Les volets clos - V. Maroah - E-Book

Les volets clos E-Book

V. Maroah

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Beschreibung

L. – de sexe masculin –, vit seul – en tout cas physiquement – dans sa maison isolée, en pleine campagne, au bout d’un chemin de terre, au fond d’une impasse. De janvier à mai deux mille vingt, son quotidien, ou tout au moins ce qu’il en livre, s’expose à la vue du lecteur. Vacuité d’une existence, grands et petits riens du quotidien, projets remis au lendemain, conversations surréalistes se télescopent avec humour et gravité.
Un voyage immobile au cœur de la condition humaine, mais aussi une ouverture sur le monde. Un arrêt sur le temps dans un contexte où le temps se fige.
Un peu comme s’il suffisait d’appuyer sur la touche « pause » de la télécommande pour que tout s’arrête. Sauf qu’en réalité, tout continue.
Que pourrait dire de plus l’auteur, déjà fort réticent à commenter son propre propos ? Peut-être, juste t’inviter, toi lecteur, à glisser un œil inquisiteur dans l’interstice des volets clos.
Entre…


À PROPOS DE L'AUTEUR


L’auteur est né à Marseille, au XXème siècle, une nuit d’hiver. Il vit à Aubagne, au pied des collines chères à Pagnol, et désormais urbanisées.
Il a une vie sociale quasi inexistante, ce qu’il essaie de compenser par une vie intérieure intense, histoire d’exister malgré les coups bas de la vie.
Il consacre une partie de son temps aux activités familiales et amicales. Une autre où il s’efforce d’assumer comme il peut les contingences de la vie pratique. Une dernière enfin où il s’exile en lui-même pour se livrer à l’acte d’écrire.
Il est solitaire dans un univers peuplé d’amis, personnages réels et êtres fictifs.
Il aime les mondes imaginaires.
Et la vie aussi.






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LES VOLETS CLOS

V. MAROAH

Red’Active Éditions

Si cela ne sort pas de toi comme une explosion en dépit de tout, n’écris pas. »

Charles Bukowski,

Alors, tu veux être écrivain ? 

« Je suis un homme au pied du mur

Comme une erreur de la nature

Sur la terre sans d’autres raisons

Moi je tourne en rond je tourne en rond

Je suis un homme et je mesure

Toute l’horreur de ma nature

Pour ma peine ma punition

Moi je tourne en rond je tourne en rond ».

Zazie.

Chapitre I

Janvier deux mille vingt.

Un soir.

Tout ça, c’est la faute du gant.

Je me suis retrouvé sous la douche avec mon savon liquide parfum jasmin et pas de gant.

Impensable pour moi de me laver à mains nues, je suis d’une génération où on se frotte le corps avec un gant de toilette, après une journée de labeur. Enfin, après une journée.

Du coup, me voilà en train de traverser la salle de bain tout dégoulinant, claquant des dents sous le refroidissement brutal de l’eau sur ma peau. Et, bien sûr, en progressant lentement, à pas de loup, pas pour être silencieux, non, y’a que moi ici, non, non, c’est juste par prudence, pour pas glisser. J’aurais mieux fait de me sécher les pieds, ç’aurait été plus rapide. Mais bon, j’ai voulu gagner du temps.

La traversée de la salle de bain de quatre mètres carrés fut longue et éprouvante. Un stress niveau 9/10 pour éviter la glissade; une fureur exponentielle contre ce foutu gant qui n’est pas à sa place.

Je l’ai récupéré, sec et tordu, sur le robinet du lavabo, pourquoi il est là, Dieu seul le sait, enfin personne ne sait, mais il est là. Je m’en empare, un brin excédé, et retourne dans mon bac à douche exigu tout aussi précautionneusement que quand j’en suis sorti. Grelottant sous l’eau qui, évidemment, a eu le temps de refroidir. Il faudra que je jette un œil au chauffe-eau un de ces quatre, je dis ça chaque fois que je suis planté sous le jet de douche en attendant que l’eau glaciale monte en température. Tous les jours, à peu près.

