Malaise culturel, souffrance mentale et demandes d’aide psychologique à Alger-Centre - Nacir Benhalla - E-Book

Malaise culturel, souffrance mentale et demandes d’aide psychologique à Alger-Centre E-Book

Nacir Benhalla

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Beschreibung

L’Algérie a vécu durant trois décennies des bouleversements et des mutations qui ont secoué la structure sociale et désorganisé l’équilibre psychique des personnes. La violence terroriste qui a frappé de plein fouet la population a laissé des traumatismes et des deuils multiples et profonds. Grâce à sa fonction de psychothérapeute installé à Alger-Centre avant, durant et après la décennie noire, l’auteur a accompagné des personnes souffrantes de tout âge et sexe confondus venant solliciter une aide psychologique…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Nacir Benhalla est professeur de psychologie clinique et psychopathologie à l’université d’Alger 2, directeur adjoint du Laboratoire d’Anthropologie psychanalytique (LAPP) d’Alger et Psychanalyste affilié à la SPP de Paris . Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages sur la névrose en Algérie.

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Nacir Benhalla

 

 

 

 

 

 

 

 

Malaise culturel, souffrance mentale et demandes d’aide psychologique à Alger-Centre

État des lieux durant

et après la décennie noire

relative à la violence terroriste

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

©Lys Bleu Éditions – Nacir Benhalla

ISBN : 979-10-377-3291-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Introduction générale

 

 

 

Cet ouvrage est un recueil d’articles résumant la souffrance mentale des personnes demandant une aide psychologique à Alger-Centre. Il s’agit d’un extrait synthétisant un parcours clinique de 25 ans. De par ma trajectoire de psychothérapeute démarrant son activité en janvier 1991, rejoignant l’université par la suite en 2003 en tant qu’enseignant-chercheur, j’ai finalisé mon parcours en 2019 en m’intégrant dans la Société Psychanalytique de Paris en tant que psychanalyste après une analyse personnelle de 5 années.

Mon travail, en tant que clinicien toujours en activité, m’a conféré la possibilité de construire une synthèse sur la nature et l’évolution de la demande d’aide psychologique au sein de la société algérienne. Cette demande émanant d’une population tout-venant fait partie intégrante du processus de mutation et d’interaction socioculturelle vécue par l’Algérie.

La saisie du thème – sur son prisme à trois niveaux entremêlant psychologie, sociologie et culturel – reste une démarche qui s’est structurée à travers le temps dans un cadre méthodologique approprié. Cette approche a été adoptée par nécessité conjoncturelle saisissant, tout à la fois, le sens et le message véhiculé par le mal de vivre des sujets. Vu sous cet angle, nous aboutissons, par nécessité exigée par la nature du thème, à l’anthropologie psychanalytique. Cette approche nous a guidés tout au long de cette réflexion. Nous sommes cependant conscients de la complexité et la sensibilité de cette vision qui contient des variables multiples et complexes.

En réalité, c’est une réflexion qui a démarré il y a quelques années. Elle a fait déjà l’objet d’une recherche (en 2009), publiée en 2013 par L’Harmattan, qui a pour titre Expressions et caractéristiques de la névrose en Algérie. Il s’agit d’une étude clinque sur 300 hommes retenus sur une période de 10 ans (1999-2009). Cette recherche reste une référence de base et ma première réflexion abordant la nature de la névrose au milieu algérien. À l’époque, je n’étais pas suffisamment armé pour mieux saisir la portée des mots et le sens des concepts. Je n’étais également pas analysé. J’ai jusqu’à la fin de mon analyse personnelle, en 2020, pour écrire et surtout mieux maîtriser mes positions, en particulier celles liées aux mouvements contre-transférentiels.

Parmi les hypothèses retenues en guise de réflexion explicative de cette souffrance, c’est qu’elle est d’une grande flexibilité, elle se laisse voir sur tous les aspects de la vie. Elle agit dans une grande partie selon le registre œdipien. Les désirs sont souvent réprimés. Elle est en quête d’un modèle identificatoire structurant. Elle reste, enfin, confinée dans le prisme culturel qui la façonne dans un moule fortement inhibiteur.

Cependant, le sens attribué à la culture se définit en termes : d’actes, attitudes et croyances magico-religieuses. Une répercussion directe de ces représentations peut être observée sur le fonctionnement psychique des personnes. Cette donnée a fini par verrouiller, voire rigidifier l’espace de la pensée libératrice nécessaire à toute créativité psychique. La structure est devenue, ainsi, figée, adoptant des conduites machinales et souvent immatures. Ces constats cliniques, qui étaient d’ailleurs repris par d’autres recherches, restent le guide sur lequel nous nous sommes référés pour construire nos interventions rassemblées dans ce présent ouvrage.

