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Une femme heurtée violemment et projetée au sol, sur une route de l'Ain, L'automobiliste responsable de sa mort en délit de fuite, L'appel anonyme au poste de Police de Lyon 1 d'un mystérieux témoin de l'accident, qui a identifié le véhicule du conducteur, L'affaire semble bouclée avant même d'être instruite. Le lieutenant Grange refuse cependant l'évidence et mène, épaulé par ses amis policiers, une enquête conjointe avec la Gendarmerie de Meximieux.
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Seitenzahl: 322
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Accorder trop d’importance au regard des autres, porté sur soi ou sur les siens, engendre parfois la démence.
Robjak – 2024
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Bibliographie
La soirée du quinze juin deux mil vingt-trois battait bon train dans la somptueuse villa du richissime homme d’affaires Philippe Heinrich. Les femmes les plus prudes portaient des robes outrageusement échancrées de dos ou de face et offraient généreusement leur chute de reins ou leur poitrine aux hommes présents, les plus aguicheuses portaient des tenues transparentes, adoptaient le ‘‘no-bra’’ et dévoilaient ainsi la quasi-totalité de leur corps, dans l’indifférence de la majorité des convives. En cet instant, les personnes présentes ne se souciaient aucunement du malheur des autres, qu’il s’agisse des victimes de la guerre en Ukraine, trop éloignées de leur petit monde égoïste, des antiréformistes de la retraite, manipulés par des syndicats incompétents, et de bien d’autres sujets encore…
Bertrand Boldino évoluait parmi les convives ; tout comme la majorité des hommes présents, il portait une tenue de soirée légère et décontractée, très différente de celle de quelques irréductibles ‘‘m’as-tu-vu’’ qui transpiraient dans leur smoking. Il ne faisait pas partie du cercle très fermé des personnes fortunées de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui se vantaient de leur générosité ou de leur implication pour le bas peuple à travers d’innombrables actions. Il n’était là que pour partager la satisfaction du succès de sa mission, grassement payée par son hôte. Il était très friand de ces soirées au cours desquelles son nom était cité. Une simple parole de Heinrich, comme de bon nombre de ses prédécesseurs, était pour lui la meilleure possibilité de trouver un nouveau contrat, ainsi marchaient ses affaires. Vingt-trois heures, le moment tant attendu arriva.
— Mes amis, buvons au succès d’Eptagone, ce complexe immobilier d’un nouveau genre qui réunit les secteurs suivants dans une parfaite harmonie : appartements individuels, logements pour personnes à mobilité réduite, commerces de proximité, soins de premier niveau, salles de thalasso, casino et salles de jeux, salle de spectacles de capacité raisonnable. Mais cette victoire sur des vendeurs approchés et frileux, sur une population concernée par Eptagone et inquiète, sur une municipalité indécise, n’aurait pas pu arriver sans le formidable travail de monsieur Boldino que j’aperçois au fond de la salle. Certains de mes amis ici présents et investis dans le projet m’ont fait remarquer que l’intervention de notre négociateur a un coût élevé. Ils reconnaîtront maintenant qu’il a réussi dans le délai qui nous était imparti, dans la légalité et sans problème majeur. Alors je vous invite à lever votre verre en direction de monsieur Boldino, en guise de gratitude !
— Voilà, songea ce dernier, plus qu’à attendre d’être sollicité par un de ces richards pour un nouveau projet. Les proches d’Heinrich sont-ils vraiment pingres ou mon employeur a-t-il fait passer son avarice sur le dos de ses amis investisseurs. C’est bien la première fois que les personnes présentes sont invitées à lever leur verre en signe de reconnaissance, d’ordinaire ils le boivent… Abus de langage, reproche à peine voilé sur le coût de mon intervention ? Qu’est-ce qu’il croyait, cet Heinrich, je lui coûte moins cher que l’armée d’employés qui travaillent pour lui et qui n’ont pas obtenu la moindre chance de mener à bien son projet !
Perdu dans ses pensées, le négociateur ne remarqua pas un homme qui le fixait intensément au travers de ses lunettes. Il tenta une approche discrète du buffet monumental, à l’image de la bonne opinion qu’éprouvait l’hôte pour lui-même.
— Ce n’est pas ce soir que vous dénicherez un nouveau contrat, lui murmura l’homme aux lunettes. Je connais bien tout ce gratin local qui ne pense maintenant plus qu’à consommer, puis à passer une soirée mondaine où tout sera permis…
— Je crains bien que vous ayez raison, monsieur…
— Paul… Mes amis m’appellent Paulo. Trinquons à votre réussite, sans laquelle cette soirée n’aurait pas de raison d’être !
Joignant le geste à la parole, l’homme prit deux flûtes de champagne embuées et en tendit une à Boldino. Les deux hommes étaient transparents, personne ne s’intéressait à eux. Au bout d’une demi-heure, Paul proposa à Boldino de prendre un verre dans un troquet.
— Nous aurons plus de chance de passer un moment agréable, assis au zinc d’un bar, que de rester plantés là comme deux éléments du décor.
— Oui monsieur Paul, vous avez sûrement raison !
