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La découverte du corps d'une joggeuse disparue vingt ans plus tôt permet au capitaine Albert de rouvrir le dossier Martinet. Mais pourquoi l'officier s'acharne-t-il sur le Père Claude, qu'il présente comme le principal suspect ? C'est ce que va tenter d'élucider le lieutenant Grange, qui revient dans son pays natal sous couvert de passer des vacances auprès de ses parents. Son enquête officieuse lui amènera bien des surprises;;;
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Seitenzahl: 337
Veröffentlichungsjahr: 2017
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Si l'Homme peut renier son passé,
il ne peut pas pour autant l'effacer !
Robjak – 2017
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Le Père Claude avançait d'un pas hésitant dans un bois à proximité de Trivia, commune de trois mille habitants où il enseignait la foi chrétienne, l'amour des autres, le pardon et le rejet de toute homophobie. Jamais il n'avait imaginé que sa visite au commandant de la caserne de Gendarmerie, le capitaine Pierre Albert, allait l'entraîner dans cette situation cauchemardesque. Pourtant il était là, flanqué de l'officier, de deux gendarmes et d'hommes munis de pelles ; il cherchait un repère, un arbre de forme et d'espèce particulières. Il n'était pas très doué en botanique mais il finit par trouver un ginkgo d'or, surnommé l'arbre aux quarante écus pour la forme et la couleur de ses feuilles.
— C'est là, fit-il en désignant l'arbre à son escorte.
Les hommes commencèrent à creuser, très vite le fer des pelles heurta les racines de l'arbre millénaire.
— On ne trouvera rien là-dessous, déclara l'un d'eux, ces racines étaient déjà là, et presque aussi serrées, il y a vingt ans !
— Il m'a dit au pied de cet arbre, insista le Père Claude.
— Sans être plus précis ? demanda le capitaine.
— Je n'ai pas eu le réflexe de lui en demander plus, sa révélation m'avait tellement surpris. Je n'ai pas pensé que cela pouvait avoir de l'importance, il m'avait donné le lieu…
— Hum ! Vous autres, déployez-vous autour de l'arbre et creusez sur une bonne cinquantaine de centimètres de profondeur ! ordonna l'officier qui exprima son doute d'une manière un peu trop appuyée.
Ce dernier refusait de croire en l'histoire du Père Claude, celle d'un mystérieux repenti qui lui aurait avoué son crime vieux de vingt ans et l'enfouissement du corps au pied de cet arbre, connu seulement des gens du coin. Les hommes continuaient silencieusement le sondage du terrain. Les minutes succédaient aux minutes, les heures aux heures. L'après-midi touchait à sa fin et les terrassiers montraient des signes de fatigue et d'énervement : le prêtre ou son prétendu repenti s'était moqué d'eux, ils ne trouveraient rien sous cet enchevêtrement de racines plus que centenaires. Il ne restait plus qu'une bande de quelques mètres de large à contrôler et les chances de trouver quelque chose dans cette dernière partie à la périphérie du ginkgo étaient improbables.
— Là, s'écria soudain un terrassier, la terre est plus meuble !
La pelle s'engagea entre les racines plus éparses à cet endroit et dévia sur un obstacle. L'homme crut avoir heurté un gros caillou ou une pierre, il contourna cette chose pour l'extraire. D'autres résistances révélèrent l'existence de plusieurs objets que le capitaine ordonna de déterrer. Très vite les personnes présentes durent se rendre à l'évidence, les terrassiers avaient mis à jour un squelette décharné. À partir de là, le lieu devint une scène de crime que sécurisèrent immédiatement les deux gendarmes, tandis que leur supérieur appela son équipe scientifique pour faire les relevés d'usage. Les terrassiers repartirent, après avoir promis de ne pas parler de leur découverte sous peine d'ameuter les habitants et de provoquer une ruée de curieux. Il fallait aussi préserver la famille Martinet et lui éviter de ranimer des souvenirs encore douloureux, de lui donner de faux espoirs. Le corps n'avait pas encore été identifié avec certitude, tout reposait sur un hypothétique aveu.
Le Père Claude fut ramené à la Gendarmerie, Albert voulait encore l'interroger. Il n'avait pas été convaincu par la sincérité de sa déposition faite en présence d'une gendarmette, qui avait noté scrupuleusement tous les échanges verbaux entre le capitaine et le religieux. L'officier sentait que le prêtre lui cachait quelque chose de son passé, ce qui semblait fortement l'intéresser. Il prit la déposition du religieux et la lut.
— Vous prétendez qu'un mystérieux inconnu est venu dans votre église hier vers seize heures, qu'il a attendu son tour pour se confesser et qu'il vous a avoué avoir assassiné madame Sandra Martinet le dix-neuf janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept, il y a vingt ans, presque jour pour jour !
— Oui, répondit le Père Claude, et maintenant vous êtes bien obligé de me croire…
— Je trouve très étrange ce besoin subit de votre repenti de se confier à vous, pouvez-vous me rapporter ses paroles, le plus fidèlement possible ?
— Je l'ai déjà dit, répondit le religieux, c'est même écrit dans ce que vous venez de lire, j'étais tellement surpris par cette confession que je me suis plus attaché au contenu des révélations de mon visiteur qu'à leur formulation.
— Avait-il un accent particulier, un détail vestimentaire ou autre qui pourrait permettre de l'identifier ?
