Meilleurs ennemis - Günter Müchler - E-Book

Meilleurs ennemis E-Book

Günter Müchler

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Beschreibung

Pendant des siècles, les Allemands et les Français se sont battus, se sont injuriés et se sont aimés. Il était souvent difficile de s'entendre avec ses rivaux et voisins, mais il était également impossible de s'en passer - en privé, les Français respectent les "boches" et les Allemands envient les "mangeurs de grenouilles". L’auteur retrace tous les aspects de cette relation en dents de scie entre la France et l'Allemagne : les batailles - depuis Bouvines en 1214 aux guerres mondiales ; les échanges culturels - de Madame de Staël à Heinrich Heine, la concurrence et l'inspiration mutuelles - de Louis XIV à Valéry Giscard d'Estaing. Un régal pour les passionnés d'histoire culturelle et de littérature. Günter Müchler est un expert passionné de la France qui se concentre depuis de nombreuses années sur la Révolution française et Napoléon. Il a étudié l'histoire et les sciences politiques et, en 1987, après avoir travaillé pour plusieurs journaux, il est passé à la radio. Il est l'auteur de la biographie Napoléon (2012).

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Meilleurs ennemis

Renaissance du Livre

Drève Richelle, 159 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Günter Müchler – Meilleurs ennemis. fFrance & Allemagne. L’histoire d’une liaison passionnelle

Édition : Anne Delandmeter

Correction : André Tourneux

Impression : Arka (Pologne)

Ill. de couverture : Shutterstock

Titre de l’édition originale, en allemand : Beste Feinde. Frankreich und Deutschland – Geschichte einer Leidenschaft

© 2022 by wbg (Wissenschaftliche Buchgesellschaft), Darmstadt

e-ISBN : 9782507057848

Dépôt légal : D/2023/ 12.763/04

Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.

Günter Müchler

Meilleurs ennemis

France & Allemagne

L’histoire d’une liaison passionnelle

Introduction

En pleine guerre de 1870-1871, le philosophe français Ernest Renan et son collègue allemand David Friedrich Strauss s’écrivaient des lettres. À un moment de la correspondance, le désespoir a éclaté chez Renan : « Le grand malheur du monde, c’est que la France ne comprend pas l’Allemagne et que l’Allemagne ne comprend pas la France1. »

Discours d’un autre temps ? Certainement. Depuis 1945, depuis la fin de la deuxième « guerre de trente ans » (de Gaulle), Allemands et Français se sont rapprochés comme jamais auparavant dans l’histoire. Encouragé par les gouvernements, un réseau dense de relations a vu le jour. Les jumelages de villes et les échanges de jeunes ont donné lieu à des millions de rencontres. En Europe, le « tandem » Paris-Berlin donne le rythme politique. Dans le monde entier, l’amitié franco-allemande est considérée comme une marque de fabrique et la preuve que le progrès est possible dans les relations entre des peuples et des États rivaux.

Institutionnellement soudé et bénéficiant d’une large adhésion, le partenariat rhénan est devenu une valeur sûre, une sorte de titre de propriété qui n’apparaît pratiquement dans aucune analyse de risques. On souhaiterait parfois plus de vigilance. Rien n’est jamais acquis en ce monde. On ne peut pas ne pas percevoir les signes. Après avoir quitté la bipolarité mondiale, le vieux continent est menacé de marginalisation. L’égocentrisme nationaliste se répand. S’il devait prendre le dessus en Europe, l’amitié franco-allemande en pâtirait également.

Que le voisinage fonde l’amitié n’est pas la règle, ni dans la nature ni dans les relations entre États. Le bon voisinage doit être voulu. Il s’établit par des égards qui présupposent la connaissance de l’autre et le respect de ses intérêts. La souffrance vécue en commun constitue une autre approche. Celui qui a compris que l’hostilité n’apporte que le malheur sera prêt à emprunter de nouvelles voies.

Les Allemands et les Français ont dû passer par l’école de l’hostilité séculaire avant de se raviser. C’est après la plus terrible des guerres que l’amitié a pu être envisagée comme point de repère pour les futures relations de voisinage. Adenauer et de Gaulle étaient des visionnaires réalistes. Ils considéraient l’Allemagne et la France comme une communauté de destin, dans un sens très sobre. Schuman et Monnet ont trouvé un moyen approprié d’organiser la transformation de l’hostilité héréditaire en amitié : les États-Unis d’Europe. Deux générations plus tard, il est clair que l’expérience a réussi. Seuls ceux qui se penchent sur l’histoire de l’hostilité héréditaire peuvent en mesurer l’exploit. C’est le sens de ce livre.

Au Moyen Âge, Allemands et Français vivaient en paix les uns à côté des autres. Ils ne se sont affrontés qu’une seule fois. Lors de la bataille de Bouvines, l’empereur Otton IV a été vaincu par le roi Philippe II Auguste. On notera au passage que les adjectifs « allemand » et « français » ne désignaient pas à l’époque des peuples, mais des points cardinaux. Les Allemands étaient les Francs orientaux, les Français les Francs occidentaux, les deux branches d’un même arbre. Si Bouvines a été l’exception guerrière, c’est parce que les intérêts des deux empires issus de l’empire carolingien ont divergé très tôt et que leurs chemins ne se sont donc pas croisés. Les empereurs allemands utilisèrent leurs forces dans de nombreuses expéditions en Italie. L’occupation principale des rois français consistait à se défendre contre leurs vassaux les plus puissants, les Anglais.

Le mot « ennemi héréditaire » est apparu pour la première fois sous l’empereur Maximilien Ier. Tantôt l’étiquette a été collée aux Français, tantôt aux Turcs, « ennemis héréditaires de la chrétienté ». À l’époque de Maximilien, le conflit Habsbourg-Valois, une rivalité dynastique qui a longtemps tenu l’Europe en haleine, a éclaté. Même à cette époque, les considérations nationales comptaient encore peu. En 1519, les princes-électeurs allemands auraient élu François Ier de France comme empereur sans hésiter, si les pots-de-vin de Jakob Fugger n’avaient pas été si abondants pour le petit-fils de Maximilien, qui monta sur le trône sous le nom de Charles Quint.

À l’époque moderne, ce sont les « maisons » qui comptent, pas les peuples. Un modèle de loyauté supplémentaire est né de la division de la foi. On appartenait à un groupe confessionnel et on déterminait sa propre place en se démarquant nettement du groupe des autres. Du point de vue de la Réforme, les autres étaient les « Welschen », les membres de l’espace linguistique roman comme les Français, qui adhéraient à la papauté et étaient corrompus comme « toute la meute de Sodome » (Luther). Le stéréotype du Français sans mœurs trouve ici son origine. Pour s’auto-identifier, l’écrit retrouvé de Tacite sur les Germains a servi de modèle. Tacite avait décrit les barbares du nord comme un peuple primitif non déformé par la civilisation. Les humanistes en ont tiré la « simplicité allemande ». Même si les Allemands étaient grossiers dans leurs coutumes, ils étaient droits et incultes et se distinguaient positivement de la vanité et du raffinement français.

