Lisbonne, andante - Frédéric Touchard - E-Book

Lisbonne, andante E-Book

Frédéric Touchard

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Beschreibung

François part à Lisbonne pour tenter d’y retrouver son frère Julien, afin qu’ensemble ils décident de ce qu’il conviendrait de faire du corps mort de leur père. Mais errant dans cette ville qu’il connaît depuis longtemps et où les souvenirs l’assaillent – tandis que Julien la découvre –, il se remémore quelques épisodes marquants de son existence, et tente de mettre à jour les raisons d’une certaine incompréhension entre son frère et lui. Les retrouvailles avec l’intrigante Guida ne feront qu’augmenter le trouble qui le saisit.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Frédéric Touchard, réalisateur, romancier et artiste vidéo, partage sa vie entre la France et le Portugal. Que ce soit à travers ses films documentaires, ses installations vidéo ou ses écrits, il cherche à communiquer le rapport sensible le liant au monde qui l’entoure. "Lisbonne, andante" est son troisième roman.


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Frédéric Touchard

Lisbonne, andante

De ce qu’il conviendrait de faire

du corps mort de notre père

© Lys Bleu Éditions – Frédéric Touchard

ISBN : 979-10-422-1132-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Navegar é preciso ; viver não é preciso1

 

Fernando Pessoa

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la disparition et de ce qui s’en suivit

 

 

 

— Il est mort.

D’abord, je n’entends rien à ce qu’elle veut me dire. Les larmes, au bout du fil, qui se mélangent aux mots. Toutes les larmes de son corps, son corps à elle, bien vivant celui-là. Un bruit de moisi. Cette voix, féminine, outragée, perdue dans les sanglots, un long râle… Je ne sais pas encore ce qu’elle dit.

Elle s’est reprise, ton père est mort. Et là, j’ai compris.

Forcément.

Réagir, à peine extirpé du sommeil – mais un sommeil passager, quotidien, banal, pas le sommeil éternel. Comme celui de mon père.

Il y a quinze ans, une hémorragie cérébrale plonge notre père dans un coma de plus d’un mois. J’appelle sa mort de tous mes vœux. Je prie la mort, la supplie, la salope. Sans succès. Je ne sais pas parler à la mort.

Elle ne vient pas. La cruelle.

Je redoute qu’à son réveil, il souffre de se savoir infirme. Mon père. Je ne veux pas le voir diminué, ne plus retrouver sur son visage l’expression de sa tendresse, de sa chaleur. Son sourire. Ou sa colère. Papa. Ça remonte, tout ça, là.

Mais elle ne viendra pas encore, la faucheuse.

Quinze ans de retard. Cette fois-ci, c’en est fini pour lui. Enfin, notre père est libéré de ce calvaire. Libéré de sa vie.

 

Répondre à Mirjam ; mais comment répondre à ce dégoût ?

— Oui. Je viens ! 

Rien de mieux à lui proposer.

— Je viens. Maintenant ! 

Afin qu’elle ne demeure pas seule avec sa souffrance, à ne rien espérer d’autre que s’estompe la douleur de l’absence définitive de son mari. Mon père.

— J’arrive ! 

Pour qu’elle me montre ses larmes et puisse les sécher, du revers de l’index.

— Je suis là.

Mais que devrais-je en faire, de sa douleur ?

Je sais bien, Julien, que Mirjam n’est pas notre mère. Je sais bien, Julien, que nous avons perdu notre mère quand nous n’étions encore que des enfants. Des marmots barbotant dans la boue. Je sais bien, Julien…

Bravaches. Comme aujourd’hui.

J’avais six ans, et toi trois de plus. Tu ne m’as jamais parlé de ton chagrin. Et je t’ai imité, me pliant à l’exigence glacée de ton silence.

Mais soyons honnêtes ! J’ai trouvé certains agréments à perdre ma mère enfant. Cela me fut utile et douloureux. Adolescent, j’abuserai de ma situation auprès de quelques amoureuses ravies de pouvoir consoler l’orphelin désemparé.

Érotisme de pacotilles. Le plaisir d’être victime.

Pourtant, durant cette enfance, comme toi, Julien, je n’ai pu être choyé par une mère aimante. La mater. Je veux dire une mère qui eut été notre mère de sang et comme telle aurait pu nous chérir. Nous pourrir. La mater.

Certes, advint Mirjam, qui jamais cependant ne pourra m’étreindre comme l’aurait fait ma mère. De ça, j’en étais certain.

