Maman, mon héros - Sokha You Herodier - E-Book

Maman, mon héros E-Book

Sokha You Herodier

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Beschreibung

Maman, mon héros est l’épopée d’une mère et de ses cinq enfants, ballottés par les événements tragiques provoqués par le régime de Pol Pot au Cambodge. Malgré de nombreuses péripéties, le courage et la ténacité de cette petite femme forte lui permettent d’offrir un nouvel avenir à sa progéniture en rejoignant la France où les attendent finalement bonheur et sérénité. Vivez avec douleur et espoir le parcours d’une audacieuse guerrière.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Sokha You Herodier est l’une des rescapés du régime Pol Pot qui a coûté la vie à son père. Pour la réalisation de Maman, mon héros, son premier ouvrage, elle a souhaité retranscrire les souvenirs pénibles de sa mère. Un bel hommage au combat glorieux d’une maman.

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Seitenzahl: 251

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sokha You Herodier

Maman, mon héros

© Lys bleu Éditions – Sokha You Herodier

ISBN :979-10-377-7873-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Papa et maman

Préface

L’horreur en fond, l’amour en personne

En arrière-plan du récit qui suit, il y a, nonobstant la sobriété et la pudeur de l’auteure, une horreur génocidaire qui hante chacune de ses pages. Les esprits tapis en nous le jour ressurgissent en démons la nuit, et le temps et l’oubli ne parviennent pas à l’effacer.

Cette terreur vive qui entaille encore le Cambodge et tous les Cambodgiens est difficile à appréhender, même à travers les meilleurs livres d’histoire, par ceux qui ne connaissent pas ce pays et son peuple.

La déréliction sauvage qui s’est abattue sur eux est difficile à représenter à travers le filtre et la distance qu’impose la seule description comptable des morts, des survivants et des exilés, délivrée par tant d’ouvrages sur le sujet.

Même de qualité, les travaux historiques tendent à déréaliser l’atrocité personnelle et familiale vécue par les victimes de ce qui fut un des plus abominables génocides de l’histoire ; celui qui fut perpétré de 1975 à 1979 par le régime fou et sanguinaire des Khmers rouges qui extermina plus de deux millions de Cambodgiens.

Oui, ce qui s’est produit dans ce pays est bien plus qu’un énième massacre de masse qu’on pourrait classer aux côtés d’autres suivant une sinistre hiérarchie exprimée en volumes et en chiffres. Cette lecture sommaire de l’histoire, outre qu’elle écrase l’intensité réelle de millions de tragédies individuelles, a également pour effet de masquer deux terribles réalités du drame cambodgien.

Le fait d’abord que le génocide, perpétré par Pol Pot et ses trop nombreux complices, fut – contrairement à la plupart des génocides dans ce monde – celui d’un pouvoir démentiel à l’encontre de son propre peuple. Le plus systématique et le plus intense sans doute de notre histoire.

Le fait aussi que ses responsables, dans leur quasi-totalité, ne seront jamais jugés pour leurs actes. Pire, nombre d’entre eux occupent encore aujourd’hui les postes les plus élevés du régime autoritaire qui sévit actuellement à Phnom Penh ! L’impunité règne. Malgré la chute du régime des Khmers rouges, malgré le processus de paix et de démocratisation engagé en 1991 par les Accords de Paris que Hun Sen, ancien Khmer rouge et Premier ministre du pays depuis 1985, a désormais définitivement enterré. Sans justice, comment réconcilier le pays avec son peuple ? Comment permettre aux survivants et à leurs descendants de faire un deuil des proches perdus, d’apaiser un peu les fantômes qui les hantent ?

Rappelons ici un fait que beaucoup ignorent. Ce génocide a bien peu de chance d’être un jour jugé par un tribunal indépendant, car la convention internationale de 1948 qui sanctionne les crimes de génocide a été amputée à l’époque, à la demande de l’URSS qui craignait d’être poursuivie pour le massacre de masse des Koulaks, des actes d’extermination commis par un pouvoir contre son propre peuple.

