Même les poissons du fleuve pleuraient - Yves Pinguilly - E-Book

Même les poissons du fleuve pleuraient E-Book

Yves Pinguilly

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Beschreibung

Portrait satirique d'une dictature africaine pas si imaginaire...

« Est-ce que c'était un mauvais quelqu'un ? »
Dans la République du Juste Milieu, le dictateur Bocou Sanfouté, bien en place, dictate tous les jours. Entre la France et l'Afrique, il surveille son peuple d'un oeil et ses femmes de l'autre. Mais dictater n'est pas chose aisée, surtout quand des rebelles menacent son pouvoir…
Avec un humour cynique et percutant, Yves Pinguilly nous offre un texte inattendu et nous raconte la barbarie de ces petites guerres qui, comme les grandes, n'épargnent personne.

Découvrez un roman qui, avec un humour cynique et percutant, nous offre un texte inattendu et nous raconte la barbarie de ces petites guerres qui, comme les grandes, n'épargnent personne.

EXTRAIT

C’est à ce moment-là, alors que la maman d’Estella était encore dans les bras d’Arôme, que le bruit et la poussière et les cris et les coups de feu prirent la rue par surprise avec l’arrivée folle de deux pick-up tachetés, l’un d’eux portant l’inscription intervention rapide ! Les moteurs en sur-régime gémirent avant de se taire. Une bonne quinzaine d’hommes en descendit, armés jusqu’aux dents !
— C’est là, derrière.
Ils se précipitèrent. Les voisins épouvantés partirent en courant, sauf un vieux qui osa demander :
— Mais pourquoi ? Pourquoi ça ? Pourquoi encore ?
— Papa, va respirer ailleurs, lança le chef.
Arôme n’avait pas bougé. Elle gardait serrée dans ses bras la vieille maman. Immobile, elle assista au deuxième acte. Le peu qui restait qui n’avait pas pu être volé dans la nuit fut enlevé. Ils se mirent à quatre pour porter la lourde cuisinière. L’attaque dura moins de quinze minutes. Cette fois il n’y eut presque pas de cris, presque pas de peur. Quand les rebelles et leur guide s’en allèrent, la concession avait été complètement déménagée. La maman n’avait plus de force. Cette fois, c’était comme si la vie hésitait à rester en elle encore un peu ; comme si la vie envisageait d’aller ailleurs, plus loin, derrière une frontière où la folie barbare ne pourrait pas venir.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Je salue le talent d'Yves Pinguilly qui sait manier avec brio la dérision aussi bien que la gravité. - Isabelleisapure, Babelio

A PROPOS DE L'AUTEUR

Yves Pinguilly a eu plusieurs vies, et ce n’est pas fini…

Il est né à Brest, à la fin de la deuxième guerre mondiale.
À quinze ans il est marin. À dix-sept il a bouclé son premier tour du monde.
Il deviendra vite un écrivain voyageur, ayant, avant l’âge de vingt ans, navigué sur les sept mers et posé les pieds sur les cinq continents.
Ses livres de rêve ou de contestation ont eu de nombreux prix en France, mais aussi au Japon ou plus loin encore en Nouvelle Calédonie !
Auteur de 90 titres pour la jeunesse, Yves Pinguilly est traduit en une quinzaine de langues.

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Couverture

Collection

CollectionJASMIN LITTÉRATURE

1.Nouvelles d’Elles

Philippe de Boissy

2.De retour

Marie Geffray

3.Je rêve que Marguerite Duras vient me voir

Isabelle Minière

4.Le squelette éparpillé

Christian Poslaniec

5.N’oublie pas de mourir

Bertrand Runtz

6.Même les poissons du fleuve pleuraient

Yves Pinguilly

CollectionJASMIN LITTÉRATURE POCHE

1.Temps croisés

Jean Clavilier

2.Une si brève rencontre

Jean Clavilier

3.Chemins de soi

Amel Isyès

4.Semoule de blé dur

Amel Isyès

5.Bonhomme Écriture

Philippe de Boissy

6.Le manuscrit de Fatipour

Jean-Michel Touche

7.Les moelleuses au chocolat

Silène

8.La femme du physiologiste

Arthur Conan Doyle

Titre

Copyright

Yves Pinguilly

Yves Pinguilly est un écrivain mais aussi un conteur dont la parole fait vivre sa Bretagne ou les Afriques qu’il a tant mises en mots. Certains qui le lisent ou l’écoutent depuis longtemps le surnomment l’enchanteur alphabétique.

Il ne s’est jamais perdu dans les chemins de traverse de sa vie qu’il a parcourus d’un bon pas pour publier cent cinquante livres, dont la moitié disent l’Afrique subsaharienne.

Il a des titres lus par les enfants, d’autres par les doyens aux talons rugueux et au poil blanc ! Il répète qu’il n’écrit que pour la femme qu’il aime. Est-ce Viviane ? Est-ce Mami Wata ? Il est trop secret pour le dire, mais cette femme-là est probablement une fée…

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DU JASMIN

Direct au cœur, roman pour la jeunesse

Celui qui voit avec ses pieds, roman pour la jeunesse

L’histoire du pêcheur, album illustré par Roshanak Ostad

Tous droits de reproduction, de traduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.