Je reste longtemps sous le jet ouvert éparpillant ses milliers de gouttes sur ma peau accueillante, plus longtemps que d’habitude. Et plus longtemps que nécessaire. Mon corps est si propre qu’il va devenir transparent si je reste là. Déjà que je suis pas un être particulièrement visible…

J’arrête l’eau à contrecœur, quitte sa chaleur enveloppante pour me confronter au froid de l’après-douche d’un mois de janvier. Parce que dans ma salle de bain, il fait froid, j’ai été obligé d’arrêter le radiateur sèche-serviettes que j’ai acheté l’année dernière pour faire comme tout le monde, tout bien comme il faut, parce qu’on m’a dit que c’était désormais ce qu’on mettait dans les salles de bain. La norme, quoi. Moi, j’en étais resté à l’espèce de radian suspendu qui s’enflamme quand on tire la ficelle et qui chauffe instantanément, mais je sais même pas si ça existe toujours, ce truc-là. Alors, j’ai fait confiance aux pros, j’ai un sèche-serviettes de compétition, ultradesign, qui peut réceptionner quatre serviettes en même temps, mais, perso, je m’en fous, je vis seul. Il me prend la moitié d’un mur et m’ampute jusqu’au tiers de mes revenus. Du coup, il est éteint et reste obstinément froid, forcément, se contentant d’accueillir une unique serviette trempée, qui pendouille sans relâche dans son humidité.

Super investissement.

Bref, je sors de la douche, me sèche sommairement, et pends ma serviette mouillée sur mon super sèche-serviettes éteint ultradesign. J’enfile un jogging, un sweat polaire et mes charentaises à carreaux écossais. Oui, je sais ce que vous allez dire. Le truc de base, les charentaises à carreaux écossais. Ben oui, j’aime pas les pantoufles ouvertes derrière, qui se font la malle chaque fois que tu fais un pas et qui réchauffent que le bout des orteils. Ça me paraît être, comment dire, une lacune dans la fonction cocooning de la pantoufle. Alors oui, des charentaises fourrées à carreaux écossais. Mais je vous dirai pas la couleur, voilà.

C’est bon, je suis paré de ma panoplie nocturne. La soirée peut enfin commencer.

Sauf que j’ai loupé Le journal de vingt heures.

À cause de ce satané gant.

Et ça, j’irais pas jusqu’à dire que ça me perturbe vraiment, non, je l’ai vu hier, avant-hier, les jours d’avant, bon, c’est pas grave si j’ai raté un épisode. Je peux toujours voir le replay, ou tourner en boucle sur BFM ou CNews. Non, c’est pas ça le problème, c’est pas le contenu. C’est plutôt le timing. Ça me perturbe pas, ok, mais ça me contrarie au plus haut point d’être obligé de modifier mon planning.

À cause de ce contretemps.

À cause de ce foutu gant.

C’est pas que j’ai un emploi du temps de ministre – comprenons-nous bien, c’est juste une expression convenue pour dire que je ne suis pas débordé mais ne me faites pas dire ce que je ne dis pas, parce que l’emploi du temps du ministre est peut-être sensiblement le même que le mien, moi, dans le privé, c’est pas comme dans mon métier, dans le privé, si je sais pas, je dis pas. Donc, je dis pas.

C’est pas non plus comme si j’avais des contraintes extérieures à moi-même, des enfants à m’occuper, une femme à occuper, ce genre de choses, quoi. Non, je vous l’ai dit, je vis seul. Je suis libre, donc. Mais justement. Comme je vis seul, je me suis fixé des règles, un cadre, des repères. Ben oui, sinon quoi ? Sinon, c’est l’anarchie. Et l’anarchie, toute seule, c’est rien, c’est juste la débâcle. L’anarchie, ça sert que quand t’es en collectivité. Alors il faut bien que j’arrive à respecter mes propres règles, que j’ai moi-même instaurées, pour régir mon existence personnelle. Faut bien donner un sens à tout ça. À tout. À soi.