Que reste-t-il alors aux survivants et à leurs proches qui, avec le temps qui passe, commencent un à un à disparaître ?

Le témoignage, bien sûr. Encore faut-il parvenir à mettre des mots sur l’horreur indicible qu’on a vécue. Comme l’a si bien dit l’écrivain Primo Levi, un des premiers survivants de la Shoah qui parvint à écrire sur ce qu’il lui était advenu, c’est l’exercice personnel le plus difficile et le plus terrible qui se pose à un homme qui a échappé à l’enfer. Témoigner c’est revivre une seconde fois la terreur que l’on a vécue et surtout à laquelle on a eu la « chance » de survivre. Car on l’oublie souvent, celui qui survit nourrit toute sa vie une paradoxale culpabilité d’avoir survécu.

Les survivants cambodgiens du génocide ont presque tous connu l’exil. Une souffrance sur la souffrance. Le plus souvent pour sauver ses enfants bien plus que pour se sauver soi-même… À ceux qui croient que l’exil est un salut, il faut d’abord dire que c’est une violence supplémentaire qu’on s’inflige ; qu’on se sent toujours coupable de fuite à l’endroit des vivants et des morts qu’on a laissés au pays. Face à la dévastation, et à défaut de pouvoir véritablement se reconstruire soi-même, il faut construire pour les siens, les protéger pour leur offrir une vie meilleure.

C’est précisément là où le livre de Sokha You est bien davantage qu’un témoignage. C’est une déclaration d’amour et de reconnaissance à sa mère ; une mère qui a tenu la barre d’un frêle esquif à travers toutes les tempêtes traversées : celle du génocide lui-même, celle de la mort d’un mari, celle du dénuement et de l’exil forcé, celle de la pauvreté quotidienne dans un pays si lointain, celle encore des traumatismes qui ne s’effacent pas et des nuits sans repos.

C’est également le superbe et douloureux témoignage d’une enfant à cheval… à cheval entre la France et le Cambodge, un passé indélébile et un présent obligé, les joies et les souffrances, entre l’amour et la distance. Une vie quotidienne d’enfant parmi d’autres enfants et des professeurs qui ne comprennent pas et auxquels on n’est pas en mesure d’expliquer. D’expliquer la douleur cachée d’une mère, l’absence d’un père et aussi ses propres détresses tant on peut avoir honte de celles-ci au regard de tout ce qu’une telle mère – une mère héroïque – a mis en œuvre chaque jour pour nous protéger des démons du passé et des menaces du présent.

Le récit de Sokha You est à la fois beau et terrifiant, il porte l’amour contre la mort. Il est simple et complexe, cru et sensible, emmené par une écriture élégante qui sait à chaque page s’effacer au profit de la vérité. Ce récit me saisit. Sans doute parce que je suis proche de la communauté cambodgienne en France et de ses combats. Sûrement aussi parce que ma vie familiale est traversée par le vécu d’épreuves si similaires dans un pays voisin du Cambodge…

Engagé personnellement dans la défense des droits humains en Asie et le travail de mémoire que nous devons à l’égard des peuples qui ont été à nos côtés dans la lutte pour notre propre liberté, je fais le vœu que beaucoup de mes concitoyens se plongent dans la lecture de ce livre. Pour savoir et commencer à comprendre. Comprendre que certaines de nos litanies nationales sont parfois quelque peu obscènes au regard d’autres réalités bien plus terribles vécues à côté de nous, mais ignorées par confort.

Je suis terriblement ému par cet amour déclaré par Sokha You pour sa mère et aussi pour la France, un pays à mon goût trop indifférent à l’endroit de ces Cambodgiens qui l’aiment et lui pardonnent avec tant de générosité.