La France est sortie renforcée de la guerre de Trente Ans, l’Allemagne se trouvait au plus bas. Louis XIV a pu ravager le Palatinat sans rencontrer de résistance. Pour la première fois, la France apparaissait comme une puissance agressive et belliqueuse. Malgré cela, à l’époque baroque, le français était la culture dominante incontestée. Les princes allemands construisaient de grands châteaux et des jardins géométriques à l’image de Versailles, et ceux qui se respectaient portaient des vêtements français et s’exerçaient à la conversation spirituelle. Les philosophes écrivaient des traités accusateurs sur la maladie allemande de l’imitation, mais avec un succès mitigé.

Que l’on adore ou que l’on condamne le français, la classe supérieure allemande était fermement fixée sur la France. La révolution n’y a rien changé. Désormais, ce n’étaient plus les apparences qui attiraient magiquement les voisins de l’Est, mais les attraits de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Les intellectuels se sont rendus en grand nombre à Paris, théâtre du spectacle mondial, pour s’en détourner aussitôt, désabusés. Avec la rigueur des convertis, les déçus contestèrent aux Français le droit de porter l’étendard de la liberté et recommandèrent la réforme, la révolution par le haut, comme voie allemande vers la liberté. Avec l’ascension de Bonaparte, la France attira à nouveau l’attention des Allemands. Quelle force émanait de la nation une et indivisible ! Et comme l’Allemagne était faible en comparaison ! Faire comme les Français, construire l’État national allemand, était désormais à l’ordre du jour. Mais il fallait d’abord se débarrasser de Napoléon. « Frappez-le à mort ! Au jugement dernier, on ne vous interrogera pas sur les raisons », s’enflammait Heinrich von Kleist, et d’autres poètes lui emboîtaient le pas. Après le désastre de la Grande Armée en Russie, la situation en était là. La lutte contre la domination étrangère devint une cause nationale.

Ernst Moritz Arndt occupe une place à part dans la phalange des penseurs nationalistes. Arndt voyait plus loin que la libération. Il pressentait qu’après la victoire sur Napoléon, les Allemands retomberaient dans leur ancienne léthargie et leur morcellement. La haine de la France qu’il prêchait devait donc avoir plus d’effet qu’un élan momentané, nécessaire pour repousser l’ennemi au-delà du Rhin. La haine devait être durable, car les Allemands avaient besoin d’un « point de ralliement » pour rester unis et pour se retrouver eux-mêmes. « Je veux la haine contre les Français, pas seulement pour cette guerre, je la veux pour toujours », écrivait Arndt. La haine doit briller « comme la religion du peuple allemand, comme une illusion sacrée dans tous les cœurs ». Arndt plaçait ainsi la relation avec les voisins à un niveau historiquement nouveau. La haine de la France a été en quelque sorte institutionnalisée comme levier pour la réalisation de l’unité. C’est ainsi qu’est né le mythe de l’hostilité héréditaire.

La situation de la lutte a changé au cours du Vormärz. Le principal adversaire des libéraux, avec leur double revendication de liberté et de nation, était le système de Metternich qui, après la victoire sur Napoléon, ne voulait ni de la démocratie ni de la nation. Pour un temps, la France passa à l’arrière-plan en tant qu’obstacle aux aspirations allemandes, la révolution de 1830 fit même renaître l’ancienne relation amoureuse. La doctrine de la haine d’Arndt ne s’était pas imposée. Lors de la crise rhénane, déclenchée volontairement par le gouvernement de Paris, les poètes sonnèrent les trompettes de la guerre contre les « Welches » comme pour la dernière fois en 1813.

La crise rhénane a redoré l’image de l’Allemagne auprès des Français. Pendant longtemps, l’Allemagne n’avait été qu’une notion géographique pour les transrhénans. La France s’était battue en duel avec les Habsbourg d’Autriche. Elle avait pris acte de l’ascension de la Prusse dans la ligue des grandes puissances. Mais l’Allemagne ? La masse de terre désarticulée au milieu, qu’il s’agisse du Saint-Empire romain germanique ou de la Confédération germanique, ne devait pas être prise au sérieux en termes de puissance politique. Madame de Staël fut la première à faire comprendre qu’il valait la peine de s’intéresser à l’Allemagne. Mais son livre à succès De l’Allemagne, paru en 1814, était dénué de tout contenu politique. Il décrivait l’Allemagne comme le berceau de la philosophie, de la musique et de la religiosité, et les Allemands comme aussi profonds que pauvres en action. Ce n’est que lors de la crise rhénane que les Français ont découvert que les Allemands étaient tout à fait capables d’un sentiment national. La difficulté d’adaptation à la réalité s’est encore manifestée pendant la guerre de 1870-1871. Bien que les États du sud de l’Allemagne aient pris les armes, la propagande française a longtemps fait comme si la France menait une guerre uniquement contre la Prusse.

L’issue de la guerre a été amère pour la France à tous égards. Elle n’avait pas seulement perdu une bataille. Elle a vu le rang de première puissance du continent passer à un nouveau rival, un empire dont l’acte fondateur avait été accompli précisément à Versailles, ce qui a été ressenti comme une terrible humiliation. Plus grave encore fut la cession forcée de l’Alsace-Lorraine, une erreur de Bismarck, car il était prévisible que la France n’accepterait pas cette perte. Dans l’histoire de l’hostilité héréditaire, la guerre de 1870-1871 a marqué un tournant. Si le mythe était jusqu’alors surtout l’affaire des Allemands, les Français leur emboîtaient le pas. L’hostilité héréditaire est devenue réciproque.

Parce que les deux parties étaient prisonnières du fatalisme d’une opposition irrémédiable, la guerre de 1914-1918 fut une prophétie autoréalisatrice. Ce ne sont pas seulement les suspects habituels, les politiciens univoques, les militaires stupides et les impérialistes déchaînés qui ont échoué. Le climat intellectuel était lui aussi contaminé. Dans les Considérations d’un apolitique, écrites au cours de la dernière année de la guerre, Thomas Mann développa une thèse étonnante selon laquelle, dans le conflit mondial, il s’agissait – c’était à prendre ou à laisser – de défendre la culture (allemande) contre la civilisation (franco-occidentale). Il ne faudrait pas longtemps pour que d’autres démontrent comment déchirer d’un seul coup la culture et la civilisation, la fragile peau protectrice sur l’inhumanité.

L’Alsace-Lorraine est revenue à la France après la défaite de l’Empire. L’écrivain René Schickele s’est efforcé de faire fructifier l’expérience douloureuse de la frontière pour surmonter la lutte fratricide. Ce livre consacre une section à ce bâtisseur de ponts alsacien ainsi qu’à l’abbé Franz Stock qui, en tant que prêtre de la Wehrmacht dans Paris occupé, accompagna des centaines de résistants condamnés à mort sur le chemin de leur exécution au Mont Valérien.

1. David Friedrich Strauss, Krieg und Friede, p. 22.

Durant le Moyen Âge, la Francie orientale et la Francie occidentale, les Allemands et les Français, ne se disputaient pas. Une seule fois, ils se sont combattus. Lors de la bataille de Bouvines, l’empereur Otton IV a eu le dessous.

1. Le Waterloo de l’empereur Otton IV

Ils sont voisins et, de surcroît, proches parents. Pourtant, Allemands et Français cohabitent pacifiquement tout au long du Moyen Âge. Leurs ennemis héréditaires sont autres. Les rois français sont en conflit permanent avec les Anglais, les rois allemands avec les papes. Ce n’est qu’une seule fois que ces voisins prennent les armes les uns contre les autres. C’est l’empereur Otton IV qui en sort perdant.