Boldino n’était pas surpris par l’invitation : il avait parfois eu affaire à des personnes qui l’avaient attiré dans un endroit discret pour tenter de lui extorquer des scoops sur l’affaire en cours, pour lui demander des ficelles afin de résoudre leurs propres projets immobiliers. Étrangement, Paul ne se montrait pas curieux et restait très discret sur lui, sur sa vie professionnelle.
Un peu plus tard, Paul se révéla être le compagnon idéal pour passer un bon moment, enchaînant blagues et potins. Après un ou deux verres, les nouveaux amis quittèrent le troquet, fermement décidés à rejoindre chacun leur domicile respectif.
Trois heures trente, Boldino sortit de sa voiture garée en bordure de sa propriété. Il pénétra silencieusement dans la villa, il ne voulait pas réveiller sa femme. Était-ce la pénombre ambiante, le dernier verre pris "pour la route" ? Il se sentait vaseux.
Sept heures, il retrouva sa femme dans la cuisine :
— Tu as bien dormi, vociféra-t-elle ?
Les cernes sous ses yeux et son regard incendiaire trahissaient sa colère, sa révolte.
— Inutile de te dire que j’ai dû dormir sur le canapé, que tes ronflements d’ivrogne étaient insupportables. Quand arrêteras-tu de boire et de détruire notre couple ?
Bertrand était blasé ; certes il avait bu plus que de raison pour conclure de nouveaux contrats, pour faire suite à la réussite du projet Eptagone, que lui seul pouvait conclure. Son travail était passionnant, mais lui procurait énormément de crainte, de patience et nécessitait une grande maîtrise de soi à tout instant. Aussi lorsqu’un contrat aboutissait, toute la tension qu’il avait ressentie disparaissait après quelques verres. Peu importait à Boldino qu’il s’agisse de vins, ou d’alcools plus ou moins forts. Agnès ne crachait pas dans la soupe et pouvait satisfaire son fantasme d’artiste peintre grâce à l’argent qu’il rapportait, aussi ce dernier estimait que les jérémiades de sa compagne étaient injustes. Plutôt que d’entrer en conflit permanent avec elle, il préférait faire le dos rond.
Cependant ce matin il était déboussolé. Il n’avait pas eu l’impression de boire plus que de raison, mais avait-il franchi un nouveau cap dans son addiction ? Il décida de prendre un café noir et de renoncer à ses tartines beurrées. Il lui tardait de rejoindre son bureau et d’échapper aux réflexions désobligeantes, peut-être injustifiées, d’Agnès.
Huit heures dix, les premières choses que vit Bertrand le seize juin en sortant de chez lui furent des voitures de police encadrant sa DS7, des hommes armés le tenant en joue.
— Monsieur Boldino, veuillez nous suivre !
Le négociateur en immobilier était éberlué. Que signifiait cette mise en scène, que lui voulait-on et qui ? Il restait immobile, ne sachant que faire. Face à son attitude jugée peu coopérative, le brigadier-chef responsable de ce remue-ménage s’emporta.
— Monsieur Boldino, veuillez mettre vos mains dans le dos sans résistance…
— Pour… pourquoi, bégaya Bertrand.
— Je suis persuadé que vous le savez, alors pas de violence et suivez-nous gentiment au commissariat !
— Qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ce que vous me voulez, s’inquiéta Boldino. Cela va-t-il prendre beaucoup de temps ?
— Tout dépendra de vous et de votre coopération, répondit le brigadier-chef.
— Je peux dire au revoir à ma femme ?
— Non, c’est le règlement et c’est mieux ainsi !
Bertrand, livide, accompagna les policiers jusqu’au premier véhicule, sous le regard interrogatif de quelques habitants du voisinage.
— Pourquoi eux me voient dans cette triste situation et pas Agnès ? Elle a bien dû entendre les policiers m’interpeler !
Le trajet ne dura que quelques minutes, Boldino pénétrait maintenant dans le commissariat de Lyon 1, escorté par deux policiers. Il retrouva le brigadier-chef Assouin qui l’interrogea froidement :
— Qu’est-il arrivé à votre véhicule ?
— Ma voiture ? Rien…
— Vous êtes bien le propriétaire d’une DS7, immatriculée GO100BY ?
— Oui… Pourquoi ?
— C’est moi qui pose les questions, contentez-vous de répondre ! Où étiez-vous hier soir ?
— À une soirée privée…
— Vous pouvez préciser, ou dois-je vous prier ? s’énerva le brigadier-chef.
— J’étais l’invité d’honneur de monsieur Heinrich, à Ambérieu en Bugey ?
— Monsieur Heinrich ?
— Oui, le grand directeur de Project Immo, le patron d’une entreprise immobilière forte de plusieurs milliers d’employés à travers l’Europe et l’Amérique du Nord !
— Connais pas, lâcha Assouin. Et pour quelle raison étiez-vous chez lui ?
— Il m’a mandaté sur un projet de construction. J’ai servi d’intermédiaire entre son entreprise et des vendeurs un peu frileux !
— Rien d’illégal dans vos transactions ?
— Non. Mais quel rapport avec ma DS et ma venue sous escorte au commissariat ?
— Les questions, c’est…
— C’est vous qui les posez, vous l’avez déjà dit, s’emporta Boldino. Alors allez droit au but, que voulez-vous savoir ?