André Gattolin

Maman, mon héros

Biographie d’une lutte pour la vie

Mémoire d’une famille d’exilés

Décembre 2011

On dit que les choses n’arrivent pas par hasard, cela faisait un moment que je souhaitais sauvegarder la mémoire et les témoignages de ma maman sur les événements marquants de notre vie, notamment la prise de pouvoir par les Khmers rouges, la vie sous le régime de Pol Pot, notre fuite vers la Thaïlande, notre arrivée en France, terre d’accueil, et notre vie dans notre pays de cœur.

Jeune, maman nous racontait souvent notre histoire, comment elle, mon père, toute sa famille et nous avons subi le régime des Khmers rouges et comment elle avait réussi à nous sauver la vie, et surtout comment nous sommes arrivés en France.

Elle en parlait pour nous tenir informés, mais en même temps comme si elle cherchait à exorciser ces événements qui la traumatisent et qui la hantent encore toutes les nuits.

Il y avait des jours où elle ressassait sans s’arrêter, et d’autres où elle ne souhaitait ou n’arrivait pas à en parler, mais lorsqu’elle en parlait, c’était comme si elle nous racontait une histoire.

Nous l’écoutions avec beaucoup d’attention, mais en même temps, avec beaucoup de distance, comme si nous ne faisions pas partie de cette histoire.

À l’époque, nous avions besoin de trouver notre place, de nous acclimater et de nous adapter aux us et coutumes de notre pays d’accueil, la France, la ville de Limoges plus précisément.

Nous avions besoin de passer inaperçus, de grandir et surtout le plus normalement possible.

Quelque part, je pense que nous avions essayé d’oublier, d’oublier que nous avions tout perdu pendant ce génocide.

Nous avions perdu notre père, notre famille, notre maison, notre pays, nos photos, notre identité, nos souvenirs, nos racines.

Nous vivions avec la volonté de construire une nouvelle vie, un avenir avec ce passé que nous tentions d’enfouir, mais en même temps qui nous a fait grandir plus vite, trop vite peut-être.

Toutes les nuits, dès que maman dormait profondément, c’était comme si elle retournait au Cambodge, où elle revivait, se remémorait toutes les horreurs qu’elle avait subies, entendues et vues. Nous l’entendions hurler.

Dans ces cauchemars, elle semblait vivre l’enfer.

Dans sa voix, on entendait de la peine, de la douleur, de l’horreur, de la peur.

Elle criait, implorait la pitié, de l’aide, qui semblait ne jamais venir.

Dans ces moments-là, nous étions tétanisés, inutiles, nous ne savions quoi faire et attendions que cela se passe.

Nous avons vécu et grandi avec sa souffrance, impuissants.

Nous essayions d’avoir une vie la plus normale possible, en tentant d’oublier nos douleurs, nos manques, notre passé et nos origines, et surtout l’absence de notre père.

Ce n’était pas facile tous les jours, car maman, forcément, était très possessive et protectrice.

Elle avait tellement peur de nous perdre qu’elle refusait toutes les sorties et tous les voyages scolaires proposés, ou toutes autres sorties avec nos amis avec ou sans leurs parents.

Nous n’avions le droit de la quitter uniquement que pour étudier.

Par ailleurs, nous étions des élèves exemplaires, nos professeurs nous adoraient. Comme ils croyaient que c’était par manque de moyens financiers que maman refusait systématiquement les sorties, ils proposaient de payer pour nous, mais essuyaient toujours un refus.

En fait, à l’époque, maman n’avait pas bien compris ce que les enseignants proposaient.

Ce que maman ne connaissait, ou ne maîtrisait pas, l’effrayait, et surtout elle n’acceptait que nous allions à l’école que pour notre éducation et notre culture.

L’école représentait pour elle la chance de nous en sortir, notre laissez-passer pour un travail, une meilleure vie, un avenir, mais pour tout le reste, elle craignait qu’il nous arrive malheur. Alors, elle refusait toute activité qui nous éloignait d’elle, et ce fut comme cela jusqu’à ce que nous soyons adultes et financièrement autonomes et que nous quittions le foyer maternel.