© 2014 Éditions du Jasmin

Dépôt légal : 3etrimestre 2014

www.editions-du-jasmin.com

ISBN 978-2-35284-711-3

ISSN 2259-8324

Avec le soutien du

Avertissement

Ceci n’est pas une histoire vraie.

C’est une vraie histoire, c’est un roman.

C’est pire.

J’ai écrit cette histoire à ma manière, c’est à dire en jouant quelques mauvais tours à la langue française, souvent joliment créolisée par la rue africaine. Aucune des pages ne pourrait être un exemple choisi pour un manuel de bonne écriture.

La majorité des mots étranges et surprenants, qui apparaissent en italiques dans le texte, trouvent leur traduction dans le lexique de fin de volume.

Y.P.

Première partie

1

— Est-ce que c’était un mauvais quelqu’un ?

Difficile à dire par les bouches du pays qui étaient cousues depuis dix ans. C’est vrai, il dictatait depuis dix ans, et pour réussir ça, il faut non seulement avoir la protection desyandas,mais être comme cul et chemise avec ceux qui bénéficient de la lumière céleste sans jamais connaître la coupure. Être aussi dans les petits papiers de ceux qui se courbent cinq fois par jour pour rester en forme des pieds jusqu’au ciel.

Amen. Inch Allah.

Le président Bocou Sanfouté n’était pas un de ces dictateurs à l’ancienne, le cou toujours prisonnier d’une cravate et élégant dans un costume trois-pièces ; un dictateur toujours prêt à baratiner un chef d’État ou un secrétaire général, ou un envoyé spécial dans un bon français de Bruxelles, de Genève ou de Paris intra-muros. Non. Il avait d’abord été dans sa prime jeunesse un treillis pataugasse, à peine moins analphabète que la queue d’un âne, et il n’avait pas renié cette belle époque. Il était présentement un président moderne, démocrate jusqu’au chargeur en or de sa Kalachnikov. Un dictateur ouvert sur le monde, capable même de fêter chaque année l’indépendance du pays à Paris, dans son uniforme de campagne usé, tout en dégustant au son de la fanfare de la République du Juste Milieu desmakongosde toutes les couleurs.

Ce jour-là, pour Bocou Sanfouté, tout allait mal. Non seulement l’autre, le petit président dictateur de la Confédération Africaine de Football (CAF) qui présidait depuis vingt ans, lui avait fait savoir qu’il n’y avait plus de place pour lui dans la tribune officielle pour la finale Sudaf du ballon rond, mais en plus il avait la diarrhée ! La colique le rendait furieux. Lui dont la tête, disait-on, touchait le ciel auquel il pouvait s’adresser simplement en murmurant, avait depuis le matin le cul merdeux à tel point qu’il avait déjà changé quatre fois de caleçon. Est-ce que le Saint-Père au Vatican a quelquefois la diarrhée ? Est-ce que le Commandeur des Croyants a quelquefois la diarrhée ? Bocou Sanfouté assis sur son WC particuliermade in Chinase posait la question. N’ayant pas de réponse il se dit dans son for intérieur qui dégoulinait « c’est comme ça, on n’y peut rien, la brousse est toujours plus forte que l’éléphant ».

Dans le bureau salon des glaces de la présidence, debout sur ses talons aiguilles, Marie-Madeleine Makonzie attendait. Elle serrait le parapheur présidentiel contre sa poitrine. C’était une secrétaire qui avait du tempérament et ce qu’il faut pour aller avec, soit de l’assaisonnement tout en rondeurs en haut devant et en bas derrière. Elle était née là-bas, ailleurs, au pays des Mille Collines, dix ans avant les événements. C’était une rescapée, bienheureuse aujourd’hui d’avoir gravi tous les échelons menant du secrétariat général de la présidence au secrétariat particulier du président. Pour en arriver là, elle n’avait pas du tout abusé de la séduction des femmes qui ne sont pas pressées d’être des mères ou des grand-mères.

La clim fonctionnait à fond pour le plus grand bonheur de Marie-Madeleine, qui venait de lire une histoire très froide, avec des chercheurs d’or et des chiens dans le Grand Nord.

Le président Bocou Sanfouté, après s’être vaporisé de l’eau de Cologne sur tout le corps, arriva dans son bureau des glaces vêtu d’un survêtement violet et or des Lakers, cadeau du gouverneur de Californie. Aux pieds, simplement, il avait enfilé dessans confiance. Ça, il était classe au milieu des glaces !

— 3M, c’est quoi ?

Marie-Madeleine Makonzie savait que chaque fois qu’il l’appelait 3M, il fallait qu’elle soit sur ses gardes. Quelque chose n’allait sans doute pas aujourd’hui, mais quoi ? Elle fit un pas en avant, soit quinze ou vingt pas de tous les côtés sur la surface des miroirs, et dit :

— Excellence, c’est pour les signatures. Les décisions. Les décrets.

