Greta Thunberg a un grain, c’est l’évidence, mais un grain qui donne de quoi moudre. Son apparition dans la mythologie médiatique récente demeurera dans les mémoires. Ella a donné un visage, une silhouette, une allure à l’interrogation primordiale de ce début de troisième millénaire.
Une époque ne s’achève pas avec elle, pas plus qu’une nouvelle ne s’inaugure sous son signe. Mais un message a été émis, qui n’avait rien de réellement neuf, mais qui, une fois assumé par elle, a trouvé son incarnation. Une incarnation en croissance, puisque Greta s’est manifestée à l’aube de l’adolescence, ce qui illustre superbement les promesses qu’elle personnifie.
EXTRAIT
Ce que certains aiment chez Greta, c’est justement, ce qui fait qu’elle n’est pas une adolescente comme les autres. Sa conscience politique, son audace, son sérieux. Moi, au risque d’une certaine frivolité, ce que j’aime chez Greta, ce sont ses tresses.
Chez Greta, chaque tresse démontre une personnalité très forte. Le plus souvent, c’est vrai, elles jouent les raisonnables et pendent sagement sur ses épaules. Mais parfois, on les voit se dresser comme deux serpents cobras. Et dans ces moments-là, Greta fait presque peur.
J’ai sous les yeux la photo à New York d’une Greta grossièrement ignorée par un président des États-Unis qui passe, gonflé de sa propre importance, à trois mètres d’elle. On sent que les tresses de Greta ne rêvent que d’une chose, cracher à la gueule du malappris.
Les tresses de Greta sont un excellent indicateur de son humeur;
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Jacques De Decker
Greta Thunberg a un grain, c’est l’évidence, mais un grain qui donne de quoi moudre. Son apparition dans la mythologie médiatique récente demeurera dans les mémoires. Ella a donné un visage, une silhouette, une allure à l’interrogation primordiale de ce début de troisième millénaire.
Une époque ne s’achève pas avec elle, pas plus qu’une nouvelle ne s’inaugure sous son signe. Mais un message a été émis, qui n’avait rien de réellement neuf, mais qui, une fois assumé par elle, a trouvé son incarnation. Une incarnation en croissance, puisque Greta s’est manifestée à l’aube de l’adolescence, ce qui illustre superbement les promesses qu’elle personnifie.
Elle n’a pas, comme ç’aurait été banal, entamé une grève de la faim. Elle a trouvé mieux, et plus manifeste, elle a refusé d’en apprendre plus sur le monde où elle a été jetée, tant que ce monde, à ses yeux, lui paraissait courir à sa perte. Comme d’innombrables jeunes le ressentaient confusément, au point de ne pas s’engager dans le renouvellement de l’espèce humaine, elle a déclaré forfait. À l’heure où elle était censée s’accouder à un pupitre, son cahier ou son ordinateur sous la main, et ingurgiter l’autocélébration, fût-elle critique, d’un cadre de vie emporté à ses yeux dans une course insensée, elle a décidé qu’à l’instar de Bartleby, créature du génial Herman Melville, elle préférait en rester là. Ce comportement, providentiellement répercuté par les médias, a fait mouche. Il était simple, aisément lisible, et facile à reproduire. Il s’est multiplié d’innombrables fois, sous de multiples latitudes. Il a spéculé sur son innocuité, sur sa paisible innocence, sur la tolérance avertie d’une société qui s’était promis de ne plus se ridiculiser en sanctionnant arbitrairement une citoyenne juvénile, désarmée, tranquillement opiniâtre et porteuse d’un message que la démocratie aurait eu tort de sanctionner, trop consciente qu’une sévérité déplacée n’aurait que grossi les rangs de rebelles arborant paisiblement leur pacifisme.
