riant aux éclats.

Mais ce que je préfère, ce sont les souris en caramel dur enrobé de chocolat au lait.

Jeanne

De maman, il y a tant à dire, et si peu à la fois. Quels sont ses démons, quelles sont ses joies ? Elle semble souvent ailleurs.

Lorsque je l’observe parfois, je me demande à quoi elle rêve.

Je sais d’elle qu’avant son mariage, ses parents lui laissaient son salaire d’ouvrière chez DMC, une fabrique de tissu dans la petite ville de Pfastatt. Elle parle peu de cette période. Pourtant je crois que c’était, pour elle, deux années de sa vie d’une liberté totale. L’insouciance de sa jeunesse, un peu d’argent, les amis, aucune contrainte, son existence était facile. Elle n’imaginait pas les difficultés de sa vie de famille à venir.

Elle a eu son fils Thierry à l’âge de 24 ans. Puis deux ans plus tard, Michèle, sa fille. Je suis née cinq ans après, à l’époque, la pilule n’existait pas.

Jeanne se consacre à gérer le foyer, assurer le quotidien de cinq personnes.

J’ai l’impression qu’elle n’a pas d’autre ambition, elle semble accepter cette mission. Mais c’est son regard dans le vague qui m’interroge. Qu’aurait-elle réalisé si elle avait choisi de continuer à travailler ?

Elle est très discrète, timide, sûrement parce que le foyer l’enferme dans une prison affectueuse, mais une prison tout de même. Aurait-elle révélé une passion si elle avait découvert un univers plus large ?

Elle adore créer des petits plats délicieux qui régalent toute sa famille. Serait-elle devenue restauratrice ?

Elle s’interroge continuellement à propos des meilleurs produits à utiliser pour la santé des siens. Serait-elle devenue nutritionniste ?

Elle va souvent découvrir les nouveautés d’un magasin de décoration à Mulhouse. Elle économise consciencieusement quelques francs pour acquérir un tableau, un bibelot précieux à ses yeux. Comme maman fréquente toujours le même magasin, elle est connue et fait mettre de côté l’objet du désir. Cela peut durer plusieurs mois.

Le commerçant lui fait confiance et, pour quelques francs à peine, il lui réserve le futur achat. Serait-elle devenue décoratrice ?

Les voisines de notre quartier adorent papoter à travers le grillage séparant les maisons jumelées. Maman sait écouter, sans jamais dénigrer personne. Elle ne juge pas, elle atténue les colères ou les scandales qui se racontent dès que l’occasion se présente. Il faut dire que la vie des ménagères manque un peu de piment.

Serait-elle devenue psychologue ?

Notre maison est rutilante de propreté, l’hygiène est pour maman d’une importance capitale. Elle redoute les risques de maladies liées aux bactéries.

Serait-elle devenue hygiéniste ?

Elle gère l’argent du foyer, nous ne manquons jamais de rien (à part d’affaires de classe !)

Serait-elle devenue comptable ?

Elle sait rire de nos bêtises et nous gronde rarement. Elle a une confiance démesurée en notre avenir, persuadée que nous serons tous les trois capables de construire nos vies, car elle dit que « nous savons y faire ». Elle nous offre la conviction d’être forts.

Serait-elle devenue coach de vie ?

Maman est effacée, gentille, aimante. Tout ce qu’elle aurait pu être, elle l’a rêvé.

Sa réalité est bien plus captivante : aimer sa famille et ça, elle le réalise.

Marcel

Comme tous ses frères et sœurs, Marcel est très mince et de taille moyenne. Les années de labeur s’inscrivent en caractères gras sur son dos légèrement voûté.

Il part chaque matin, très tôt, chevauchant sa mobylette Peugeot bleu clair pour aller travailler. Il parle peu de son métier, à part lorsque son chef l’importune. Le travail d’agent administratif n’est pas une passion pour lui, mais il est consciencieux car l’essentiel est de subvenir aux besoins de sa famille.

Marcel cultive un énorme potager. Il y passe des heures entières à nettoyer les plates-bandes. Je le vois accroupi, à la chasse aux mauvaises herbes, armé d’un sarcloir et d’une obstination digne d’une mule. Je crois que ce carré cultivé représente une prison où Marcel s’enferme afin de se sentir libre.

Papa est aussi généreux que la production de son potager. Des kilos de légumes, des kilos de générosité, cette balance équilibrée ne vacille jamais. À l’affût des besoins d’autrui, il offre son temps pour un coup de main aux voisins auxquels il prête volontiers ses outils. Marcel aime se rendre utile.