Elle tremblotait à présent. Pas à cause du Grand Nord, du vent glacé, de la rivière gelée, non, c’était à cause des signatures. Signer pour que les sauterelles plongent du ciel et dévorent toutes les récoltes ou pour que la foudre tombe sur les turbines de l’ENERJM, ça n’aurait pas été pire. Elle était la seule à savoir. Elle seule avait tapé les décrets sur son ordinateur personnel.

À ce moment précis dans le pays, ni un chien, ni un chat, ni un être humain ne se doutait de quoi que ce soit.

Alors que Bocou Sanfouté contournait son bureau afin de poser ses deux fesses sur les deux coussins de son fauteuil, elle ferma un bref instant les yeux et se souvint de cette vague géante vue à la télé et qui portait un nom japonais, tsumaka ou tsumiko ou tsunami, elle ne savait plus ; elle se souvint aussi d’avoir vu, toujours sur TV5 Monde, un reportage sur le champignon atomique, premier du genre qui allait anéantir Hiroshima. C’était comme ça, il y avait de temps en temps une ultime seconde, une absolument dernière seconde où tout était encore comme avant. Et puis, il y avait la première seconde d’après, où le monde de lui ou de elle ou d’un million de personnes même était chamboulé à mort, sans espoir de retour. Là, dans la clim qui lui donnait à présent une belle chair de poule, elle en vivait une, d’ultime seconde.

Elle posa le parapheur devant Lui, sur le bureau. Il chaussa ses lunettes. Elle ne rit pas. Les lunettes étaient factices, il avait toujours une bonne vue. Mais il avait observé lors d’une réunion de l’UA que plusieurs de ses voisins présidents, encore jeunes, n’hésitaient pas à porter quand cela leur était nécessaire – même en public- des lunettes à monture en or. Il les avait imités et quel que soit le costume ou le treillis, sa posture ou son imposture, peu importe : les lunettes faisaient de lui un authentique président, réfléchi et sérieux. Il lut doucement le premier décret, en subvocalisant comme font les enfants qui ont encore des soucis de lecture ou certains musulmans, lorsqu’ils lisent le saint Coran. Il prit son Bic et sans une miette d’hésitation, il signa. Il lut le second décret et ensuite l’ordonnance N° 236. Il signa. Signa.

— 3M, vous faites ce qu’il faut, pour la presse et les diverses représentations accréditées.

Elle acquiesça. Elle sortit. Il ne contempla même pas ses fesses qui semblaient aussi fermes que des mangues vertes au sortir de l’hivernage. Seul, il prit sa tête dans ses mains, ferma les yeux et soupira. Tout Bocou Sanfouté qu’il était, c’était pas facile pour lui les signatures là, concernant son fils adoptif et son vieil ami, rayés des cadres, effacés du premier cercle des bouffeurs. Et en plus, il avait la diarrhée !

Il prit son portable double Sim et téléphona deux fois. Pour être certain de se faire bien comprendre, il oublia la langue française et parla la langue que tous comprenaient dans la République du Juste Milieu, la langue oubanguiste.

Pour ne pas sombrer dans la mélancolie, armé de son Bic, il tenta de mettre ses idées au clair en les écrivant sur une feuille de papier blanc. Il nota : « Les élections ? » Il se regarda dans quelques-uns des miroirs, et après s’être contemplé de face, de profil, droit dans les yeux et de travers, il se répondit sur le papier : « Est-ce bien nécessaire ? » Trois secondes plus tard, il éclata de rire, il venait de trouver seul la bonne réponse qu’aucun de ses conseillers du Nord, diplômé de la Sorbonne, ou de Harvard ou de Cambridge ne lui avait cette fois soufflée. Mais aïe, son éclat de rire fit suffisamment vibrer ses intestins pour que la courante lui revienne. Alors il courut une fois de plus jusqu’à son WC personnel et se laissa aller. Assis sur la lunette en bois de rose, il était bien. Il ne risquait pas de se souiller. Il rit et de bon cœur. Il avait trouvé, il pouvait seul écrire le sermon qui serait prononcé la semaine prochaine dans toutes les églises, les mosquées et autres lieux de cultes. Ce sermon qui serait repris dans son intégralité par la presse écrite, parlée et télévisée. Sermon bien commenté certainement sur les réseaux sociaux. L’opposition d’ici et l’opposition hors frontières auraient le bec cloué pour un bon moment.

Il essuya son fondement avec le papier de soie présidentiel spécialement importé des Pays-Bas. Il se lava les mains qu’il fit sécher en les agitant et c’est ainsi, ressemblant à un oiseau, qu’il se posa de nouveau sur ses coussins. Armé de son Bic à tout faire, il nota tout heureux : « Jésus perdit les élections, il faut se souvenir de ça. Il était le meilleur Jésus et c’était un communicant de première classe, mais la démocratie a parlé : le peuple a voté et élu l’autre là, Barabas. C’est à cause du peuple que Jésus a été foutu. C’est le peuple en toute liberté qui a choisi. Sans les élections, sans la volonté du peuple, Jésus serait certainement là, à ma place. C’est lui qui présiderait. Il multiplierait le goudron dans les rues de la capitale et ailleurs. Il distribuerait gratuitement lemagbèrèquotidien ».