Du coup, j’ai raté Le journal de vingt heures, je suis tout déstabilisé. J’aime bien manger devant le journal et me caler ensuite sur ma banquette devant la télé. Devant un truc soigneusement sélectionné parce que ça m’intéresse ou une daube délibérément choisie pour favoriser l’assoupissement. Alors là, je suis démuni. Est-ce que je mange en regardant un truc ? Est-ce que je mange pas ?

De fait, j’ai pas préparé à manger. Ça m’arrive parfois, souvent, ça fait partie des règles quand on vit seul : je fais ce que je veux. Et dans ces cas-là, j’ouvre le frigo et je prends du fromage et de la charcuterie. J’ai toujours des réserves pour les non-repas. Je sais, on patauge dans le lieu commun, manque plus que la bière ou le cubi de vin rouge. Mais je n’aime ni l’un ni l’autre. Moi, c’est Coca et Malibu.

Je laisse le si grand soleil aller se coucher et j’attends vingt et une heures pour grignoter ma pitance devant la télé allumée. Je ne sais plus ce que j’ai regardé ce soir-là, parce que ça, c’était il y a deux mois. Et tout ce dont je me souviens, c’est que j’ai raté Le vingt-heures. À cause d’un gant de toilette…

J’irai me coucher maussade, ce soir-là. En passant devant la salle de bain, je vérifie que mon gant de toilette à l’effigie des Minions est bien à sa place, pendu au crochet en plastique adhésif que j’ai installé dans le bac à douche, à cet usage.

Je sais, c’est kitsch. Pas qualitatif, en plus.

Chapitre II

Le lendemain.

Je me réveille la bouche pâteuse et l’estomac tenaillé par la faim. Je repère vite l’intrusion matinale d’un faible rai de lumière par l’interstice des volets clos. Une lueur timide qui me fait penser qu’il doit être environ sept heures.

Parfait.

Je plisse mes yeux fermés pour me faire croire que je dors encore, car rien ne me presse, alors je peux me payer le luxe de ne pas me lever tout de suite. Puis, je les ouvre brusquement et m’extirpe d’un bond hors du lit. J’aime bien, au lever, comme ça, me faire croire que je suis en pleine forme…

Je m’habille vite fait, enfile mes chaussures de randonnée que je lace consciencieusement, en prévision de ce qui sera l’activité principale de ma journée : faire les cent pas. Cent fois. Ou cent mille. Enfin, vaut mieux être bien équipé pour ma rando quotidienne.

Je me brosse frénétiquement les dents, histoire de chasser l’haleine fétide dont la nuit m’a parfumé. Je me brosse aussi les cheveux, de manière moins virulente, parce que, même si, pour l’instant, j’ai plus de cheveux que de dents, je sens bien, obscurément, que cette tendance peut vite s’inverser, du coup j’évite de les malmener. Et je me passe un gant sur le visage, pour me réveiller, comme on dit. Comme si je ne l’étais pas déjà. Pas le gant d’hier, bien sûr, non, là, c’est le gant du matin, estampillé Scooby-Doo et qui, lui, se place toujours à droite du lavabo. Un petit coup de spray senteur masculine derrière les oreilles et me voilà drapé de toute ma virilité.

C’est frais comme un liseron dans la rosée du matin que je me dirige vers la cuisine. Je vais pouvoir prendre mon p’tit déj. Tartines de pain de mie grillé avec du beurre qui fond par-dessus. C’est comme ça que je les aime, alors j’étale le beurre dès qu’elles sont éjectées du grille-pain. Et café. Long. Première capsule de la journée. Je sais, c’est pas bien, c’est pas écologique, et c’est même pas économique.

Je vais pas me justifier, ce serait un peu compliqué, un peu compromis. Mais j’écoute Pierre Rabhi, je fais ma part, j’ai des gestes écolos, comme on dit. Je participe au tri collectif. Depuis qu’ils ont mis des poubelles réservées à cet usage au bout de mon chemin, j’y vais presque tous les jours. Quatre cents pas aller-retour, à peu près, j’ai compté, par curiosité. Et puis, parce que ça m’occupe. Enfin, ça me distrait, plutôt. Je jette violemment le verre pour l’entendre se fracasser dans le container, ça m’amuse, je sais pas pourquoi. J’engouffre le papier dans la fente prévue pour sa réception, le papier, c’est mon principal déchet. À côté du tri, il y a même une poubelle de recyclage pour les habits. Mais là, je fais l’inverse, je remplis pas, je récupère. Je recycle direct, c’est plus écolo.

