Ligne de vie - Didier Fischer - E-Book

Ligne de vie E-Book

Didier Fischer

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Beschreibung

La Hague et La Chabanne, deux lieux découverts au gré d’un voyage initiatique, dessinent les contours d’une vie où les chemins se croisent et s’entrelacent pour former un paysage intime. Sous le vent, l’horizon se confond entre la mer houleuse du Raz Blanchard et les sommets arrondis des monts de la Madeleine, offrant une vision puissante d’un monde en perpétuelle transformation. Cet ouvrage témoigne d’abord de l’attachement profond de son auteur à ces lieux qui insufflent une forme de cohérence et de sens à l’existence. Ils sont les racines d’un engagement, le fil conducteur d’un parcours où ralentir devient essentiel pour éprouver la douce caresse du bonheur. La Hague et La Chabanne, par leur présence silencieuse, offrent la force de continuer à avancer, transformant chaque instant en un allié précieux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Didier Fischer a toujours choisi de suivre les sentiers sinueux du souvenir. Inspiré par les paysages de mer et de montagne, il est passionné par ces recoins du monde où, même si la paix semble hors de portée, on ressort profondément transformé. Depuis son enfance, l’écriture a été pour lui un moyen d’apporter du sens aux rêves qui l’occupent.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Didier Fischer

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ligne de vie

Entre La Hague et La Chabanne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Didier Fischer

ISBN :979-10-422-6731-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au Hamster,

À Camille et Louise,

À Alex et Sam,

À Rudi et Norah.

 

 

 

 

 

Du même auteur

 

 

 

L’histoire des étudiants en France, Paris, Flammarion, 2000 ;

Le mythe Pétain, Paris, Flammarion, 2002 ;

L’homme providentiel. Un mythe politique en République de Thiers à de Gaulle, L’Harmattan, 2009 ;

La Fondation Santé des Étudiants de France. Au service des jeunes malades depuis 1923 (en collaboration avec Robi Morder), Paris, Édition Un, deux… quatre, 2010 ;

Peut-on sauver l’école de la République ? Paris, Ellipses, 2011 ;

Louis Bascan ou la République au cœur (1868-1944), Paris, L’Harmattan, 2014 ;

L’Union nationale : du refus démocratique à la quête d’un idéal républicain, Paris, Edilivre, 2018 ;

Léon Blum, Paris, Ellipses, 2020 ;

Le Tour de France. Une saga populaire, Paris, Vérone éditions, 2023.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que j’aimerais qu’on s’accepte tel qu’on est, qu’on serve les fatalités de sa nature avec intelligence : il n’y a pas d’autre génie.

Julien Gracq, Un beau ténébreux

Prologue

 

 

 

De mon bureau, je surveille les nuages et observe sans jamais me lasser les sommets environnants. Ce matin, le ciel est sombre. Une petite pluie fine tombe par intermittence. L’été se fait attendre à La Chabanne. En ce début du mois d’août, les prairies sont étonnamment vertes et les prévisions météorologiques n’annoncent aucune amélioration dans les prochains jours. Le soleil s’est retiré sur son Aventin nous laissant seuls face aux perturbations météorologiques. Il faudra bien en prendre son parti. Après tout, mes vacances sont studieuses. Elles l’ont d’ailleurs toujours été depuis les années 1990 où j’avais décidé d’entreprendre une thèse. Je n’ai dès lors jamais cessé d’écrire. J’ai besoin de ces longues matinées de calme, seul dans mon antre, mais face à la montagne, pour ordonner mes idées et faire naître mes livres.

Je m’attelle aujourd’hui à une entreprise un peu différente de toutes celles que j’aie pu mener ces derniers temps où l’autobiographie en constituerait le ressort ! Des mémoires ? Oui et non ! Des mémoires où je ne serai pas le personnage principal, mais où deux lieux que j’affectionne le plus au monde joueraient ce rôle et viendraient souligner l’unité d’une vie. Deux lieux éloignés de près de huit cents kilomètres, qui a priori n’ont rien à voir l’un avec l’autre, sinon de s’être un jour imposés dans mon existence : La Hague et La Chabanne, la mer et la montagne. Il ne s’agit évidemment pas de n’importe quelle mer ni de n’importe quelle montagne !