Le brigadier-chef était pris au dépourvu, son ton autoritaire n’avait pas suffi à ébranler très longtemps le négociateur. Il devait reprendre la main, affirmer son autorité sur l’homme qui lui faisait face :
— Très bien, où étiez-vous cette nuit entre une et trois heures du matin ?
La question était claire et nécessitait une réponse simple, sans équivoque. Seulement… Boldino avait beau réfléchir, se concentrer, il ne parvenait pas à se rappeler ce qu’il avait fait ni où il était. L’impatience affichée du brigadier-chef lui rajoutait de la tension :
— Je… je ne me souviens pas, balbutia-t-il.
— Alors parlons de votre voiture ! Depuis quand l’aile droite et le parechoc sont-ils endommagés, qu’avez-vous heurté ?
— Endommagés ? C’est impossible, je suis très prudent et je bichonne ma voiture plus que tout !
— Allons, monsieur Boldino, cessez de jouer l’amnésique. Mes hommes ont interrogé votre épouse et elle a confirmé que vous êtes arrivé chez vous vers trois heures trente, en état d’ébriété. Elle a affirmé que vos ronflements d’alcoolique ont dépassé cette nuit le seuil du tolérable et qu’elle s’est réfugiée dans votre salon pour tenter de dormir, en vain tant vos ronflements étaient sonores !
— J’étais à la soirée de Philippe Heinrich, qui m’a embauché pour son projet immobilier Eptagone, après c’est le trou noir !
— Vous étiez peut-être dans un état semi-comateux, avec un taux d'alcool trop élevé pour conduire, que vous tentez de cacher derrière une amnésie partielle ?
— Non !
— Nous avons transporté votre voiture à notre centre d’expertise, nous aurons très rapidement les résultats. Veuillez rester à disposition de la police durant les jours à venir, et ne pas quitter Lyon !
— Mais enfin, que se passe-t-il ?
— Ou vous le savez et vous tentez de nous le cacher, ou vous le saurez bientôt !
Dix heures trente,
— Lieutenant, venez dans mon bureau !
Grange suivit son supérieur, commandant le poste de Police de Lyon 1.
— Davy, une jeune femme a été renversée hier à Meximieux. L’automobiliste à l’origine de cet accident, hélas mortel, a pris la fuite. Un témoin anonyme prétend avoir identifié et filé la voiture du chauffard, une DS7 immatriculée GO100BY, il nous a appelé à une heure trente, mais refuse d’être mêlé à ce drame. Assouin a interrogé Bertrand Boldino, le propriétaire du véhicule, très tôt ce matin et m'a remis son rapport, il y a peu de temps. Prenez-en connaissance… vous verrez que ce gars n’est pas net !
— Le chef est à même d’instruire cette affaire…
— Bien sûr… Mais prenez l’enquête en main, entrez en contact avec la gendarmerie de Meximieux et jetez un coup d’œil sur le lieu de l’accident. Boldino est suspect et les services techniques examinent sa voiture, je veux cependant être sûr que notre homme n’a pas été victime d’une dénonciation calomnieuse !
— Bien Capitaine…
Grange était de l'avis de Deloin, il lui demanda :
— Un appel anonyme est toujours sujet à caution, son origine a-t-elle été recherchée ?
— Nos techniciens sont dessus, mais il est rare qu’une personne qui veut rester anonyme se contente de cacher le numéro de son portable. Je ne serais pas surpris qu’elle ait utilisé un téléphone prépayé. Le labo analyse les traces trouvées sur l’aile droite et le parechoc du véhicule de notre suspect. Il tentera de les rapprocher de la peinture de la moto de la jeune femme renversée à Meximieux !
— Des infos sur la victime ?
— Juste son identité, Émeline de Beaulieu. Pour le reste, la gendarmerie de Meximieux vous communiquera tout ce qu’elle a. Le père de la victime, Enguerran de Beaulieu, possède une des plus grandes fortunes de France. Il est très influent et craint de tous pour son manque de patience. Inutile de vous dire que vous l’aurez sur le dos, dès votre arrivée à la gendarmerie. Des questions ?
Grange avait un profond respect pour le capitaine Deloin, qui l’avait soutenu dans des enquêtes criminelles atypiques, qui le comprenait pour avoir été semblable à lui dans sa jeunesse : intègre et indépendant. Le lieutenant savait que son supérieur lui accorderait tous les moyens dont il disposait, qu’en cas de besoin il négocierait l’aide de ses amis dévoués, policiers et gendarmes. Mais cette demande était prématurée, l’officier devait d’abord prendre connaissance du dossier et tâter le terrain avec les gendarmes de Meximieux. Aussi se contenta-t-il de répondre :
— Non, Capitaine, mais peut-être plus tard, je dois d’abord en connaître plus sur cette affaire. Le chef Assouin enquête-t-il sur Bertrand Boldino ?
— Il suit la routine : enquête de voisinage, récolte de témoignages de ses proches, recherche sur son casier judiciaire…
En fin de matinée,
— Bonjour lieutenant. Votre capitaine m’a annoncé votre venue et votre rôle de coordinateur entre votre équipe en charge d’un suspect et mes hommes. Est-ce vraiment utile ? Enfin… Venez, que je vous présente à eux !