Car les répliques de Greta se sont multipliées. Féminines pour la plupart. Et l’on sait que, dans l’histoire, depuis Aristophane, les révoltes féminines portent leurs fruits. Parce qu’elles sont assumées par celles qui, très longtemps, ont dû subir la loi du plus fort. Leur courage paraît d’autant plus indéniable, et leur détermination plus coriace. Ne sont-elles pas celles qui, plutôt que la grève de la faim, peuvent pratiquer celle de l’alimentation, peuvent aussi enrayer la prolongation de l’espèce, dont elles assurent la plus lourde part, faire parler le silence, porteur quelquefois de plus d’éloquence que les hauts cris ?
L’audience de Greta, son fabuleux rayonnement, a bénéficié de la vérification de ses dires par les éléments naturels : incendies, marées menaçantes, inondations, chutes ou hausses de température lui ont fourni de spectaculaires confirmations de ses dires. Des experts avaient beau nuancer les constats, rappeler que des désastres comparables avaient, au fil du temps, sévi avec une ampleur comparable, il se fait qu’aujourd’hui, on ne s’informe plus de catastrophes lointaines par ouï-dire, puisqu’on est immédiatement informé des actuelles par des images simultanées que chacun peut consulter en temps continu, au moyen d’informateurs domestiques auxquels rien ni personne n’échappe. On a la possibilité de s’entretenir en simultané avec un parent écopant sa cave ou un cousin voyant son bosquet voisin s’enflammer. Le foyer, l’oikos n’est plus réservé à ceux qui l’habitent, c’est une vaste maison commune dont nous sommes tous locataires et dont on voit se profiler avec horreur l’inhabitabilité prochaine.
Le tout est de savoir si cette dérive est criminellement programmée. Là, on entre dans la problématique de la prévisibilité de l’histoire. Sur ce plan, la réflexion humaine a beaucoup progressé, en théorie du moins. Il y a belle lurette que la lecture de l’avenir dans l’observation des astres ou l’examen du marc de café a fait son temps, même si ces pratiques demeurent folkloriquement vivaces et fidélisent, dans le cas de l’horoscope, les lecteurs de périodiques. Les stupéfiantes sophistications de la futurologie, les performances surhumaines des machines à penser, la fièvre sondagière et l’éloquence de quelques augures qui peuvent avoir une audience planétaire grâce aux réseaux sociaux ont fait des pauvres humains que nous sommes des adeptes forcenés des pronostics. Nul n’est plus supposé ignorer les lois que les progrès de l’investigation ont décelées dans l’avenir.
Et cependant, la controverse demeure. Le pays prétendument le plus développé au monde – qui est aussi celui où les écarts de ressources sont les plus exorbitants – affiche sans vergogne sa tranquille indifférence aux mises en garde climatiques. Et sans encourir pour autant une contestation suffisamment énergique pour qu’il soit forcé de revoir sa position. L’attitude chinoise n’est guère plus rassurante : elle se fonde sur le droit qu’elle a de regagner un retard économique qui lui aurait été trop longtemps refusé. On le voit : le principal argument invoqué est de même nature, et se fonde sur le critère exclusif de la domination financière, qu’elle soit ou non préoccupée par un plus juste partage des richesses. C’est à Alain Badiou, une fois encore, que l’on doit l’analyse la moins réfutable : si la planète crève, c’est que sa survie ne peut pas se payer au prix d’une rationalisation morale du capitalisme.