La première se distingue par ces tempêtes redoutables et ces histoires dramatiques de marins qui jamais ne revinrent au port ou de naufrageurs pillant les coques éventrées de navires échoués dont les capitaines avaient été abusés par des feux allumés sur la lande. Certains s’en saisirent pour écrire des romans, d’autres les ignorèrent au profit d’une œuvre poétique. Mais tous aimaient ce coin de terre rugueuse où le vent et la pluie donnent parfois dans l’excès. Tandis que la seconde offre à la contemplation, de la Rivière noire à La Loge des Gardes, ses formes douces et arrondies se découpant par vagues successives sur l’horizon. Couvertes de sapins et de hêtres, elles recèlent les vestiges d’une civilisation oubliée : celle d’une France qui n’en finit pas de disparaître. L’hiver, la neige, de son épais manteau, assourdit les bruits d’une nature assoupie. Seul, le silence impose alors son obsédante présence.

Je ne sais pas si un paysage permet de cerner une personnalité tant il est avant tout une création collective. Ne témoigne-t-il pas plus sûrement de l’existence et de l’évolution d’une société, voire d’une civilisation ? Dans ce cas particulier, que peut nous dire l’extérieur de l’intérieur ? N’est-il pas difficile de nier qu’il puisse exister un lien entre un parcours de vie et le milieu dans lequel il s’effectue ? À moins que l’intérêt porté à un lieu ne soit que le produit d’une construction sentimentale. André Malraux, dans Les chênes qu’on abat n’avait-il pas associé la figure du général de Gaulle à cette plaine qui s’étendait au-delà des fenêtres du bureau où il s’entretenait avec son grand homme ?

Il n’a jamais été question pour moi de choisir entre ces deux régions : le Cotentin et la montagne bourbonnaise. Comme un Clemenceau pour qui la Révolution était un bloc, La Hague et La Chabanne ne font qu’un et constituent, par-delà leur diversité, l’unité d’une vie, mieux peut-être : ma ligne de vie. Aujourd’hui, elles sont cet ancrage qui me permet d’appréhender sereinement le temps qui passe et qui me donne au moins deux raisons, alors que l’automne est là, de continuer à croire au printemps.

 

 

 

 

 

 

La Hague : une première fois

 

 

 

La Hague est un de ces bouts du monde dont on revient à jamais transformé. Balayée par les tempêtes, décorée par les embruns, cette terre, que le quidam jugerait inhospitalière, vous retient dès la première visite et finit par hanter le reste de votre vie. Il n’est pas indispensable de lire le très beau roman de Didier Decoin, Les trois vies de Babe Ozouf ou celui de Claudie Gallay, Les déferlantes, pour tomber dans la dépendance de ses paysages et ressentir cette addiction au vent et au grand large. D’ailleurs, ces auteurs ne les avaient pas encore écrits, quand pour la première fois, je parcourus cette route des Caps au nord-ouest de Cherbourg. Dès que s’élève la chaussée au-delà d’Urville-Nacqueville, ce défilé de villages aux maisons de pierres serrées les unes contre les autres et de falaises rocheuses plongeant dans la mer ne cesse d’étonner par ce concentré d’émotion qu’il procure. La route est étroite, sinueuse par endroit, et donne à la fois des vues sur l’immensité liquide et le bocage. Si, à l’approche du cap de La Hague, les haies vives cèdent la place à des murets de pierres sèches dans la plus pure tradition irlandaise, l’impression reste néanmoins celle d’une nature exubérante que l’homme contient avec difficulté. Les petites maisons agglomérées et tassées les unes contre les autres semblent se protéger des dangers venant de la terre et de la mer. Certaines, quand ce n’est pas un village entier, se sont réfugiées au fond d’étroits vallons pour échapper au sort maléfique qui leur était promis. La Hague alors, si humaine et si sauvage à la fois, devient ce havre de vie où tout est possible.