J’admire l’organisation de son atelier. Il a fixé des planches au plafond bas de la cave. Maman a conservé des pots de verre vides avec leur couvercle. Une fois percé, cet opercule vissé au plafond peut maintenir le bocal suspendu. Chaque sorte de vis est alors visible immédiatement.

Ce système ingénieux permet à Marcel de trouver rapidement ce dont il a besoin. Il est fier de son installation, et j’adore m’amuser à dévisser les écrins de boulons, de vis, de clous, qui ornent en farandole le dessus de l’établi.

Parfois, mis en joie par la dégustation d’une bière bien fraîche, il se met à chanter. Il module sa voix de baryton qui résonne dans tout le quartier. Son répertoire est toujours le même, Rigoletto de Giuseppe Verdi, en alternance avec Carmen de Bizet.

Je le sens heureux lorsqu’il fait vibrer ses cordes vocales. Sa voix forte étonne : comment un homme frêle trouve-t-il autant de puissance en lui ?

Marcel se transforme en une célébrité, le temps d’une chanson. De jardinier, il devient star en quelques notes. Son habit de travailleur devient un costume de scène. Son jardin se transforme en théâtre. Je suis la spectatrice la plus fanatique de papa. J’applaudis à tout rompre. D’une révérence, Marcel quitte les planches pour retourner cueillir ses légumes, ou réparer quelque chose dans la maison.

Il y a une lueur céleste dans les yeux bleus de Marcel. Parfois, un nuage y passe, papa disparaît alors dans son monde fantastique où l’imaginaire fait place à la simplicité de son quotidien.

Une opacité ferme son regard, personne alors ne peut ouvrir les portes de son cœur. Il est solitaire dans cet univers où l’oubli de la réalité lui offre une planète à sa mesure.

Mais, très vite, il retrouve sa femme et ses enfants, offrant à nouveau son attention et sa tendresse sans limites.

Thierry

Quatre heures trente du matin, la maison endormie résonne des pas de mon frère. Il doit traverser la ville pour être à cinq heures à son travail. Tous les samedis, il monte des stands au marché de Mulhouse. Le soir, il y retourne pour le démontage. Il complète sa rémunération en distribuant chaque semaine le journal gratuit du PAM, petites annonces mulhousiennes.

Depuis l’âge de quatorze ans, Thierry économise scrupuleusement son argent gagné durement. Il veut se payer le permis de conduire et une voiture pour ses vingt et un ans.

En attendant, lorsque je le vois arriver à vélo devant la petite porte du jardin, je me précipite pour lui ouvrir. Thierry, comme un acrobate, lève les jambes et roule en équilibre, sans s’arrêter, jusqu’au bout de la petite allée. C’est un rituel, et il se réjouit de me voir rire de sa clownerie.

Un jour, il veut surpasser sa performance. Il lâche le guidon et s’étale de tout son long !

Je suis partagée entre le rire et la tristesse. Thierry se relève sans rien dire et, fier, entre dans la maison.

Mon frère ne parle pas beaucoup. Nos conversations se résument à l’intendance. Je suis de sept ans sa cadette, il m’impressionne par sa maturité. Il a davantage d’autorité sur moi que mon père. Ce que dit Thierry est essentiel, mais extrêmement rare. « Où tu vas ? » Je réponds comme un soldat face à son général : « Je vais jouer dehors. »

Il choisit des mots précis, des phrases courtes « Ne rentre pas trop tard. » Je réponds : « Oui bien sûr ! ». Mais pour moi, « pas trop tard » signifie au bord de la nuit. Comme il n’est pas là lorsque je rentre, cela m’arrange bien.

Le temps semble précieux pour lui, l’inutilité du verbe tait ses pensées. Moi, si bavarde, face à lui je perds mes mots, ils disparaissent au fond de ma gorge. Je respecte son mutisme, les phrases de mon enfance ne sont pas celles de son adolescence. Jamais je ne le contredirais. Parfois, ses copains viennent à la maison. Tous des « grands » !

J’espionne leurs conversations, je ris de leurs blagues que je ne comprends pas.

Un jour, je rentre de l’école et je vois dans notre jardin une magnifique voiture, une 203 noire. Elle est garée devant les géraniums que l’on appelle « papa et maman » car ils ont chacun la silhouette de nos parents.

Géranium Papa tout fin, Géranium Maman plus rond.

Le noir rutilant de la voiture éclate au milieu des couleurs rose et violet des deux massifs. C’est magnifique.