Je suis également très vigilant avec mon empreinte carbone, je proscris les déplacements physiques autant que possible, et c’est tout à fait possible, finalement, quand on a une voiture en fin de vie ou des projets de voyages irréalisables. De fait, pour être tout à fait honnête, ce sont mes finances qui contribuent largement à réduire mon empreinte carbone. Mais le résultat est le même, non ?

Alors, comme c’est bien, quand même, ce que je fais, je me suis octroyé quelques dérogations pour compenser, en particulier le café en capsules d’aluminium. Ça, c’est pas bien, je sais, mais pourquoi moi je ferais tous les efforts alors que d’autres ?... Alors, moi, je fais les efforts qui me coûtent rien, c’est déjà un grand geste.

En plus, le café en capsules, ça coûte cher, vous me direz, vous pouvez même me pointer la contradiction entre ce gaspillage assumé et les restrictions que je m’inflige. Évidemment, je pourrais payer mon café moins cher et chauffer ma salle de bain. Évidemment, j’ai besoin de l’index de personne pour me pointer ce choix douteux, je le vois bien tout seul, je peux contester tout seul le choix que je fais. Mais c’est un fait, il y a des choses que je peux pas expliquer. C’est comme ça. Je préfère me geler trois minutes tous les jours et boire du bon café. C’est comme ça.

Quand tout est prêt, je me dirige vers la grande table de ma petite pièce à vivre, désignation contemporaine du séjour-salon-salle à manger, puisque, en ces temps modernes, on vit décloisonné, perso, ça m’est égal, ça m’arrange même, comme je suis un peu maladroit, je me cogne moins quand les cloisons s’effritent. J’y dépose délicatement mon café fumant et mes tartines beurrées où le beurre a disparu, incrusté dans la mie du pain. Je saisis la télécommande, enfin, les télécommandes, il en faut deux pour allumer une télé, et dans un ordre précis, encore ; avant, il suffisait d’appuyer sur un bouton. Mais ça, c’était avant. Sélection Télématin. Je m’installe et m’attaque au petit-déjeuner, à l’instant du petit-déjeuner, avec une lenteur voluptueuse. Ambiance Déjeuner en paix. Dès lors, tous mes sens se mettent en action. Mes oreilles sont tendues vers la musique familière des chroniques de l’émission où chacun joue sa partition. Parle de je ne sais quoi, de spectacles que je ne verrai pas, d’art que je ne connais pas, de maladies que je n’aurai pas, de lieux où je n’irai pas. Et d’autres choses que je n’écoute pas. Et tandis que mes oreilles papillonnent au son de premières voix humaines qui émergent dans ma maison, mes yeux rivés sur le téléphone scrutent les différents messages arrivés entre hier soir et ce matin, depuis les annonces du Bon coin jusqu’au dernier iPhone que j’ai gagné si je clique ici. Ma main gauche attrape une tartine pendant que ma main droite fait défiler les messages sur le téléphone.

Il est huit heures. L’heure du journal. L’info arrive, mes yeux se tournent machinalement vers l’écran, ma main gauche conduit la tasse jusqu’à mes lèvres pendant que mes narines s’emplissent de l’odeur enveloppante du café encore chaud.

Il y a un virus en Chine.

Dans une ville grande comme trois fois mon département. Ou plus. Ou moins. J’en sais rien, je connais pas. Juste pour dire une ville immense, immensément peuplée et parfaitement inconnue. Jamais entendu ce nom.