C’est là qu’on en revient à la dimension héroïque de Greta. Elle n’est pas suspecte de servir une autre cause que celle qu’elle incarne avec une éclatante évidence aux yeux de tous, et en particulier des générations futures, à moins qu’on ne soit déjà résigné à l’inévitable extinction de notre espèce. Cette dernière hypothèse est au demeurant déjà illustrée par une attitude largement répandue parmi les derniers hominidés arrivants : ils ne sont guère, pour un nombre croissant d’entre eux, disposés à assurer une quelconque descendance. Certes, ces irréductibles se recrutent parmi les plus éduqués, informés et structurés mentalement. On conviendra que c’est d’autant plus grave. L’attitude des populations averties met en doute qu’une issue soit encore envisageable, raison de plus pour les autres de mettre les bouchées doubles…
Dans ce climat pour le moins angoissant, un nouveau terme barbare a germé, que l’on a désigné sous le vocable de collapsologie, comme si le mot très français de catastrophisme n’avait pas été forgé depuis belle lurette. L’usage du néologisme anglophone pourrait être inspiré par prudence : son choix se justifierait par sa vertu euphémistique. Passons sur cette délicatesse superflue. Et revenons à cette demoiselle qui a l’air taillée pour le rôle et répond à tous les critères qu’impose la lecture efficace des signes : elle est aussi stylisée que Mickey ou Milou, même des graphistes débutants peuvent l’esquisser à gros traits. Elle répond à tous les critères de la lisibilité immédiate. Même son élocution est conforme à ce rôle qui a cette particularité de ne pas en être un. C’est en cela qu’elle s’est imposée à une époque qui exige la sobriété sans ambiguïté de l’émoji. Il se trouve qu’en plus, elle est vivante, donc infiniment plus vibrante qu’un robot. Oui, Greta a un grain, c’est-à-dire, dans son cas, un concentré compact de génie, cet ingrédient éminemment humain.
Jacques De Decker
6 décembre 2019
LucDellisse
Il est inutile de parler de Greta Thunberg comme si c’était une personne de notre connaissance, la fille de nos voisins, une relation avec qui nous serions susceptibles de passer des vacances et qui nous les gâcherait. Bien entendu elle n’est pas aimable. Bien entendu, sauf curiosité mondaine, on chercherait plutôt à ne pas tomber sous sa coupe d’enfant terrible. Mais en vérité ses traits de caractère ne sont pas la question principale. Y a-t-il un péril environnemental majeur ? Est-il pris en charge de manière crédible par l’économie mondiale ? S’il y a mieux à faire que sermonner les adultes, où sont les traces de cette action supérieure ?
Parfois, quand les solutions véritables ne sont appliquées par personne, quelqu’un vient nous dire que « tout est perdu ». Cette façon sans espoir de nous faire espérer ouvre une dimension intéressante à notre conduite : elle trace un très mince fil fragile, sur lequel, en équilibre, avec un vif sentiment d’urgence, nous commençons à nous engager.
Bien entendu, la force même du message tient au fait qu’il est essentiellement négatif : nous allons tous mourir (les « sauf si », les « à moins que » sont la partie la plus sourde de ses propos). Normal : il s’agit de frapper les esprits. Si réellement il y a une bombe dans les soutes du monde, il n’est pas possible de sauter en marche, et tenter de l’oublier n’est pas une option. L’inconvénient est que dans la doxa thunberghienne, la solution consiste à organiser une contre-vie.
Consommons moins, détruisons moins est un programme flou mais à forte teneur humaniste. Son implication directe (ne produisons plus, ne créons plus, ne nous reproduisons plus) est un peu moins excitante. Toute l’invention de notre espèce s’est toujours appuyée sur une forme quelconque de développement, c’est-à-dire de croissance. Une désinflation industrielle serait utile. Mais une désinflation vitale ? Une stérilisation volontaire ? Une planète de vieillards dirigés par les rares enfants ? Personne ne peut croire que ce soit dans cette direction qu’il faille chercher.
L’onde de choc de l’immense clameur poussée par Greta et par ses troupes permet de secouer l’inertie, c’est son grand bénéfice. Avant Greta, aucun des appels dans ce sens n’avait été entendu. Il y a un effet positif qui n’est dû qu’à elle. C’est une petite sirène qui pousse un cri d’alarme, c’est sa raison d’être majeure. Le cri constitue le contenu.