— Non, rien. Une élocution banale et pas d'accent prononcé. Il portait des lunettes, et son visage était caché sous la capuche d'une veste de sport…
— Vous dites qu'il vous a donné le nom de sa victime, la date de son crime et le lieu, et vous n'avez pas tenté de l'identifier. Qu'avez-vous fait à son départ ? Vous ne pouvez pas être resté sagement dans votre confessionnal comme vous le prétendez, ça n'a pas de sens !
Après une courte hésitation, le prêtre répondit :
— J'étais abasourdi. Je n'étais et je ne suis toujours pas formé pour faire face à une telle annonce, aussi j'ai prié pour la famille de madame Martinet.
— Mon Père, j'ai un sérieux problème. Soit vous me cachez des choses sur votre mystérieux repenti, soit vous me mentez sur tout. Je ne crois pas que votre homme vous ait décrit l'arbre au pied duquel on a trouvé un corps que l'analyse diagnostiquera très certainement comme celui de madame Martinet, et je trouve étrange que vous nous ayez amenés précisément à l'opposé de son emplacement. Avouez que certaines coïncidences sont étranges, comme l'aveu de votre repenti qui suit, comme par hasard, l'émission d'un reportage télévisé qui parlait justement de l'affaire Martinet…
— Il a vu cette émission et le désarroi des proches de sa victime. Il avait déjà des remords et les témoignages du mari et du fils l'ont ébranlé. Il n'avait pas mesuré jusque là les conséquences de son acte, ses effets dévastateurs sur cette famille : un mari détruit, un fils qui n'a jamais réellement connu sa mère…
— Jamais un épisode de la série "Crime" n'a provoqué une telle réaction, tout au plus des manifestations de déséquilibrés en mal d'identité, qui espèrent ainsi attirer l'attention sur eux !
— C'est difficile à croire pour quelqu'un comme vous, mais cet homme a très certainement reçu l'ordre de notre Créateur de se libérer de son pesant fardeau. Il en va du salut de son âme !
— En effet mon Père, je ne peux pas me satisfaire de cette explication. Gardez-là pour vos fidèles. Un autre détail me tracasse : vous êtes arrivé à Trivia peu après la disparition de madame Martinet. Je ne peux pas vous laisser repartir, votre garde à vue commence maintenant !
— Et mes paroissiens, qui va s'occuper d'eux ?
— Ce n'est pas mon problème !
— Vous faites erreur, répondit le Père Claude qui faisait un effort surhumain pour contenir sa colère, les biceps gonflés à bloc, prêts à exploser. Je ne connaissais même pas la victime…
— C'est ce que je vais m'efforcer de vérifier !
Le capitaine congédia le prêtre qui se leva de son siège, aussitôt encadré par deux gendarmes. Tandis qu'il regardait l'imposante silhouette du religieux franchir la porte, l'officier arborait un étrange rictus, il semblait se délecter de cette situation. Il faisait fi des pressions inévitables qu'il subirait tôt ou tard de sa hiérarchie et du Clergé, pour ménager le religieux et poursuivre son enquête le plus discrètement possible. Il avait couvert l'affaire vingt ans plus tôt et avait dû clore le dossier, faute d'indices. Il tenait sa revanche et il sourit à l'idée que le Père Claude était un cadeau des dieux fait à lui, l'impie, un coupable amené sur un plateau.
Les résultats sur l'ADN du squelette n'étaient pas encore connus mais l'aveu même du soi-disant repenti et les informations du Père Claude ne laissaient aucun doute sur son identité. Albert avait maintenant un suspect potentiel et la preuve d'un crime, il pouvait rouvrir l'affaire. Il réunit alors ses hommes et les briefa sur la disparition de Sandra Martinet ; aucun d'eux n'était assez âgé pour avoir participé à la première enquête.
— Le dimanche dix-neuf janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept à quatorze heures, le sous-officier Maréchal a reçu un appel de monsieur Jean-Baptiste Martinet, qui s'inquiétait du retard de sa femme, partie faire son jogging quotidien le matin. J'étais aussi de service et nous avons discuté de cette communication avec Maréchal. Cette femme de vingt ans et jeune mère de famille étant adulte, nous n'avions pas déclenché de recherche immédiate. Plus tard dans la soirée, monsieur Martinet a rappelé et nous lui avons promis de voir dès le lendemain ce que nous pourrions faire : notre hiérarchie de l'époque n'aurait pas apprécié que nous prenions des initiatives à sa place et nous la craignions.
L'officier faisait face à ses hommes et observait leurs réactions. Tous arboraient le même étonnement : ils n'avaient jamais imaginé leur supérieur dans le rôle d'un jeune officier tremblant devant son chef, pas plus ils n'avaient entendu parler de l'affaire Martinet. Le plus ancien n'était là que depuis dix ans, l'affaire était alors déjà classée sans suite.
— Le lendemain, poursuivit le capitaine, monsieur Martinet s'est à nouveau manifesté, dès l'ouverture du bureau. Le capitaine Langlois était arrivé lui-aussi très tôt et il prit la déposition du mari affolé. Rien de bien nouveau depuis la veille, sa femme n'était pas rentrée et toutes les connaissances auxquelles il avait téléphoné n'avaient pas vu la joggeuse. Elle était partie avec la clé de la maison pour seul objet : pas de téléphone, pas de pièce d'identité, pas le moindre franc. Elle agissait toujours ainsi, parfois même contre l'avis de monsieur Martinet qui souhaitait qu'elle prenne son portable et une pièce d'identité. "Que veux-tu qu'il m'arrive ?" s'entêtait-elle de répondre à son mari.