C’est utile, les certitudes, quand on est enfant. Par exemple, celle de m’être débarrassé de ma véritable maman assez tôt pour grandir sans son affection, son envahissant amour, cette dégoûtante dévotion, ai-je souvent pensé en observant la manière dont les mères étouffent entre leurs seins laiteux leur progéniture.

Notre vraie mère était très belle, disait-on à demi-mot autour de nous. Évidemment. On évitait surtout de parler d’elle. Mais elle était forcément très belle. J’ai toujours adoré le croire.

J’estime pourtant que la femme dont les pleurs m’ont réveillé ce matin est ma vraie mère. Mon être mère.

Je me moque du sang.

Mirjam fut une mère quelquefois malhabile, ne sachant pas toujours comment aimer. Aimer, c’est un sacerdoce. J’appris à la détester quand ce fut nécessaire, et ça le fut parfois. Mais elle m’a sauvé la vie.

En dirais-tu autant d’elle vis-à-vis de toi ?

Je veux dire qu’après m’être rebellé contre Mirjam et sa présence quotidienne, avilissante, qui d’abord me parut incongrue, abusive, déplacée, anormale, et j’en passe, j’ai fini par accepter Mirjam, puis je l’ai considérée comme ma vraie mère, tandis qu’elle s’en défendait, me répétant qu’elle n’était pas ma mère, non, je ne suis pas ta mère, jamais je ne remplacerai ta vraie maman, ta si belle vraie maman, me disait-elle encore, et cependant nous n’avons d’autre choix que vivre ensemble.

Et voilà, gamin ! Débrouille-toi avec ça.

 

Avec Mirjam, on ne s’était jamais pris dans les bras. J’ai trouvé indécent d’ainsi l’enlacer, mais la situation devait s’y prêter. Sa peau. Tissu asséché.

Je n’ai pas le sentiment que nos gestes furent naturels ; d’ailleurs, pouvions-nous être naturels dans ces circonstances tout de même exceptionnelles ? Nous étions bien incapables d’échapper à une certaine mise en scène que sans doute nous imaginions devoir nous imposer. Par pudeur.

Dénaturés, nous sommes.

Puis il m’a fallu téléphoner à notre sœur Céline. J’appréhendais sa tendance au dolorisme. M’horrifiait l’idée qu’elle trouve ici matière à se manifester. Pourtant, Céline fit preuve de sang-froid.

Je soufflai.

Peut-être n’osait-elle se laisser aller à exprimer, à travers son attitude – un certain relâchement du corps, la chair défaite, mais pas encore morte, une forme aiguë de torpeur –, cet abattement qui déjà marquait les mouvements et les rares paroles de Mirjam.

Il me semblait au contraire que la douleur la grandissait.

Nous aurions dû être quatre à nous rendre à l’hôpital afin de reconnaître le corps… – reconnaître le corps de notre père ? Que connaît-on du corps de notre père qui nous autoriserait à le reconnaître ? –, reconnaître le corps désormais sans vie, de notre père. Mais tu étais parti en voyage. Envolé pour l’une de ces destinations dont tu sais garder le secret jusqu’à la veille de ton départ. Un jour à Budapest, un autre à Odessa – l’est, souvent –, mais cette fois-ci plein ouest. À Lisbonne.

Je ne connais pas Budapest, et encore moins Odessa, mais je ne crois pas que tu saches à quel point je suis attaché à Lisbonne.

C’était pourtant toi qui étais là-bas.

Notre père avait été hospitalisé trois jours plus tôt, à quelques kilomètres de la maison médicalisée au sein de laquelle il passa les quinze dernières années de sa vie. Quinze ans à dépérir, après son coma. Comme ça. Sans plus trop de mémoire.

Tout comme toi, je m’étais rendu des centaines de fois dans ce mouroir pour aller le visiter, de temps en temps avec ma fille – Papa, pourquoi grand-père il est moche comme ça ? –, mais le plus souvent seul à l’observer décliner. Déchoir. Se défaire. Puis végéter. Et chaque semaine je retrouvais les effluves d’urine et de sueur qui flottaient dans sa chambre, comme un étendard invisible. Une puanteur habitée, par notre père.

C’est dire si sa disparition fut aussi une délivrance.

Toi, peut-être avais-tu fini par te perdre dans quelques ruelles d’Alfama…

 

Alors, il me faut te raconter l’avant-dernière vision de notre père.