Greta est l’animal politique par excellence. Elle en a tous les instruments : l’aplomb, l’aisance, le discours maîtrisé, le sens des formules et le refus de s’arrêter. Elle en a aussi les faiblesses récurrentes : maigres compétences techniques, maigre capacité d’écoute, enthousiasme verbomoteur, dédain pour les arguments d’autrui. Elle ne veut connaître que la surface des choses sur lesquelles elle s’exprime avec tant d’autorité.
Mais la surface suffit. La désastreuse gestion de la planète par les humains dans leur ensemble suppose un électrochoc. Tout le monde outrepasse ses besoins, d’une façon ou d’une autre, par vanité, par stupidité ou par immaturité. Greta est cet électrochoc : elle dit que nous avons frappé l’écosystème sous sa ligne de flottaison et que seul un remède radical peut encore nous arracher aux mains de la mort.
L’exagération de ce diagnostic n’est pas démontrée ; et supposé qu’elle le soit, il est bien certain quand dans un monde e-commercial global comme le nôtre, tout est négociation. Il faut exiger plus que nécessaire pour obtenir le strict minimum. En devenant en moins d’un an la personnalité la plus médiatique du monde, la seule rock star absolue, dont le nom et le visage font désormais partie de l’univers de tous les humains, Greta propose un logo vivant à la lutte contre le péril environnemental.
Les tresses et les mimiques de Greta, comme le teint orange et les cheveux jaunes affalés de Donald (son seul rival international en notoriété pittoresque), sont moins des traits distinctifs que des images de communication. La preuve en est que pour devenir invisible, il suffirait que les intéressés des deux sexes coupent les tresses, ôtent les cheveux, changent de costume, retirent le nez de clown, pour que personne ne les reconnaisse, dans leur singularité antagoniste.
Par son image-pitch (je suis Fifi brin d’acier, je suis faible et invincible, ma fragilité est ma force, je vous préviens que je ne suis pas contente, je suis venue pour casser l’usine mondiale), Greta s’est mis sur le dos une immense responsabilité, dont elle profite, dont elle souffre, mais qu’elle assume en tout cas dans ses conséquences immédiates : elle est le porte-voix de l’angoisse du monde, son rôle n’est pas de construire, mais de faire peur.
Elle réalise ce qui était nécessaire et qu’on n’osait pas espérer : un cri d’alarme mondial, surprenant, secouant, glaçant, qui fait remonter à la surface le constat sans appel de Voltaire : « Comptez que le monde est un naufrage, et que la devise des hommes est Sauve qui peut. »
MarcMeganck
Deux jours que je suis là, à noyer l’attente dans la bière blonde et le bourbon, sur les chaises du Peter’s Bar. Je me marre quand je pense aux bulletins météo européens qui ramènent tout ou presque à l’anticyclone des Açores. Ici tout est calme, le vent tiède, les nuages ne s’accrochent que par intermittence aux sommets de l’île. J’ai rendez-vous avec une femme. Dire « rendez-vous » est sans doute un peu exagéré. Elle m’a simplement dit qu’elle passerait dans ce pub durant le week-end. On est déjà dimanche. Je commence à douter de sa venue. Je me demande à quoi elle peut bien ressembler après toutes ces années. Elle doit avoir 36 ans. Tout le monde a laissé tomber à l’époque, quand elle a disparu. Pas moi, je suis du genre tenace. Je me situe entre le détective et le journaliste d’investigation. On fait appel à moi pour les cas les plus désespérés. Je prends mon temps pour atteindre mes objectifs. J’aime plonger dans les profondeurs des dossiers complexes, m’enfoncer dans les contrées reculées, rencontrer des gens, les interroger, nouer des contacts, croiser les sources, et puis attendre, parfois longtemps. J’ai toujours travaillé seul, pour ne pas être déçu, pour ne m’en prendre qu’à moi-même en cas de revers. Vingt ans déjà… Cette affaire, si elle se dénoue enfin dans ce bar comme je l’espère, sera la plus noble victoire de ma carrière. Après, je pourrai enfin voyager sans pister qui que ce soit, sinon moi, ce « moi » que j’ai si souvent mis de côté pour en retrouver tant d’autres.