Albert poursuivait son récit, ses hommes étaient pendus à ses lèvres, désireux de connaître la suite avant même qu'il eût prononcé les mots.
— J'étais le plus gradé après le capitaine Langlois, aussi c'est moi qui fus chargé de l'affaire. C'était ma première enquête, il y avait eu peu de disparitions à résoudre dans le secteur depuis mon arrivée au poste et je n'avais pas encore l'expérience. Malgré tout, je me suis attaché à faire de mon mieux : j'ai interrogé monsieur Martinet à plusieurs reprises comme on nous l'enseigne, sachant que les proches sont le plus souvent impliqués dans les disparitions qu'ils nous signalent. La jalousie par rapport à un autre homme ou tout simplement par rapport à la venue d'un enfant, la brutalité dans le couple, des menaces de divorce, le versement d'une assurance-vie conséquente sont autant de voies que j'ai explorées, sans résultat. Le couple Martinet était très uni, très solide et la naissance du petit Jean quelques mois avant la disparition n'avait fait que renforcer le bonheur de ce couple. Pas de frustration du côté du père, relégué par sa femme en seconde position, derrière le nouveau-né. Certains pères n'acceptent pas d'attendre pour assouvir leurs plaisirs, de devoir manger froid parce que la tétée a pris plus de temps que prévu ou parce qu'il y a un bain à donner avant, ces hommes finissent par jalouser leur enfant, qui leur vole l'intérêt de leur femme. De là à la brutalité orale, puis physique dans le couple, il n'y a parfois qu'un pas vite franchi. C'est dans nos cas d'école que nous apprenons cela et l'accident qui en résulte parfois : un coup asséné plus fort que les autres, une mort non préméditée, la cache du corps et la déclaration de disparition faite par le mari éploré. Mais je vous le répète, monsieur Martinet n'était pas de ce genre d'homme, c'était un papa poule, dingue de sa progéniture. J'ai essayé de reconstituer la journée de madame Martinet, mais personne n'a pu me donner des renseignements, personne ne la voyait courir au-delà de son quartier. Elle était une joggeuse anonyme parmi tant d'autres. Son mari ignorait tout du circuit qu'elle faisait, était-ce toujours le même ou non, il était incapable de le dire. Il pouvait juste nous affirmer que sa femme s'absentait entre une heure trois quarts et deux heures, et revenait toujours en sueur, été comme hiver. Apparemment, elle courait seule, son horaire était très variable, en fonction des tétées du petit Jean. Le dimanche, elle arrivait très souvent à courir dans le créneau de dix à treize heures, son mari s'occupait de donner un biberon durant cet intervalle.
— Aviez-vous envisagé l'hypothèse d'un enlèvement ou d'un meurtre ? demanda un gendarme, la main levée.
— Bien sûr, répondit le capitaine, mais faute de demande de rançon, de chantage ou de corps, nous n'avions aucune piste à explorer !
— Dans une affaire comme celle-ci, s'il y a eu enlèvement, peu de ravisseurs se font connaître. Ils sont très souvent des victimes voulant rendre la pareille à ceux qui leur ont fait du mal, des maîtres-chanteurs ou des obsédés qui ne recherchent pas de publicité ! intervint un autre gendarme.
— C'est pour cela qu'après cinq ans de vaines recherches, nous avons clos le dossier. Cela n'a pas été facile, monsieur Martinet avait alors reçu l'appui de plusieurs de nos concitoyens, influents pour la plupart. Un comité de soutien s'était ensuite créé et le capitaine Langlois a dû tenir tête à ce groupe pour interrompre l'enquête, faute de corps, d'indices ou de revendication. Il a défendu ses hommes, moi en premier lieu, et son impossibilité de livrer un coupable à la furie du comité de soutien de monsieur Martinet lui a certainement coûté son départ avancé à la retraite. Comble de l'ironie, c'est moi qui lui ai succédé. Maintenant que nous avons un corps qui sera identifié avec certitude dans les minutes qui viennent, et peut-être des révélations sur les circonstances de la mort de madame Martinet, nous allons pouvoir rouvrir cette enquête et rechercher à qui, dans le passé, le crime avait profité !
Le téléphone du capitaine vibra, un SMS qu'il lut aussitôt lui confirma que le cadavre retrouvé était celui de madame Martinet, l'ADN correspondait. Plus surprenant, la victime avait dû recevoir des coups violents sur chaque membre et sur le crâne, qui auraient occasionné des fractures des fémurs, des tibias, des cubitus et de l'os frontal. Cela semblait correspondre à la volonté de son agresseur de l'empêcher de fuir puis de la défigurer ; la victime aurait contrecarré ce plan en protégeant son visage de ses avant-bras. Le tueur s'était acharné sur la joggeuse, les coups qu'il avait portés révélaient une force décuplée par une haine irraisonnée et par le plaisir de faire souffrir. Le squelette décharné ne permettait pas de savoir si la joggeuse avait subi des violences sexuelles, seul le coupable pourrait répondre à cette question.