Port Racine, la baie d’Ecalgrain, Goury et son phare, le nez de Jobourg, Vauville, sa mare et son ensemble dunaire, ne sont pas seulement des destinations touristiques. Ces lieux rappellent d’abord au randonneur que leur existence ne tient pas à un quelconque signalement dans un guide de voyage, mais bien à une histoire géologique et humaine qui a défié le temps. Leur découverte relève alors presque toujours d’un parcours de vie. J’y suis allé, au hasard d’une rencontre amoureuse : celle d’une jeune fille blonde et romantique, Dominique, dont j’avais fait la connaissance lors d’un camp de jeunes organisé par l’aumônerie du lycée que nous fréquentions. Le ciel bleu, légèrement voilé, permettait d’apprécier malgré tout une belle journée d’été. Il n’y avait pas d’écume sur le raz Blanchard et au loin passait un groupe de dauphins. Nous étions au mois de juillet 1976. La canicule sévissait dans le nord de la France. Pour venir en aide aux agriculteurs qui allaient perdre une part non négligeable de leur récolte, l’idée d’un impôt sécheresse était en débat au sein du gouvernement. Sur la plage d’Ecalgrain, il faisait presque frais quand je plongeai dans les vagues. L’eau froide me saisit, mais très vite mon corps s’y habitua et je nageais vers le large laissant derrière moi les autres baigneurs moins téméraires. Les rayons du soleil se reflétaient sur la surface liquide qui, à une centaine de mètres du rivage, avait abandonné toute velléité à faire obstacle à ma progression. Au contraire, telle l’étrave d’un navire, je fendais sans peine la masse d’eau. À croire que les courants dont on m’avait parlé, si dangereux et terrifiants, faisaient une pause le temps d’un premier bain.

À part le choc émotionnel inévitable que procure l’arrivée sur la baie d’Ecalgrain, il me reste de cette première escapade dans La Hague le souvenir de notre passage près d’un petit hôtel-restaurant dominant la mer, au lieu-dit Landemer, dans la commune d’Urville-Nacqueville. Il est le départ d’un de ces chemins douaniers qui longent le littoral et qui sont empruntés aujourd’hui par les adeptes de la randonnée. Jusqu’au début du XXe siècle, ils permettaient de surveiller les contrebandiers. Les légendes locales sont emplies de ces naufrageurs qui allumaient des feux sur la lande afin de tromper les équipages et provoquer l’échouage du navire. Ils n’avaient alors plus qu’à piller la cargaison de l’épave. Longtemps, je me suis dit qu’il faudrait que je vienne y séjourner sans savoir d’ailleurs qu’il avait attiré de grands noms de la littérature et des arts français. Boris Vian, Jacques Prévert, Françoise Sagan, Colette, Jean Cocteau, mais aussi Edith Piaf et Marcel Cerdan, jusqu’à Claude Monet, y laissèrent leurs empreintes. S’ils n’y ont pas tous dormi, au moins y ont-ils sûrement déjeuné d’un homard fraîchement pêché et d’une tarte aux pommes nappée d’une belle crème normande en dessert. C’est près de quarante ans plus tard, que je réalisais mon rêve. Le Landemer s’était profondément modernisé. L’ancien propriétaire avait cédé son affaire. Les nouveaux acquéreurs ont su tirer parti du site exceptionnel. Grâce à une réhabilitation-restructuration de qualité, ils offrent ainsi à leurs hôtes des moments inoubliables suspendus entre terre et mer. En 1976, nous n’en étions pas encore là. Pas de grandes baies vitrées dans la salle du restaurant, juste quelques fenêtres par lesquelles on pouvait probablement voir les vagues déferler sur la côte et deviner dans le lointain la célèbre rade de Cherbourg dotée de ses forts dont les premiers furent édifiés par Vauban en 1686. Si l’ancien corps de ferme avait un charme fou, il devait pour l’essentiel son succès à sa situation unique : il était à la fois une porte sur La Hague et une vigie sur l’océan.