Il allait mieux. Il s’était persuadé, écrivant son sermon pour la ville et le monde, que ce n’étaient rien d’autre que des descendants de Barabas – un parent et un ami pourtant –, qu’il venait d’envoyer en prison en signant les décrets. Des comploteurs qui voulaient legozoet l’argent dugozo ! Vraiment.

Autour, tout autour de la présidence, du PK 0 au PK 5 et jusqu’au PK 12 et plus loin encore, de faux-semblants en bonnes combines, de bondieuseries ensérézés, de slogans en déclarations solennelles, de poussière rouge en poussière rouge, la capitale grimaçait un peu un peu, souriait un peu un peu, résistait un peu un peu. Mais pour les connaître, tous ces « un peu un peu » de la ville, il fallait y vivre, parce que bon an mal an et en tout cas, la ville avait encore l’animation d’une termitière.

2

C’est pas toutes les filles qui peuvent devenir vendeuse d’eau bénite. Dans une même famille un enfant est comme-ci dès sa naissance et l’autre comme ça. Belvia s’épanouissait à l’ombre de Notre Dame bien-aimée de Jésus, et de la croix qui sert de totem à toutes les églises chrétiennes du monde. Elle chantait dans le chœur des Vierges de Saint Martyr de l’Ouganda, à Lokouingo, et question eau bénite, on disait qu’elle pouvait y rester en apnée du matin au soir. L’eau bénite, elle en vendait aux riches comme aux pauvres, mais surtout aux pauvres. C’était son occupation.

Sa sœur, même père même mère pourtant, était complètement différente. C’était une personne qu’on aurait pu croire sortie du ventre d’une autre planète. Arôme Maggi, on l’appelait dans la ville, et ce nom, elle l’avait gagné toute petite encore, alors qu’elle fréquentait le CM2. À cette époque, plusieurs fois des militaires du pays ou des militaires tchadiens avaient essayé de la coincer dans un petit coin pour jouer avec elle, mais elle était déjà fine mouche. Elle avait toujours sur elle la carte du CNLS avec laquelle sa tante décédée allait chercher chaque mois sa trithérapie. Il y avait toujours un militaire qui savait un peu lire et qui devinait pour les autres. Il donnait l’alerte : « la petite là est contaminée, elle ales quatre lettres ». C’était bien joué. Ils la laissaient tranquille et allaient en violer une autre.

À l’époque elle habitait quartier Cécidou. C’est seulement l’année où elle avait intégré les forces armées qu’avec sa mère, son vieux père et sa sœur, elle avait déménagé, pas très loin, dans un appartement à BOCA 1. Oui, oui, les forces armées. Elle avait bien compris que dans la bordellerie de la ville, une fille comme elle ne durerait pas longtemps intacte avec tous les fouteurs de merde habillés. Alors, habillée à son tour, elle pensait que son uniforme plus une arme bien entretenue la protégerait. Elle avait fréquenté jusqu’à la classe de troisième et elle avait obtenu son brevet. Elle était donc probablement la plus savante de tous les militaires du pays tous sexes confondus. Hum…

C’était une parité Arôme Maggi. Elle avait été recrutée quand, dans un moment d’égarement sans doute, son Excellence Bocou Sanfouté avait décrété que son armée devait avoir autant de soldates que de soldats. Prudent quand même, il avait redécrété tout de suite qu’il n’y aurait pas dans un premier temps d’unité mixte. En son temps le grand guide Mouhamar Point K avait montré la voie et engagé des femmes. Pendant longtemps cela lui avait porté chance.

On peut le dire et même le répéter à l’envi, Arôme Maggi depuis toute petite était naturellement une remueuse de cul. C’était une bombe anatomique, on disait ça. Celle-là oui, tu la lançais sur le champ de bataille et tous les yeux des rebelles se tournaient vers elle ; son devant ou son derrière pouvait même réorienter un nuage de criquets !

Elle avait fait ses classes à la dure et bénéficié ensuite d’une formation spéciale de l’UE. Présentement, elle était tireuse d’élite, avec le grade de capitaine. Habillée ou pas, exhibant ses galons ou pas, elle méritait toujours son nom parce qu’elle était vraiment le cube Maggi de son escouade et du quartier BOCA 1, cité Véronique, où elle avait toujours sa chambre chez ses parents. Le cube Maggi, le cul magique, on ne savait plus trop comment dire. Arôme était discrète, et si chez elle dans sa chambre, Fiston, un footballeur de l’US Tornade Mocaf profitait seul à cent pour cent de ses faveurs, personne ne savait ça.

Elle, qui avaitmangé le papierlongtemps, jusqu’à la dernière classe du collège, n’avait aucune difficulté pour lire un ordre écrit en langue nationale oubanguiste ou en langue officielle française. Ce jour-là, elle avait lu. Elle avait compris l’ordre. Son escouade avec elle-même à sa tête était désignée par volonté présidentielle pour assurer la sécurité et le gardiennage général du nouveau quartier VIP de la prison nationale Ngirigbi. Un beau quartier, construit avec des financements de la Banque Mondiale, par Trictrac, un des champions français du BTP.

