Mémoire vive - Sophie Parlatano - E-Book

Mémoire vive E-Book

Sophie Parlatano

0,0

Beschreibung

Sofia n’a jamais connu ses grands-parents. Elle sait peu de choses de leur vie, si ce n’est qu’ils ont migré des Pouilles vers Milan, donné naissance à de nombreux enfants, souffert de la guerre et de la précarité. Pourtant, elle se sent liée à leur mémoire. Transgressant certains silences et certaines peurs, la jeune femme décide de mettre en lumière ce qu’elle ressent comme une entrave à son propre chemin et reconstitue l’histoire de ses ancêtres à partir des rares indices qu’elle a à disposition : une photographie, une lettre manuscrite, quelques paroles.

« C’est à la fois peu et amplement suffisant, car l’écriture a la faculté du feu, celle de partir de presque rien. » Au fur et à mesure du récit émerge la voix résiliente de Sofia.

« On écrit pour faciliter les passages. Pour déjouer les serres du silence, pour aérer ce qui s’asphyxie, pour libérer le flot de paroles comme un flux de sang empêché d’irriguer le corps qu’il doit nourrir. »

"Mémoire vive" intègre des éléments narratifs, mais aussi les rêves nocturnes et les réflexions suscitées par le processus d’écriture. Le texte affirme globalement l’existence d’une mémoire psychocorporelle et rend hommage aux gens dits « de l’ombre ».




À PROPOS DE L'AUTRICE




Après des études de Lettres, Sophie Parlatano s’est formée à l’accompagnement spirituel de la personne, proposé par l’Association AASPIR, ainsi qu’à la relation d’aide (Carl Rogers). Elle habite la région nyonnaise où elle recueille les récits de vie d’autrui et anime des ateliers d’écriture. Elle est l’autrice du récit « Petite Voie intérieure » (Editions 5 sens) ainsi que de trois recueils de poèmes (Editions des Sables).

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 85

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

Sophie Parlatano

Mémoire vive

 

 

Du même auteur

 

– Petite Voix intérieure

5 Sens Editions, 2017

 

 

« Il n’y a plus beaucoup de vivants, de morts, de femmes mûres, d’hommes mûrs. Il y a des étreintes, des enfants qu’on vénère plus que des ancêtres, des disparus dont on ne conserve même plus les portraits ».

Pascal Quignard, Vie secrète.

 

Nous revenons à nous,

 

à l’intime des mots

dénouant les saccages.

 

Nous revenons à nous

 

comme à l’épaule nue

d’une terre où rêver

 

Jean-Christophe Ribeyre, Une leçon de sève

 

PREMIÈRE PARTIE

 

La mémoire humaine est vive. Elle a beau être ancienne, et réunir parfois plusieurs âges sans établir de hiérarchie entre eux, elle n’en est pas moins terriblement vivante et surprenante, prête à jaillir dans le présent. Dans le jargon informatique, la mémoire vive d’un processeur se caractérise par sa rapidité d’accès, nécessaire pour fournir les données utiles, mais aussi par sa volatilité.

Les informations sont perdues en cas de coupure d’électricité, par exemple. On l’oppose à la mémoire morte, dont le contenu serait fixé d’avance et ne pourrait plus être modifié.

 

Dans le phénomène qu’est l’existence, il n’est pas de mémoire morte. Car on ne pourra jamais ni figer celle-ci, ni s’en débarrasser, même avec la plus tenace des volontés.

Quand nous essayons d’oublier, pris par ce sentiment bien connu de devoir « tourner la page », l’exercice nous réussit plus ou moins bien. On fait erreur, en réalité, croyant avoir le dernier mot sur un phénomène rattaché à l’ordre du vivant.

Sauf en cas de pathologie, la mémoire est là, à fleur de peau comme dans chaque noyau de cellule, réactive, rebelle s’il le faut, prête à se mouvoir et à émouvoir, indocile à l’inattention et résistante à l’oubli.

Des dalles rectangulaires, déclinées dans les tons gris, sable et violet. Posées droites ou de biais sur toutes les places, dans toutes les ruelles. Des pierres patinées, lustrées par les pas. Des surfaces pleines d’histoires. Sur leurs faces, des taches de vin, de sang, d’huile. Des impacts, des traces, une mémoire figée et contenue dans le marbre. Le regard de Sofia peine à se détacher du sol. Il balaie chaque facette, scrute les interstices, comme si un pan d’une vérité qui lui échappe allait soudain surgir de l’assemblage de pierres. Sur des dalles de la même patine, à moins de cent kilomètres de là, i nonni, ses grands-parents, se sont rencontrés.