En nous installant dans cette trajectoire, tout en essayant d’appréhender le sens clinique que peut générer cette souffrance, nous nous retrouvons face à trois éléments ayant impacté, à des degrés différents, le fonctionnement psychique des sujets. Il s’agit, en premier lieu, de la guerre de libération avec les génocides de masse et les meurtres individuels. L’ancienne génération ne finissait pas de cicatriser les blessures liées à cette guerre, pour se retrouver à nouveau endeuillée par une nouvelle tragédie. Cette tragédie peut être résumée par la décennie noire et la guerre contre le terrorisme. Cette guerre, qui a remué le couteau dans la plaie, a laissé cette population, qui était déjà fragile, en errance. Résultats : une désorganisation accrue et multiforme. Elle est sociale, culturelle et, enfin, psychique. On assiste à une forme de révolte annonçant un ras-le-bol qui nous fait penser, inévitablement, aux réactions populaires vécues chez nos voisins ayant la fameuse appellation de « Printemps arabe ». Il s’agit d’un marasme populaire. Des éclats partent dans tous les sens à l’image d’une bouffée délirante cherchant désespérément un contenant. C’est dans le premier chapitre, intitulé Culture, violence et mutation, que nous avons rendu compte de ce marasme et comment il peut être repéré à travers les consultations.

En termes de constats cliniques, tous les ingrédients sont là pour parler de crise identitaire en décompensation. Il s’agit d’une identité fragile, mal structurée, usée par les aléas de la vie, en quête d’un modèle identificatoire solide et rassurant. Qui dit modèle manquant, dit identité manquante. Ceci est constamment vérifié par la clinique de tous les jours. Le nombre de personnes demandant une aide psychologique individuelle est tellement important, ce qui nous incite à parler de malaise collectif. Nous sommes face à un véritable effondrement de toutes les normes établies de la vie publique et privée. Malgré l’écoulement du temps et le marquage historique, les conflits intrapsychiques demeurent en activité silencieuse et perpétuelle. La notion de latence prend ici toute sa valeur. Il s’agit d’un refoulement collectif généré par un surmoi culturel extrêmement exigeant. Il a une apparence calme, mais il contient un bouillonnement pulsionnel des affects et des représentations. C’est ce qui a été résumé dans le chapitre 2 appelé Crise identitaire et identificatoire, expression clinique. Les communications présentées dans ce volet illustrent comment cette crise est portée par les jeunes personnes sollicitant une issue psychologique.

En observant de près ces phénomènes sociaux, l’on constate qu’ils se traduisent souvent par la demande de consultation qui affiche, en filigrane, un passage à vide triste. Cet état de fait ouvre la voie aux interprétations déjà évoquées dans la littérature psychanalytique. Le Malaise dans la culture de Freud (1929), repris sous la plume de François Richard dans L’actuel, malaise dans la culture (2011), prend dans notre milieu toute sa valeur. En termes cliniques, l’individu se démêle comme il peut pour se défendre. Les énumérations symptomatiques sont nombreuses et variées. On trouve de tout : dépression réactionnelle, pensée opératoire en passant par le faux self. En un mot, il s’agit d’une névrose post-traumatique qui vient corroborer un paysage social sérieusement endeuillé. En termes dynamique psychique, nous sommes certainement face à une para-excitation mal menée, au point de rendre la manœuvre du préconscient trop limitée. Sachant au préalable que la para-excitation reçoit de fortes tensions internes et externes. Il devient tellement fragile au point de développer un amalgame entre dedans-dehors, sujet-objet, passé et présent. Il faut noter que ce mécanisme est un équilibreur utile pour la dynamique psychique de toute personne. Lorsque les agressions extérieures deviennent importantes, comme dans le cas d’une violence terroriste, un sentiment de culpabilité intense peut être développé. Il peut créer un effet de liaison déclenchant un libre cours à des forces pulsionnelles mortifères. Il s’agit, en un mot, d’une violation de l’espace psychique intime. Cette violation rend la personne vulnérable. Elle est prête à s’abriter derrière n’importe quel objet d’apparence rassurante en l’utilisant comme appui contra phobique. C’est dans cette optique que les communications retenues au chapitre 3, sous le titre Attitudes défensives et décennie noire, viennent pour mettre en exergue les principales défenses adoptées par la population sous forme de passages à l’acte face à une menace venant de partout et de nulle part. Seul objectif : une issue libératrice quel que soit le prix.