Jeune, je cherchais à oublier mon passé, mes origines, j’en avais honte. J’avais honte de ne rien avoir, d’être pauvre, de ne jamais avoir de cadeau pour mon anniversaire, le père Noël qui ne nous apportait jamais rien.

À la question « qu’est-ce qu’il t’a apporté, le père Noël ? As-tu été sage ? Sinon le père Noël ne t’apportera pas de cadeaux », j’avais beau avoir été sage, bien travaillé à l’école, le père Noël ne m’apportait pas de cadeaux. J’étais très souvent déçue, je ne comprenais pas pourquoi nous n’en avions jamais. Je me disais que peut-être le père Noël ne reconnaissait que les enfants nés en France, jusqu’au jour où je compris que le père Noël n’existait pas !

J’étais déçue de ne jamais fêter mon anniversaire, de ne jamais partir en vacances, de n’avoir jamais rien à raconter à la rentrée scolaire quand la maîtresse demandait le récit des faits marquants de nos congés.

J’avais honte de ce pays qui a éliminé une grande partie de ma famille paternelle, qui n’a pas su nous protéger, nous offrir une vie, honte à ce pays qui a tué le tiers de sa population.

Je maudissais notre passé…

Mais j’étais fière de maman, de mon frère aîné, Tharo, de mon second, Thareth, de mon troisième, Youthy, et de ma petite sœur, Sokcheat. Nous nous chamaillions beaucoup, surtout avec Youthy et Sokcheat, mais nous nous aimions, nous étions très proches et très solidaires les uns les autres. Puis la vie s’écoule, nous grandissons, devenons des adultes et ensuite des parents.

Parents, nous nous rendons compte des difficultés et des responsabilités que maman avait dû porter toute seule.

Son histoire est la nôtre, nous l’avions subie autant qu’elle, nous avions aussi tout perdu, comme elle.

Ce pays, dont j’avais honte, est mon pays de naissance, mes origines.

Je ressentais le besoin d’entendre son histoire, notre histoire à maman, Tharo, Thareth, Youthy, Sokha (moi) et Sokcheat.

Pourquoi ? Eh bien, sûrement parce que maintenant je suis prête à l’écouter, à l’entendre et à la comprendre.

Aussi, pour mieux me comprendre, me connaître, nous comprendre, nous connaître, accepter, grandir, vieillir, et surtout transmettre notre vécu à nos enfants, à nos descendants, informer nos amis, nos voisins, témoigner de ces horreurs pour que ce qui s’est passé ne soit jamais oublié.

Je commençais à en parler à maman, je lui disais que je souhaitais recueillir son témoignage, son histoire, notre histoire. Elle était ravie de l’idée, et surtout que, enfin, je sois intéressée à retranscrire sa mémoire.

Il n’est pas facile de trouver du temps lorsqu’on travaille, encore moins quand on est femme isolée, élevant seule un enfant âgé de sept ans.

Lorsque maman ressentait le besoin et l’envie de parler, moi, je n’étais pas prête.

Souvent, elle parlait lorsque nous étions toutes les deux et que nous partions nous promener en voiture.

Elle parlait, et moi je conduisais, donc impossible de l’enregistrer, de lui prêter toute mon attention, et quand je m’organisais pour avoir du temps, et pour l’enregistrer, elle ne se sentait pas d’humeur à « ressasser cette histoire ».

Et un jour, je me suis fait piéger par un employeur à Limoges, et me suis retrouvée au chômage.

À ce moment précis, maman et moi avions compris que le moment était plus que jamais opportun.

Nous devions absolument prendre le temps ensemble pour recueillir son témoignage.

À cette époque, maman s’insurgeait de plus en plus contre le gouvernement en place au Cambodge. Elle était révoltée de voir leurs dirigeants s’enrichir sur le dos de leurs citoyens, voler les Cambodgiens à leur propre profit et celui de leur famille, de leurs amis.

Elle ressentait le besoin de témoigner, d’alarmer, de dénoncer les abus de cet ancien Khmer rouge, Hun Sen, qui est à la tête du pays encore aujourd’hui.