Grange suivit le capitaine Antoine Corsetti, peu surpris de sa réticence. Il lui était reconnaissant de jouer carte sur table.
— Messieurs, voici le lieutenant Grange, qui nous est envoyé tout spécialement de Lyon, pour coordonner votre enquête sur l’affaire "de Beaulieu" et l'interrogation d'un présumé coupable à son poste de Police. Je vous laisse faire connaissance et vous organiser pour une coopération efficace !
L'équipe chargée du dossier comprenait trois hommes, qui se présentèrent tour à tour : adjudant-chef Charles Secondi, adjudant Mathias Douglas et gendarme stagiaire Benoit Gomez.
— À une heure trente, mon capitaine a reçu un appel anonyme d'une personne prétendant avoir assisté à un accident de la route et au délit de fuite du conducteur, déclara Grange. Sur ses dires, nous avons interrogé un homme. Mais avant de vous en dire plus, j'aimerais entendre vos conclusions sur l'accident en question. Un plaisantin a pu s'amuser à nous balader sur une fausse piste !
— Un habitant de Meximieux nous a signalé par téléphone la présence d'une moto couchée sur la chaussée et du corps inanimé d'une jeune femme, à l’impasse des mille chênes, à une vingtaine de mètres de la D1084. Il était deux heures dix. Il nous a attendu sur place en protégeant tant bien que mal la zone de l'accident avec sa voiture. Grâce à lui, aucun autre accident n'est survenu sur ce chemin plongé dans la pénombre dès la tombée de la nuit, un véritable coupe-gorge. Malheureusement la pilote était morte. Une pièce d'identité dans sa poche nous a permis de l'identifier : Émeline de Beaulieu. De prime abord, la jeune femme a été fauchée par un véhicule roulant à vive allure. La scientifique a analysé le terrain ce matin et n'a trouvé aucune trace récente de freinage, nos experts ont néanmoins relevé qu'il s'agit d'une voiture style SUV au regard du point d'impact sur la moto…
— À quel niveau, demanda Grange.
— À hauteur du flanc gauche de la roue avant et de la selle, avec un angle de vingt degrés, répondit Secondi avant de poursuivre son rapport. Il est clair qu'il s'agit d'un geste prémédité de l'automobiliste pour déséquilibrer sa victime. Avait-il l'intention de la tuer, nous le saurons peut-être plus tard !
— Des photos de la moto et de sa pilote ?
Secondi tendit des photos tirées sur papier, ce qui n'était plus tellement d'actualité dans les postes de police urbains.
— La roue avant de la moto est dans un sale état, d'après ce qu'on peut voir sur les photos, constata le lieutenant. Cela confirme que le poursuivant roulait très vite et qu'il a fait une embardée, volontaire ou non, cela reste à déterminer…
Grange était moins catégorique que l'adjudant-chef sur la circonstance de l'accident. Il se méfiait toujours des jugements trop hâtifs, basés sur des évidences parfois trompeuses.
— Je vous propose d'attendre les résultats de la scientifique et de la légiste, poursuivit-il. Pour le moment je crains fort que nous n'ayons rien d'autre à faire !
— Votre suspect, demanda Douglas.
— À la suite de l'appel anonyme reçu au commissariat, Bertrand Boldino a été entendu par un de mes collègues. Sa voiture est entre les mains de la scientifique et nous attendons ses résultats. Le conducteur, domicilié dans le premier arrondissement de Lyon, présente des signes d'une amnésie partielle, peut-être due à un choc. Nous n'avons pas demandé d'expertise médicale pour l'instant. Si sa voiture est mise en cause dans l'accident mortel d'Émeline de Beaulieu, nous lui ferons passer des examens. Des questions ?
— Monsieur Francoz, on en fait quoi, se hasarda le stagiaire.
— Monsieur Francoz, c'est qui ? demanda le lieutenant.
— L'homme qui a découvert le corps, répondit Gomez.
L'adjudant a pris sa déposition en ma présence et nous l'avons laissé partir, mais vous souhaitez peut-être l'entendre ?
— Merci gendarme, mais je ne pense pas que cela soit utile pour le moment. Vous a-t-il dit s'il avait vu passer des voitures durant son intervention pour sécuriser le lieu ?
— Non, je ne crois pas ?
— Et vous, chef ?
— Non, lieutenant, mais je peux le contacter pour lui demander s'il a, ou non, vu des voitures ?
— Faites-le, et en cas de passage de voitures, essayez de récolter le maximum d'infos : heure, modèle, attitude du conducteur…
Grange se rendit sur le lieu de l'accident. Il évalua que la pilote n'avait eu aucune chance de rester sur la D1084 après un choc latéral, suffisamment violent pour projeter machine et femme au sol. Le lieutenant ne voulait cependant pas foncer dans cette possibilité et demander aux gendarmes de Meximieux d'enquêter sur les possibles ennemis de la victime, ou de sa famille. Il attendrait le rapport de la scientifique. Il se demandait ce que pouvait faire une jeune femme entre une et deux heures du matin, à moto, sur cette route très fréquentée durant la journée, certainement beaucoup moins au milieu de la nuit. Son portable sonna.