Enfin, l’ensemble des interventions rapportées dans cet ouvrage apporte un éclairage sur une longue et tumultueuse trajectoire socioculturelle. Il faut dire que tout a été remis en cause en un laps de temps relativement court : la dynamique famille était contrainte d’établir de nouvelles interactions ayant une valeur de compromis. Il en découle des alliances bricolées sur le tas. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’elles restent superficielles et fragiles. On se retrouve parfois dans le secret de famille qui alimente à son tour des mécanismes de répression déjà existants. Ils restent, ainsi, coûteux en termes d’énergie, et stériles en termes de créativité.

C’est important d’ajouter que ces changements et mutations ont été vécus par chaque praticien en tant « qu’objet » et « sujet »en même temps. Objet ayant vécu et grandi à l’intérieur de cette société, et sujet observant de l’extérieur la douleur et les plaintes des patients. Il représente, ainsi, un témoin direct d’une psychopathologie qui reste classique dans sa symptomatologie, et spécifique dans son origine.

L’un des enjeux ciblés dans la présentation de l’ensemble des communications serait de repérer les éléments cliniques essentiels qui sous-tendent la névrose actuelle. J’ai fait de mon mieux pour synthétiser l’ossature au sein de laquelle agit et évolue cette névrose. Bien que les éléments moteurs restent soigneusement cachés, en usant des mécanismes tels que le déni et l’évitement, la rencontre clinique au cas par cas arrive à dévoiler les sens. Le moins que l’on puisse dire c’est que nous saisissons, à travers le discours des patients, une certaine perte des identifications antérieures avec la prévalence de l’économie affective et pulsionnelle. Une forte répression des besoins pulsionnels reste une menace contre les exigences grandissantes de la culture. La personne devient, à la longue, dépossédée de la subjectivité au profit de la soumission au collectif. À défaut de s’assouplir contre les exigences du surmoi, ce dernier devient, ainsi, un idéal difficile à atteindre.

Sur le plan méthodologique et compte tenu de la nature du thème et ses spécificités, la méthode descriptive et la méthode clinique ont été largement adoptées sur l’ensemble des interventions. Elles restent les plus aptes à rendre compte et évaluent cliniquement la nature et le sens de ce mal de vivre. Les deux méthodes s’entremêlent pour analyser fidèlement la précieuse dualité représentation-affect. L’étude, au cas par cas, soutenue parfois par des techniques projectives, reste le témoin vivant qui contrôle les nuances et crée des liens intelligibles entre les différentes variables.

Il est également utile d’ajouter une précision : il s’agit de l’arrière-plan théorique utilisé dans cette démarche. Notre référentiel de base repose essentiellement sur la psychanalyse et l’anthropologie psychanalytique. À ce propos, nous restons, sans cesse, vigilants quant à l’exploration de la vie inconsciente telle qu’elle est proposée par les pionniers de la psychanalyse et les récentes recherches touchant la répercussion des mutations actuelles sur le devenir de l’homme.

Enfin, les thèmes présentés ont été organisés selon une chronologie obéissant aux circonstances ou à un vécu social dramatique. La rencontre scientifique (séminaire, colloque) vient répondre et penser le drame du moment.

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Culture, mutation sociale et violence

 

 

 

Malaise culturel, malaise psychique, souffrance mentale-Aperçu sur la consultation de psychologie à Alger-Centre ;

Souffrance mentale et psychothérapie d’inspiration psychanalytique à Alger centre ;

Culture, violence traumatique et souffrance psychique-Résultats partiels d’une étude sur une population consultante à Alger-Centre.

 

Introduction

 

Nous avons choisi ce chapitre comme aperçu introductif pour brosser un tableau diagnostic représentant un état des lieux de la souffrance mentale en Algérie. Il contient, en gros, deux aspects : le premier traite les grandes mutations de la société algérienne qui sous-tendent un malaise social généralisé. Le deuxième contient l’aspect méthodologique justifiant l’importance et l’utilité d’appréhender cette souffrance en s’appuyant sur un référentiel emprunté de la psychanalyse.

Le premier article intituléest Malaise culturel, malaise social et souffrance mentale. Il s’agit d’un aperçu clinique sur la nature des consultations à Alger-Centre. C’est une recherche sur terrain témoignant sur ce qui caractérise la souffrance mentale des personnes en termes symptomatiques.