Il y a un virus meurtrier qu’on ne sait pas endiguer, si je comprends bien. Et cette ville va être placée en quarantaine. Si je comprends bien. Parce qu’aujourd’hui, c’est pas le début de l’histoire, le début, apparemment, c’était hier, et moi, pendant que l’info se propageait en Occident, je cherchais mon gant… J’avais déjà vaguement pris conscience de l’absurdité des choses au cours de mon existence, mais là, ce décalage grotesque me l’a renvoyée en pleine figure. L’absurdité.

Je mettrai plusieurs jours à retenir le nom de cette ville et à savoir l’écrire. Le prononcer, par contre, je sais pas. Et moi, en privé au moins, c’est pas comme dans mon boulot, quand je sais pas, je fais pas. En même temps, le prononcer, c’est pas très important pour moi, je suis pas du genre à parler tout seul. Et puis dans mon boulot, justement, c’est plus important de savoir écrire que de savoir parler.

Je digère l’info que je pressens d’une gravité exceptionnelle. Pas comme le 11 septembre, pas comme le tsunami de 2004, quand même pas. Mais un truc énorme malgré tout. Du moins, je pressens rien, c’est comme ça qu’on me la sert. L’info.

En fait, à ce stade de mon p’tit déj, j’en suis pas encore à l’étape digestive, du coup, elle me reste en travers de la gorge, l’info, et je sens bien que je vais avoir du mal à l’ingérer en toute quiétude. Faut dire que je viens de finir la série Tchernobyl, alors, de suite, l’info prend des proportions démesurées. Je suis déjà en train de tricoter un scénario catastrophe, genre pandémie mondiale, un virus qui va dévaster l’humanité.

Il y aura des survivants, qui réinventeront le monde, un monde nouveau. Le même, sans doute. En pire peut-être.

Il y aura des survivants. Un peu. Les nantis, les malins, les chanceux, les courageux. Je ne suis pas très malin, pas vraiment courageux, et nanti, bien loin s’en faut. Quant à la « chance », je l’ai jamais, mais alors vraiment jamais croisée. Ce doit être une divinité de la mythologie humaine, le genre de truc auquel on nous fait croire quand on est petit en nous précisant bien que ça n’existe pas.

Alors le survivant, ce sera pas moi, c’est sûr.

Changement de programme, une fois de plus. Je vais louper la suite de Télématin et l’immuable générique d’Amour, gloire et beauté. Eh oui, je vais être obligé de basculer sur CNews pour avoir les infos d’hier, pour les retardataires comme moi qui ont raté le début. Comme ça, j’en serai bien imprégné, je pourrai réfléchir et qui sait ? Peut-être même, avoir une opinion.

Chapitre III

Un mois plus tard

Je suis arrivé tout essoufflé sur le seuil de ma maison, et j’essuie farouchement les semelles de mes chaussures avant d’entrer. C’est pas très efficace, vu que mon paillasson a pris l’eau. C’est donc les pieds mouillés et trempé jusqu’aux os, enfin, jusqu’à l’épiderme, que je pénètre chez moi.

Je savais bien qu’il allait pleuvoir pourtant, je savais bien que ce serait brutal. C’est toujours comme ça. Dans nos régions, on n’a pas des pluies fines et interminables qui versent quelques larmes de détresse sur la pointe des pieds. Nous, on a des orages pleins de hargne qui crachent de bruyants sanglots de manière sporadique. À travers quelques spasmes luminescents, rayant la noirceur hostile d’un ciel qui s’abat violemment sur nous, dans des grondements furieux. Un vacarme déchirant. Et puis, soudain, tout se tait. Tout s’arrête. Tout disparaît. Les ténèbres s’éclipsent sous le soleil victorieux.

Je le savais que ça allait tomber d’un coup, ils l’ont dit hier à la météo. Seulement voilà, comme j’ai rien vu venir depuis ce matin, comme j’avais un peu de temps, là, j’ai voulu faire le malin et défier la nature. Tout ça pour m’activer dehors, où l’espace en jachère dont je suis propriétaire actionne ma mauvaise conscience dès que je promène un œil en coin sur lui. Voilà où me mène ma bonne volonté, je m’attendais pas à me prendre une chavane, et maintenant, faut que je me sèche, que je me change… Il est treize heures cinquante et je vais rater le début de Columbo…

C’est pas grave, hein, je l’ai déjà vu des dizaines de fois, je l’ai même vu il y a quatre jours exactement, celui-là, alors c’est pas comme si j’étais scotché à un suspense de fou. Du coup, j’intègre ce manquement à mon planning de façon assez sereine, on peut même dire que j’accueille cette digression avec nonchalance.