Chez nous, je n’ai jamais vu de voiture garée. Papa roule sur sa mobylette bleue et nous avons chacun un vélo pour nos déplacements. Thierry, grâce à ses petits boulots depuis plusieurs années, a acheté cette merveille, et tout le monde peut la voir depuis la rue. Comme cela n’entrait pas dans son budget, il a acquis cette voiture avec son ami Gérard.

Ils partent ensemble visiter les châteaux de la Loire. Pour moi, c’est comme s’ils traversaient le monde entier, tels deux aventuriers.

Mon vélo me porte dans les rues du quartier, mon frère a la possibilité de découvrir d’autres pays.

Comme je l’envie, cette indépendance.

Je la souhaite tellement !

Je me sens engoncée dans un tout petit monde, l’enfance m’emprisonne. Je veux moi aussi m’évader comme les adultes. Je m’installe au volant de la voiture, j’imagine conduire sur les routes au hasard, découvrant enfin un univers différent.

Une souris sur le siège arrière stoppe net mon voyage. Je m’enfuis en hurlant, oubliant mes envies d’aventures.

Thierry passe des heures à bichonner sa Peugeot. Ce bijou précieux doit être scrupuleusement caressé d’une peau de chamois, par ses mains délicates et expertes.

Le lion de métal chromé, gueule ouverte, emblème de la marque, brille de mille feux à l’avant du capot rutilant.

Mes menottes malhabiles ne méritent que le nettoyage des roues. Nous ne parlons pas pendant l’astiquage. Thierry adore le silence. Il est toujours mystérieux concernant sa vie privée.

À part ses amis proches, nous ne savons rien de ses escapades. Il est très sérieux dans tout ce qu’il fait.

Cette rigueur me manque tant. Je suis son opposée. Je ne m’attarde que sur ce qui me semble intéressant. Par exemple, l’école m’ennuie, Thierry, lui, est très studieux. Nous sommes élevés avec les mêmes valeurs, nous les appliquons différemment. Thierry est un fils modèle, suivant les règles et respectueux de ses pairs. Pour ma part, je n’écoute pas toujours les dictats de mes parents.

Thierry est celui qui trace le chemin pour y conduire ses sœurs. Il a pour mission de nous guider. Et il le fait.

Même si je choisis toujours l’autre voie, il remplit son rôle de grand frère.

Michèle

Nous n’avons pas besoin de nous crêper le chignon, nos cheveux frisés serrés le sont déjà suffisamment.

J’adore provoquer ma grande sœur. Elle déteste le désordre, je jette en boule mes vêtements dans notre chambre. Michèle les ramasse rageusement en me menaçant de m’étouffer. Elle me poursuit avec son oreiller, j’attrape le mien et la provoque pour une bataille sur nos lits. Nous finissons par rire, suffocant à moitié.

Nous partageons un espace de neuf mètres carrés : une armoire à miroir, deux lits, deux petits chevets, et pas d’espace pour circuler. Nous avons essayé de bouger les meubles dans tous les sens afin de trouver le moyen de construire un coin qui nous ressemble.

J’ai dessiné des fleurs sur la tapisserie à côté de mon lit. Michèle a choisi la place en face de l’armoire. Le soir, c’est elle qui éteint la lumière, m’obligeant à dormir alors que je veux jouer. Je grogne et, finalement, sombre dans mes rêves.

Michèle a cinq ans de plus que moi. Cela lui donne l’autorité de l’aînée. Chaque soir, dès qu’elle semble dormir, je me lève tout doucement pour aller rejoindre le lit de maman dans la chambre d’à côté.

« Recouche-toi tout de suite ! » L’injonction de ma sœur sonne comme le tranchant d’une hache sur un billot. Penaude, je retourne dans mon lit, luttant contre le sommeil. Parfois, j’arrive à déjouer sa surveillance, et maman m’accueille dans sa couche douillette. Papa ronfle à côté, ignorant ma présence. Le bruit régulier de sa respiration me rassure, il est tout près de moi, mes cauchemars peuvent s’envoler.

Dans notre petite maison, il n’y a pas de toilettes à l’étage. Maman a installé un pot de chambre jaune, avec un couvercle, en haut de l’escalier. Chaque soir, ma sœur me rappelle que je dois l’utiliser avant d’aller au lit.

C’est elle qui me réveille le matin et vérifie mes vêtements, jusqu’à mes dix ans. Elle me demande chaque jour si j’ai brossé mes dents, fait mes devoirs, rangé ma chambre, et cela m’agace !