Le deuxième article a pour titre Souffrance mentale et psychothérapie d’inspiration psychanalytique à Alger. C’est un article théorico-clinique justifiant l’importance et l’utilité de la théorie psychanalytique quant au traitement des maladies névrotiques. C’est une communication qui a été présentée lors du colloque organisé par l’Université d’Alger en collaboration avec l’ambassade d’Autriche à l’occasion du centenaire de Freud intitulée « Freud et Vienne ».

Le troisième article contient un aperçu sur l’effet des différentes formes de violence sur la psyché. Nous l’avons intitulé Culture, violence traumatique et souffrance psychique. Cette violence a été répertoriée à travers trois grands évènements qui ont secoué l’Algérien dans une même période. Il s’agit du tremblement de terre de Boumerdès, des inondations de Bab-el-Oued et de la violence terroriste. C’est une communication qui a été donnée lors du colloque international de l’ARIC organisée à l’Université de Strasbourg. Par ce premier chapitre, nous avons tenté de rapprocher le lecteur de la réalité du train dans une période extrêmement importante traversée par l’Algérie. L’étendue et les ramifications de cette période se font sentir jusqu’à présent. Elles s’expriment tantôt par une soumission politico-religieuse aveugle et tantôt par une révolte populaire offensive dénonçant la gravité de la situation.

 

Malaise culturel, malaise psychique, souffrance mentale

 

– Aperçu sur la consultation psychologique à Alger-Centre –

 

Résumé

 

Un certain « malaise culturel » est ressenti et vécu par la société en raison des différents deuils laissés par les aléas de la vie. Le climat de tristesse et de tension observé chez les personnes témoigne d’un mal de vivre qui a fini, à la longue, par gagner l’ensemble des institutions. C’est ainsi que les voies d’expression des désirs, au sens sublimatoire du terme, sont devenues faibles pour ne pas dire inexistantes. C’est ce qui favorise et explique, en partie, la présence d’un certain « malaise psychique ». Ce dernier est inévitablement générateur d’angoisse, passant ainsi du « collectif »à « individuel ». La demande d’aide psychologique reste un signal vivant, témoignant de l’ampleur de cette souffrance. À travers cette communication, j’essaierai de montrer comment le vécu socioculturel s’imbrique pour alimenter un fonctionnement pathologique. Je terminerai mon intervention par des vignettes cliniques élucidant la nature et les caractéristiques de cette souffrance. Le but de cette communication est de présenter un état des lieux, une tentative de porter un diagnostic sur ce qui se passe au niveau de la structure socioculturelle en termes de vécu, actes et comportements. Je m’appuierai sur deux principales observations : la première est tirée des entretiens cliniques récoltés à travers la demande de consultation. La deuxième est liée directement aux observations faites sur le vécu et les actes des personnes dans leur vie quotidienne.

 

Introduction

 

Nous sommes partis de l’idée que le fonctionnement psychique, quelle que soit sa force intégrative, est intimement lié et façonné par les éléments culturels. Nous entendons par là l’aspect socioculturel, à savoir tout ce qui est représenté par : les croyances, les attitudes, les différentes mœurs ainsi que le système éducatif. Afin d’éviter d’entrer dans des débats interminables sur le spécifique et l’universel, où beaucoup de chercheurs se sont penchés pour justifier l’impact du collectif sur l’individuel, nous sommes conscients que l’équilibre de chaque société dépend de l’intégrité de ses composantes socioculturelles (histoire, langues, religion et croyances). Ces éléments agissent d’une façon parfois discrète et implicite sur l’équilibre individuel. Cela prend parfois une allure inconsciente dans un mouvement collectif chargé de conflits.

C’est ce que je tente d’apporter dans mon intervention. Je présenterai, à la fin, des vignettes cliniques illustrant le marasme qui frappe la dynamique sociale et j’analyserai comment ce dernier se répercute sur la souffrance mentale. Ceci reste souvent un motif important qui motive la demande de consultation.