Du coup, elle se sentait motivée, et nous avions réussi à faire coïncider nos envies et emplois du temps.

Nous avons savouré ces quelques jours d’intimité où j’ai pu l’écouter, l’entendre, la comprendre et l’enregistrer.

Quant à maman, cela a été très dur pour elle de parler de tout cela en détail, nous avons passé quelques moments à pleurer ensemble.

Devant les douleurs qu’elle avait dû ressentir à parler à cœur ouvert de son passé, de notre passé, les détails des horreurs.

Je me sentais coupable de l’avoir obligée à revivre chaque événement, chaque peur, chaque détresse, chaque souffrance avec autant de précision.

Je pleurais avec elle, je pleurais toute seule, mais je crois que cela lui a fait du bien d’avoir pu « vider son sac », d’avoir pu me raconter notre histoire dans sa totalité.

Et quant à moi, même si c’était très triste, très difficile à entendre, je suis heureuse d’avoir pu recueillir son témoignage et, aujourd’hui, de le retranscrire.

Je n’ai pas pu le faire tout de suite, car comme je disais précédemment, je vivais seule avec mon garçon de sept ans, je venais de perdre mon emploi, écouter notre histoire, essayer d’écrire, pleurer à longueur de journée et toute la nuit, j’avais vraiment du mal à le supporter moralement.

En cette période-là, je n’avais pas la force psychique pour continuer à écrire.

Et puis, en mars 2020, il y eut le premier confinement, dû à la Covid-19, qui m’a donné deux mois et demi de temps, et ensuite mon accident de ski, le 1er janvier 2022, qui m’a donné trois semaines supplémentaires.

Ce fut un véritable cadeau du ciel pour moi, j’en ai profité pour finaliser le livre sur la vie héroïque de ma maman.

De plus, au quotidien, j’entends souvent les remarques de type « la France, pays de merde, pays de discrimination, pays d’injustices, pays de cités où les gens sont pauvres, malheureux, pays d’inégalité sociale, pays dans lequel il n’y a pas de respect pour les minorités… ».

J’aimerais vous crier : « Mais bon sang, ouvrez les yeux, arrêtez de vous plaindre la “bouche pleine”, ouvrez vos yeux et regardez ce qui se passe dans d’autres pays, et voyez tout ce que ce pays qui est la France fait pour vous… Le méritez-vous seulement ? »

C’est aussi pour cette raison que j’avais envie d’écrire, de témoigner, de montrer la chance que nous avons de vivre, d’évoluer, de grandir dans ce pays qui est loin d’être parfait, mais qui néanmoins donne la même chance à tout le monde, sans discrimination, encore faut-il se donner les moyens de travailler et de saisir des opportunités.

Il est évident que quand je parle de se plaindre la bouche pleine, je ne parle pas des personnes qui sont vraiment en difficulté, que nous pourrions aider davantage si les gens n’abusaient pas du système généreux mis en place dans notre pays.

Il est évident qu’il y a des inégalités sociales, des gens plus riches, d’autres plus pauvres, mais parmi les gens riches, il y avait des gens pauvres qui ont su travailler, saisir des opportunités, trouver le bon filon pour réussir. Ceux-là, on ne peut que les admirer, et les autres qui sont riches parce que leurs parents étaient riches, eh bien, c’est une chance pour eux.

Avec ma famille, nous sommes arrivés en France en janvier 1983. Nous avons eu beaucoup de chance, car nous avions bénéficié de l’aide française qui accueille les réfugiés politiques khmers.

Avec cette aide, et le suivi des équipes d’accueil des foyers Gatrem Magré, nous avions pu avoir une vie comme chaque citoyen. Avec moins de moyens que d’autres familles françaises, certes, avec le handicap de la langue, avec des manques, des lacunes, des souffrances d’être déracinés, d’être sans famille, pas de grands-parents, pas de tontons, pas de tatas, et surtout pas de papa.