J’enfile des vêtements secs, je change mes chaussures. Je pourrais mettre mes charentaises douillettes, vu que je me dirige vers la banquette pour environ deux heures. Mais le confort douillet, c’est que pour le soir. La pause diurne que je m’octroie chaque jour de quatorze à seize heures est juste un état de léthargie chronométré, une parenthèse. Je reste tendu, disponible, susceptible d’assumer toute éventuelle activité, si tant est que quelque chose se présente et nécessite une action de ma part. Rien à voir, donc, avec le bienheureux laisser-aller du soir où je me coule béatement dans la paresse du corps et de l’esprit.

Après une journée bien remplie. Ou vide.

Enfin, après une journée.

Me voilà posé sur la banquette, assis comme au bureau. Le dos raide et les jambes en tailleur. Y a que le soir que je m’avachis dans des positions improbables.

Je bois un café, court, capsule noire force 9/10, comme je suis pas un grand nerveux, je peux me permettre. Et je déguste mon rocher Suchard de Lidl, chocolat noir, sur lequel je salive depuis la fin du repas. Mais je suis du genre à différer le désir pour faire durer le plaisir… Du coup, je retarde l’instant de la dégustation, c’est stratégique…

Si j’avais eu une autre approche de la vie, évidemment, j’en serais pas là aujourd’hui. Eh oui, si j’avais su, j’aurais dévoré tous les rochers Suchard d’un coup, au moment où j’en avais envie, au lieu d’attendre comme un abruti…

Mais bon, je savais pas.

Et quand on sait pas…

En tout cas, je sais pas si c’est parce que la dégustation est repoussée, mais c’est super bon. Peut-être que de suite, ça aurait eu moins de goût, si j’avais comblé ma satiété de manière immédiate.

C’est ce que je me dis pour pas avoir de regrets.

Et l’ignorance est le meilleur barrage contre les regrets, pas vrai ?

Je regarde l’écran de l’angle de mon globe oculaire droit, d’une vision morne et désabusée, tandis que mon œil gauche exerce sa vigilance sur les messages de mon téléphone, que mon index droit fait lentement défiler. Si, si, c’est possible. À cette heure de la journée, y a pas grand-chose, quelques pubs et rien d’autre. Les gens ont autre chose à faire que ça. Que rien.

Je fais quelques parties de jeux de lettres, j’ai des jours à rattraper, alors je fais le bonus d’aujourd’hui, et des jours d’avant que j’ai loupés. Le truc pour rien. Qui sert à rien. Mes doigts font des zigzags dans tous les sens pour former des mots. Et après ?

L’idée m’effleure, comme souvent, comme parfois, que je pourrais changer de chaîne, regarder un truc nouveau, inconnu, utile, instructif, ou juste distrayant. Ou alors faire quelque chose. Mais ça, c’est pas possible, puisque c’est ma pause. Donc, par principe, je ne fais rien, c’est la définition même; déjà que j’ai du mal à trouver du sens, tellement qu’il faut que je l’invente moi-même, le sens, je vais quand même pas me soustraire au sens des mots. Non, je suis pas un rebelle, si c’est la pause, mon devoir est de ne rien faire.

Oui, mais peut-être que je pourrais faire rien autrement ???

C’est sûr, mais faut réfléchir, et là, c’est pas l’heure.

À la fin du deuxième épisode de Columbo, j’éteins la télé. C’est l’heure du goûter. Mais j’ai pas faim et des millions de trucs à faire, donc je laisse tomber le goûter. Je comptais aller dehors mais je ne peux supporter sans fléchir le poids d’un ciel trop bas, trop lourd. Le long sanglot de l’orage me contraint à rester enfermé.