Elle réunit ses sœurs habillées et les informa :

— Le président compte sur nous. Nous devrons être à la hauteur. Il faudra garder ce quartier avec doigté, parce qu’on le sait, un prisonnier VIP d’aujourd’hui peut être demain un président acclamé par tous.

Après huit jours d’entraînement spécial et d’écoute de bons conseils, l’escouade d’Arôme au grand complet, soit cinquante-deux femmes d’élite, visitèrent leur nouveau champ de manœuvre. Elles furent les premières à tout voir, c’était la veille de l’inauguration officielle. On leur remit les clés, les codes et tout et tout. Le quartier avait été construit un peu comme la prison de La Haye, celle de la Cour Pénale Internationale, la CPI. C’était bien. Du trois ou quatre étoiles de luxe. Chaque cellule bénéficiait de la clim, d’une salle de bain avec WC, d’un bureau, d’une armoire, d’un fauteuil, d’une chaise et d’un lit double, bien qu’en principe un prisonnier n’était pas autorisé à recevoir qui que ce soit dans son lit. Il y avait aussi une petite salle de sport, bien équipée. Un salon avec des jeux de société dont l’indispensable Monopoly, un Trivial Pursuit spécial Afrique Subsaharienne, deuxkissoro. Face au salon, une bibliothèque où l’on trouvait tout aussi bien les œuvres complètes de Goyémidé Étienne que leVoyage au Congode Gide André, ou le meilleur des prix Goncourt jamais décerné,Batoualade Maran René et une collection de l’hebdomadaireJeune Afrique. La bibliothèque était équipée d’une télévision avec lecteur de DVD, une télévision pouvant recevoir au moins 36 chaînes. La cuisine n’était rien moins qu’extraordinaire, avec réfrigérateur et congélateur, fours micro-ondes et électrique, machines à faire bouillir, saisir, mijoter, éplucher, plus un lave-vaisselle et un percolateur Tortinelli pour café ou même cappuccino. Afin que le tout fonctionne à merveille jour et nuit, on avait installé, sur le toit de ce quartier VIP expérimental, des panneaux solaires et lunaires.

Le tout était prévu pour recevoir douze hommes et douze femmes. Encore la parité si chère au président Bocou Sanfouté qui pourtant dans sa vie privée était polygame puissance dix. Mais la vie privée c’est la vie privée, c’est ça non ?

On était vendredi ce qui est un bon jour pour n’importe quelle inauguration. Toutes les filles de l’escouade d’Arôme étaient belles. Maquillées sans outrance, avec juste ce qu’il faut de rose et de bleu là où il faut. Chacune avait un treillis neuf, bien repassé. À leur taille, le ceinturon réglementaire, très serré, permettait de valoriser tout autant la poitrine que les fesses. Pour l’occasion, toutes portaient aux pieds des escarpins noirs à talon aiguille. C’était du plus bel effet.

Elles faisaient la haie. Non pas pour réceptionner leur premier prisonnier, mais pour recevoir comme il se doit les officiels. Quelques membres du gouvernement bien sûr, quelques ambassadeurs, quelques notables du parti (le PPP : Parti Populaire du Peuple). À ce premier beau monde s’ajoutait un deuxième beau monde, soit quelques grands commerçants et à la suite du président de l’assemblée un choix de députés, principalement des femmes qui avaient mené campagne électorale essentiellement dans le lit à cinq places du chef de l’État, son Excellence Bocou Sanfouté.

Son Excellence arriva alors que tous étaient là et tous applaudirent, même l’ambassadeur de France, mais seulement du bout des doigts. C’était un ambassadeur quand même !

Son Excellence avait sa Légion d’honneur qui faisait comme une petite goutte de sang sur sa poitrine. C’était du plus bel effet :une légion d’honneur / sur un treillis / à la place du cœur. Poétique, non ?

Il laissa la grosse bedonnante Kota Kota Ngoroyo, numéro deux du parti et brillante universitaire, prononcer le discours. Elle le méritait. C’était une linguiste de formation et elle avait les mots dans la peau ! Elle parla en une sorte de créole où la langue française était colorée d’oubanguisme local, de latin hors frontières (ce qui fit plaisir au nonce) et de citations gréco-romaines. C’est à peine si les uns et les autres écoutèrent d’une oreille. Pourtant le discours de Kota Kota Ngoroyo, prévua cappella,était accompagné de diverses sonneries de téléphone parmi lesquelles dominaient les voix de P.-Square, les jumeaux du Nigéria, avec leur succèsDo me !

Elle termina son discours par le fameux proverbe passe-partout qui ne pouvait que plaire aux uns et aux autres, puisqu’il était une vérité pour tous : chacun récolte la variété de manioc qu’il a semée. 