À force d’être piétinée, la pierre a acquis de la douceur. Comme ces dalles qu’on a foulées, la mémoire se laisse modeler, tout au fond de soi, par le poids des êtres qui nous ont précédés. Les histoires passées se mêlent à la nôtre, se superposant en couches successives. Il arrive qu’on perçoive la densité de leurs strates. Finalement, il est même permis de croire que la toute première cellule organique est en réalité déjà une mémoire à elle seule, qui s’est entourée peu à peu de matière pour constituer ce qu’on appelle le corps.

L’après-midi est déjà bien avancée, mais le soleil est encore chaud. Dans un coin ombragé de la cour, quelques pigeons trottinent sur le bitume. De l’immeuble d’en face parviennent les pleurs réguliers d’un bébé.

Au rez-de-chaussée d’un immeuble d’un quartier populaire de Milan, penché sur une modeste table en bois, un homme écrit une lettre. Sa plume tremble et griffonne des lettres d’encre dans un fébrile va-et-vient. Certains groupes de mots se détachent, marqués d’un trait plus épais et plus appuyé. Légèrement inclinées vers le haut, les barres des T pointent comme des sabres. Des mots sont soulignés, une, deux ou trois fois, d’autres sont à peine esquissés, formant des vaguelettes à la crête instable. De temps en temps, l’homme relève sa plume, jette un coup d’œil par la fenêtre, passe une main dans ses cheveux gris. Il a cinquante-quatre ans, mais son visage marqué, ses joues creuses et son dos voûté lui donnent plutôt l’apparence d’un vieillard.

Il reprend l’écriture, pressé de terminer sa lettre. À la cinquième page, il écrit la nostra sfortunata famiglia, notre famille malheureuse. Plus loin, il conclut une phrase par dimenticatemi, oubliez-moi. Vite, il scelle l’enveloppe avant le retour de son épouse et de ses enfants et la glisse dans un tiroir.

C’est un jour de marché, dans une des rues périphériques de la ville de Lecce. Les cheveux noirs noués sur sa nuque en un chignon, une jeune fille aide à dresser l’étalage de fruits d’une épicerie. Elle se penche pour ranger les citrons, les oranges et les figues de barbarie dans leur caissette de bois. Elle travaille soigneusement. Son regard est très doux. Si doux qu’il semble caresser et envelopper toutes les choses sur lequel il se pose. Tout de suite, il aime cette douceur, ces yeux sombres, cette peau lumineuse et ces lèvres parfaitement ourlées.

Le lendemain, il revient à l’épicerie. Elle est là, à nouveau. Elle le reconnaît. Se laisse impressionner par son front haut et ses mots choisis. Ils se sourient à nouveau. Échangent quelques paroles. Peu. Juste ce qu’il faut. Quand on est pauvre, on parle peu. On retient à l’intérieur. Et puis les regards et les gestes suffisent, souvent.

Realina n’a que dix-sept ans lorsqu’elle épouse Oreste. En Italie méridionale, les parents ont le souci de marier leur fille aussitôt qu’elle rencontre un partenaire, de peur qu’elle ne soit enceinte avant le moment jugé convenable. Oreste a presque trente ans. Le mariage a lieu dans le rituel catholique, mais dans la plus grande simplicité. Pas de photographe, très peu d’invités, une robe cousue à la main, un plat simple depasta e ceci parfumé au romarin, partagé à l’issue de la bénédiction. Le temps presse et les moyens manquent. Depuis ce jour, la discrétion devient l’alliée privilégiée de la fulgurance et de l’ampleur de leurs sentiments.