Le souvenir de ce premier séjour s’apparente au sentiment d’avoir entrepris un voyage initiatique. Je n’avais pas vingt ans. Je découvrais un nouveau monde. Je sentais bien qu’il se passait entre La Hague et moi, comme une rencontre amoureuse. Un coup de foudre, suivi d’une première fois, où l’émotion vous fait chavirer et perdre la maîtrise de vos sens. Tout semblait tellement me correspondre, que cela en était troublant. Je n’avais jamais éprouvé cette sensation pour aucune autre région en France ou à l’étranger. Seule, peut-être la Corse, que nous avions parcourue en partie à pied avec Christian, un de mes meilleurs amis, et un groupe d’adolescents, deux ans plus tôt, avait suscité en moi une émotion s’y rapprochant. Je m’étais promis d’y revenir. Je n’y revins jamais. La Hague avait pris une place de choix dans mon cœur. Nous allions devenir de vieux amants dont les retrouvailles ravivent la flamme à l’identique et font oublier les amours passagères. S’il m’arrivait de m’éloigner d’elle, jamais je ne lui fus infidèle même si je lui fis des infidélités. En revanche, je ne lui aurai pas présenté n’importe lequel de mes amis ou de mes amours. Il fallait que l’amitié ou l’amour fût solide et ne vînt pas entacher la relation privilégiée que j’entretenais avec ce « Finistère » normand.

 

 

 

 

 

De l’arsenal de Cherbourg à l’usine de retraitement

 

 

 

Pendant de très nombreuses années, toutes les routes que j’empruntais conduisaient à ce bout de terre battu par les vents. À moto, et par la suite dans de vieilles voitures, toujours à la limite de rendre l’âme, je parcourais les 370 kilomètres qui m’en séparaient. Il était long ce voyage, mais je savais que c’était le prix pour atteindre le Graal. Je logeais à l’époque chez la grand-mère de Dominique à Tourlaville dans la banlieue de Cherbourg. Elle nous accueillait toujours avec cette joie des gens simples pour qui l’hospitalité est un devoir, à plus forte raison lorsqu’il s’agissait d’héberger ses petits-enfants. Son mari était décédé quelques années plus tôt. Nos passages réguliers venaient rompre sa solitude et amenaient un peu de mouvement dans la maison. La visite aussi d’un frère qui vivait à proximité lui procurait un petit complément de vie sociale. Le confort était réduit au minimum avec un cabinet de toilette sans douche et les WC au fond du jardin. Le soir, il fallait se munir d’une lampe de poche pour les atteindre. Mais peu importe, on y était bien dans cette petite maison. Tourlaville était une cité ouvrière dont une part non négligeable des hommes travaillaient à l’arsenal du port militaire. C’est Louis XVI, désireux dans le contexte de la guerre d’indépendance des États-Unis, de disposer d’un port militaire sur la manche, comparable à celui de Brest sur l’Atlantique, qui décida l’édification d’un grand port militaire dans le Cotentin. Après étude, la rade de Cherbourg est préférée à celle de La Hougue. Dès lors, il fallait transformer un port d’échouage en un port en eau profonde. Les travaux débutèrent dans les années 1780, mais furent freinés, puis arrêtés par la Révolution française. Ils reprennent en 1803, à la demande du premier consul Napoléon Bonaparte avec pour objectif l’invasion de l’Angleterre. En 1813, la digue du large, qui fait de la rade de Cherbourg la plus grande rade artificielle au monde, est achevée. Il faudra attendre encore une quarantaine d’années pour que soient creusés les différents bassins. L’Angleterre ne fut jamais envahie, mais Cherbourg était devenu un des plus grands ports français. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, un pôle militaire et ouvrier est-il constitué dans un Cotentin essentiellement rural. La greffe a pris et ce sont plus de 4000 ouvriers qui, jusqu’aux années 1970, fréquentent chaque jour l’arsenal protégé par d’imposantes murailles. Le long de l’une d’entre elles existe un vaste bâtiment qui renferme l’atelier des forges, des martinets et une fonderie considérable. Les ateliers, les cales de construction et les différents bassins sont ainsi dissimulés à la vue des curieux. C’est une ville dans la ville qui s’active la journée et qui le soir venu, quand retentit la sirène annonçant la fin du travail, livre à la liberté retrouvée un flot d’ouvriers regagnant leur domicile à vélo ou à mobylette.