Le Grand Café, face aux bureaux de Télécel, avait préparé diverses agapes sucrées, salées et du ouisky et du jus. Il y avait en plus du Champagne de Navarre offert par l’ambassade de France. Depuis la crise qui frappait tous les pays d’Europe, le vrai Champagne de France n’était offert que parcimonieusement et les anciennes colonies d’Afrique devaient se contenter du Champagnelow cost… de Navarre.

Tous les invités visitèrent le quartier VIP, avec intérêt. Beaucoup savaient qu’il n’était pas exclu qu’ils y séjournent un jour.

Arôme était vraiment la reine du quartier et c’était mérité, parce que Lady Di en son temps n’était certainement pas plus admirée.

Son Excellence Bocou Sanfouté, heureusement pour elle, était sans cesse l’oreille vissée à son portable et tête légèrement baissée. Il recevait chaque deux minutes des nouvelles de la coalition rebelle Lakoué Lakoué, devant laquelle l’armée officielle prenait la poudre d’escampette sans demander son reste.

Un à un, avec leur sourire obligé un peu usé, les invités s’éclipsèrent. Qui dans son 4x4 Patrol, qui dans sa Mercedes blanche, qui dans sa Range Rover. Le soleil était loin de son zénith quand les filles de l’escouade, dans l’annexe où se trouvait leur vestiaire, changèrent de chaussures. Deux ou trois d’entre elles prirent une douche, et Estella, qui avait le grade de caporale, partagea avec d’autres son paquet rose de garnitures Vania.

De l’autre côté de la cour, dans le vestibule de l’ancien bâtiment construit par l’empereur Baba Bérengo 1er, deux prisonniers attendaient, assis sur un banc. On voyait bien, même s’ils avaient la mine défaite, que c’étaient des grosses cylindrées. Ça faisait peine. Voir n’importe qui n’importe comment ça ne compte pas. Mais voir un grandkota zoaussi dépité qu’une serpillère usagée c’était un spectacle à faire pleurer une termitière.

Le plus âgé, dont la chemise bleue déboutonnée laissait voir quelques poils blancs sur sa poitrine, dit à l’autre :

— Attache ton cœur, mon frère !

Après un instant de silence, le plus jeune répondit sans beaucoup articuler :

— Cette fois, le destin est sur moi, et sur toi.

— Peut-être que oui, mais la rivière a beau être à sec, elle garde son nom. N’oublie pas ça.

— Tu es là avec moi, on est foutus et tu parles comme un professeur !

— C’est vrai. Quand on a été professeur on le reste.

Tapioca Gozo, en effet, avait été un éminent professeur avant la politique. Depuis des années, il avait oublié l’enseignement pour tout d’abord inventer dans une belle langue officielle les mensonges dont avait besoin le président Bocou Sanfouté. Il avait à l’époque le titre de cinquième conseiller à la présidence. Après que ses qualités eussent été remarquées, il avait été ministre de l’Éducation nationale. C’est là, à ce poste, qu’il avait réorienté sa carrière, en bénéficiant pour son dur labeur des dessous et des dessus de table lors de la rénovation de l’université et de la construction prévue des douze nouveaux bâtiments, dont un seul en fait avait vu le jour. Les autres, bien que financés, étaient morts-nés. Joli coup, vraiment. Il avait alors construit sa première grande maison au calme, quartier Deux Cents Pavillons, et la deuxième quartier Ouinga, une résidence aussi belle que celle de l’ambassadeur de France dont il était voisin. Après, et jusqu’à aujourd’hui, il avait eu le portefeuille des Mines. Alors, là, sans rien demander, on lui remplissait les poches. Il avait par gentillesse laissé faire. Qu’est-ce que l’on pouvait dire ? De quoi l’accuser ? Au pire d’être responsable, mais certainement pas coupable.

Son petit frère assis près de lui était jusqu’à hier ministre du Trésor et des Finances publiques. Que dire de lui ? Est-ce qu’il avait volé plus que les autres ? Non ! Comme les autres, il avait bouffé puisqu’il était là pour ça. Mais pas plus. Plus… pour plus il aurait fallu être un surhomme, un surbouffeur et disposer de trente-six heures par jour. Mais c’est vrai, il avait commis l’erreur d’acheter de l’immobilier en France, à Paris, avenue Montaigne, et à Monaco, au cœur même de la principauté. Il aurait dû investir tout d’abord dans la République du Juste Milieu. Mais non, il avait vu trop loin, trop vite ! Il demanda :

— Mais pourquoi on est là ?

— Il fallait des boucs émissaires. On est des boucs émissaires. Tu sais, ça va faire joli dans les journaux de la place, dansJ. A., dansLe Monde Diplomatiqueet partout : « Tapioca Gozo ministre des Mines et Parfait Yapalatan, deux proches du président Bocou Sanfouté arrêtés. Emprisonnés. Ils sont accusés de triple et de quadruple vol, avec et sans préméditation ! »

— Pourquoi pas de crime de guerre ?

— Non, c’est seulement les Blancs qui accusent les autres de crime de guerre.

Tout de suite il ajouta :

— C’est bizarre non « crime de guerre », comme si on pouvait la faire, la guerre, avec zéro crime.