Son corps mort est allongé sur ce lit d’hôpital, le visage tuméfié par un rasage hâtif que le personnel médical estima nécessaire d’infliger, post mortem, à cette peau désormais fragile, diaphane, afin de contenter la famille affligée.

L’épiderme a déjà l’apparence d’un vieux papier souillé, jauni par endroit.

Palimpseste. Une vie cache l’autre. Je n’arrive pas à tout lire, forcément. Yeux embués.

Il n’y a plus d’odeur, ou bien l’aurais-je oubliée ? Si, le propre. Les yeux sont clos. Vides.

Mirjam me dit, en sortant de la chambre mortuaire, qu’elle a trouvé le visage de notre père apaisé. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire. Apaisé…  Est-il « parti » apaisé ou bien les infirmières ont-elles réussi à nous restituer ce visage presque lisse, calme, comme au cœur d’un sommeil infini ? Je ne crois pourtant pas que Mirjam considère la mort comme une délivrance, et qu’au passage de vie à trépas, le visage se libérerait des tensions accumulées au cours de l’existence pour ne restituer de soi que l’expression fade d’un bonheur éternel.

Moi, j’ai vu un masque. Je n’ai pas su pleurer. Rien.

Quand les larmes ont perlé sur les joues de Céline et Mirjam – ce qui advint dès notre arrivée dans la chambre mortuaire, auprès du lit où reposait feu notre père –, j’ai préféré quitter la pièce.

Me barrer. M’arracher. Me casser. Me défaire. Desêtre.

À proximité du défunt, je n’aurais pu leur être d’aucun réconfort et je me réservais la possibilité d’un éventuel soutien à venir.

Mais de quoi serais-je capable lorsque Mirjam et Céline abandonneraient le gisant ?

Dans le couloir, j’ai fait du tam-tam sur une chaise en skaï. Et j’ai psalmodié. J’ai eu besoin de ce rituel, une prière au mort, un ultime chant d’amour dédié à mon père. J’ai imploré quelques dieux inventés sur le champ. Puis je les ai oubliés.

 

Dès ce jour, je t’en ai voulu de ne pas être à mes côtés – tel un frère ? –, même si je ne pouvais considérer ton voyage à Lisbonne comme un exil volontaire, un acte destiné à t’éloigner de notre père au moment de son décès que rien, jusqu’au jour de ton départ à Lisbonne, ne laissait présager.

Mais en vérité, ton absence m’a soulagé. Je devais prendre en charge une part de la douleur de Mirjam et de Céline, et je savais que ta présence ne m’aurait été d’aucun secours. Je supposais qu’une sorte de passivité de ta part m’aurait même agacé.

Ta pesanteur.

N’y vois pas, mon cher frère, une forme déguisée d’agressivité, de défiance ou de mépris. Je me cantonne à me remémorer les impressions et les sentiments qui m’occupèrent – et ce fut alors un véritable envahissement – pour mieux te les restituer afin qu’à ton tour tu connaisses les circonstances de la mort de notre père.

J’avais achevé ma prière.

Je déambulais dans les couloirs de l’hôpital, tandis que Mirjam et Céline ne pouvaient se défaire du mort. Notre père. Pour rien au monde je n’aurais voulu assister à leur cérémonial. Mais de quoi pouvaient-elles bien lui parler ? Et qu’avaient-elles encore à lui confier ? De quoi peut-on s’entretenir avec un cadavre ?

Pas encore de l’au-delà.

Plus tout à fait d’ici-bas.

Durant ma présence dans la chambre mortuaire – si brève, en vérité –, Mirjam commentait, encore et toujours, l’apparence du visage de notre père, louant sans arrêt son expression apaisée – avec cet adjectif aberrant, qui me paraissait aberrant, mais qu’elle ne cessait de répéter : un visage apaisé – et je trouvais étrange son insistance à vouloir commenter l’apparence apaisée du visage de notre père, mais il est vrai qu’elle avait aimé ce visage, l’avait pris contre elle, contre son corps et contre son ventre, et plus tard, elle avait encore supporté cette bouche, close aujourd’hui, qui finit par ne plus exhaler que le mauvais alcool et le renoncement.

 

En sortant de l’hôpital, avant de reprendre la route vers Paris pour y affronter ces messieurs des pompes funèbres, nous sommes allés déjeuner dans une sorte de cantine, près de la maison médicalisée où notre père vécut les dernières années de son existence.