Dans les années soixante, l’arsenal de Cherbourg s’est spécialisé dans la fabrication des sous-marins. Ceux-ci sont à propulsion nucléaire pour la France, à l’image du Triomphant ou du Suffren, ou à propulsion diesel-électrique pour l’exportation. Face à la baisse des besoins, la Marine a, depuis les années 2000, ouvert l’enceinte de l’arsenal au secteur privé. Elle loue 50 000 m2 de terrain à deux entreprises : le centre de gestion sécurisé d’Euriware (100 salariés) et les chantiers navals Ican (170 salariés), spécialisés dans la construction des bateaux de service. De Cherbourg, à la fin des années soixante-dix, je ne fréquentais que les cafés sur le port où le soir, dans une épaisse fumée âcre, nous refaisions le monde. Il était alors beaucoup question de l’extension de l’usine de retraitement de La Hague. Les milieux écologistes de l’époque étaient tous vent debout contre. Il n’y avait aucune place pour le doute : cette technologie était dangereuse pour l’humanité. Il courait le bruit qu’au large de La Hague, là où étaient rejetées les eaux chaudes de l’usine, le milieu marin s’était transformé au point de ressembler à celui que l’on peut découvrir sous les tropiques. Je pense aujourd’hui qu’il s’agissait-là d’une affabulation, une « fake news », mais nous y croyions. Plus que le danger technologique bien réel malgré les dénégations des responsables d’EDF, ce qui me navrait le plus était la pollution visuelle qu’engendrait cette usine qui ne cessait de s’étendre tel un chancre affamé se nourrissant des bruyères, genêts et autres végétaux de la lande. Comme beaucoup de jeunes, j’étais sensibilisé à cette question du nucléaire. En 1974, l’accélération du programme français, décidé par le président Giscard d’Estaing, pour faire face à la crise pétrolière et ainsi renforcer l’autonomie énergétique du pays ne m’avait pas échappé. J’avais dépassé le simple réflexe « pavlovien » de l’opposant politique en me documentant d’une manière précise sur le sujet. J’avais notamment lu et relu l’épais dossier réalisé par la CFDT en 1975, et qui figure toujours dans ma bibliothèque, L’électronucléaire en France. La CFDT demandait un débat démocratique et affirmait refuser l’engrenage du tout nucléaire. Face aux incertitudes sur les conséquences écologiques du programme français et aux insuffisances en matière d’information et de protection des travailleurs contre les radiations, elle souhaitait un moratoire et demandait une suspension du projet gouvernemental. Les positions du syndicat me semblaient frappées au bon coin de la raison et correspondaient en tout point à mon état d’esprit, ainsi qu’à l’analyse que je pouvais faire. Un brin plus radical, je collais à l’arrière de ma R4 l’autocollant représentant un soleil souriant avec ce slogan : Nucléaire ? Non merci ! La Hague était devenue une terre, non seulement balayée par les vents et les embruns, mais aussi par les luttes modernes pour la protection de l’humanité contre le progrès fou qu’incarnait le nucléaire. Nous n’étions qu’une minorité agissante, mais nous parvenions à faire entendre notre protestation. De Plogoff