Le 27 juillet 1214, une grande bataille se déroule dans la plaine de Bouvines. Une armée anglo-allemande, menée par l’empereur Otton IV, affronte les forces du roi de France Philippe II Auguste. Bouvines, « Bovingen » en néerlandais, est située entre Lille et Tournai ; c’est aujourd’hui un village de moins de mille habitants. La lutte se prolonge pendant cinq heures. Avec 16 000 chevaliers et fantassins, les effectifs sont exceptionnellement élevés pour l’époque. À la fin, Otton, qui dispose des bataillons les plus forts, cède le terrain. La victoire du premier conflit militaire entre Français et Allemands revient au roi des Français.

Dès le début, le combat se présente sous de mauvais auspices. Le 27 juillet est un dimanche. Par conséquent, il ne devrait pas y avoir de combat car, le jour du Seigneur, il est non seulement interdit aux chevaliers chrétiens de s’adonner aux plaisirs de la chair, mais aussi aux querelles et autres formes de carnage propres à leur rang. Otton hésite donc à rompre la paix du dimanche, mais il se laisse convaincre par un allié blasphémateur, le comte Hugues de Boves. C’est en tout cas ce que nous raconte un récit contemporain. Otton a-t-il dû expier son sacrilège par sa défaite ? L’explication aurait été évidente pour les hommes du Moyen Âge. Ils étaient habitués à reconnaître la main directrice de Dieu dans tous les événements extraordinaires.

La bataille s’engage à midi et se poursuit jusqu’à 17 heures. Dans sa chronique, Wilhelm Brito la décrit comme un duel. Le roi Philippe est d’abord pris dans la mêlée. Puis, après que de valeureux compagnons l’ont sauvé de la mort ou de la capture, le balancier s’inverse. C’est désormais Otton qui doit craindre pour sa vie. Dans le récit de Brito, c’est le chevalier Girard, surnommé la Truie, qui provoque le retournement de situation. D’après Brito, Girard « donna un coup de couteau dans la poitrine de l’empereur et, comme il n’y parvenait pas, il en donna un second pour rattraper son échec. Pendant qu’il visait ainsi le corps d’Otton, il atteignit la tête du cheval qui se cabrait, et le couteau, lancé avec une grande habileté, lui pénétra dans le cerveau par l’œil. Le cheval, qui avait bien senti le coup violent, prit peur et devint sauvage. Il se retourna dans la direction d’où il était venu, si bien qu’Otton montra le dos à nos chevaliers et s’enfuit en toute hâte2 ».

Cette présentation accrocheuse des faits répond au besoin de l’époque de transmettre des événements complexes par des images et des personnes. Il ne faut pas les prendre au pied de la lettre. En temps de guerre, la vérité a toujours un statut particulièrement difficile, c’était déjà le cas à l’époque. En tant qu’aumônier de Philippe, le clerc breton Brito se préoccupe avant tout d’accroître la gloire de son roi. Celle-ci brille d’autant plus fort lorsque la partie adverse est présentée comme particulièrement redoutable. C’est pourquoi Brito met en avant le courage féroce des Allemands. Mais même cette furor teutonicus, que les écrivains romains avaient déjà remarquée chez les Germains, ne parvient pas à freiner le roi Philippe. Otton, qui partait pourtant favori, quitte le Walstatt3 vaincu. La perte de l’étendard souligne l’ampleur de la défaite. L’aigle impérial, dont les ailes ont été brisées pendant le combat, tombe entre les mains des partisans de Philippe. « À partir de ce moment », juge un autre chroniqueur, l’Allemand Konrad von Lauterberg, « la réputation des Allemands auprès des Welches s’est dégradée4 ».

Bouvines est sans aucun doute l’une des batailles les plus importantes du Moyen Âge, comparable à celle du Lechfeld en 955. Avec un nombre modéré d’hommes et de femmes, la bataille de Bouvines est la plus importante de toutes. On peut affirmer que, sans le dimanche de Bouvines, l’histoire nationale française aurait pris une autre tournure, moins brillante. Il serait en revanche absurde de lire l’événement de 1214 comme une inscription enflammée sur un mur, comme le signe avant-coureur d’une haine des peuples qui s’étendrait sur toute une époque. L’aiguillon national est encore totalement étranger aux guerres médiévales, l’allemand et le français désignent les points cardinaux d’où viennent les chevaliers – et même cela n’est que partiellement vrai : à Bouvines, le comte de Flandre, un vassal du roi Philippe, combat dans les rangs d’Otton aux côtés de chevaliers saxons et bas-lorrains. Philippe peut compter sur son cousin, le comte d’Auxerre, mais pas sur son fils, qui porte l’épée pour Otton et contre la couronne de France. Otton lui-même est, par un hasard familial, comte d’Anjou et duc d’Aquitaine.

Le monde médiéval est aussi coloré qu’un objet caché. Les frontières n’ont qu’un caractère approximatif. Elles évoluent constamment et sont à peine perçues par la population des agglomérations. Le Rhin constitue un obstacle, mais il faut attendre des siècles pour qu’il devienne une pomme de discorde. La conscience de racines communes est plus forte et reste vivante même après la chute du grand empire franc. On parle de soi en tant que Francs de l’Ouest ou de l’Est et on vénère en Charlemagne l’ancêtre qui appartient à tous de la même manière. Ce n’est que peu à peu que le souvenir s’estompe pour laisser place à une vision personnelle différente. Au XIe siècle, les Francs orientaux commencent à s’appeler Allemands. Seuls les Français portent désormais le nom de famille franconien. Dans un premier temps, cela n’a pas de conséquences sur les relations entre les deux pays. On continue à vivre dans la res publica christiana. Le lien unificateur de la foi signifie beaucoup. Les croisades sont des entreprises communes européennes, les échanges culturels sont vastes. Sur le plan littéraire, ce sont les Français qui donnent le ton. Le grand Chrétien de Troyes, créateur du roman courtois, influence les bardes de la rive droite du Rhin. Par exemple, Hartmann von Aue et Wolfram von Eschenbach transposent ÉrecetÉnide et Yvain de Chrétien de Troyes, écrits en ancien français, ainsi que Perceval en vers de moyen haut allemand. Inversement, le dominicain Albert le Grand, vénéré à Cologne, enseigne également à la Sorbonne à Paris, où il présente aux étudiants de toute la chrétienté les enseignements du « païen » Aristote. L’architecture gothique révolutionnaire se déplace de l’Ouest vers l’Est. Les puissants mouvements de réforme monastique suivent le même chemin. Les cisterciens, particulièrement efficaces, se dotent en 1115 d’une constitution qui étonne par sa modernité : leurs monastères sont gérés comme des unités économiques autonomes. Le destin de l’Ordre est dirigé par le chapitre général, un organe collégial composé de tous les abbés, qui se réunit une fois par an à Cîteaux, en Bourgogne, et qui prend des décisions contraignantes. Si l’on recherche les origines de la pensée subsidiaire et démocratique en Europe, on ne peut pas passer à côté des cisterciens. En Allemagne, ils contribuent largement à la colonisation de l’Est, et comme l’Ordre entretient bientôt des établissements dans tout l’Occident, Cîteaux est le lieu où l’on est mieux informé sur ce qui agite l’Europe que dans n’importe quelle cour princière.