La mort de mon père ne m’avait pas coupé l’appétit.

Le repas fut presque joyeux, car nous évoquâmes d’heureux souvenirs ; ce sont ceux-là, et non les multiples étapes de l’agonie de notre père, sa décadence, son avilissement, qui nous vinrent à l’esprit, et je ne tardais pas à ressentir un trouble similaire à celui qui, encore enfant, m’avait marqué lors de l’inhumation de notre arrière-grand-père.

Je ne sais pas si tu t’en souviens.

Nous l’avions enterré dans un cimetière de province, à grand renfort de larmes et de lamentations, comme il est d’usage ici-bas. Après la cérémonie religieuse, nous nous étions retrouvés dans l’unique restaurant d’une bourgade voisine.

Une salle quelconque. Des nappes en vichy rouge. Des néons.

Près de vingt convives prirent place autour de la table, et les plus âgés d’entre eux se remémorèrent certains événements supposés comiques dont mon bisaïeul avait été le malheureux héros, épisodes qui provoquèrent l’hilarité générale.

Ils s’esclaffaient à qui mieux mieux. Se gaussaient, même.

Je ne devais pas avoir beaucoup plus de sept ans, mais pour l’enfant que j’étais, ces gloussements furent l’origine d’un véritable bouleversement ontologique ; je les avais sur-le-champ estimés révélateurs d’une forme pécheresse d’inconstance du sentiment.

 

J’ai très vite oublié mes contrariétés infantiles, car la question de ton absence nous préoccupait.

Tu avais quitté Paris l’avant-veille.

— Je pars à Lisbonne, avais-tu confié à Céline, sans plus de précision.

De toute évidence, nous ne pouvions envisager que se déroulent les obsèques de notre père hors ta présence, et la décision concernant la destination finale de son corps – inhumation ou crémation – ne pouvait être prise qu’avec toi, son fils préféré.

Puisqu’il n’avait laissé aucune directive, orale ou écrite, concernant ses funérailles, et compte tenu de son athéisme revendiqué, Mirjam et moi estimions que l’incinération était la meilleure solution.

Raccourci facile, j’en conviens à présent.

Céline, quant à elle, exprimait quelques réticences. Crémation. Le mot, peut-être. Ah… ! Il n’était donc pas concevable d’opérer ce choix sans ton assentiment.

Dès lors, que faire ? Et combien de temps nous restait-il avant la crémation – probable, donc – ou l’inhumation – toujours envisageable – de la dépouille de notre père ?

Nous ne savions comment te joindre, ni pour combien de temps tu étais à Lisbonne. Comme d’habitude, tu n’avais pas jugé utile de nous laisser une adresse ou un numéro de téléphone. Un quelconque indice. Or, tu ne t’encombrais pas de ton mobile et ne consultais que rarement tes mails lors de tes escapades. Ton actuel employeur nous apprit que tu avais demandé trois semaines de congés. Tout de même… Aussi nous fallait-il envisager la possibilité de n’avoir aucune nouvelle de toi durant plus de quinze jours. Évidemment, nous n’imaginions pas pouvoir conserver en l’état le corps mort de notre père durant ce laps de temps.

On craignait qu’il se putréfie. Verdisse. Sente. Que sais-je ? …

L’employé des pompes funèbres, qui nous reçut un peu plus tard dans une officine située face au Cimetière du Père-Lachaise, confirma pour partie nos craintes : la loi stipule que l’inhumation ou l’incinération du corps d’un défunt doit intervenir au cours de la semaine suivant le décès.

Mais pas à cause du pourrissement, non…

Cependant, une dérogation pouvait, pourrait, pourra nous être octroyée afin de prolonger ce délai, dérogation qu’il demanderait bien volontiers ; considérant les circonstances, il nous promit qu’il se faisait fort d’obtenir cette fameuse dérogation, vous pouvez me faire confiance, mais nous nous accordâmes sur le fait qu’il n’était pas souhaitable que ce délai excédât quinze jours.

Quinze jours… Le début de l’éternité !

Tu comprendras, Julien, que nous avions l’impérieux besoin, Céline et moi, de faire le deuil de notre père, et cette démarche, cette volonté psychique, me dis-je, cette hygiène mentale, pensais-je furtivement, ne pouvait intervenir qu’après la cérémonie mortuaire.

Quant à Mirjam…