Du coup, je vaque à des occupations intérieures, les choses à faire du quotidien, que je fais à peu près une fois par semaine. Ou par quinzaine. Ça dépend d’un tas de facteurs, plus subjectifs et contestables les uns que les autres. Notamment le climat. Et, autant mes journées sont strictement rythmées, comme vous avez déjà pu le constater, autant les échéances du quotidien sont fluctuantes et aléatoires. Irrégularité dont, étonnement, je m’accommode sans problème.

Tellement c’est sans intérêt.

Et comme j’ai du temps pour cuisiner et que mon gant est à sa place, maintenant je vérifie tous les soirs, tout à l’heure, je mangerai du poulet aux amandes devant Le journal de vingt heures.

Chapitre IV

Deux jours après l’orage.

Alors d’abord, je voudrais préciser que les choses, c’est pas parce que j’en parle pas que j’y pense pas. C’est même tout le contraire. C’est bien parce que j’y pense que je dis rien. Je m’exprimerai quand le melting-pot de mes pensées aura muté en réflexion structurée et organisée. Et peut-être, de là, émergera une analyse. Cohérente. Attention, je dis cohérente, je dis pas intelligente ou intéressante. Juste construite à partir de ma réflexion, ce qui, en aucun cas, ne valide une quelconque légitimité. Une pensée élaborée, en quelque sorte. En gros, je parlerai quand mon cerveau aura pris du recul par rapport à lui-même…

Et encore…

C’est pas sûr. Encore faut-il que j’aie un interlocuteur, quelqu’un qui m’écoute et me conteste, pour me permettre de réfléchir encore plus loin. Sinon, quel intérêt ?

Et comme je suis tout seul, je suis pas près d’ouvrir la bouche…

Voilà, c’est juste pour préciser que si j’ai rien dit sur l’expansion mondiale du virus, qui déploie ses gigantesques tentacules sur la planète blême, c’est pas parce que j’ai regardé TMC pendant deux heures. C’est pas parce que la vie, parce que la pluie ou le chocolat en forme de rocher, c’est pas parce que tout ça me distrait de ce qui se passe autour de moi. C’est pas parce que je suis indifférent au sort de mes congénères ou que je ne sens pas le danger s’approcher insidieusement. Pas du tout. Je suis parfaitement au courant. Je suis informé.

J’ai même modifié mon rapport au monde, à mon monde, et à mes règles pour justement rester informé en temps réel et assumer ainsi ma fonction d’individu responsable.

J’ai renforcé la garde. Le matin, infos, direct sur BFM, puis zapping sur le générique d’Amour, gloire et beauté, histoire de conserver quelques repères. Un vide, puis la Seize à dix heures trente. Zapping sur la Six à douze heures quarante-cinq. Pour Le douze-quarante-cinq. Zapping sur la Une ou la Deux à treize heures. Pour Le treize heures. Petit retour sur béèfaime, pause Columbo, on n’y reviendra pas. Encore un vide, et le soir, Journal de vingt heures. Et quand je veux, jour ou nuit, un petit coup de baie-èffe-hème ou c’est niouze, histoire d’être à jour et de ne rien rater. Et même, pire, quand j’ai oublié un truc, je vais sur internet chercher l’info, comme on dit, et comme on fait maintenant. Sur Wikipédia, y a même l’historique de ce qui est en train de se passer. Un peu comme si c’était déjà fini et à apprendre pour le prochain cours d’histoire ou d’économie. Pas de science. Pas encore.

Alors, vous voyez, j’ai peut-être raté le début, mais là, je suis à jour. Grâce à l’info permanente. Toujours la même.

N’allez pas croire non plus que je passe ma vie devant la télé. En dehors de ma pause-café de deux heures l’après-midi, quand mon activité professionnelle, en l’occurrence ma non-activité, m’y autorise, et de mes soirées canapé, je ne suis pas devant l’écran. Je fais ce que j’ai à faire, ça ou rien, dedans ou dehors, chez moi ou ailleurs, tandis que la télé allumée s’anime de manière autonome, sans tenir compte de ma présence. Ni même de mon existence d’ailleurs.