Le capitaine confessa à ses hommes qu'il n'avait que peu de suspects, aussi leur demanda-t-il de se renseigner en premier lieu sur le passé du Père Claude. Il se disait intrigué par l'imposante carrure du religieux, qui ne correspondait pas au stéréotype qu'il se faisait de cette profession. Cet homme lui donnait plus l'impression d'un déménageur, d'un docker que d'un homme enseignant la foi chrétienne. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il apprit que le prêtre n'officiait que depuis dix-neuf ans, soit un an après la disparition de madame Martinet !
— Le Père Claude n'est pas clair, trouvez-moi qui il est et d'où il vient ! ordonna l'officier.
Les gendarmes présents s'affairèrent sur leur ordinateur, certains cherchant des informations du côté du Clergé, d'autres des médias. L'arrivée du prêtre en mil neuf-cent quatre-vingt-dix-huit ne pouvait pas être passée inaperçue et la publicité faite autour de cet homme, qui allait faire revivre l'église de la commune désertée par les religieux durant plusieurs années, avait dû faire l'objet d'articles dans les journaux. Ce que découvrit l'un des gendarmes stupéfia son supérieur :
— Le Père Claude avait une vie totalement différente avant d'entrer dans les Ordres, il était routier pour l'International, avec une fille dans chaque pays. C'est du moins la représentation qu'on se fait généralement de ces professionnels de la route qui ne couchent jamais chez eux ! s'empressa de corriger le gendarme porteur de l'information. Tout comme on prétendait autrefois que les marins avaient une fille qui les attendait dans chaque port !
— Vous tous, trouvez-moi tout ce que vous pourrez sur ce qu'il faisait en mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept et sur les motivations de son entrée au Clergé ! ordonna le capitaine, qui faisait face à plusieurs de ses hommes.
Se retournant vers celui qui lui avait fourni les informations sur le Père Claude, l'officier enchaîna :
— Notre prêtre ne s'est pas toujours appelé ainsi, avez-vous trouvé son identité ?
— Paul Dubois, répondit le gendarme. Il a grandi à côté, dans le lieu-dit Mizeria, et il a suivi sa scolarité à Trivia, comme la plupart des gamins de son âge. Il a maintenant cinquante-cinq ans…
Albert s'était retourné à l'annonce de l'identité du prêtre, son visage s'était décomposé. Le véritable nom du Père Claude semblait avoir réveillé en lui un démon du passé.
— Il faut retrouver sa famille et l'interroger. Mais vous devrez agir en douceur pour ne pas alarmer nos concitoyens ! lança l'officier.
Il fixait une gendarmette plus habituée à enregistrer les dépositions des plaignants qu'à intervenir sur le terrain. Il savait par expérience que la vue d'une femme en uniforme attirerait plus facilement les confidences des paysans des alentours qu'il assimilait à des arriérés, fidèles à l'image des patriarches du siècle dernier. Pour l'officier, ces hommes et ces femmes étaient décalés dans le temps, ils vivaient dans l'Hexagone comme les Amish en Amérique.
Le Père Claude avait passé sa première nuit en garde à vue et son absence à l'église avait déjà été constatée par des bigotes privées de leur messe du soir. Des ragots de toutes sortes couraient pour expliquer la défection du prêtre : certains relataient une maladie subite, d'autres un départ en ambulance, d'autres encore un départ précipité pour raison familiale ou personnelle. Mais personne n'avait été témoin de son départ, escorté par deux gendarmes.
Virginie Brulant avait rejoint Albert à sa sortie de l'École de Gendarmerie. Elle était native d'une autre région, située plus au Nord, et elle avait souffert d'une intégration difficile : les gens du terroir étaient hostiles aux têtes nouvelles et à l'accent des étrangers des autres provinces de l'Hexagone. Elle ressentait encore cette antipathie lorsqu'elle allait au contact des paysans du coin. Aussi ne sauta-t-elle pas de joie lorsque son supérieur lui confia la mission de retrouver la famille du Père Claude. En son for intérieur, elle se demandait si le capitaine n'avait pas fait là une erreur de tactique ; ce dernier ne pouvait pas ignorer la barrière linguistique qui l'opposait, elle venue du Nord, aux locaux. À plusieurs reprises, elle constata que rien n'avait changé depuis son arrivée, même si les comportements irrévérencieux qu'elle subissait aujourd'hui en périphérie de la commune n'étaient plus d'usage dans le centre de la bourgade, plus riche en diversité ethnique. C'était chaque fois la même chose : une porte s'ouvrait à son arrivée et manquait de lui claquer au nez dès sa première parole. Virginie dut recourir plus d'une fois à la tactique du pied coincé dans la porte pour poser sa question : "le Père Claude est-il de votre famille ?"
Jamais la gendarmette n'avait soupçonné qu'un petit lieu-dit comme Mizeria, de quelques centaines d'âmes, pouvait héberger autant d'habitants de même nom patronymique. Elle repensa alors aux clichés longtemps propagés d'une France profonde, avec une population aliénée résultant d'une forte consanguinité. Sa visite aux différents Dubois aiguisa l'attention de commères qui propagèrent des histoires plus ou moins saugrenues. Dès lors qu'elles faisaient un lien avec le Père Claude, certaines hypothèses étaient proches de la réalité mais, noyées dans un large éventail colporté de bouche à oreille, elles n'obtenaient pas plus de crédit que celles désignant le prêtre comme le bénéficiaire d'un mystérieux héritage, comme un témoin à charge ou encore comme un énième pédophile gangrénant la communauté catholique.