Cela s’est passé dans notre pays. Je ne sais pas si la question peut être posée ainsi…

C’est la faute des Américains, du roi Sihanouk, du régime Pol Pot, des hommes politiques, des gens assoiffés de pouvoir, des idéologues… Soit, le résultat est le même pour nous.

Mais dans notre malheur, nous avons de la chance, nous allons pouvoir grandir en paix, aller à l’école, apprendre, et peut-être avoir un métier, un AVENIR.

Bien sûr que cela serait plus difficile que pour certains, mais nous savions qu’il s’agissait d’une seconde chance. Maman nous disait : « Je ne peux pas vous aider, je ne sais pas vous conseiller, vous orienter, car je ne connais ni ne maîtrise rien dans ce pays d’accueil. Votre seule chance est de bien travailler à l’école, de trouver un métier et de devenir QUELQU’UN ».

Et c’est exactement ce que nous avons tous fait.

Le 16 octobre 2012, je me retrouvais sans emploi. Licenciée pour ne pas avoir écouté correctement mon chef…

La situation peut paraître angoissante… Je suis divorcée, j’élève seule mon garçon de huit ans, j’ai un emprunt en cours, j’ai des frais de gaz, d’électricité, des courses, etc.

Ma situation peut sembler dramatique, en même temps, tout à fait banale comparée à tant d’autres femmes de notre société dans ce contexte de crise économique qui semble vouloir s’installer dans le temps, comme pour marquer l’histoire elle aussi.

Et pourtant, en regardant un peu en arrière, ma situation n’est pas tout à fait semblable à celle de toutes les autres femmes. Je m’aperçois que j’ai un modèle, que ma vie je la dois à une femme, dont le destin quelque peu tragique lui a fait vivre une vie hors du commun.

Quand je la regarde aujourd’hui, elle est une femme de soixante-seize ans, toute frêle, ne maîtrisant pas le français correctement, tellement pareille à beaucoup de femmes, mais à l’intérieur c’est une femme extraordinaire qui a survécu à des épreuves aussi difficiles qu’inimaginables, elle est d’un courage exemplaire.

Elle a sauvé notre vie à tous les cinq. Elle ne s’est pas contentée de nous sauver, elle nous a donné une VIE, un avenir, une famille unie.

Cette femme, c’est ma mère, VANNA YOU.

Effectivement, au vu de ce qu’elle a vécu, subi pour nous donner une vie, je me dois de respecter et de chérir cette précieuse vie.

Je ne dois jamais baisser les bras pour elle et pour mon fils.

C’est pour partager ces épreuves, témoigner sur les horreurs de cette guerre sans nom, vous dire qui elle est, et surtout transmettre aux générations futures que j’ai récolté les témoignages de la vie de ma mère et que je les retranscris dans ces quelques lignes.

Je rencontre mon époux

Jeune fille, à l’âge de 16 ans, ma mère m’inscrit à une école de couture, École CHOUTON à Phnom Penh. C’est assez exceptionnel que ma mère accepte de m’envoyer à cette école de couture. C’est parce que j’ai beaucoup insisté.

Dans mon village, Phoum Tror Lach, district de Traing, aujourd’hui Borey Cholsa, province de Takeo, nommé Vat Talatch, on a construit une école, mais il manque un instituteur.

Les villageois ont fait la demande auprès du gouvernement, et ont fini par en trouver un qui devrait arriver sous peu.

L’école de couture coûte à mes parents 1500 riels par an. Mes parents sont assez aisés dans le village, ils sont des agriculteurs qui n’ont jamais été à l’école.

Ils sont autodidactes et ont gravi les échelons de la société par la seule force de leur travail.

Ils ont une image assez naïve de l’éducation. Ils ne sont pas cultivés, « ce qui est un comble pour des agriculteurs ! »

Pour eux, donner une éducation aux garçons est essentiel et prioritaire, car ils sont l’avenir de la famille.