C’est une coexistence essentiellement pacifique qu’entretiennent franci et teutonici tout au long du Moyen Âge. Une fois, en 1124, Henri V s’oppose à Louis VI, qui porte alors la couronne de France. Mais Henri fait demi-tour à Metz, sans avoir croisé le fer. Bouvines reste ainsi la seule exception guerrière dans une période de paix étonnamment longue. Si les voisins ne s’affrontent pas, c’est surtout parce qu’ils suivent des chemins différents.

Depuis Otton Ier, les rois de Francie orientale se considéraient comme des empereurs romains et les véritables héritiers de Charlemagne. Cela ne plaisait guère à leurs cousins de Francie occidentale, mais ils avaient suffisamment d’ennuis avec les Anglais. Otton Ier et sa première épouse Editha, statues assises dans la cathédrale de Magdebourg.

L’évolution divergente commence avec Otton le Grand. Le roi Liudolf s’assure également la domination de l’Italie. En 962, il se fait couronner empereur par le pape à Rome. À partir de ce moment, les rois de Francie orientale se considèrent comme des empereurs romains. Ce statut d’empereur est ambivalent. D’une part, il assure à Otton et à ses successeurs la prééminence parmi les rois d’Occident. D’autre part, l’Allemagne ou Francie orientale ne forme plus qu’un sous-ensemble d’une monarchie universelle qui inclut, outre l’Italie, l’ancien empire carolingien intermédiaire de la Lotharingie et, temporairement, la Bourgogne.

Les Ottoniens, et plus encore les Saliens et les Hohenstaufen, sont des empereurs voyageurs qui se déplacent constamment pour maintenir leur position en Italie et négligent donc d’assurer leur domination dans leur pays d’origine. Les campagnes italiennes font partie du programme obligatoire des rois allemands jusqu’au XVesiècle. Dix-huit rois tentent la pénible et périlleuse traversée des Alpes, certains d’entre eux à plusieurs reprises5. Le prix de l’absence permanente est élevé, mais les empereurs s’accrochent malgré tout à l’Imperium Romanum, même après que l’adjonction du nom de « nation allemande » s’est imposée pour l’Empire romain, entre-temps sanctifié. Les empereurs rejettent imperturbablement toute tentative de les réduire au Regnum Teutonicum, qu’ils considèrent comme une insulte et une attaque. Le premier empereur allemand à se nommer ainsi est Guillaume Ier en 1871.

En tant que souverains impériaux, les rois de Francie orientale revendiquent, depuis Otton le Grand, d’être les véritables et seuls héritiers de Charlemagne. Cela ne plaît guère aux cousins de Francie occidentale. Ils n’ont toutefois pas les moyens de s’opposer à l’usurpation. La faiblesse des Capétiens vient du fait qu’ils ne maîtrisent pas leurs vassaux. Parfois, leur autorité ne s’étend guère au-delà de l’Île-de-France, c’est-à-dire au-delà des environs de Paris. Les vassaux les plus puissants viennent d’Angleterre. En 1066, le duc de Normandie a traversé la Manche et s’est emparé du pouvoir en Angleterre. Mais l’exploit de Guillaume le Conquérant, célébré de manière monumentale sur la tapisserie de Bayeux longue de 68 mètres, ne fait que nuire à la royauté française. Car Guillaume et ceux qui lui succèdent sur le trône d’Angleterre n’envisagent pas de renoncer à leurs positions de pouvoir sur le continent. Vers le milieu du XIIe siècle, leur royaume angevin comprend, outre la Normandie, les duchés de Bretagne, d’Aquitaine et de Gascogne ainsi que les comtés d’Anjou, du Maine et de Touraine, un territoire deux fois plus grand que la France actuelle et considérablement plus grand que le domaine français de l’époque. Jusqu’à la fin de la guerre de Cent Ans, la place des rois de France sur le trône n’est pas assurée.

Le duel franco-anglais constitue également la mise en page de la bataille de Bouvines. Le puissant Capétien Philippe II Auguste a réussi à faire reculer l’influence anglo-française. Il défie ainsi le roi d’Angleterre Jean sans Terre. Jean conclut une alliance avec Otton IV, dont le lien est évident. En tant que neveu de Richard Cœur de Lion, Otton, de la maison de Guelph, est étroitement apparenté à la famille royale anglaise et a été éduqué en Angleterre. De plus, Otton a besoin d’un coup de pouce pour sa propre cause. Sa couronne lui est disputée par Frédéric II de Hohenstaufen, qui a lui-même le pape et le roi de France derrière lui. Une victoire sur Philippe, calcule Otton, réglerait d’un coup la querelle du trône en sa faveur.

L’issue de la bataille que nous connaissons laisse des traces profondes dans l’histoire européenne. Affaibli par la défaite, Jean doit faire des concessions considérables aux barons anglais dans la Magna Carta de 1215. Otton ne se réjouit plus de sa vie. Il meurt en 1218, politiquement isolé, au château de Harzburg. Frédéric II, auquel Philippe envoie après la victoire l’aigle impériale aux ailes brisées, est désormais l’empereur incontesté, mais il est centré sur l’Italie et sa conception universelle de la fonction accélère l’affaiblissement de la royauté allemande. Après Bouvines, l’Allemagne est sur la pente descendante, la France sur la pente ascendante. Philippe II Auguste gagne la Normandie et l’Anjou à la suite de la victoire. C’est le début de l’ascension progressive de la couronne vers le pouvoir central. Les lieux d’inhumation de Philippe II Auguste et de Frédéric II sont symptomatiques de cette évolution opposée. Philippe II trouve sa dernière demeure à Saint-Denis, près de Paris. Le cercueil de Frédéric II ne repose pas à Spire, mais dans la cathédrale de Palerme en Sicile.

2. Cité par Georges Duby, Le dimanche de Bouvines.

3. Note de l’éditeur version française : ancien terme allemand pour désigner le « champ de bataille ».

4. Karl Hampe, Deutsche Kaisergeschichte in der Zeit der Salier und Stauffer, p. 254.

5. Bernd Schneidmüller et Stefan Weinfurter, Die deutschen Herrscher des Mittelalters, p. 10.

Soliman le Magnifique et ses janissaires ont échoué dans leur tentative de conquérir Vienne en 1529. La « pomme d’or », comme les Turcs appelaient la ville, résista de justesse à l’assaut. Gravure sur cuivre de Dirk Coornhert.

2. Le Turc : « ennemi héréditaire de la chrétienté »

Avec Maximilien Ier, le Moyen Âge touche à sa fin. Le « dernier chevalier », comme on l’appelle, est sans doute le premier à coller l’étiquette d’« ennemi héréditaire » aux Français. En 1498, il justifie sa demande aux États d’Autriche de le soutenir contre la France en affirmant que celle-ci est son « véritable ennemi naturel ». En 1513, il intensifie sa rhétorique contre l’ennemi. Désormais, la France n’est plus seulement l’ennemi naturel. Il s’agit désormais de « l’ennemi héréditaire qui se tient contre le Rhin »6. L’intention du Habsbourg est facile à comprendre. Sa maison rivalise avec la dynastie française des Valois pour la domination de l’Europe. Il a besoin d’argent et de troupes et fait appel aux États de l’Empire, qui se montrent réticents. En étiquetant la France comme un ennemi d’un genre particulier, il veut augmenter la pression sur les États impériaux. Quelques années plus tard, « l’ennemi héréditaire » revient à la charge, mais sous d’autres auspices. En 1529, les Turcs, «l’ennemi héréditaire de la chrétienté» sont devant Vienne.