— Lieutenant, la légiste souhaite vous voir au plus vite…
— Elle vous a dit pourquoi ?
— Non, répondit l'adjudant-chef, mais elle semble très choquée !
— Envoyez-moi son adresse, son nom et son numéro de téléphone, je vais la voir. Rejoignez-moi sans tarder !
Peu après, Grange rencontra Claudine Cotton ; la légiste était aussi blanche que sa blouse.
— Je n'ai jamais rien vu de tel, expliqua-t-elle d'une voix empreinte d'émotion. Notre victime n'est pas morte de sa chute, quelqu'un lui a délibérément roulé dessus…
— Comment l'avez-vous diagnostiqué ?
— Par rapport aux infos de la gendarmerie. Je me suis d'abord concentrée sur le bassin et la cuisse de la jeune femme, sièges probables de traces de choc. En effet, elle a été heurtée par un véhicule et sa hanche a explosé. Mais elle était casquée, son casque n'était en apparence pas fendu. Lorsque je l'ai ôté, j'ai remarqué une trace sur sa nuque, à la limite de sa protection en carbone. J'étais intriguée, c'est là que…
Cotton marqua une pause avant de poursuivre :
— C'est là que j'ai découvert l'incroyable, l'horreur : quelqu'un lui a délibérément roulé dessus pour l'achever. Les fractures nettes des os, la perforation des tissus musculaires, l'écrasement des cervicales prouvent que le tueur, oui j'assume ce mot, est passé sur le corps gisant au sol, à petite vitesse. Pour moi, il ne s'agit pas d'un accident, mais d'un crime parfaitement orchestré par un fou barbare, maître de ses gestes !
— Merci docteur !
Secondi avait tout entendu : une fois dans la rue, il fit part de son étonnement :
— Lieutenant, comment est-il possible que des fous commettent de tels actes ?
— Je l'ignore, Charles… Permettez-moi de vous appeler par votre prénom, moi c'est Davy. J'ai pour habitude, lorsque mes coéquipiers occasionnels sont d'accord, de les appeler par leur prénom, et eux par le mien. Cela resserre les liens durant une enquête, et là je crois que nous allons en avoir durement besoin. Enguerran de Beaulieu n'est pas encore au courant de la cause de la mort de sa fille. J'ai entendu dire qu'il était très influent, d'une impatience maladive et très certainement fortement attaché à Émeline… Nul doute qu'il va exercer une pression insoutenable sur votre capitaine, sur l'équipe !
— Il est même à craindre qu'il entrave l'enquête par des déclarations aux médias, qu'il alerte le ou les coupables !
— Tu as raison, Charles…
Secondi s'était redressé, surpris.
— Oui, poursuivit Grange, j'ai omis de te dire que le tutoiement est pour moi indispensable. Dans une enquête comme la nôtre, il n'y a pas une seule tête pensante, qui décide de tout, mais des esprits mis en commun, sur un même pied d'égalité. Plus de grade, plus de vouvoiement, seulement des enquêteurs qui doivent partager leurs infos, leurs interprétations des faits, leurs hypothèses… C'est comme cela que je travaille, et ma foi cela a plutôt été bénéfique dans plusieurs de mes enquêtes !
— Davy, la légiste, est-ce normal qu'elle conclut à un meurtre ?
— D'ordinaire, ce n'est pas son rôle, elle doit rester factuelle et laisser à l'enquêteur l'analyse des faits. Mais là, je pense que l'atrocité qu'elle a découverte a eu raison de son devoir de réserve. Je la comprends, j'ai déjà vu pas mal de coups tordus d'une violence extrême, mais notre affaire atteint un niveau de sadisme que je n'ai vu que très rarement !
— Davy, nous ne travaillons pas pour la même maison. Comment se fait-il qu'un policier de ta trempe vienne nous coacher ?
— Charles, le temps est révolu où police et gendarmerie étaient soumises à une totale indépendance, dictée par les ministères de l'Intérieur et des forces armées. Actuellement, il n'y a plus lieu de contenir un éventuel putsch en vue d'une prise de pouvoir du gouvernement par des militaires. Sous tutelle ou non, nous dépendons maintenant tous du même ministère, aussi le clivage entre police nationale et gendarmerie ne doit plus être un obstacle à une totale coopération !
— T'as raté ta vocation, tu aurais été un très bon prêcheur, gloussa Secondi avant de s'excuser de cette remarque hors de propos.
— T'inquiète, je comprends la plaisanterie et je l'apprécie au sein d'une équipe, tant que cette dernière reste liée et ouverte aux propositions de chacun, pour faire avancer une enquête. Je n'ai pas la même tolérance pour l'ironie ou la raillerie…
Grange avait posé les limites à ne pas dépasser. Secondi n'avait pas franchi la barrière et partageait le point de vue du lieutenant.