Oreste est né le mercredi 5 novembre 1890 dans la ville de Lecce, en Italie méridionale. Un manteau ample en laine sombre lui tombe jusqu’aux mollets. Il esquisse un demi-sourire. Sous l’ourlet du pantalon pointent ses pieds, grands et larges, dans des godillots de cuir à semelles usées. Il pose légèrement de trois quarts, les deux mains plongées dans les poches de son manteau. Son visage émerge du sommet du col et capte à lui seul toute la lumière du photographe. Quelque chose de doux émane de son expression, un côté angélique même, amplifié par le ton argenté de la pellicule photographique. La peau semble absente de marques, l’oreille est grande et charnue, le menton s’arrondit à sa base. Le front haut est légèrement en retrait, dominé par la force du nez et la partie plus basse du visage, jusqu’à l’assise charnue de la mâchoire. À cette légère dichotomie de la face répond une asymétrie entre les deux yeux : une des paupières tombe légèrement, comme sur le point d’abandonner. Malgré l’ébauche de sourire, un soupçon d’amertume se lit sur ses lèvres. De tristesse, peut-être.

Oreste est le grand-père de Sofia. C’est l’une des seules photographies qu’elle a de lui. Il est né septante-neuf ans avant elle, un même jour de novembre. La jeune femme ne l’a jamais connu, puisqu’il est mort bien avant sa naissance. Pourtant elle l’aime. Au-delà de la connivence de date qui les relie, elle l’aime comme on peut aimer un ancêtre : quelqu’un qui nous a légué quelque chose dont on sent qu’il faudrait continuer à prendre soin. Quelqu’un qui est loin, mais qui nous habite encore un peu en cachette. Un être à la fois mystérieux et proche, pour qui on éprouve une forme subtile de respect et de tendresse mêlés. Le lien à son aïeul a grandi depuis qu’elle a pris connaissance d’une date, d’une photographie et de sa lettre manuscrite, rédigée un peu moins de quatre ans avant sa mort. C’est tout ce qu’elle a. C’est à la fois peu et amplement suffisant. L’écriture a la faculté du feu, celle de partir de presque rien.

Oreste grandit avec ses deux sœurs et ses parents dans une ruelle du centre historique de Lecce, Vico Giambattisti del Tufo. C’est le nom d’un poète du seizième siècle issu d’une lignée noble et napolitaine. Mais contrairement à ce qu’évoque le nom de la rue, le garçon évolue dans un milieu très modeste. Dès l’âge de neuf ans, il aide son père à préparer et ranger l’atelier de cordonnerie et acquiert ainsi très tôt le sens du travail et du service.

La foi catholique fait partie des valeurs fondatrices de sa famille. Mais le rituel de la messe ne suffit pas à nourrir les aspirations spirituelles et philosophiques que le jeune homme sent croître. Comme il l’exprimera bien plus tard, il cherche à cultiver la connexion entre la chose pensée et la chose sentie. Il s’agit pour lui de percevoir la mission sentie etd’assumer la Sainteté de la vie. Épris de justice et d’humanité, l’adolescent de Lecce s’engage dans le parti socialiste dès ses quatorze ans. À ce moment-là, la gauche est liée à une conception libérale de l’État. Elle soutient les initiatives en faveur des plus pauvres.

Il apprend ensuite le métier de barbier-coiffeur. Et bien qu’il n’ait que peu d’accès à la vie culturelle en général, il accorde une grande importance à la pensée humaine et au beau langage. Auprès de ses clients du salon de coiffure, il se fait même une petite réputation, celle de s’exprimer en mots choisis et de détenir une certaine sagesse.

Ceux qui coupaient les cheveux, dans les premières sociétés humaines, détenaient l’autorité la plus haute parmi toutes les classes sociales. Cette distinction provient sans doute du fait que les cheveux représentaient l’expression physique de la pensée et de l’âme. Les couper signifiait ôter l’essence du mal accumulé sur le crâne et permettait le renouvellement de l’énergie, une tâche confiée aux prêtres et aux sages. Et dans la Grèce antique, des groupes d’hommes formés autour des barbiers se créaient de véritables petites agoras, où chacun parlait de politique et de philosophie.

Realina grandit àCorso Umberto, au cœur de Trepuzzi, une petite agglomération situéeau nord de la ville de Lecce. Son père est ouvrier. Il travaille six jours par semaine dans des conditions difficiles. Sa mère, analphabète comme les nonante pourcents de la population sud italienne au dix-neuvième siècle, accomplit des travaux de couture pour une petite entreprise locale.

Trepuzzi signifie très probablement les trois puits. Une légende la relie au tripudium latin : une danse rituelle dédiée au dieu Bacchus et consistant à frapper des pieds. La région est réputée pour sonnegroamaro, ou noir-amer, un vin à la robe mauve