Les hommes adultes doivent subvenir aux besoins de leur femme, leurs enfants, mais également leurs parents et grands-parents, enfin, toute la famille.

Par contre, pour les filles, ce n’est pas utile. Si elles savent lire et écrire, cela risque de les dévergonder, elles pourraient correspondre avec les garçons. C’était le regard que la société porte sur l’éducation des filles à cette époque.

Comme mes trois aînées étaient des filles, mes parents avaient décidé d’envoyer seulement ma troisième grande sœur à l’école en plus des garçons qui, eux, étaient plus jeunes que moi.

Les autres filles s’occuperaient des tâches ménagères et du travail des champs.

J’avais beau les supplier d’aller à l’école, ils n’avaient jamais cédé à ma requête. Seuls les deux garçons et une de mes grandes sœurs (la préférée des parents) y avaient droit.

Je n’avais jamais pu faire quelque chose dont j’avais envie et qui m’aurait fait plaisir. Toujours attachée à remplir les tâches ménagères qui m’incombent à la maison.

Même quand il fallait aller se promener lors d’une fête, je devais toujours avoir un chaperon : ma tante, une amie de ma mère, bref, jamais seule, à part pour la fête du Nouvel An qui était la seule occasion où mes parents nous autorisaient à rejoindre les autres jeunes sans surveillance.

De toute ma vie, je n’ai jamais été pleinement épanouie. J’avais tellement envie d’aller à l’école, tellement envie de recevoir de l’éducation, des connaissances, de la culture. Cette soif n’avait jamais été assouvie.

Puisque mes parents m’interdisaient d’aller à l’école, j’y allais quand même, en cachette…

Pour que ma sœur m’emmène avec elle à l’école sans le dire à mes parents, j’étais d’accord pour faire tout ce qu’elle me demandait.

Par ailleurs, ma sœur en profitait vraiment pour me faire faire toutes les tâches qu’elle ne voulait pas faire. Elle abusait souvent, mais je voulais tellement aller à l’école que j’acceptais tout.

Un jour, j’avais trouvé un moyen de pression sur ma sœur, pas très convenable, mais c’était surtout la chance, pour moi, d’accéder à l’apprentissage des connaissances.

À l’époque, ma sœur avait un tic dont elle ne pouvait se passer. Avant d’aller au lit, elle roulait une boule de riz, qu’elle coinçait entre ses dents. Ne me demandez pas pourquoi elle faisait cela, je n’ai pas de réponse, et elle encore moins. Mais c’est comme ça, elle ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort qu’elle, et elle ne voulait pas que les parents l’apprennent.

Je l’avais observée à plusieurs reprises et j’avais trouvé la faille pour qu’elle accepte de m’amener à l’école avec elle sans rien dire aux parents. C’était notre secret !

Depuis, je m’étais toujours juré que lorsque j’aurai des enfants, je ne leur ferais pas subir la même chose.

Je leur montrerai le chemin de l’éducation, des savoirs, des connaissances, de la culture. Ils ne devront pas être aussi naïfs et incultes que moi et mes parents.

Ce n’était pas que mes parents ne m’aimaient pas, bien au contraire, je n’avais jamais manqué de rien, mais je n’aimais pas mon éducation de femme au foyer, d’agricultrice.

J’étais chétive comparée à mes autres sœurs, je travaillais trois fois moins vite et je soulevais beaucoup moins de poids…

Je n’étais vraiment pas faite pour cette vie. Moi, je rêvais de grandes études, des métiers plus intéressants, de pouvoir m’exprimer pleinement, de pouvoir exprimer ce que je pense. Mais avec mes parents, je devais tout refouler, dissimuler au plus profond de moi tout ce que j’étais vraiment.

C’était cela qui m’avait rendue malheureuse, frustrée et insatisfaite de ma situation.

Au fond de moi, je savais que je ne pourrais jamais vivre en tant qu’agricultrice.

C’est la raison pour laquelle je continuais à aller à l’école en cachette, malgré toutes les remontrances et toutes les punitions que je pouvais recevoir.