La scientifique n'avait pas pu donner la priorité à Grange pour pousser plus loin ses investigations, trop d'affaires en cours monopolisaient ses experts et leurs matériels sophistiqués. Grange et le trio de gendarmes chargés de l'enquête décidèrent alors de s'intéresser à l'entourage de la victime et à celui du présumé meurtrier, sans être certains de l'utilité de leur démarche. Cette recherche avait le mérite de les faire patienter, dans l'attente du rapport de la scientifique. Ils n'en étaient pour l'instant qu'au listage des familiers, obtenu grâce à des recherches sur les réseaux sociaux, des documents de mairies, des archives informatisées de la presse locale. Des éclats de voix tirèrent les quatre hommes de leurs lourdes tâches, le gendarme en poste à l'accueil fit une entrée timide. Dans la seconde qui suivit, il fut projeté en avant par un homme de forte carrure, surexcité.
— Qu'est-ce que vous foutez ici, à vous prélasser sur vos fauteuils, s'écria l'inconnu. Vous feriez mieux de vous rendre utiles et d'enquêter sur ce qu'il se passe à Mex. Combien d'incivilités, combien de morts vous faudra-t-il encore pour lever votre cul de vos fauteuils ?
— Monsieur, répondit Grange d'une voix mesurée et d'un ton sec, avez-vous été victime d'une insolation, ce qui expliquerait votre comportement inqualifiable…
— Vous ne savez pas à qui vous parlez, vociféra l'homme.
— À qui, pour l'instant je dirai à quoi. Je vous fais grâce des sobriquets dont je pourrais vous affubler. Reprenez votre calme si vous ne voulez pas être expulsé de ce bureau, voire poursuivi pour outrage à des représentants de la loi !
L'homme blêmit, apparemment contrarié d'être ainsi remis à sa place, comme n'importe quel individu. La colère était encore présence dans sa voix, mais contenue :
— Ma fille a été renversée cette nuit, et vous que faites-vous ? Vous restez assis ici à la fraîche plutôt que de rechercher le coupable !
— Monsieur de Beaulieu, je présume ? Je n'ai qu'une réponse qui me vient immédiatement à l'esprit, je suis certain que vous connaissez cette morale de La Fontaine "Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage !" Nous ne sommes pas dans une série télévisée, il ne suffit pas au policier de claquer des doigts pour résoudre une enquête !
— Vous en avez encore d'autres de la sorte à me sortir ?
— J'en ai, mais je n'ai pas de temps à perdre, pas plus que les personnes qui nous entourent. Voyez-vous, aussi inactifs que vous nous ayez jugés, nous étions en train d'établir notre stratégie pour l'enquête concernant votre fille, quand vous avez fait irruption. Vous nous avez fait perdre du temps, répéta Grange en insistant sur ces mots mais rassurez-vous, nous vous tiendrons au courant de notre enquête, et vous aurez peut-être même la visite de l'un de nous pour vous interroger sur votre fille Émeline !
— Cela se voit que vous n'êtes pas de Mex, rétorqua de Beaulieu.
— En effet, je ne suis pas de Meximieux, mais j'ai une mission à remplir. Aussi, si vous êtes pressé de me voir repartir d'où je viens, laissez-nous travailler et montrez-vous coopératif !
— Vingt-quatre heures, vous avez vingt-quatre heures, lieutenant, pour retrouver le salaud qui a renversé ma fille. Après, je contacterai des amis haut placés qui sauront faire pression sur votre hiérarchie pour obtenir des résultats !
— Monsieur de Beaulieu, vous ne semblez pas m'avoir entendu : une enquête policière ne se règle pas comme cela, en claquant des doigts, je vous le répète. Si vous souhaitez contacter vos connaissances dans vingt-quatre heures, tenez, prenez mon téléphone et faites-le maintenant, vous gagnerez ainsi une journée. Je ne suis pas magicien, pas plus que les gendarmes mis sur cette enquête, nous faisons notre boulot. Prenez mon téléphone, j'insiste !
L'homme montra son incompréhension d'un haussement d'épaules, il se leva. Une fois sur le seuil de la porte du bureau, il fit volteface et lança à Grange :
— Montrez-vous aussi déterminé à résoudre votre enquête dans les plus brefs délais que vous ne l'avez été à me faire des remontrances. J'oublierai alors de citer votre nom dans mes coups de gueule, célèbres et entendus jusqu'à l'Élysée !
De Beaulieu prit le silence de Grange comme une victoire sur l'officier, mais c'était mal connaître ce jeune lieutenant de vingt-neuf ans qui avait déjà résolu six enquêtes pour meurtre depuis sa nomination à Lyon 1, six enquêtes en six ans…
— Davy, j'en connais un qui ne te portera pas dans son cœur. Sais-tu que de Beaulieu parvient toujours à ses fins, qu'il fait la pluie et le beau temps ici à Mex, dans la région, en France et même outre atlantique ? Il sort d'ici victorieux, il a eu le dernier mot !
— Aussi puant qu'il soit ou qu'il paraisse l'être, Mathias, je ne suis pas en guerre contre lui. Autant lui laisser la satisfaction de m'avoir mouché et qu'il nous fiche la paix pour enquêter sans son omniprésence et ses pressions dans nos réunions ou nos déplacements.