En Occident, on n’a pas de connaissances précises sur les Turcs. Tout ce que l’on croit savoir, c’est que partout où ils plantent leur croissant, c’est la fin du règne de la croix. En outre, ils sont précédés d’une réputation de sanguinaires sans précédent. On dit qu’ils ont violé des femmes chrétiennes et tué ou réduit en esclavage des enfants. Leur courage et leurs compétences militaires sont incontestables. On dit de leurs cavaliers qu’ils peuvent utiliser leur arc comme arme mortelle, même au galop.

Le caractère sinistre qui entoure les conquérants marqués du croissant de lune fait que « le Turc » est considéré par les chrétiens comme la plus terrible des horreurs, comparable à une épidémie ou à une catastrophe naturelle.

Tout a commencé en 1453, année où le sultan Mehmed II s’empare de Constantinople et transforme la vénérable Sainte-Sophie, Parthénon du christianisme byzantin, en mosquée. Par la suite, les Turcs soumettent tout l’est du bassin méditerranéen. En 1480, ils envahissent la Carinthie et la Styrie. En 1521, ils s’emparent de Belgrade, en 1526 (bataille de Mohács), ils s’emparent de la Hongrie. Et voilà qu’en 1529 les janissaires de Soliman le Magnifique apparaissent aux portes de Vienne, bien décidés à mettre la main sur cette ville qu’ils appellent la « pomme d’or ».

Avec son mur d’enceinte de cinq kilomètres de long et de six mètres de haut, Vienne donne à première vue l’impression d’être une ville très bien protégée. En réalité, les défenses sont plutôt délabrées, si bien qu’une commission d’inspection conseille d’incendier la ville et de la livrer à l’ennemi. Mais l’archiduc Ferdinand Ier, petit-fils de Maximilien Ier et souverain des territoires autrichiens, s’y oppose fermement. Des travaux de retranchement sont ordonnés et des mercenaires sont recrutés pour renforcer la milice urbaine. L’offensive de libération espérée de l’Empire ne se produit cependant pas. Vu que le sort de la chrétienté est en jeu à Vienne, les 1600 cavaliers accordés par la Diète ne représentent pas grand-chose. Pour couronner le tout, l’armée de réserve arrive trop tard pour prendre part aux combats.

Lorsque les Turcs finalisent l’encerclement de Vienne le 27 septembre, la plupart des habitants ont pris la fuite, en particulier les personnes aisées et plusieurs conseillers municipaux. Les nouvelles alarmantes en provenance de la ville hongroise d’Ofen sont en partie responsables de cet exode massif. Les Turcs avaient réussi à occuper Ofen au cours de leur avancée. Mais au lieu d’accorder aux défenseurs le libre départ comme promis, ils massacrèrent les vaincus après leur reddition. La nouvelle du massacre provoqua la panique à Vienne7.

Les premiers ennemis que les prisonniers voient sont les fameux Akindji, des archers à cheval, également appelés « coureurs et brûleurs » en raison de leur cruauté avérée. L’avant-garde de Soliman est à la hauteur de sa réputation. Les Akindji massacrent tout ce qui se trouve sur leur passage dans les environs de Vienne. Un chroniqueur autrichien rapporte : « Les femmes et les enfants sont pour la plupart passés entre les mains des Turcs, et ils ont été traités de manière si tyrannique et pitoyable qu’il est impossible de dire et de décrire la grande misère à laquelle tout chrétien doit faire attention8. »

En nombre, les assaillants sont bien plus nombreux que les défenseurs. Intra muros, dix-sept mille combattants attendent l’assaut de cent dix mille Turcs. Les combattants de Soliman le Magnifique doivent toutefois faire face à deux problèmes. Premièrement, le ravitaillement ne fonctionne pas, ce qui signifie concrètement qu’un siège prolongé n’est pas une option. Le sultan a donc besoin d’un succès rapide. Deuxième problème : les canons lourds qui brisent les murs sont bloqués dans la zone de déploiement marécageuse. La solution de remplacement consiste à miner le mur d’enceinte qui entoure la « pomme d’or ». Le combat se divise donc en une partie en surface et une partie souterraine. En haut, les attaques des assaillants et les sorties des défenseurs se succèdent ; en bas, les Turcs creusent sans cesse de nouvelles galeries qu’ils bouchent avec de la poudre à canon. Le sort des Viennois dépend de leur capacité à anticiper et à déjouer à temps le travail de sape de l’ennemi. Par chance, ils comptent dans leurs rangs un certain nombre de mineurs tyroliens, prédestinés à la guerre souterraine.

Le 9 octobre, la bataille entre dans sa phase décisive. Les Turcs, en particulier le noyau des janissaires, concentrent leurs attaques sur la droite et la gauche de la porte de Carinthie, où ils pensent trouver le point faible des défenseurs. Le 12 octobre, des explosions de mines ouvrent une grande brèche dans l’enceinte. Mais l’assaut qui suit est repoussé. Le même processus se répète le 14 octobre. Une fois de plus, les Turcs ne parviennent pas à prendre l’avantage. Un jour plus tard, Soliman donne l’ordre de se retirer. Les provisions s’épuisent et la discipline au sein de l’armée se relâche. À l’approche de l’hiver, il n’est pas question de poursuivre le siège. Vienne est sauvée.

Malgré cet échec, les Ottomans ne renoncent pas au gain de la « pomme d’or ». Au cours des décennies suivantes, ils progressent à nouveau vers le nord, sans toutefois menacer sérieusement l’empereur dans ses terres autrichiennes. Ce n’est qu’en 1683 que les Turcs réapparaissent devant Vienne. Le siège de la ville échoue comme cent cinquante ans auparavant. L’armée du grand vizir Kara Mustafa Pacha est sévèrement battue lors de la bataille du Kahlenberg par une alliance germano-polonaise dirigée par le roi polonais Jan Sobieski. La victoire du prince Eugène de Savoie à Peterwardein en 1716 met un terme à l’expansionnisme ottoman.

La peur des Turcs, qui dure depuis plusieurs générations, est gravée profondément dans l’âme de la chrétienté de l’époque. Des signes extérieurs maintiennent en éveil la conscience d’être au bord du gouffre. Dès 1456, le pape Calixte III ordonne que les cloches des églises sonnent régulièrement à midi. La « cloche des Turcs » est un signal d’alarme et appelle en même temps à la croisade contre l’inquiétant ennemi. La « cloche turque » de l’église de Maria Gail près de Villach est un exemple de la longue réverbération des événements historiques. Elle sonne pour la première fois en 1478, lorsque des troupes de cavaliers turcs parcourent la Carinthie en brûlant et en pillant. Depuis lors, elle retentit chaque jour à 15 heures précises, soit 1,9 million de fois au total, selon les calculs d’un historien local. L’exercice est resté le même, mais la raison a changé au fil du temps : depuis longtemps, la cloche n’appelle plus à la lutte contre les Turcs, mais à des festivités villageoises9.