3

Tapioca était le plus âgé, il fut installé dans la chambre cellule numéro 1. Parfait, à côté, hérita de la chambre cellule numéro 2.

Kota Kota Ngoroyo, la numéro deux du parti, qui avait fait le si beau discours pour l’inauguration, avait laissé à son Tapioca de mari un sac de linge et une trousse de toilette. Un sac qu’ils avaient acheté ensemble à l’aéroport de Singapour. C’est la maîtresse numéro trois de Parfait, Jeanine Sikèkèdè, qui lui porta le nécessaire. Facile. Parfait avait toujours un sac de voyage prêt. Pour fuir, si besoin.

Sans se concerter, ils prirent l’un et l’autre une bonne douche. L’eau ça lave presque tout, non ?

Arôme Maggi, fière de son premier rôle, mais un peu intimidée quand même, leur avait donné à lire le règlement intérieur et précisé que oui, ils pouvaient aller et venir dans les couloirs et les salons jusqu’à vingt-deux heures. Ensuite, ils devaient être dans leur chambre (elle oublia volontairement le mot cellule) jusqu’à six heures du matin. Elle avait annoncé :

— Nous attendons un autre prisonnier.

— Qui ?

— Je ne sais pas encore.

Parfait et Tapioca se regardèrent, dubitatifs. Qui pouvait bien être le troisième larron ? Le troisième dindon de la farce mains propres ? Eux étant arrêtés, eux les premiers du premier cercle, on pouvait s’attendre à tout.

Tapioca choisit dans la bibliothèque un livre qu’il avait déjà lu, trente ans plus tôt, quand il était étudiant,Le Soleil des indépendances. Ça lui rappellerait sajeunesse à tout asservie…par délicatesse…j’ai perdu la vie… Il avait toujours été amateur de poésie. Sa jeunesse ! C’était loin et il avait mangé mangé mangé le temps, depuis ses vingt ans.

Parfait avait repéré deux ou trois DVD de films porno, dont un qu’il ne connaissait pas encore. Puis, il s’était mis de côté une bande dessinée,Tintin en Amérique. Il avait cherché dans la collectionTintin au Congo, que beaucoup d’Africains apprécient. Mais cette BD n’était pas là.

C’est juste avant le repas du soir qu’arriva, bien encadré par quatre filles de l’escouade, Gabriel Bangadouzou. Les députés avaient voté la fin de son immunité parlementaire. Il était inculpé et emprisonné à son tour. Pourquoi ? Oui, pourquoi, lui qui avait certainement moins bouffé que bien d’autres ? Aïe !

Il leur apprit ce qu’ils avaient déjà deviné.

— Je suis là pour crime rituel. Ils disent que j’ai fait tuer là-bas au village une petite fille de douze ans pour faire prélever son sexe, pour une cérémonie, pour le pouvoir, pour devenir président.

— Hum…

— Et c’est vrai ça ?

— Je ferais un bon président, non ?

Fiston était en forme. Il massa pour commencer les pieds de son Arôme. Après, il lui massa le dos et les épaules. Encore après, avec délicatesse, il lui tira un pénalty. Elle le félicita sans crier trop fort. C’était inutile que les autres, ses parents ou sa sœur Belvia soient au courant du score. Sous leur moustiquaire, ils dormirent sans soucis. Ils s’aimaient et quand on s’aime à fond, on ne s’inquiète pas pour son demain.

Elle se leva avant lui, mais pas trop tôt. Il était déjà sept heures ! Son père était parti à son travail de gardien de jour avenue Barthélémy Boganda, au PK 3, à la Communauté des Églises Apostoliques. Sa mère, à SOFIA crédit venait tout juste de commencer ses écritures.

Belvia avait préparé la table avec le café pays et le lait en poudre fortifié Nido. Elle colorait une image de la Vierge et de l’Enfant Jésus. Arôme cassa les œufs et fit une belle omelette. Fiston, attiré par l’odeur, se leva. Ça, il avait bien dormi sa nuit, calé contre les fesses de son Arôme. Il s’assit, et sans rien dire ils déjeunèrent, tous les trois, sans échanger la moindre nouvelle. C’est Fiston qui alluma la radio, pour écouter les informations sportives sur l’antenne deKoukoulou,mais le journaliste parlait de politique intérieure. La rébellion Lakoué Lakoué était toujours au nord, chez les bandas, à Ndili. Fiston ironisa :

— Tout commence toujours par le nord. Au Mali, en Libye aussi.

Arôme n’aimait pas discuter de la rébellion. Elle appartenait aux forces armées, et même si ce n’était pas du tout par vocation, elle en était. C’était comme ça, et « comme ça » elle savait bien que les forces auxquelles elle appartenait manquaient de vitamines. C’était des forces qui partaient en courant le plus vite possible quand le moindre rebelle montrait le bout de son nez.

— Je vais prendre ma douche.

— Va.