L'adjudant venait de recevoir une démonstration du fin stratège qu'était Grange, sous ses apparences de jeune débutant. Douglas découvrit à cette occasion qu'une affaire de mort, volontaire ou accidentelle, était très loin de ses dossiers habituels. L'approche en était totalement différente, avec beaucoup plus d'hypothèses que dans les cas d'un simple accident de la route, d'un conflit conjugal ou de voisinage, d'une incivilité désormais banalisée. Il pressentait que le lieutenant allait être pour lui un formidable instructeur, même s'il appartenait à la police…
Dix-neuf heures. Grange était resté à la caserne de Meximieux, en compagnie de Douglas qui ne voulait manquer aucun élément de l'enquête. Les deux hommes trouvaient le temps long. Que pouvait bien faire la scientifique ?
─ Je n'ai jamais participé à une enquête de ce genre, aussi excuse-moi Davy si ma question peut te paraître bête. La scientifique est-elle toujours la dernière à donner ses résultats, alors que la légiste doit avoir au-moins autant d'examens minutieux à faire sur le corps de l'accidentée avec peut-être un effectif plus limité ?
─ Cela arrive parfois que la scientifique patine : les traces de peinture sont aussi complexes à analyser que les taches de sang. Des collègues de la scientifique m'ont même assuré qu'il y avait énormément plus de couleurs de peintures référencées que de rhésus sanguins !
─ J'en suis surpris… Dans notre affaire, la scientifique a sous la main la moto de la jeune de Beaulieu et la voiture de Boldino. Les experts ont beau jeu de trouver une correspondance entre les marques relevées sur les véhicules et de comparer les couleurs de chacune d'elles !
─ Vu comme ça, Mathias, tu as raison. Je pense qu'un problème doit empêcher nos amis de conclure aussi vite leur rapport. J'ai déjà eu affaire à eux pour des analyses minutieuses. Ils sont vraiment des pros, des experts avec qui je travaille parfois. Regroupés dans des centres régionaux, ils sont peu nombreux et je les connais bien, je ne vais pas leur mettre la pression pour savoir où en est leur investigation. Tu n'es pas obligé de rester ici, cela peut durer encore une, voire plusieurs heures !
─ Et toi, Davy, tu envisages de passer la nuit ici ?
─ Franchement non, et si tu rentrais chez toi, j'en ferai de même !
─ Je ne veux pas me taper l'incruste, mais je peux rester encore un peu !
Vingt heures. Les deux hommes décidèrent de lever le camp.
─ À demain, huit heures ! annonça Grange.
─ OK !
Le téléphone du policier sonna à cet instant précis.
─ Bonsoir lieutenant, désolé pour notre appel tardif, mais problème d'effectif et de peinture…
─ Je me doutais bien qu'il y avait un os… alors ?
─ Pour la DS7, la couleur de la carrosserie et les traces laissées sur la moto correspondent à la référence du constructeur. Nous pensions alors que tout allait bien se passer. Mais les marques laissées sur la DS7 ne correspondent pas au bleu référencé par le constructeur de la moto, sous un code bien précis. Les marques proviennent d'une autre peinture, d'apparence identique et en vente n'importe où. Nous avons alors procédé à des tests de couleurs, d'origine et de remplacement, sur divers endroits de la moto : seule la fourche avant n'est pas de la couleur d'origine !
─ Niveau cadre, la jambe de la pilote a dû empêcher un contact direct entre les deux véhicules, d’où pas de trace du bleu d'origine…
─ En effet, lieutenant !
─ Avez-vous trouvé des traces de ces peintures, d'origine ou de remplacement sous le châssis de la DS7 ?
─ Pourquoi sous le châssis ?
─ À ce stade de l'enquête et selon la légiste, on est sûr qu'une voiture a roulé sur le corps de la victime !
─ Si c'est le cas, d'après nos relevés sur le terrain, le véhicule qui a heurté la moto n'a pas pu ensuite écraser la pilote, projetée à plusieurs mètres sur une trajectoire différente !
─ Vous pouvez quand même vérifier ?
Grange et son interlocuteur se connaissaient, aussi la demande appuyée du lieutenant se révélait indispensable.
─ OK, lieutenant, je mets un de mes meilleurs agents dessus demain !
─ Je pense que nous ne sommes pas au bout de nos surprises !
Une douleur passagère avait chatouillé l’enquêteur durant sa communication avec le capitaine Numblaud, responsable régional de la scientifique. Cette douleur, il la connaissait : elle ne l'avait jamais quitté et se révélait plus ou moins forte au cours de ses enquêtes, s'intensifiait lorsqu'il était sur la bonne voie pour résoudre une affaire. Il n'avait jamais su pourquoi il était victime de cette manifestation étrange et parfois douloureuse, mais il n'avait jamais souhaité s'en débarrasser. Il cachait cet étrange phénomène à tous, amis, médecins, hiérarchie, compagne.
─ Pour conclure, reprit Numblaud, nous pouvons affirmer que la DS7 de Boldino a heurté violemment la moto de la jeune pilote, ce qui a eu pour conséquence de la déséquilibrer et de la contraindre à s'engager dans l’impasse des mille chênes. La violence du choc est révélée par la déformation de la fourche avant de la moto et par l'empreinte de la jambe de de Beaulieu incrustée dans le cadre de l'engin. Cela laisse supposer un acte délibéré et prémédité de l'automobiliste !