à Creys-Malville, en passant par La Hague, la lutte contre le nucléaire civil s’était organisée et allait remporter certains succès. L’abandon, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, du projet de construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, et vingt ans plus tard, l’enterrement du surgénérateur de Creys-Malville en témoignait. En revanche, l’usine de retraitement de La Hague poursuivit inexorablement son extension, tranche après tranche, et cela en dépit des différentes manifestations de ses opposants. Des artistes, à l’exemple de Jacques Higelin, eurent beau se mobiliser dans les années quatre-vingt en venant chanter sur place, rien n’y fit. Il est vrai que la bataille de l’opinion régionale ne tourna jamais en faveur des antinucléaires. En fait, il régnait dans la région une certaine ambivalence. La crainte du nucléaire, bien que réelle, ne l’emporta pas sur la raison économique et sociale. L’usine, ses emplois et sa manne financière pour les collectivités locales s’imposaient malgré tout. Au fur et à mesure de son développement, les villages se transformaient grâce à l’amélioration des équipements publics. En 1977 naissait le district de La Hague, regroupant les 19 communes du canton de Beaumont-Hague, dont la mission essentielle était de recevoir et de répartir entre les villages les taxes payées par la Cogema. Des lotissements sortaient de terre et permettaient le maintien de l’activité commerciale et scolaire. Je me souviens d’une conversation avec le patron de l’auberge des Grottes, près du Nez de Jobourg, m’affirmant qu’il était pour le nucléaire, car cela lui garantissait une clientèle nombreuse. Voyant probablement ma mine déconfite devant un tel aveu de sa part, il me glissa narquois et pour conclure : « on ne vit pas que du tourisme ! ». Je compris alors que la cause était entendue. Le nucléaire s’était bel et bien imposé. On ne reviendrait pas en arrière. Il permettait le maintien, mais aussi le développement de la population. La croissance en était d’ailleurs spectaculaire. Les milliers d’emplois créés n’y étaient évidemment pas étrangers. J’étais pris dans les filets de ma propre contradiction. Moi, le militant du « vouloir vivre au pays », pouvais-je lutter contre, là précisément où les conditions économiques rendaient possible cette utopie ? La Hague, il fallait la prendre avec son usine, et bientôt sûrement avec sa centrale de Flamanville, puisque les habitants de cette petite localité s’y étaient déclarés favorables par référendum. Quant à la fin des années quatre-vingt, j’y emmenais Sophie pour qu’elle puisse entrer dans mon univers, avant qu’elle ne partage ma vie, il y avait une brume à couper au couteau. Lors de cette brève escapade, qui nous conduisit à pique-niquer sur le chemin des douaniers en contrebas de Jobourg, nous ne vîmes jamais l’usine de retraitement. Je le pris comme un clin d’œil météorologique à mes jeunes années militantes : le mauvais temps avait effacé, l’espace d’une journée, cet obscur objet de ma rancœur ! Faut-il penser que la météorologie est parfois plus forte que l’idéologie ?