Virginie n'avait rien récolté de tangible, elle était découragée et inquiète quant à la réaction du capitaine : allait-il l'écarter de l'enquête sous prétexte qu'elle n'avait pas rempli sa mission ? La jeune femme refusait cette éventualité, elle ne voulait pas laisser tomber le Père Claude, un des rares villageois à l'avoir acceptée sans moquerie, à l'avoir consolée des railleries imbéciles de ses concitoyens. Il ne faisait aucun doute pour la gendarmette que d'autres personnes souhaitaient aussi prendre la défense du prêtre, qui incarnait le renouveau de la Chrétienté dans cette région boudée de Dieu et du clergé durant de longues années. Les rares réponses que Virginie avait obtenues des villageois étaient unanimes, le Père Claude avait redonné vie à son église, sa gentillesse et sa bonté naturelle avaient ramené les fidèles dans le droit chemin. Grâce à lui, la vie était revenue dans le centre de Trivia le dimanche matin, les cafés aux alentours de l'édifice religieux résonnaient de rires, les enfants redécouvraient la religion. La gendarmette ne pouvait cependant pas se contenter des paroles bienveillantes de quelques âmes charitables qui avaient accepté de lui répondre, cela n'amenait aucun élément au dossier. L'enquêtrice eut alors une idée de génie, spontanée et irréfléchie : puisque les homonymes du Père Claude, déclinés en Dubois-Deschamps, Gros-Dubois, Dubois-Vert n'étaient ni bavards, ni coopératifs, elle allait interroger ceux et celles dont l'identité n'avait rien de rapprochant avec Dubois. Cette décision lui permit de découvrir un élément important, probablement à l'origine de l'entrée de Paul Dubois au Clergé. Jamais elle n'aurait imaginé pareille histoire, mais l'institutrice à la retraite qui la lui avait révélée était parfaitement crédible. Virginie sentait que cette information était capitale, mais elle était partagée entre la révéler au capitaine qui ne manquerait pas de l'exploiter pour briller face aux médias, et se taire pour poursuivre l'enquête sans encombre.
De retour à la caserne, la gendarmette évita soigneusement de croiser le chemin de son supérieur mais Albert n'était pas homme à se laisser abuser, le comportement inhabituel de sa subalterne l'avait immédiatement alerté.
— Brulant, dans mon bureau !
L'officier ne s'embarrassait pas des titres de chacun lorsqu'il s'adressait à ses hommes ; l'intonation qu'il prenait en les hélant était suffisamment reconnaissable pour annoncer des reproches, des compliments ou de simples demandes de renseignements. Virginie ne fut donc aucunement surprise d'être ensuite réprimandée par son supérieur :
— Brulant, reprit ce dernier sur un ton réprobateur, je n'aime pas que mes hommes agissent en solo. Je vous ai observée et j'ai vu que vous m'évitiez. Ce n'est pas digne de vous et de l'uniforme que vous portez. Que cherchez-vous à me cacher ?
— Je ne…
— Allez à l'essentiel et pas d'entourloupe. Dois-je vous rappeler votre devoir de me rendre compte !
Le capitaine arborait un ton hautain.
— Le Père Claude, avoua la gendarmette, alias Paul Dubois est natif de Mizeria. Il a suivi ses études ici, comme la plupart de ses conscrits, c'est un enfant du pays et c'est pour cela qu'il est aimé de tous !
— Cela, nous le savions déjà, venez-en au fait !
— Il n'est entré dans les Ordres qu'après la mort de son jeune frère, qu'il élevait seul.
— Développez !
— Paul Dubois était le frère aîné de Christian Despré, l'un portait le nom du père et l'autre celui de la mère comme c'était de tradition chez vous pour des couples non mariés…
L'officier avait grimacé en apprenant l'existence de Despré. Sa mimique avait échappé à la gendarmette, trop concentrée sur ses explications.
— J'ai obtenu cette information d'une institutrice à la retraite, qui connaissait fort bien les deux garçons et leurs parents. Cette famille, m'a-t-elle avoué, était frappée de malédiction. Après le père tombé d'un échafaudage, puis la mère atteinte d'un cancer, le jeune Christian a perdu le contrôle de sa voiture en revenant du bourg. D'après cette personne, poursuivit Virginie, cet accident s'était produit au moment de la disparition de notre cadavre, madame Martinet.
Albert cacha ses mains tremblantes dans son dos. Les démons du passé ressurgissaient avec cette mort accidentelle et le dossier non résolu de la joggeuse.
— Christian Despré n'avait guère plus de vingt ans et sa mort fut une perte cruelle pour Paul Dubois, qui ne dut son salut qu'à l'amour, à la charité chrétienne, appelez ça comme vous voulez, que lui a donné un prêtre. Cela a été le déclic pour Paul qui ne parvenait plus à assurer ses longs trajets sur l'International.