Nous nous disputons souvent, j’ai horreur de l’autorité. De plus, maman est toujours conciliante, aussi les ordres de Michèle m’énervent. Lorsque j’ai environ onze ans, ce rapport change. Nous devenons plus complices. Michèle me raconte ses petits flirts et moi, en tant qu’experte prépubère, je lui donne des conseils.

À treize ans, je l’emmène au club 1900, une boîte de nuit à Mulhouse. J’y suis allée auparavant avec la maman de deux amies du collège. Du haut de ses dix-huit ans, Michèle découvre la fête nocturne grâce à moi. Nous n’avons pas d’argent, l’entrée est gratuite pour les filles. Lorsque nous avons soif d’avoir trop dansé, nous allons aux toilettes boire l’eau du robinet.

Cela fonctionne aussi pour fuir les slows lorsque les garçons invitent les filles à danser, collé-serré.

C’est à cette époque-là que Michèle et moi sommes devenues les meilleures sœurs du monde. La différence d’âge n’existe plus, l’autorité a fait place à une complicité qui jamais ne disparaîtra.

Michèle est un peu timide, moins que maman, mais elle garde toujours prudemment quelques réserves dès lors qu’elle affronte l’inconnu.

Elle commence à travailler très jeune dans une entreprise de matériel pour le bâtiment.

Elle s’occupe de l’accueil et du standard. Parfois, elle m’emmène sur son lieu de travail. C’est un monde d’hommes, très misogyne, mais, à l’époque, cela paraît normal.

Elle a un salaire, c’est la fortune, elle peut s’offrir des vêtements, des chaussures. Il me tarde de faire pareil.

Michèle achète des robes qui me semblent trop classiques. Elle a un côté chic, très bourgeois. Maman lui dit de n’acheter que de la « qualité ». D’économiser pour choisir ensuite des produits chers. Par exemple, Michèle commence à investir dans du linge de maison. L’idée du trousseau de jeune fille existe encore.

Moi je ris et affiche bien fort la mode du jean, pull et baskets. Maman dit alors que pour moi, ce n’est pas la même chose. Je ferai comme je le souhaite car de toute manière je m’en sortirai toujours.

Je ne sais pas pour quelle raison elle est autant convaincue de cela. Pourquoi couve-t-elle Michèle ? Quel instinct lui dicte de me faire confiance comme si je détenais une vérité ?

Cela me convient…

« Viens, on part à vélo. », « Viens, on va en boîte. », « Viens, on va en ville. » Je veux que Michèle explose sa pudeur et sa timidité pour trouver la légèreté et l’insouciance qui me caractérisent. « La vie est belle, ne pense pas à demain, on a le temps ! »

Michèle songe à son avenir. Elle est raisonnable, prévoit son budget.

J’ignore cette rigueur, cela freine l’enthousiasme de notre jeune âge. J’ai cinq ans de moins mais je comprends que nous sommes au moment de notre vie où l’insouciance est un véritable cadeau. La vie des adultes est compliquée, difficile. Pourquoi entrer dans ce monde avant l’heure alors que notre jeunesse nous offre du bonheur à l’état pur ?

Michèle a la générosité de maman. Elle n’hésite jamais à m’offrir sa part de tarte, ce délice sucré fait maison est pour moi un dessert paradisiaque. Michèle dit qu’elle a trop mangé et rit de me voir dévorer son gâteau. Pour elle, la famille est un trésor. Personne ne peut y toucher.

Malgré son côté frêle, elle se transforme en monstre si quelqu’un cherche à nous faire du mal. Lorsqu’elle se met en colère, j’ai l’impression qu’elle grandit de trente centimètres et qu’elle décuple ses muscles. Personne n’est plus fort qu’elle face à la défense qu’elle déploie si un quelconque danger nous menace.

Un jour, un petit voyou du quartier d’à-côté me vole une jolie pochette en cuir. Je me plains auprès de ma sœur. Elle frappe sans hésiter à la porte de la maison du voleur. En hurlant qu’elle va appeler la police, elle menace ses parents qui lui crachent des insultes. Michèle ne récupère pas l’objet mais j’admire sa détermination.

Si je pouvais choisir une sœur idéale sur un catalogue, une sœur gentille, aimante, généreuse, belle, un peu folle parfois, un peu trop raisonnable, sincère, drôle, complice, eh bien elle se nommerait Michèle !

Personne d’autre qu’elle ne saurait être tout cela.

Anne