 

 

 

 

 

Gréville-Hague et Jean-François Millet

 

 

 

Lors de mon premier séjour, en passant par Gréville-Hague, je découvris que le peintre Jean-François Millet, célèbre pour son Angelus, y était né. Ma curiosité s’arrêta là. Je ne poussais pas jusqu’au hameau de Gruchy où se trouvait sa maison natale transformée en musée. À vrai dire, je n’éprouvais pas pour la peinture de Millet une réelle émotion. J’en étais resté à L’Angelus et à quelques portraits de paysans, telle cette eau-forte de 1863, intitulée Le départ pour le travail, où l’on voit un couple de paysans en marche, lui portant sur l’épaule une fourche, elle ayant en main une bonbonne de vin. En fait, j’ignorais tout de l’artiste. Ce n’est que près de quarante ans plus tard, en revenant sur les lieux avec Sophie, lors d’une randonnée depuis le Landemer par le chemin des douaniers, que nous passâmes devant sa demeure. En cette fin du mois d’octobre, elle était fermée jusqu’au printemps. Qu’à cela ne tienne, nous y retournerions l’été. Nous avions été séduits par le charme du hameau. Je me voyais bien acheter une petite maison et passer là une partie de ma future retraite. Nous en profitâmes aussi pour nous rendre au musée Thomas-Henry à Cherbourg qui abritait quelques toiles et eaux-fortes de l’enfant du pays. En attendant, nous nous arrêtâmes à la boulangerie du village pour acheter des sandwiches et deux parts de grévillais, la spécialité locale : une espèce de chausson aux pommes caramélisé. Il ne faut pas être en froid avec les calories pour absorber une telle pâtisserie. À l’été, comme prévu, nous fîmes la visite de la maison. Une maison modeste, comme il en existait de nombreuses dans la Hague, avec un étage toutefois. Je ne sais pas si le peintre s’y plut, car lorsqu’il la quitta en 1835 pour s’installer à Cherbourg, il n’y revint que très rarement. Il y retourna à la mort de son père le 29 novembre 1835, puis à celle de sa mère le 21 avril 1853. Il y passa l’été 1854, puis quelques jours en février 1866, avant de s’y réfugier pendant la Guerre de 1870. Ces quelques semaines volées à Barbizon, où il séjournait le plus clair de son temps, lui permirent de peindre son « endroit », comme il aimait le dire. Un « endroit » où il puisa la source de son inspiration. L’âpre combat des éléments marins à l’assaut des falaises escarpées, les ciels bas déchirés soudain par les raies lumineuses d’un soleil fugitif, tout concourut à faire de Gruchy et de ses environs, l’objet de son art. Le Castel Vendon, Le prieuré de Vauville, La côte de Gréville vue de Maupas, autant de tableaux, qui immortalisent les lieux, mais qu’on ne peut voir dans les musées français puisqu’ils sont exposés aux États-Unis. Du Castel Vendon, ce rocher proéminent en surplomb de la mer, seule une toile de 1844 est conservée au musée Thomas-Henry. En fait, à Cherbourg, nous pouvons pour l’essentiel admirer ses œuvres de jeunesse où la nature joue un rôle mineur. Elle fournit à la scène peinte un simple décor de théâtre. Elle y est maîtrisée et « aimablement domestiquée », à l’exemple des Bergers d’Arcadie (1836) ou de La Lapidation de Saint-Étienne (vers 1837-1840). Ce n’est qu’à la fin des années quarante que Millet abandonna ce registre pour aller vers des représentations de la nature beaucoup plus puissantes jusqu’à en faire le cœur de son œuvre.

J’étais donc passé, de longues années, à côté de ce maître incontestable de la peinture française et, par la même occasion, à côté aussi de cette merveille pâtissière répondant à la dénomination de Grévillais. Pour cette dernière, j’ai quelques excuses : elle ne constitue une spécialité culinaire que depuis deux décennies. Il faut du temps parfois pour découvrir ce que l’on a sous les yeux. Pour moi, Gréville-Hague était la patrie du peintre Jean-François Millet, une statue et un panneau à l’entrée du village l’attestaient. Mais ne faut-il pas autre chose qu’un panneau indicateur pour éveiller la curiosité du passant ? À plus forte raison quand ce dernier n’a pas une appétence particulière pour les peintres du XIXe siècle. Si, avec Sophie, nous n’avions jamais séjourné au Landemer, j’en serai probablement resté à cette information lapidaire. De Gréville-Hague, je n’aurais eu que l’image de cette petite place de village avec une charmante église sur la route touristique des Caps. J’ignorerais toujours que ce bel édifice avait été dessiné et peint dans les années 1870 par notre gloire locale : un tableau figure aujourd’hui au musée d’Orsay, tandis qu’un dessin au crayon noir et à l’encre est exposé au musée Thomas-Henry.