— Christian Despré et Paul Dubois étaient frères ! pensa l'officier. Je savais bien que le nom de Dubois me disait quelque chose…
Le capitaine se souvint de la visite que lui avait faite le routier désireux de connaître les circonstances de la mort du jeune Despré. Il avait prétexté un manque de maîtrise du véhicule et une part d'inconscience, une vitesse excessive et il n'avait rien voulu lui dire de plus. Comment avait-il pu être aveugle au point de ne pas avoir reconnu Dubois sous les traits du Père Claude, à son retour au village ? L'officier était angoissé, cela faisait maintenant dix-neuf ans qu'il côtoyait le prêtre qui n'était pas revenu, selon lui, par hasard dans son pays natal.
— Dubois n'est, semble-t-il, pas entré dans les Ordres par allégeance à la foi chrétienne, mais plutôt pour surmonter son malheur avec l'aide de frères religieux. Les années ont passé et il lui est apparu évident de donner aux autres le soutien et l'amour qu'il a reçus durant son deuil !
— Mon œil, pensa Albert avant de poursuivre : C'est bien joli, mais ce ne sont que des hypothèses. Rien de tout cela ne peut innocenter le Père Claude qui demeure mon principal suspect pour le meurtre de madame Martinet !
— Qu'avait-il à y gagner ? se hasarda Virginie.
— Je l'ignore, mais je finirai bien par le faire parler. Cette histoire remonte à son passé, du temps où il était encore routier. Dans cette profession, il n'y a pas d'enfant de cœur !
La gendarmette voulut riposter mais l'officier ne lui en laissa pas le temps.
— Brulant, vous avez fait du bon travail. Ce sera tout pour aujourd'hui, vous pouvez retourner à vos paperasses, mais attendez-vous à être encore sollicitée pour l'enquête…
Après quelques secondes de silence, le capitaine poursuivit :
— Mais n'oubliez pas que vous êtes là pour exécuter mes ordres, que vous devez me rendre compte de tout ce que vous apprenez, et que c'est moi qui dirige l'enquête !
L'officier avait haussé la voix et détaché chacun des derniers mots pour être sûr que son message soit compris de Virginie, il avait recadré sa subalterne et lui déconseillait implicitement toute initiative. L'affaire Martinet avait été pour lui sa première enquête, la seule irrésolue, et il ne voulait pas gâcher la seconde chance qui s'offrait à lui de résoudre la disparition de la joggeuse.
L'absence répétée du Père Claude aux célébrations religieuses intriguait les pratiquants qui ne trouvèrent que tardivement un mot scotché sur le portail de l'église : "fermée pour une durée indéterminée". Ces quelques mots surprirent les paroissiens, tout autant que le papier à en-tête de la Gendarmerie. Lorsque des croyants se présentèrent à la caserne, Virginie ignorait l'existence du message affiché aux yeux de tous sur l'imposant battant en bois. Les villageois ne comprirent pas pourquoi la gendarmette resta muette, des mots résonnèrent plus fort, attirant Albert désireux de connaître la raison du tumulte.
— Mon capitaine, lança la femme du boucher d'ordinaire si joviale, peut-être en savez-vous plus que cette…, que le brigadier Brulant, reprit-elle en découvrant le nom épinglé sur l'uniforme. Qu'est-il arrivé au Père Claude ?
— Le sous-officier Brulant n'a fait qu'appliquer les consignes. Le Père Claude est entendu par nos services pour une vieille affaire…
Un silence s'installa immédiatement, les croyants furent sous le choc. Aucun d'eux n'avait vraiment envie de poser la question qui lui brûlait les lèvres, tous redoutaient d'apprendre une histoire horrible, une énième affaire de pédophilie. Virginie assistait, impuissante ; elle aurait voulu crier aux villageois que le prêtre était arbitrairement retenu pour une affaire de meurtre, mais elle savait que loin de les rassurer, elle provoquerait des effets dévastateurs sur la confiance que le Père Claude avait réussi à instaurer avec ses fidèles. La gendarmette ne souhaitait pas plus créer des tensions entre les habitants et les forces de l'Ordre, elle désapprouvait cependant le comportement de son supérieur. Elle trouvait d'une part, étrange l'acharnement qu'il semblait vouloir utiliser à conclure de la culpabilité du Père Claude, et d'autre part, condamnable l'affichage du mot sur la porte de l'église. Elle ne croyait pas à une simple maladresse d'un de ses collègues qui aurait utilisé un papier à entête par inattention ; pour elle, c'était délibéré et cela émanait de son supérieur. Aucune colère ne filtrait des regards qu'elle croisait, seulement de l'incompréhension, de la peur.
— Rentrez chez vous, poursuivit l'officier, nous ne pouvons rien vous dire de plus à ce stade de l'enquête…
Le capitaine balaya les murmures de protestation d'un ton cinglant :
— Pour les accros de l'hostie, j'ai bien peur qu'ils doivent faire abstinence pendant quelques temps. Peut-être feriez-vous mieux de vous y préparer ou de voir avec le Clergé, il doit bien y avoir des remplaçants !
Sur un signe de tête, l'officier désigna la porte et invita les villageois à quitter le bureau. Se tournant ensuite vers Brulant et la dévisageant durement, il lui murmura :
— Cette fois je suis venu, mais je ne serai pas toujours là pour faire respecter l'ordre. On écrase ou on est écrasé, il n'y a pas de compromis !