 

1. Malaise culturel

 

Avant d’aborder le thème du malaise culturel, il est important de s’arrêter un peu au niveau des concepts, en particulier ceux relatifs à la culture. La notion de culture, selon le Robert, est définie comme étant « le développement de certaines facultés de l’esprit par des exercices intellectuels appropriés, elle constitue un ensemble de connaissances acquises ». Le dictionnaire de psychologies part dans la même direction. Il appréhende la culture selon trois aspects : activités intellectuelles, manière de sentir et d’agir, et l’acquisition des normes sociales dans le processus d’individuation. Les trois éléments cités sont au cœur de toute approche culturelle. Nous retenons ainsi que la culture a comme domaine d’exploration des représentations de la société. Elle inclut dans son sillage les conceptions sociologiques et anthropologiques. En revanche, les attitudes mentales représentées par la culture, au sens global du terme, agissent sur le fonctionnement psychique individuel, non pas comme donnée superficielle mais comme élément constituant et agissant sur la structure elle-même.

Freud a déjà soulevé avec inquiétude en 1929, dans Malaise dans la culture, le fait que le monde extérieur reste menaçant et que la personne doive user de tous ses moyens psychiques pour se défendre. Certainement que cette menace est réactivée avec force dans notre ère caractérisée par une explosion des désirs qui contiennent parfois une menace de l’intégrité individuelle et collective.

Le problème ne se pose plus en termes de lois psychiques répondant à l’exploration de la vie inconsciente ni avec les nouvelles approches développées dans le domaine des neurosciences, mais cela dépasse largement le stade du laboratoire. George Abraham, déjà en 1979, a affirmé que la personne dépendait étroitement du social, et l’individu était un groupe dont la psyché est soumise à l’épreuve des générations. Dans la même optique, nous relevons aussi la contribution remarquable de René Kaës qui s’est spécialisé, par la force des choses, dans l’apport du vécu culturel sur la psyché. Constatant l’importance du collectif sur l’individuel, il a participé, en collaboration avec un groupe de chercheurs, à la création d’une revue spécialisée appelée Inconscient et culture. Parmi les thèmes étudiés, nous citons Différence culturelle et souffrances de l’identité (2005). Référence faite à ce qui se passe au nom de la mondialisation dans les pays voisins et ce qui se passe également dans notre pays, il devient plus que nécessaire de se rapprocher du socioculturel comme donnée extérieure qui reste assez déterminante. C’est ce qui nous a incités à interroger la clinique de tous les jours et évaluer, auprès des sujets souffrants, la nature de cette souffrance. C’est dans cette optique que nous adoptons aisément les propos de Kaës lorsqu’il avance que « la civilisation et la culture, qui en représente l’aspect spirituel ou symboligène, se construisent donc aussi, et de diverses manières, par contact direct et par représentation in absentia, dans le rapport avec ce qui n’est pas elle. On dira donc que, pour une part, elle se construit du dehors par l’effet exercé sur elle par le travail de représentation. » (R. Kaës, 2005, p. 1)

Si nous retenons l’analyse de l’auteur, nous sommes tentés de dire que les lois du psychisme, notamment celles avancées par Freud en référence à la première topique (conscient, inconscient, préconscient), sont fluides et interchangeables, et nous pourrions même dire que l’inconscient est en train d’évoluer par rapport à l’évolution de la culture. Dans la même optique, et en se référant au modèle français, F. Richard (2012), dans son ouvrage L’actuel malaise dans la culture, a soigneusement analysé la « crise contemporaine de la modernité ». Il a précisé comment le surmoi structurant cède le pas à un effritement de l’économie psychique. Sous la pression du changement socioéconomique accéléré, alimenté par une forte technologie, l’image du père a progressivement perdu sa mission structurante et organisatrice. « (…) Une telle situation engendrerait “une destruction de toute vergogne”, une “sublimation négative” et une “liquidation du surmoi”, dans un paradoxal mélange de culpabilité dépressive et de transgression des interdits : névrose et barbarie » (F. Richard, 2012, p. 73-74).