Un jour, mes parents avaient besoin de faire un courrier de haute importance au maire du village.

Ils avaient donc sollicité ma sœur qui était la seule personne habilitée à le faire.

Ma sœur était paniquée, car effectivement, elle allait à l’école, elle était instruite et devait savoir lire et écrire, mais ce qu’elle n’avait jamais osé avouer à mes parents c’est qu’elle n’y arrivait pas. Cela ne rentrait pas, elle n’arrivait pas à lire ni à écrire. Elle n’était pas faite pour cela.

Elle ne savait pas comment faire, car elle ne se sentait pas capable d’écrire ce courrier.

Elle me sollicita alors.

Et là, j’avais enfin l’occasion de me venger pour toutes les tâches domestiques quotidiennes qu’elle m’obligeait à faire !

Je rédigeai le courrier et le lui lus pour qu’elle puisse le faire devant mes parents. Ces derniers étaient très heureux et fiers que les frais de scolarité qu’ils payaient à ma grande sœur portent leurs fruits. Ils pouvaient compter sur elle s’ils en avaient besoin. Ils la félicitaient.

Cependant, ma sœur n’était pas fière de ce subterfuge ainsi que de mentir à mes parents. Elle s’est mise à pleurer toutes les larmes de son corps, avouant tout à mes parents. À ce moment, j’eus la peur de ma vie, mes parents allaient tout découvrir. Je craignais non seulement la correction qui m’attendait, mais également leur déception.

Je n’avais pas respecté leurs ordres, et surtout j’étais allée à l’école alors qu’ils ne le voulaient absolument pas.

Elle avoua pour nos arrangements, sur les conditions qu’elles m’imposaient pour que je l’accompagne à l’école. Elle finit par dire à mes parents qu’elle détestait l’école, qu’elle n’était vraiment pas douée, qu’elle ne souhaitait pas continuer. Qu’ils feraient mieux de me choisir pour cela, car j’étais mieux armée qu’elle et faite pour l’instruction, et que la lettre c’était moi qui l’avais écrite !

Mes parents tombèrent des nues, ils n’avaient pas soupçonné un seul instant que ma sœur ne supportait pas l’école.

Devant l’évidence, et contre toute attente, je n’ai pas reçu de correction ni de leçon de morale. Et de plus, ils acceptèrent enfin que j’aille à l’école à sa place.

Au fil du temps, mes parents s’étaient rendus à l’évidence, je n’étais pas faite pour la vie d’agricultrice, à laquelle ils m’avaient destinée. Ils avaient enfin vu que je ne pourrais jamais en vivre.

À l’âge de seize ans, ils acceptèrent enfin de m’inscrire dans une école de couture.

L’école m’a demandé de passer des tests pour voir si j’ai la capacité motrice et intellectuelle pour suivre son programme, et j’ai passé les épreuves avec succès. J’ai pu intégrer l’école qui me fit payer la moitié des frais scolaires pour commencer.

J’étais heureuse que mes parents se soient résolus à m’envoyer à l’école, même si c’était pour de la couture.

Ce jour-là, je revenais de Phnom Penh pour rendre visite à mes parents.

Je les cherchais partout dans la maison, mais hélas il n’y avait personne.

J’étais très déçue, car mes parents me manquaient beaucoup, c’était la première de fois que j’étais séparée d’eux aussi longtemps.

Trop impatiente et ne voulant pas attendre à la maison, je décidais d’aller les rejoindre dans les champs.

Sur le chemin, je croise le nouvel instituteur, enfin, je le suppose.

Dans mon petit village, tout le monde se connaît, et lui, je ne l’ai jamais vu auparavant.

Il marche sur le chemin avec une botte de petits bois dans la main et une sacoche d’école. Cela ne peut être que lui.

Arrivé à quelques mètres de moi, à partir du moment où nos yeux se croisent, il s’arrête de marcher… Il me regarde fixement, et ne quitte plus mon regard.