 

 

 

 

 

Omonville-la-Petite et le poète

 

 

 

Il est un poète qui décida de s’établir dans La Hague. Il y acheta une jolie petite maison sur les conseils de son ami, le décorateur de cinéma, Alexandre Trauner. Il y vécut heureux les dernières années de sa vie avec Janine, son épouse. Il repose aujourd’hui, à même la terre, dans le cimetière d’Omonville-la-Petite. Une pierre levée indique son nom : Jacques Prévert. Sans aucune prétention, je pense pouvoir affirmer avoir lu toute son œuvre poétique et avoir vu tous les films dont il fut le scénariste ou le dialoguiste, et cela avant même de fréquenter les routes et les chemins du Cotentin. Ces écrits furent pour moi, dès le plus jeune âge, une source d’inspiration, peut-être à cause du parcours atypique de son auteur : école buissonnière, certificat d’études primaires, petits boulots et menus larcins avant de fréquenter la Maison des amis du livre où il rencontra André Breton et Louis Aragon, mais surtout la littérature. Entre 1924 et 1928, il fut hébergé chez Marcel Duhamel, traducteur et futur éditeur, au 54 de la rue du Château, près de la gare Montparnasse. Il inventa le terme de « cadavre exquis » pour désigner le jeu auquel il se livrait avec ses amis dans cet appartement parisien. En 1928, il publiait son premier poème : « Les animaux ont des ennuis ». Prévert ne cessera plus d’écrire que cela soit pour le groupe Octobre, pour le cinéma en tant que scénariste et dialoguiste ou pour satisfaire à son amour de la poésie. Dès 1935, nombre de ses poèmes sont mis en musique par Joseph Kosma et sont chantés dans l’après-guerre par Juliette Gréco, Les Frères Jacques, Serge Reggiani, Catherine Sauvage, Mouloudji ou Yves Montand. Prévert était un poète populaire, qui savait toucher le cœur de ses lecteurs grâce à une écriture simple et directe. Il parlait de bonheur, de révolte et d’amour. En cela, sa poésie est universelle et peut continuer de séduire.

Il s’installa à Omonville en 1971 dans une jolie petite maison qu’il avait fait entièrement restaurer. Loin de vivre en reclus, même s’il continua à écrire et à pratiquer l’art du collage, il se promenait régulièrement dans le village et faisait la conversation avec ses voisins. Il appréciait tout particulièrement le calme des lieux, tandis que le crachin de l’automne ne lui faisait pas peur. La cigarette aux lèvres, il défiait les éléments comme un vieux loup de mer qu’il n’était pas. Il allait souvent à pied jusqu’à Port Racine humer l’air du grand large. Connaissait-il l’histoire de ce corsaire, François-Médard Racine, né en 1774, à côté de Barneville, qui s’était installé là, avait construit une première digue pour abriter L’Embuscade, son modeste navire de 11 mètres avec lequel il faisait la chasse à l’Anglais ? Peut-être pas, mais peu importe. La Hague l’avait adopté comme elle adopte tous ceux qui ne se montent pas du col et savent apprécier les plaisirs simples de la vie. J’étais à Lille, où nous faisions étape vers les Pays-Bas, quand j’appris sa mort le 11 avril 1977. Le lendemain, la presse locale faisait sa une sur cet événement. Ce n’est pas banal de voir la mort d’un poète à la une d’un journal. Le cancer des poumons avait fini par l’emporter. On ne fume pas impunément trois paquets de cigarettes par jour. L’homme était hors normes jusque dans l’excès ! L’émotion qui entoura sa mort était sincère tant il le fut lui-même tout au long de sa vie dans ses différents engagements. « Un peu anar », comme le chantait Moustaki à propos de Brassens, il n’aura pas triché et aura vécu de manière frugale.