Le message était clair et la gendarmette ne se faisait guère d'illusions, son supérieur l'avait prise en grippe. Il n'avait pas toujours eu ce comportement avec elle ; avant la déposition du Père Claude, elle bénéficiait encore d'égards de l'officier qui se présentait comme son mentor. Elle était maintenant convaincue que la réouverture du dossier Martinet était à l'origine du changement d'attitude du capitaine. Était-ce traumatisant pour celui-ci de reprendre son enquête à zéro, avec d'autres éléments que ceux en sa possession vingt ans plus tôt, était-ce trop difficile d'obtenir des renseignements fiables des personnes encore en vie qui avaient un lien proche ou lointain avec l'affaire, ou bien encore était-ce cruel pour son ego de devoir retravailler sur le seul dossier qu'il n'avait jamais résolu et qu'il trainait comme un boulet ? Virginie ne savait que penser mais elle refusait de croire en la culpabilité du Père Claude, ce qui la mettait dans une situation très délicate. Elle croyait en la justice, en son métier, en son pouvoir de découvrir la vérité, mais elle savait aussi qu'elle devait respecter sa hiérarchie, les ordres reçus. Elle était partagée entre poursuivre l'enquête de manière officieuse et laisser son supérieur amener les preuves de la culpabilité du prêtre.
Lorsqu'elle quitta la caserne, ce soir-là, elle sentit qu'une transformation avait eu lieu tout autour d'elle. Rien de bien spectaculaire, mais une foule de détails à peine perceptibles comme le clocher devenu silencieux aux heures des messes, le café de l'église désert, les regards inquisiteurs de certains passants, les discussions interrompues à son approche et reprises après son passage… Elle, ou l'uniforme qu'elle portait jusque là fièrement, annonçait la fin de dix-neuf années de sérénité et éclaboussait l'image du Père Claude. Elle comprit à cet instant que pour les habitants du coin, elle était à mettre dans le même panier que le commandant de la caserne et tous ses hommes ; pourtant elle ne le leur aurait jamais parlé avec les mêmes termes irrespectueux de leur religion que son supérieur, elle n'aurait jamais demandé la garde à vue du Père Claude, elle ne se serait jamais présentée comme victime de son manque d'expérience pour masquer un travail approximatif dans une enquête bâclée et irrésolue. Elle était vraiment différente du capitaine, mais rien dans ses dires et dans son comportement ne pouvait la faire apprécier des villageois, elle était gendarme et en temps que telle, responsable de l'affaire qui semblait maintenant secouer la commune toute entière.
Pour certains fidèles dépités, la garde à vue du Père Claude tombait au mauvais moment, des bruits commençaient à circuler sur la découverte d'un corps au pied du ginkgo. Certaines commères eurent vite fait d'en tirer des conclusions en condamnant le prêtre pour ce meurtre. Cependant la rumeur ne pouvait s'appuyer sur aucun nom pour la victime, cette information était tenue secrète par la Gendarmerie. Le capitaine avait déjà fait un bref passage sur les écrans, les télévisions régionales avaient immédiatement réagi à la rumeur annonçant la macabre exhumation. Les reporters détachés sur place propageaient la nouvelle de la détention du Père Claude et associaient sa garde à vue au corps déterré. Pour éviter un dérapage de l'information, Albert reçut un ordre de son supérieur, l'enjoignant à faire une courte annonce aux médias. Celui-ci protesta, prétextant que cette seconde intervention en peu de temps pouvait nuire à l'enquête, mais l'ordre fut maintenu. Aussi l'officier convoqua-t-il les reporters dans la cour de la caserne et il leur annonça-t-il :
— Sur les indications d'un témoin, nous avons mis à jour, hier, les restes d'un corps humain. Les premiers examens nous permettent de supposer qu'il s'agirait d'une femme d'une vingtaine d'années. Nous n'en sommes qu'au début de cette enquête et nous vous tiendrons informés de son déroulement.
Le capitaine tournait déjà les talons pour rejoindre les locaux lorsqu'un reporter, plus prompt que les autres, l'interpella :
— Vous retenez actuellement un prêtre, est-il impliqué de près ou de loin dans cette affaire ?
— C'est ce que nous nous efforçons de découvrir ! maugréa l'officier.
— Il s'agit du curé de votre village. Pouvez-vous nous en dire plus ?
— Non !
Albert s'engouffra à l'intérieur du bâtiment, ignorant les protestations et les injections des reporters désireux d'en apprendre plus.
Plus tard dans l'après-midi, le sous-officier Brulant prit une communication : monsieur Jean-Baptiste Martinet souhaitait parler au capitaine Albert, il avait lu le message vocal de ce dernier l'invitant à le contacter de toute urgence et il était très fébrile. De retour de voyage, il avait appris la découverte d'un cadavre et la garde à vue du Père Claude. Son voisin lui avait donné ces informations dès son arrivée à son domicile, et lui avait aussi signalé qu'une gendarmette posait des questions sur les Dubois. Une étrange appréhension était palpable dans la voix de Martinet, Virginie l'avait ressentie sans même connaître son correspondant. Elle contacta son supérieur qui accepta aussitôt l'appel :
— Monsieur Martinet, fit-il, j'ai d'importantes révélations à vous faire. Pouvez-vous venir à la caserne ?
— C'est par rapport à la télé ?
— D'une certaine manière. Quand pouvez-vous venir ?
— D'ici un quart d'heure !