La « cloche turque » n’est qu’un moyen parmi d’autres que l’Église et les autorités séculières utilisent pour que la menace turque reste aussi présente dans l’esprit des gens que la peur du jour du jugement dernier. Les « sermons turcs » exhortent les fidèles à la vigilance, les « collecteurs turcs » dans les églises collectent de l’argent comme les « impôts turcs » que l’empereur prélève pour financer des campagnes contre les corrupteurs de la chrétienté.

L’Occident respirait. Les Turcs, « ennemis héréditaires de la chrétienté », furent sévèrement vaincus en 1683 lors de la bataille du Kahlenberg par une armée de Jan Sobieski. Peinture, vers 1688, de Franz Geffels.

Les imprimés ont un impact considérable sur le public. Les pamphlets sont à la mode depuis la Réforme, ils agissent plus qu’ils n’informent. Les « imprimés turcs » illustrés sont censés choquer même ceux qui ne savent pas lire. Les illustrations les plus populaires montrent comment des guerriers quadrupèdes portant un turban et un sabre recourbé coupent en deux des enfants en bas âge ou les empalent sur des lances10.

Il ne fait aucun doute que la menace turque n’était pas une vue de l’esprit. Si Soliman avait cueilli la « pomme d’or » en 1529, la soif de terres des Ottomans n’aurait sans doute pas été assouvie. L’histoire de l’Occident aurait pris un autre cours. Pendant deux cents ans, les Turcs se sont abattus sur le sud-est de l’Europe comme des nuées de sauterelles. En raison même de la durée de ce fléau, les chrétiens voyaient en eux l’hostis sempiternus, l’ennemi éternel. Il est vrai que pour passer du statut d’ennemi juré à celui d’ennemi héréditaire, il fallait plus qu’un comparatif. Le mot se situe dans une autre zone de compréhension. L’ennemi héréditaire (en moyen haut allemand erbe-vint) évoque le péché originel. En tant qu’ennemi héréditaire de la chrétienté, le Turc est une créature du diable et en même temps une punition de Dieu pour les péchés des chrétiens. C’est dans ce sens que les Turcs apparaissent régulièrement dans la littérature de l’époque. Un ouvrage du XVIe siècle est intitulé Véritable description de l’heureuse victoire des armes de la paix que la chrétienté a remportée contre l’ennemi héréditaire turc. Dans une chanson populaire de la même époque, on peut lire : « Das der Türk jetzt zu diesem Frist/der allen Christen Erbfeind ist » (« Que le Turc à ce moment/est l’ennemi héréditaire de tous les chrétiens »). En 1683, quelques semaines avant la bataille du Kahlenberg, un édit du chapitre cathédral de Münster affirme qu’il est « leyder jedermänniglichen bekandt/was gestalt der Erb-Feynd des christlichen Nahmens der GrossTürck/mit erschrecklicher Kriegs-Macht/fornemblich dem lieben Teutsch-Landt antue »11. Luther ne parle pas explicitement de l’ennemi héréditaire, mais dans ses écrits Vom Kriege gegen die Türken (La Guerre contre les Turcs) et Heerpredigt wider die Türken (Sermon contre les Turcs), il utilise la connotation satanique : « Der Türke ist unsers Herr Gotts zornige Ruthe und des wütenden Teufels Knecht »12 (« Le Turc est la colère de notre Seigneur Dieu et le serviteur du diable »).

Cependant, les princes chrétiens ne voulaient rien savoir de la guerre d’idéologie contre « l’ennemi héréditaire ». Quand il le fallait, beaucoup abandonnaient l’empereur et la « cloche turque » sonnait en vain. Les têtes couronnées françaises se sont montrées particulièrement nonchalantes. Ils se sont acharnés à concurrencer les Habsbourg et ont agi selon la devise « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». En 1529, François Ier a soutenu Soliman ; Louis XIV l’a imité en 1683 en faisant croire à Mehmet IV qu’il avait son soutien pour la prise de Vienne. Pour les rois de France qui, selon l’ancienne coutume, se paraient du titre honorifique de « Roi Très Chrétien », c’était à chaque fois un acte fort – un morceau de realpolitik prémoderne.

6. Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, vol. I, p. 389, ainsi que Caspar Hirschi, Wettkampf der Nationen, p. 172.

7. Sur le siège de Vienne, voir Jan N. Lorenzen, Die grossen Schlachten, pp. 17-55 ; ainsi que le catalogue de l’exposition de 1980 : Wien 1529. Die erste Türkenbelagerung.

8. Lorenzen, op. cit., p. 37.

9. Voir en ligne : http://www.kath-info.de/tuerken- kriege.html [3 novembre 2021].

10. Catalogue, pp. 70 et 77.

11. Édit du 7 août 1783, donc quelques semaines avant la bataille de Kahlenberg, cité par Hans Galen et al., Münster, Wien und die Türken 1683-1983, p. 113.

12. Fritz Behrend, « Erbfeind. Eine wortgeschichtliche Studie », dans Altdeutsche Stimmen, p. 12.

Charles Quint était le maître de la moitié du monde – et avait affaire à un monde d’ennemis. L’œuvre montre Charles, encadré par ses adversaires François Ier, le pape Clément VII, Soliman Ier ainsi que des princes protestants.

3. François Ier évincé à cause de l’argent de Fugger

Il ne manquait pas grand-chose pour qu’un Français devienne empereur du Saint-Empire romain germanique. Lors de l’élection de l’empereur en 1519, François Ier est d’abord le favori. Le fait que les princes électeurs ne donnent finalement pas leur préférence au roi de France de la maison de Valois, mais au roi d’Espagne de la maison de Habsbourg, est dû à une décision commerciale de Jakob Fugger. Le banquier d’Augsbourg, immensément riche, mise sur la carte du futur Charles Quint. Le crédit de Fugger permet au parti des Habsbourg de payer les princes électeurs plus que les Français pour leur bienveillance.

On pourrait qualifier le prédécesseur de Charles, son grand-père Maximilien Ier, d’empereur à cheval entre deux époques. Le « dernier chevalier » a un pied dans le Moyen Âge et l’autre dans la nouvelle ère, marquée par l’imprimerie, la division de l’Église et la découverte de mondes étrangers. Autre nouveauté : en politique, rien ne va plus sans argent. Maximilien se bat contre les Turcs et les Français. La guerre sur deux fronts vide les caisses de l’empereur à tel point qu’en 1519, lorsqu’il meurt de manière inattendue, ses funérailles doivent être payées à crédit. Et comme Maximilien n’a pas eu le temps de poser les jalons pour son petit-fils, le manque d’argent posera un sérieux problème dans les négociations à venir.

Les tensions avec la France remontent à 1494, lorsque Charles VIII de France envahit le sud de l’Italie avec une armée et se met ainsi en travers de la route de l’empereur et des Espagnols. Les conséquences politiques à long terme sont considérables.