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Ce bar tout en boiserie est une véritable institution, une halte obligatoire pour les marins en transhumance sur l’Atlantique, les plaisanciers qui jettent l’ancre à Horta, le port de l’île de Faial, dans l’archipel des Açores. Le décor est un hommage rendu à la mer. Les murs et les étagères ne sont plus qu’un fouillis de cordages, de fanions et de drapeaux, d’instruments de navigation, de photos de bateaux et de cartes marines, d’ex-voto, de souvenirs. L’étage est occupé par un petit musée dédié au scrimshaw, l’art de la gravure pratiqué par les pêcheurs sur des os et des dents de cachalots. Le bar propose aussi des plats plus ou moins consistants qu’on avale en écoutant les potins de la mer où en se mettant à l’affût d’un embarquement. Je regarde les portraits des skippers et des grands navigateurs qui ont poussé la porte du pub : Cousteau, Tabarly, Chichester… Je m’attarde sur un texte d’Olivier de Kersauson placé dans un cadre : « Le jour où je vais disparaître, j’aurai été poli avec la vie car je l’aurai bien aimée et beaucoup respectée. Je n’ai jamais considéré comme chose négligeable l’odeur des lilas, le bruit du vent dans les feuilles, le bruit du ressac sur le sable lorsque la mer est calme, le clapotis. Tous ces moments que nous donne la nature, je les ai aimés, chéris, choyés. » Je fais signe au barman de me remettre la même chose – un bourbon, sans glace. Je poursuis la lecture de la citation de Kersauson : « Le passé c’est bien, mais l’exaltation du présent, c’est une façon de se tenir, un devoir. Dans notre civilisation, on maltraite le présent, on est sans cesse tendu vers ce que l’on voudrait avoir, on ne s’émerveille plus de ce que l’on a. » Je médite sur cette dernière partie. Pour retrouver la femme que j’attends ici depuis deux jours, il a été beaucoup question du futur, de craintes pour celui-ci, d’engagements et de promesses. Il y a aussi eu de nombreuses désertions, des textes écrits puis déchirés, des renoncements. Vingt ans après les faits, je suis bien obligé de constater que rien n’a changé.
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J’étais sur le point de tout abandonner quand j’ai aperçu cette silhouette dans une ruelle d’Horta. Quelques secondes à peine, puis elle s’est évaporée. Étais-je sur la bonne voie ? Elle ici ? Intrigué par cette apparition, je me suis promené sur le port de plaisance. Les quais de Faial sont une véritable œuvre d’art, un street art de bord de mer. Voilà des décennies que les marins du monde entier faisant escale sur l’île ont pris l’habitude de peindre des œuvres figuratives ou abstraites sur les murets en béton, sur les jetées, sur l’asphalte. Comme le Peter’s Bar, c’est un des musts de Faial, repris dans les guides touristiques qui évoquent « la marina la plus colorée du monde ». Depuis que j’ai vu cette silhouette, je retourne chaque jour regarder ces dessins, je les ausculte, à la recherche d’un indice. Puis je suis tombé sur cette fresque : une forêt en feu, un bateau voguant dans sa direction – cap à l’ouest ! –, poussé par une voile ornée d’un grand cœur à l’intérieur duquel on pouvait lire « Greta » et ce qui ressemblait à un prénom masculin, hélas partiellement effacé – « Manuel » ? Tous ces éléments dansaient sous mes yeux, les couleurs de l’arc-en-ciel peinturlurées à la bombe, les messages, les visages, les slogans, les dates, les noms de bateaux et ce prénom : « Greta ». J’ai pris le dessin en photo avec mon smartphone. Je l’ai regardé sans cesse dans ma chambre d’hôtel et au pub, agrandissant l’image à l’aide de mon pouce et de mon index sur l’écran tactile. J’ai alors songé à lui laisser un message au Peter’s Bar, qui sert aussi de poste restante. On peut y recevoir son courrier si on a un bateau dans le port. Ce qui vous en coûte bien souvent l’obligation de boire un verre sur place pour lire ou écrire vos lettres – je me suis plié à cette tradition sans broncher. C’est de cette manière que j’ai réussi à entrer contact avec cette femme mystérieuse. Sur l’enveloppe, j’ai inscrit son nom, celui qui l’avait rendue si célèbre à travers le monde, alors qu’elle n’avait que 16 ans : Greta Thunberg. Quelques jours plus tard, pour ma plus grande joie, j’ai reçu une réponse. Deux décennies d’efforts allaient-elles enfin être récompensées ? Elle acceptait de venir me retrouver au Peter’s Bar mais, elle insistait, elle s’appelait en fait… Griet Van Tomberg.