Elle se leva et tout de suite son regard fut attiré par le petit carré blanc sur le sol gris, qui avait été glissé sous la porte. Une enveloppe. Elle la ramassa. Un nom, une adresse :monsieur Bienaimé Nganakamba – appartement A3 – cité Véronique. Au dos de l’enveloppe, un coup de tampon, comme un gros cafard, précisait l’expéditeur.

Elle appela sa maman et lui donna l’information. C’était Rose, la maman, qui toujours réglait les petits ou grands problèmes. Elle ne dit qu’un mot :

— J’arrive !

La parole n’a pas de jambe, mais elle marche vite. Quelqu’un avait tout de suite parlé à son voisin qui avait reçu la même lettre, et à présent c’est tout le quartier qui criait. Autant les femmes que les hommes. Ils avaient lu leur lettre, qui ne disait qu’une chose : « Dans moins d’un mois vous devrez avoir quitté votre logement pour cause de rénovation des immeubles ». Au milieu des cris, ils étaient déjà tous d’accord. C’était un mauvais coup. On voulait les faire partir tout simplement pour vendre les immeubles au privé. Au passage, cent vingt ou cent trente pour cent du prix de la vente iraient non pas dans les caisses de l’État, mais dans une poche ou plusieurs poches particulières, avant de passer sur un compte bancaire dans une île au trésor au milieu de l’océan ou dans une vallée suisse. Pourquoi garder l’argent ici alors que c’est l’époque moderne de la mondialisation !

Rose Nganakamba arriva et, au pied de l’immeuble, avant même d’achever la lecture complète de la lettre, elle cria :

— Ça là, ça ne me regarde pas !

Elle déchira sa lettre et continua :

— Ça, c’est la merde ! Ils nous font chier là ! Moi, je ne vais pas quitter, je reste. L’immeuble là, c’est à nous. L’État, c’est nous, non ? Ils ne peuvent pas nous mettre dehors dans vingt jours, comme ça.

Arôme Maggi, comme tous les autres, regardait sa mère et l’admirait. Tous les autres, sauf Belvia qui, à genoux dans la poussière, priait. Vraiment ! Comme si Dieu avait le pouvoir d’empêcher les voleurs de voler. S’il avait pu cela, il y longtemps qu’il aurait empêché les violeurs de violer et les moustiques de piquer. Mais c’est comme ça, il faut de tout pour faire un monde et une belle mondialisation.

Difficile de dire comment s’est mis en place le collectif de résistance et de préciser qui a désigné les porte-paroles. Mais avec Gérard Doulpa et Boniface Batangafi, Rose Ngana se retrouva nominée. Il fallait une femme et elle était femme. « Collectif de Résistance » ça sonnait bien. Mieux certainement que armée de Résistance du Seigneur qui faisait la guerre depuis des années dans l’arrière-pays.

« Que faire ? » Sans le savoir Gérard Doulpa qui était un musulman traditionaliste, venait d’articuler la grande question léniniste, la grande interrogation des révolutionnaires du monde entier.

Premièrement une et deuxièmement une, le collectif écrivit une lettre au président Bocou Sanfouté, et une autre lettre à son ministre de l’Habitat et de la Construction. S’il n’y avait plus d’habitat public sous sa responsabilité, et si l’on ne construisait toujours pas, ce ministre-là ne servirait à rien après avoir servi à peu de choses. Lui aussi serait alors appelé à déguerpir. Il pouvait donc être un allié.

Après avoir pris sa douche et vaporisé deux rations de déodorant sur son corps, Arôme apparut au pied de l’immeuble, devant tous, bien plus appétissante que n’importe quelle Vierge des églises. Elle informa :

— Si vous devez vous transformer en déguerpis, moi aussi je serai une déguerpie, puisque j’habite là. Alors, moi aussi je veux mener le combat pour qu’ongarde les logements. S’il faut une milice armée pour défendre les immeubles, je serai chef de la milice.

Aussitôt, elle fut promue Conseiller militaire. Tous les musulmans, tous les catholiques et tous les apostoliques du quartier la regardèrent s’éloigner. C’était pas difficile de deviner les rêves culméniques qu’ils partageaient. La religion des hommes n’est pas seulement dans leur cœur quand même !

4

N’importe quel être humain sain de corps et d’esprit a mille raisons d’en vouloir au temps qui passe trop vite, ou trop lentement. Il se fout du monde, le temps. Que tu le mesures en étant complice de la lune ou copain avec le soleil, ça ne change rien. Il ne va jamais plus vite que la musique et il ne revient jamais en arrière te faire un petit signe amical. Tapioca avait à son poignet sa fausse montre Cartier et aux pieds ses chaussures italiennes Dario Dodoni. Quand on a toujours sa montre et ses chaussures, on reste un homme véritable même si par ailleurs on est en caleçon ou nu comme un poisson du fleuve. Pour l’heure il était en complet pagne, à l’aise donc dans ce début de soirée. Seul avec lui-même. Ça, depuis une trentaine d’années c’était exceptionnel pour lui d’être seul. Il avait eu tant à faire entre sa petite famille et sa grande famille, entre le village et le pays, sa femme bedonnante et ses autres femmessépélès, souples comme des tiges de mil.