Les rois catholiques de Castille et d’Aragon Ferdinand et Isabelle d’une part, Maximilien d’autre part, unissent leurs forces contre la France et concilient leurs intérêts par un double mariage de leurs enfants. C’est la porte ouverte au hasard dynastique. Les accidents de la famille royale espagnole font que le fils de Maximilien, Philippe (le Beau), duc de Bourgogne, devient bientôt roi d’Espagne par l’intermédiaire de sa femme Jeanne (la Folle). Lorsque Philippe meurt subitement après avoir attrapé un rhume en jouant à la pelote basque, c’est au tour de son fils Charles de régner. Né à Gand en 1500, Charles prend le pouvoir en Espagne en 1516. La France, où règne entre-temps François Ier, risque de se retrouver dans une situation difficile : les Habsbourg en Autriche, les Habsbourg en Espagne, les Habsbourg en Bourgogne. Si Charles obtient en plus la couronne impériale, l’encerclement de la France sera parfait.

Telle est la situation de départ avant l’élection impériale. François Ier connaît l’enjeu. Il sait aussi comment gagner les princes-électeurs. Encore une fois, lorsque la succession n’était pas réglée d’avance, ils ont su tirer leur épingle du jeu. Il en va de même cette fois-ci. Charles n’a pas l’avantage au départ. Il entame sa candidature en tant que roi d’Espagne. Il n’a encore jamais foulé le sol allemand. Ce qui signifie qu’il est sur un pied d’égalité avec le prétendant français. Il faut donc déterminer lequel des deux concurrents a le plus de valeur pour la dignité impériale. Au sein du collège électoral, ce n’est pas seulement l’avis de Joachim de Brandebourg, surnommé le « père de l’avarice ». Au début, c’est le Français qui a les meilleures chances. Derrière François se trouve le pape. De plus, François peut mettre la main au portefeuille. La propagande française tente habilement de dissiper les doutes « allemands ». Un pamphlet met en avant les points communs franco-allemands. « Il n’y a aucune raison pour que les Allemands fuient ou n’acceptent pas la nationalité et la communauté des Français, car les Français sont, par nature, par espèce et par coutume, les plus doux et les plus humbles de tous les hommes, et ont toujours été les plus hospitaliers et les plus prompts à l’égard des Allemands, lorsqu’ils venaient les voir en qualité de marchands ou d’autres personnes, et, dans la plupart des cas, les Allemands et les Français se sont comportés de manière commune et ont fait preuve d’un grand respect pour leur pays13. » Ce n’est que lorsque Jakob Fugger, en collaboration avec d’autres maisons de banque, décide d’investir que le balancier s’inverse. Fugger garantit qu’en cas d’élection de Charles, il financera les frais de campagne du parti habsbourgeois. Ils s’élèvent finalement à 852 189 florins. La moitié est due pour corruption directe.

La bataille électorale ne signifie pas la fin de la rivalité dynastique, même si le bras de la casa austria s’étend désormais plus loin que jamais. Le vainqueur des élections règne en tant que Charles Quint sur un empire dans lequel on dira bientôt que le soleil ne se couche jamais. Malgré les apparences, Charles ne peut pas agir comme il l’entend. Son pouvoir n’existe que sur le papier et est limité par la menace ottomane persistante ainsi que la guerre de religion qui éclate bientôt en Allemagne. François Ier reste un adversaire de taille qui ne renonce pas, même après de violents revers. En 1525, les lansquenets allemands, sous la direction de leur capitaine Frundsberg, infligent une défaite écrasante aux Français à Pavie. Le roi capturé est emmené à Madrid, où il signe toutes les demandes de Charles. Mais dès qu’il retrouve la liberté, il révoque tous les accords. Entre-temps, la France s’est consolidée à l’intérieur, l’empereur étant occupé sur plusieurs fronts. De cette façon, même après trois autres guerres, le conflit n’est pas encore terminé. Les rivaux de l’élection de l’empereur de 1519 transmettent ce ressentiment à leurs héritiers.

13. Cité par Alfred Kohler, Karl V., p. 69.

4. Tacite et la « simplicité allemande »

Certains livres ont un accueil étonnant. Le De origine et situ germanorum de Tacite en est un exemple. Rédigé en 98 après J.-C., il a longtemps été considéré comme perdu. Plus de mille ans plus tard, en 1454, le chercheur Enoch d’Ascoli fait une heureuse découverte. Cet Italien très cultivé, professeur des fils de Cosme de Médicis, recherche, sur ordre du pape Nicolas V, des manuscrits classiques en vue de la création d’une nouvelle bibliothèque. Il trouve ce qu’il cherche au monastère de Hersfeld. Il tombe sur plusieurs écrits de l’historien romain, dont la Germania. Peu après, l’ouvrage est imprimé et fait sensation dans le monde du savoir. Les humanistes allemands comme Hutten ou Aventinus sont enthousiastes. Pourquoi ? Tacite considérait que l’existence de Rome était menacée par la dégradation des mœurs. Il voulait tendre un miroir à ses compatriotes corrompus et utilisa pour cela les Germains, qu’il présenta comme un peuple primitif pur et inculte. Cette approche tombe naturellement sur un terrain fertile à une époque où l’anti-papisme est virulent au nord des Alpes et où l’on rassemble des arguments contre tout ce qui est « romain » et « gaulois ». Et bientôt, l’écriture antique devient un outil de combat actuel. Un stéréotype est né, le stéréotype de l’Allemand rude, mais paillard. Jusqu’au XIXe siècle, De origine et situ germanorum reste une mine d’informations dans laquelle puisent tous ceux qui aspirent à l’identité allemande et à se démarquer des Français « romands ».

Les Germains de Publius Cornelius Tacitus ont « des yeux bleus à l’expression sauvage, des cheveux roux, des corps de haute taille et forts seulement pour l’attaque ». Ils sont alcooliques et paresseux. Au lieu de labourer patiemment la terre, ils préfèrent se battre contre des ennemis. Il ne leur viendrait jamais à l’idée « d’acquérir à la sueur de leur front ce que l’on peut gagner au prix du sang ». L’aspect extérieur, peu flatteur au premier abord, est égayé par quelques touches de couleurs vives. Oui, dit Tacite, les Germains sont un peuple barbare, mais l’originalité qu’ils ont conservée parle en leur faveur. L’envie de se battre entretient la capacité de défense et trouve ses racines dans l’amour indomptable de la liberté qui est inné chez les Germains. Un autre avantage : les hommes respectent les femmes, qui sont elles-mêmes vertueuses – rien à voir avec les Romaines lubriques.

Le style fantastique des peintures de Tacite sur les Germains ne fait aucun doute. Tacite n’a jamais vu la Germanie de ses propres yeux. Il puise dans des sources étrangères, par exemple Pline, et rassemble ce qui convient pour les besoins de son miroir des mœurs. Mais cela ne limite en rien l’énorme impact de son écriture. La thèse de Tacite sur les sauvages nordiques, qui n’ont pas été rongés par la civilisation et qui ont conservé leur originalité, résonne encore dans les Discours à la nation allemande (1807-1808) de Fichte, dans lesquels le philosophe classe les Allemands comme peuple originel, avec la prétention d’être le premier parmi les peuples.