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Greta Thunberg, une jeune militante suédoise, avait lancé le mouvement « Fridays for Future » en 2018. Elle avait pris une année sabbatique pour lutter contre le réchauffement climatique et parcourir le monde, assister à des rencontres internationales et des conférences dans plusieurs pays, sur plusieurs continents. Une idée généreuse : créer un réseau écologiste mondial pour interpeller les politiques et les forcer à prendre leurs responsabilités. Des millions d’abonnés la suivaient sur les réseaux sociaux. Son ascension était prodigieuse. Omniprésente dans les médias, elle dégageait une sérénité qui faisait d’elle « la » personnalité du moment. Mais bientôt, on s’interrogea sur une possible fabrication de son image par un groupe de milliardaires suédois. Intellectuels, scientifiques, politiques de tous bords, figures du monde culturel, tout le monde y allait de son petit commentaire, souvent cassant. On la traitait de tous les noms : « gourou apocalyptique », « prophétesse en culotte courte », « porte-étendard d’une pensée dépressive et catastrophique »… Tout cela ne relevait-il pas du complot, au même titre que le fait d’avoir marché ou non sur la Lune en 1969 ? D’aucuns critiquaient son autisme, son véganisme, ses idées puériles sorties d’un conte de fées, ses solutions irréalistes. D’autres encore dénonçaient un coup marketing, le buzz du siècle, du millénaire… et rien derrière.
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Invitée par le secrétaire général de l’ONU pour le sommet du 23 septembre où elle devait défendre ses idées, elle avait refusé de prendre l’avion, « pour épargner la planète ». L’équipage du Malizia II lui proposa alors de voyager gratuitement et sans sponsors. Le bateau, un 60 pieds de la classe IMOCA, avait été mis à l’eau en 2015. Il était destiné à remporter les courses les plus prestigieuses comme le Vendée Globe, la Route du Rhum ou la Transat Jacques Vabre. Le voilier de course « zéro carbone » quitta Plymouth le 14 août, la traversée devant durer deux semaines. À bord, outre Greta, il y avait son père, un skipper, un cameraman, ainsi qu’un richissime Monégasque qui avait financé le projet. Conçu pour la vitesse, le voilier ne proposait aucun confort : pas de douche, pas de toilettes, ni cuisine ni frigo, pas de climatisation… L’équipage mangerait des repas lyophilisés et sous vide. L’électricité était produite par des panneaux solaires et des turbines sous-marines. Très médiatisée, l’opération devait promouvoir la lutte contre le réchauffement climatique. Le bateau était attendu à Manhattan…
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Je sors prendre l’air, au risque de louper mon rendez-vous avec Griet Van Tomberg. La météo change rapidement sous ses latitudes. Je marche vers la marina. En face de Faial, l’île de Pico est partiellement dans la brume, le cône du volcan entouré d’un cerceau de nuages ouateux. L’image est belle, apaisante. Elle me rappelle où je suis, ce que j’espère trouver dans cet archipel : une énigme enfin sortie du brouillard. Car Griet Van Tomberg vit désormais sur l’île de Pico. Du moins y séjourne-t-elle pour le moment, comme elle l’a suggéré dans son message. Quand j’ai lu ça, j’ai d’abord guetté les arrivées du bateau qui opère la liaison entre Faial et Pico pendant la journée, un trajet d’une trentaine de minutes. J’ai passé des heures à observer les gens allant et venant sur le débarcadère. Mais aucune femme ne prêtait attention à moi, aucune ne prenait la direction du Peter’s Bar. Je me suis vite lassé de ce spectacle monotone et je suis retourné au pub. Peut-être viendra-t-elle avec son propre bateau, un Malizia III, IV, V… ou quoi encore ?