Faut bien que des voix humaines emplissent cette maison et mettent en déroute le silence.

Moi, je suis pas fada, je parle pas tout seul… Et les voix que j’entends, au moins, elles sont authentiques, elles existent, elles sont pas dans ma tête.

Parce qu’en vrai, on pourrait vite frôler la schizophrénie à force de s’imprégner de silence. Et vu comme ça, finalement, la télé c’est le plus grand garant de ma santé mentale, mon rempart, ma parade contre le virus intrusif qui envahit mon esprit et conditionne ma vie.

C’est ma compagne, mon enfant, mon ami, ma mère. Enfin, non, pas ma mère. Mon lien social. Qui m’aliène ou que je délie à volonté, du moins c’est ce que je crois. Ce que je me fais croire. Comme tout lien social finalement. Sauf que là, je n’obéis à aucune règle de bienséance pour établir le contact. Je peux me balader nu en sa compagnie ou manger comme un porc, expression convenue et peut-être abusive, j’ai jamais remarqué comment mangeait un porc, comme un humain peut-être. Je peux laisser la porte des w.c. ouverte et monter le son à fond. Je peux. Mais bon, je fais pas tout ça, je me tiens bien malgré tout et même s’il n’y a aucune convention sociale entre nous, je me fixe des limites à ne pas franchir. Sinon ça va être la débandade le jour où j’en croise un de ma race. Je dois garder quelques repères, au cas où.

Donc voilà, c’était juste une mise au point pour dire que j’étais super équipé en termes d’information et que je suivais l’affaire du VV19, virus version 2019, joyeux Noël, mis sur le marché international en 2020, bonne année à tous, oui, que je suivais l’affaire du virus avec le plus grand sérieux. Vous n’avez pas pu vous en rendre compte parce que je ne me suis pas manifesté auprès de vous, je n’ai pas consigné les évènements de ce récit en pleine éclosion.

À ma décharge, il faut dire aussi que je suis surbooké depuis un mois. Mon patron n’a eu de cesse de faire appel à mes services. Comme moi j’occupe un poste de vacataire, je ne peux pas refuser le travail quand il se présente, parce que quand je bosse pas, évidemment, tout se complique. Le temps dont je dispose, que je peux pas dépenser à cause de l’argent que j’ai pas. C’est sûr, quand j’ai du taf, j’ai de l’argent, mais je suis dispensé de temps, alors je peux pas le dépenser non plus. L’argent. J’ai pas le temps. Au fond, dans un cas comme dans l’autre, y a une incompatibilité flagrante, une incohérence incontournable. Mais j’avais bien compris, avec l’expérience de la vie, l’inéluctable absurdité des choses. Enfin, ça fait un mois que je suis débordé professionnellement, et ça me va, ça libère mon esprit des questions existentielles qui le parasitent en période vacante.

Là, j’ai quasiment fini ma mission. J’ignore quand mon boss fera à nouveau appel à mes services pour une autre tâche, dans deux jours, une semaine, ou un mois. Du coup, là, je suis dispo.

Chapitre V

Douze mars deux mille vingt

Et là, aujourd’hui, je suis prêt à l’ouvrir.

Ma bouche.

Parce que j’ai des éboulements d’estomac. Je viens de finir mon pot-au-feu sans daube. J’aime pas la daube. J’achève mon plat abondamment saupoudré de curcuma, il paraît que c’est bon pour la santé, du coup j’en mets partout, j’ai l’impression d’avoir la jaunisse. En écoutant Le vingt-heures, censuré par l’allocution de notre président de notre république. Je suis pas fort en maths, mais je crois comprendre que la somme des deux produit un désordre intestinal proche de l’indigestion.

Je me sens peu à peu envahi par l’écœurement. La nausée n’est pas loin. La nausée, je connais bien, y a longtemps que j’ai lu Sartre.

Alors je vais bientôt l’ouvrir.

La bouche.

J’ai quelques paroles à vomir.