Il ne faut pas nier l’existence des propriétés nationales. Le chemin qu’un peuple parcourt à travers l’histoire, les souvenirs qu’il accumule, tout cela reste nécessairement accroché aux semelles de ses chaussures. Les clichés nationaux deviennent alors des préjugés lorsqu’ils font disparaître l’individu derrière le collectif. Du point de vue linguistique, le singulier souligne la diversité. On dit : le Russe, le Prussien, le Français. Est-il vrai que les Français se distinguent par leur insouciance et leur frivolité ? Quelle que soit la réponse à cette question, les jugements à l’emporte-pièce sur les peuples sont sujets à des abus, ils sont simplistes, l’expertise n’est pas nécessaire. Tacite ne connaissait pas la Germanie pour l’avoir vue de ses propres yeux.

Saint Paul, qui accusait tous les Crétois de manquer d’amour pour la vérité, se référait à l’homme politique Épiménide, lui-même Crétois (donc menteur), ce qui en fait coupait court à l’affirmation apostolique. Mais les clichés ont la vie dure. La furor teutonicus que Wilhelm Brito attribue aux chevaliers de l’empereur Otton dans son récit de la bataille de Bouvines, l’écrivain romain Lucain l’avait déjà observée mille ans avant lui chez les Kimbern et les Teutons. À peine deux mille ans plus tard, la fureur apparaît dans l’image du soldat allemand enragé et sans pitié, utilisée par la propagande française en 1870-1871 et en 1914-1918.

Les clichés nationaux répondent manifestement au besoin fondamental de l’homme de simplifier la réalité complexe. Celui qui dit que les Écossais sont avares s’épargne des phrases difficiles du type « oui, mais » et l’obligation de les justifier. Le cliché sous-entend que la caractéristique de l’avarice est égale à la couleur de la peau ; elle est simplement là, inhérente aux Écossais. Une autre chose caractérise le cliché national. Dans chaque déclaration généralisante sur la personnalité des autres se cache également une déclaration sur son propre groupe. Parce qu’on n’est pas écossais soi-même, on n’est pas avare, donc on est généreux. La loi et son contraire se conditionnent mutuellement, la délimitation et l’autodétermination vont de pair. L’historien Wolfgang Reinhard explique ce rapport de la manière suivante : « À l’identité collective que s’attribuent les membres du groupe “nous” doit correspondre une attribution étrangère correspondante par les autres, sinon l’identité collective tend à l’instabilité. En d’autres termes, l’autre ou les autres sont tout aussi constitutifs de l’identité collective que de l’identité individuelle14. »

À l’époque du schisme religieux, le rôle des autres revient aux Welches. Les Welches sont ceux qui parlent des langues romanes, c’est-à-dire le français, l’espagnol et l’italien. Le pape et la papauté sont romands, Rome est romand et donc tout ce contre quoi les réformateurs s’élèvent.

Der Welsch dem Deutschen nicht hold sein wird,

es ist ein angeboren art

wo hund und katz zamen komen

so dund sie gen einander grommen15.

Ce poème du début du XVIe siècle postule pour les peuples la même incompatibilité que pour le chien et le chat. Soit on est Welche, soit on est Allemand. L’opposition ne peut pas être supprimée – c’est « un type inné ». Pour souligner la profondeur du fossé, l’autre est dégradé moralement. Les « Romains », contre lesquels les princes allemands doivent prendre l’épée, ne sont pas seulement des hérétiques selon Luther, ils sont corrompus. Luther met dans le même sac le pape et les cardinaux. Ils sont « toute la vermine de la Sodome romaine »16. Les Français romands sont eux aussi bientôt taxés d’immoralité. On trouve cette étiquette dans des pamphlets de la guerre de Trente Ans, et ce n’est certainement pas un hasard si le Simplicius de Grimmelshausen est enlevé lors de son séjour à Paris, au Venusberg, où il doit aussitôt servir plusieurs dames17. À la même époque, et ce n’est pas non plus un hasard, naît en Allemagne la première ébauche d’auto-identification nationale. Comme le présent – la guerre de Trente Ans – est une tragédie du point de vue allemand, on cherche réconfort et confiance dans un passé imaginé. Le texte de Tacite sur les Germains, retrouvé, arrive à point nommé. Le Romain n’a-t-il pas enseigné que les Germains étaient un peuple primitif ? Le Livre des cent chapitres, un écrit rédigé en Alsace vers 1500, reprend cette idée et affirme que l’allemand est la langue humaine originelle, celle qu’Adam parlait déjà au paradis. « Adam a été un homme rustre18 ». Les humanistes distillent à partir de l’œuvre de Tacite la « simplicité allemande » comme expression de la vertu germanique primitive. Les Allemands, suggèrent-ils ainsi, ne sont sans doute pas aussi vifs, raffinés et élégants que les Français, mais ils sont honnêtes, fidèles et innocents. Le cliché a un effet durable. Pendant des siècles, la revendication de traits de caractère pacifiques, dérivés de l’image fantasmée des Germains par un écrivain antique, reste une piste de premier ordre pour la recherche du moi allemand.

Dans cette quête, les regards se tournent constamment vers l’ouest. La France divise les esprits. Elle est à la fois un modèle et un repoussoir. On voudrait être comme les Français ou comme leur contraire. La simplicité que revendiquent les Allemands – Varnhagen von Ense parlera plus tard de la « nature non artificielle de la saine tradition populaire »19 – a une forte connotation morale. Elle correspond à la dépravation et à l’ostentation que l’on attribue aux Français. Que n’a-t-on pas raconté sur Versailles ! Ce doit être la Babel des péchés ! On se secoue, surtout dans le nord protestant de l’Allemagne. Et pourtant, le péché a aussi son charme. L’art de vivre à la française ne signifie-t-il pas la liberté de prendre toutes les libertés ? Pour de nombreux princes allemands, mais aussi pour la petite noblesse et la bourgeoisie montante, la tentation est irrésistible. On se comporte à la française, on parle d’une manière moqueuse que l’on fait passer pour de l’esprit, et on suit dans la mode le raffinement du rococo, qui, ironiquement, n’est représenté par personne de plus authentique que la reine Marie-Antoinette, l’ancienne archiduchesse autrichienne. La « simplicité allemande » n’est donc pas si loin. Madame de Staël, qui voyage en Allemagne au début du XIXe siècle et dont il sera question plus loin, remarque avec amusement l’ambition de ses voisins de surpasser les Français en matière de frivolité : ils « affectent plus d’immoralité et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce et que les sentiments ou les pensées n’aient pas l’accent parisien »20.

14. Wolfgang Reinhard, Lebensformen Europas, p. 278.

15. Cité par Behrend, op. cit., p. 18. « Le Welche ne sera pas favorable à l’Allemand, c’est un type inné où le chien et le chat se rencontrent et grognent l’un contre l’autre. »

16. Paul Joachimsen, « Das Zeitalter der Reformation », dans Propyläen-Weltge- schichte, vol. V, p. 70.

17. Hans Jacob Christoffel von Grimmelshausen, Der abenteuerliche Simplicius Deutsch, p. 347 et suivantes.

18. La référence au Livre des cent chapitres est tirée de Stefan Weinfurter, Das Reich im Mittelalter, p. 244.

19. Karl August Varnhagen von Ense, Denkwürdigkeiten des eigenen Lebens, t. II, p. 90.

20. Anne Louise Germaine de Staël, De l’Allemagne.