Si les choses sont ainsi définies dans un milieu occidental différent par son histoire et ses origines du nôtre, si la fonction du père a progressivement lâché du lest jusqu’à arriver à l’état actuel où les limites sont difficilement repérables, chez nous, ce père a non seulement du mal à faire face au flux d’excitation qui le déborde de partout, mais il est devenu vide de sa substance identificatoire (N. Benhalla 2012, pp. 278, 280). Du coup, sa fonction surmoïque, censée réguler les tensions, est devenue, dans beaucoup de cas, obsolète. C’est sur ce point précisément que les deux sujets (français et algérien) peuvent se croiser. Et pour reprendre les termes de Richard, ils ont affaire à « un mauvais surmoi qui se serait glissé à la place du bon ». Nous pouvons ajouter que chez nous, la crise est plus profonde, car l’individu doit puiser sur plusieurs générations pour éventuellement retrouver une référence paternelle satisfaisante. Dans sa trajectoire de recherche inlassable, il prend, en cours de route, le risque évident d’arriver jusqu’aux prophètes en empruntant le chemin sanglant où les partisans de la violence terroriste se tiennent embusqués. Un autre dénominateur commun entre les deux cultures, est représenté par un comportement machinal où le paraître étouffe l’être. Cela répond largement au concept développé dans la théorie du faux self. Comme il a été cité précédemment, ce concept peut dissimuler une névrose phobique épuisée par les soucis de plaire à tout prix. D’ailleurs, même certaines psychothérapies, en Algérie favorisent plus facilement des techniques dites comportementalistes, pour renforcer, un tant soit peu, la prédominance du faux self. Ils ne sont, en réalité, que des défenses qui dissimulent un mal-être profond. « Ces personnes adoptent, pour reprendre les propos de Eiguer A., des postures à la mode, savent faire leur le style et la pensée la plus courante, en utilisant des mots enjoliveurs des clichés, la phraséologie des médias ; dans leur discours, l’image de la culture apparaît artificiellement amplifiée. Ils peuvent toutefois atteindre une réussite académique assez surprenante (…). L’omnipotence y joue un rôle certain, dans le désir de satisfaire un idéal tout-puissant parental, qui justifie que l’on s’impose tout genre de contraintes. » (A. Eiguer 2005, p. 95) Nous partageons pleinement les idées de l’auteur en précisant que le registre hystéro-phobique répond, dans une large mesure, à ce fonctionnement. Malgré la réussite formelle de ce style de comportement, ils sont souvent guettés par une décompensation sévère dès que les défenses inhérentes aux circonstances de l’ici et maintenant ne tiennent plus.

 

Espace culturel et vécu algérien

 

Nous entendons par espace expressif de la culture, tous les lieux ou institutions regroupant des personnes qui s’unissent pour exprimer l’aspect affectif et/ou intellectuel. Nous incluons dans cette optique, les institutions éducatives telles que l’école, instituts de formation, les théâtres, les cinémas, les espaces sportifs tels que les stades, les piscines et les lieux de loisir tels que les endroits de détente et de distraction. Ce sont les différents moyens concrets qui permettent à la personne de libérer le trop-plein d’excitation et assurent, dans le meilleur des cas, une sublimation créatrice.

Pour étayer ces propos, nous nous référons à D. Winnicott (1975) qui reste parmi les chercheurs qui ont exploré avec grand intérêt l’espace transitionnel vécu par le petit enfant avec sa mère et développé, par la suite, par les différents milieux. Le phénomène transitionnel auquel l’auteur fait référence peut se désigner par les endroits où la personne peut marquer une pause qui lui permet de mentaliser ce qu’elle a appris, de renouveler son énergie pour se préparer à fournir de nouveaux efforts. « J’ai employé le terme d’expérience culturelle en y voyant une extension de l’idée de phénomène transitionnel et de jeu… ». (D. Winnicott 1975, p. 137) L’auteur précise, plus loin, que « la place où se situe l’expérience culturelle (…) est l’espace potentiel entre l’individu et son environnement » (Ibid. p. 139). Cela veut dire que le vécu de la personne en dehors de son milieu familial inclut les différentes institutions fréquentées par le sujet du primaire jusqu’à l’université et au-delà. Ce sont des espaces transitionnels qui aident le sujet à se propulser vers l’équilibre et la réussite.

Mais est-ce que ces espaces sont suffisamment disponibles dans notre milieu ? Nous n’avons pas besoin de faire une étude sur le terrain pour montrer que la réponse est loin d’être satisfaisante. L’observation clinique spontanée et les plaintes présentées par les sujets lors des consultations suffisent pour affirmer tristement que tous ces espaces sont remarquablement insuffisants. Même ceux qui existent sont mal exploités ou carrément détournés de leurs vocations initiales. Il n’y a qu’à prendre l’exemple des salles de cinéma à Alger-Centre. Il y avait une quarantaine de salles avant l’indépendance du pays en 1962. On se retrouve seulement avec 4 ou 5 salles, alors que la population actuelle est 10 fois plus importante.

Tout compte fait, et suite à ce constat désolant, nous ne pouvons pas nous attendre à un équilibre psychique individuel ou collectif alors qu’une partie importante constituant l’équilibre de la personne est amputée. Ce n’est pas étonnant donc de voir une augmentation constante des mécanismes rigides tels que la répression, le refoulement et le clivage utilisés comme défense contre l’angoisse du vide.