— Très bien, mais n'empruntez pas l'entrée principale, il y a trop de monde aux alentours. Il existe un portillon réservé au personnel à l'opposé, sonnez et on vous laissera entrer !
— D'accord ! répondit Martinet, fou d'inquiétude.
Le capitaine et Martinet s'étaient déjà trouvés face à face lors de la disparition de Sandra. L'un et l'autre conservaient de mauvais souvenirs de cette époque. Vingt ans s'étaient écoulés durant lesquels ils s'étaient parfois croisés au hasard d'un chemin, mais les deux hommes avaient plutôt cherché à s'éviter : l'officier pour fuir son incompétence dans cette première affaire, le mari pour ne pas céder à la tentation de le frapper. Certes la mystérieuse disparition de la joggeuse était ancienne, mais la tension entre les deux hommes était toujours palpable. Malgré tout, Martinet avait accouru : il espérait tant pouvoir mettre le mot fin sur la tragédie qu'il vivait en permanence. Il se souvenait de son refus de refaire sa vie avec une autre femme, qui aurait pu tenir le rôle de mère auprès de son fils Jean. Il avait toujours été hors de question pour lui de fonder un second foyer sans avoir la preuve que Sandra était morte. Il n'avait jamais pu faire son deuil, jamais pu accepter la disparition de sa compagne et sa vie s'était arrêtée à cette triste date du dix-neuf janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix-sept. Depuis, il avait vécu un enfer, un parcours semé d'embûches. Cela n'avait pas été facile pour lui d'élever seul le petit Jean, de lui expliquer qu'il n'avait peut-être plus de maman, qu'elle était partie pour un long voyage sans date de retour définie… Et puis il avait subi l'outrage ultime du sous-lieutenant Albert, alors jeune promu à la caserne, qui voulut voir en lui un suspect potentiel. Il ne lui avait jamais pardonné l'insistance avec laquelle il était revenu sur chaque détail de sa déposition, ses nombreuses convocations à la caserne. Les deux hommes ne s'appréciaient pas, mais ils semblaient cependant animés tous les deux du désir de connaître la vérité.
Albert reçut Martinet dans son bureau, sans la présence du moindre gendarme, ce qui étonna Virginie qui avait guidé le visiteur jusqu'au bureau de son supérieur. Le dialogue entre les deux hommes fut tendu : l'officier se contenta dans un premier temps de raconter les faits de ces derniers jours, sans offrir à Martinet la moindre occasion de l'interrompre.
— Suite à la déposition d'un de nos concitoyens, nous avons été amenés à faire des fouilles au pied du ginkgo d'or, cet arbre millénaire et magnifique de notre forêt, qui attire un bon nombre de gens du coin à l'automne. Nous avons alors exhumé un corps qui paraissait à prime abord être celui d'une jeune femme. Nous avons eu la certitude de son identité après les résultats sur l'ADN prélevé, et sur la date de sa mort avec les tests au carbone. Le résultat est sans appel : il s'agit de madame Sandra Martinet et nous savons maintenant qu'il s'agit d'un meurtre. Le dossier de sa disparition est donc rouvert et vous allez devoir me raconter une nouvelle fois ce que vous faisiez le jour de sa disparition !
Jean-Baptiste demeura sans voix, abasourdi par la révélation : il avait si souvent espéré l'annonce du décès de Sandra ou la preuve qu'elle avait refait sa vie ailleurs sous une autre identité. La question de l'officier demeura sans réponse ; ce dernier jugea opportun de ne pas insister, n'avait-il pas un coupable tout désigné en la personne du Père Claude ?
Peu après, le capitaine changea de tactique, il interrogea Martinet sur ses motivations à paraître dans une émission télévisée, de mêler son fils Jean à cette enquête médiatique faite au mépris de l'éthique et de la procédure.
— J'ai lu, il y a plusieurs mois, un article dans un mensuel people feuilleté chez mon dentiste, que la télé recherchait des conjoints ou des conjointes de personnes disparues pour un nouvel épisode de la série "Crime". Mon sang n'a fait qu'un tour, j'ai vu là l'opportunité de rappeler à mes proches la disparition de Sandra. Je n'ai même pas songé un seul instant au mal que je pourrais faire à mon fils. Imaginez-vous un instant dans la peau d'un unijambiste à qui on offre une béquille…
— Votre fils, comment a-t-il réagi ?
Martinet n'avait aucune envie de se confier plus au capitaine de Gendarmerie, mais il le connaissait suffisamment pour surmonter sa réticence. Il savait combien l'officier avait pris en assurance depuis sa première enquête et sa renommée de coriace et de retors était sur toutes les lèvres. Aussi avoua-t-il :
— Il n'a pas connu sa mère, les seules preuves qu'il a de son existence sont quelques photos d'une mère serrant son bébé contre elle sur un lit d'hôpital, d'une femme donnant le sein à un nourrisson. Il a grandi sans amour maternel, j'ai fait de mon mieux mais cela ne remplace pas une maman. Jean aura vingt et un ans dans deux mois et il refuse de se lier à une femme. C'est aussi pour ça que j'ai accepté de témoigner à la télé, je voulais braver nos non-dits et montrer à mon fils qu'il avait droit à une vie meilleure, qu'une mère n'abandonne pas son bébé !
— Êtes-vous conscient que vous avez peut-être contribué à l'arrestation du meurtrier de votre femme ?