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La nouvelle était tombée le 22 septembre 2019, la vieille du sommet à New York. Des débris appartenant au Malizia II avaient été repérés dans la mer des Sargasses. Le voilier avait disparu des radars depuis une semaine, soit au milieu du voyage. Puis ce fut le miracle : les quatre hommes qui étaient à bord furent retrouvés, vivants, indemnes. Mais le miracle était partiel, gâché à jamais. Le père et le skipper diront aux médias avoir tout tenté pour sauver Greta, mais celle-ci avait coulé à pic en quelques secondes dans le ventre noir de l’Atlantique. Après « l’urgence climatique planétaire », c’était « l’inquiétude » qui était devenue mondiale. Les médias jouaient avec ce genre d’expressions, avec les peurs – tout était ainsi parfaitement relié, la destruction programmée de la planète, la disparition d’une militante de premier plan. Le corps de Greta ne fut jamais repêché. La voile barrée du fameux slogan « Fridays for Future » fut retrouvée un mois plus tard sur une plage du Delaware, aux États-Unis. L’espoir de retrouver Greta Thunberg en vie avait alors cédé le pas à l’enquête, interminable, entrecoupée d’hommages rendus, de messes en plein air, de coursonnes jetées à la mer, d’un Prix Nobel de la paix remis à titre posthume. Il y avait eu des « funérailles mondiales », d’opérette, avec un petit cercueil blanc, vide, des fleurs en abondance, des politiques toutes dents dehors, promettant de continuer à porter son message dans les plus hautes sphères, internationales, galactiques, divines. « Je suis Greta », « Je suis le futur », « Je suis végane climatique »… – clic, clic, clic et la toile likait. Les opposants gloussaient de contentement, singeant Chirac – « Je suis la maison qui a brûlé » –, déifiant Trump – « Je suis toxique », « Je suis un petit mur contre les fumées d’Amazonie », « Je suis né du bon côté, j’emmerde le reste du monde »… – clic, clic, clic et les réseaux sociaux partageaient. Certains accusaient les États-Unis, le Brésil, la Chine, les puissants, les pollueurs, les preneurs d’avions et les bouffeurs de viande, les machos, les hétéros, les salauds… Mais la cause défendue par Greta Thunberg y gagnait, elle était soudain magnifiée, nimbée d’une incroyable aura. Un cadavre, même s’il n’est jamais retrouvé, est souvent l’un des meilleurs ambassadeurs, peu importe le message, peu importe le mouvement. Celui créé par la jeune Suédoise disposait d’un réservoir inépuisable : des jeunes du monde entier – à vrai dire, essentiellement de la vieille Europe, riche et « concernée » –, des jeunes prêts à reprendre le flambeau éteint par les vents de l’Atlantique Nord. D’autres ego avaient vite pris la relève, un bateau plein à couler était parti sur les océans pour d’autres réunions mondiales, pour d’autres rendez-vous manqués avec l’histoire climatique. Des petites copies conformes de Greta Thunberg – combien d’entre elles s’arrêteraient en cours de route pour admirer la beauté des paysages, pour s’accomplir autrement que médiatiquement, pour vivre l’instant présent ?
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