─ Un homme sous l'emprise de l'alcool ou de stupéfiants pourrait-il être à l'origine d'un tel accident ?
─ Il ne faut jamais dire jamais, mais si l'intention du conducteur était de supprimer de Beaulieu, il lui fallait agir au bon moment, au bon endroit. Cela exige de la concentration et de la précision. Alors si votre suspect a un penchant pour l'alcool ou la drogue, il a dû en faire abstinence durant les huit dernières heures pour maîtriser ses gestes, ou bien il s'agit d'un alcoolique chronique toujours en état d'ébriété sévère !
─ Merci capitaine pour toutes ces infos. Je compte sur vous pour l'examen du châssis !
De retour à Lyon, dans son appartement situé sur les pentes de la Croix-Rousse, Grange fit le point sur les éléments de l'enquête : encore beaucoup trop d'hypothèses avant de s'orienter sur un scénario crédible. Boldino apparaissait comme le coupable idéal : son amnésie partielle non confirmée pour l'instant était contestable et les marques sur sa voiture l'accusaient sans le moindre doute. Le lieutenant décida que dès le lendemain le suspect devrait passer des tests médicaux pour statuer sur sa perte de mémoire. Nul doute qu'il obtiendrait sans problème l'accord de sa hiérarchie et la présence d'un avocat, garant de la neutralité de cette consultation. Il en profiterait aussi pour demander un bilan sanguin, lui permettant d'évaluer si le conducteur présentait des signes d'alcoolisme, chronique ou ponctuel. Le lieutenant avait déjà instruit des affaires de meurtres, toutes plus complexes les unes que les autres. Il savait qu'aucun dossier n'était pareil à un autre et cette nouvelle enquête n'échappait pas à la règle.
Seulement, il avait pris l'habitude de travailler avec Virginie Brulant1 ou avec le binôme2 Marc-Olivier Gallau de Flesselles – Philippe Durantour. Rien ne justifiait qu'il demande le renfort de la maréchale des logis-cheffe de la gendarmerie de Trivia ou du brigadier-chef et du brigadier du poste de police de Villeurbanne. Il savait que cette femme et ces hommes ne lui refuseraient pas leur aide, même de manière officieuse, qu'ils seraient certainement chagrinés d'avoir été exclus de l'enquête, mais il n'avait aucune raison professionnelle de les solliciter pour cette affaire. Pourtant, leur absence était aussi pesante pour Grange que celle de Sasha Newkacem3, sa compagne, reporter free-lance, toujours présente en Russie, à proximité de la frontière avec l'Ukraine. Il se sentait bien seul en cette chaude nuit de juin.
1 Voir Lieutenant Grange – Le Père Claude (2017)
2 Voir Lieutenant Grange – Les liens du sang (2018)
3 Voir Lieutenant Grange – Crime et châtiment (2019)
Les cris d'une discussion animée entre les éboueurs et un conducteur impatient, bloqué par le camion-benne réveillèrent Grange de bonne heure : cinq heures trente. Il n'avait pas prévu de se lever aussi tôt ce lundi dix-neuf juin… Bon gré, mal gré, il s'extirpa de son lit et se prépara un petit déjeuner copieux, chose qu'il ne faisait que durant ses journées de repos. Tout en savourant ses œufs au bacon, il songeait à l'enquête. S'adressant à un compagnon invisible, il exprimait ses doutes.
─ Des choses clochent dans cette affaire. D'abord le mystérieux témoin qui a prétendu assister à la scène et à la fuite du chauffard, censé être Boldino, ensuite l'écrasement volontaire de de Beaulieu à vitesse ralentie, sans oublier l'amnésie partielle et bienvenue de Boldino, incapable de maîtriser ses gestes et sa concentration sous l'emprise de l'alcool… Et puis, si Boldino a poursuivi sa route comme le prétend le mystérieux informateur, il n'a pu le faire que sur la D1084, juste après le choc qui a projeté de Beaulieu et sa moto dans l’impasse des mille chênes. Or, pour exécuter Émeline de Beaulieu, il aurait fallu que Boldino fasse demi-tour pour s’engager dans cette voie sans issue. L’inconnu qui a contacté les gendarmes n’a pas fait allusion à l’arrêt de la DS7 sur le corps de de Beaulieu et prétend avoir suivi Bertrand Boldino jusque chez lui… Non, décidément, des choses clochent !
Grange avait besoin de partager ses interrogations avec le trinôme de gendarmes de Meximieux, ce qu'il fit dès son arrivée à la caserne. Les conclusions du groupe ainsi formé soulevèrent plusieurs hypothèses, reprises partiellement par les quatre hommes. La première fut que le mystérieux témoin avait menti.
─ Pourtant la scientifique a bien reconnu que la DS7 de Boldino a heurté la moto, objecta timidement le stagiaire Gomez.
─ C'est vrai Benoit, mais la scientifique a aussi précisé que la DS7 n'avait pas pu à la fois projeter la moto et rouler sur de Beaulieu. Notre délateur est peut-être celui qui a achevé la pilote, rétorqua l'adjudant-chef Secondi.
─ Une voiture qui roule sur un corps, apparemment à très faible vitesse, peut-elle être identifiable, est-elle endommagée ? demanda l'adjudant Douglas.