Mémoires croisées - Yves Ducognon - E-Book

Mémoires croisées E-Book

Yves Ducognon

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Beschreibung

J’ai souhaité dans ce document reprendre le chemin de mon enfance puis de ma vie d’adulte avec et autour du handicap et de ses effets, dans un souci de transmission le plus fidèle possible. C’est donc, en premier lieu, un témoignage. Ce récit est aussi une réflexion personnelle où s’entremêlent des parties de mon histoire et mes expériences professionnelles dans une tentative d’éclairages croisés.

Au plus près de ce que j’ai pu percevoir de ces situations familiales complexes et de leurs conséquences sur la place et le rôle de chacun, notamment au cœur des fratries. Car, à l’évidence, cette réalité « hors normes » appelle des sentiments et ressentis très singuliers. En effet, on sait aujourd’hui que la vulnérabilité d’un de ses membres a un impact important sur l’élaboration de l’identité des autres enfants.

Ma démarche constitue, par ailleurs, une quête de sens qui est l’objet central de cet écrit, pour tenter de s’approprier le « non-sens » auquel confronte inévitablement le handicap d’un proche. Elle est aussi un message d’espoir au regard des aspects positifs qui peuvent émerger de cette situation singulière.

Ce récit caresse enfin l’espoir de faire écho à d’autres qui viendraient s’inscrire en regard de celui-ci. Au-delà, il s’adresse à toutes les personnes susceptibles de s’intéresser de près ou de loin à ce sujet complexe et passionnant à la fois.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Yves Ducognon, 66 ans, retraité après une carrière bien remplie en tant qu’éducateur puis responsable éducatif. Il a exercé auprès de différents publics concernés par le handicap mental, la déficience sensorielle et/ou les troubles psychiques, travaillant d’abord avec des enfants et des adolescents, puis avec des adultes.

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Seitenzahl: 263

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Mémoires croisées

de Yves Ducognon

Le temps d’un roman

Editeur

Collection « Essai »

« Quand le passé n’éclaire plus l’avenir on marche dans les ténèbres »

Tocqueville1

Introduction

Au début, je voulais tenter de glaner des éléments de compréhension de mon vécu familial de ma prime enfance à l’âge adulte, pour pouvoir les relier et retrouver une consistance que le temps avait altéré, c’est du moins ce que je craignais.

Par ailleurs, l’âge venant, je percevais confusément que quelque chose n’était pas réglé, des zones d’ombre persistaient. Ce « quelque chose » était toujours présent en mon for intérieur bien qu’évoluant constamment et je ne savais pas encore quoi en penser. Ce ressenti s’est transformé progressivement en une quête de sens, qui est devenue, peu à peu, une sorte de défi existentiel : retrouver le fil de mon parcours de vie en l’éclairant de mes souvenirs épars et de mes réflexions pour lui redonner du « corps » avec en filigrane l’idée plus ou moins consciente de vouloir laisser une trace.

Au fur et à mesure de mon récit les images et les émotions ont ressurgi, de plus en plus nombreuses et de plus en plus souvent, se nourrissant mutuellement. Plus elles me revenaient et plus je réalisais qu’il me restait à découvrir de nombreuses pages de notre histoire familiale, notamment autour de la question du handicap de notre sœur qui a marqué nos vies. Sans percevoir à ce moment-là les raisons qui se cachaient derrière ce besoin d’écriture, surgit de nulle part de manière impérieuse, je sentais que des forces contraires étaient à l’œuvre dans ma démarche, nouées autour d’une nébuleuse affective par essence difficile à cerner : j’ai découvert par la suite que ce malaise diffus provenait du fait que je prenais le risque de m’affronter à un tabou familial.

Je décidais alors, après mûre réflexion, de faire le pari de l’écriture pour tenter de sortir de cette impasse, faire un pas de côté en quelque sorte, et progresser dans ma quête de cohérence de notre vécu partagé. Avec toute la rationalité qui me caractérise, j’avais imaginé naïvement que les deux champs de mon expérience avec des personnes vulnérables pourraient s’éclairer mutuellement entre les aspects personnels et professionnels. Cette démarche croisée a cheminé en moi progressivement, parfois au risque de s’entremêler, la limite entre raison réflexion et émotion étant sans doute ici plus qu’ailleurs très ténue.

Ce récit caresse aujourd’hui l’espoir de faire écho à d’autreshistoires vécues « de l’intérieur », en quelque sorte, qui viendraient s’inscrire en regard de celle-ci. Au-delà, il s’adresse à toutes les personnes susceptibles de s’intéresser de près ou de loin à ce sujet complexe et passionnant. Un écrit ne sort jamais « de nulle part », du néant. Il se bâtit sur la pensée (Consciente ou inconsciente) qui s’inscrit en nous tout au long de notre vie. Ce processus prend plus ou moins de temps selon ce qu’il implique d’intime et de la part qui nous touche plus personnellement.

Ce document est un regard encore assailli de doutes mais aussi porteur d’espoir. Il a pour modeste ambition de transmettre mon témoignage, parfois une tentative d’éclairage, sur ce que je crois avoir appris d’essentiel dans l’expérience que vivent les familles dont un des enfants est différent.

Malgré toutes les difficultés, voire les souffrances que cette situation peut générer, pour les parents et au sein de la fratrie, je suis convaincu aujourd’hui que celle-ci engendre également des aspects positifs par la richesse même des valeurs humaines qu’elle véhicule. Cette « expérience de vie » induit, par ailleurs, le développement d’une forme de maturité précoce qui m’a parfois fait dire que je me suis senti vieux très jeune. D’autres « bénéfices secondaires » , si l’on peut dire, pourraient également être identifiés autour de la sensibilité particulière aux difficultés d’autrui que l’on pourrait traduire comme une capacité d’empathie. Elle peut favoriser également la connaissance de soi et de l’autre. C’est en tout cas le témoignage que je peux en faire aujourd’hui.

Par ailleurs, j’ai découvert progressivement que ce lien interrelationnel très spécifique, dans ce qui se noue et se joue alors, se développe bien au-delà de l’enfance dans une évolution permanente de chacun tout au long de la vie.

Pendant longtemps, j’ai essayé d’écrire ce témoignage. Je n’y arrivais pas

Sans doute en raison de la difficulté à combiner de façon satisfaisante les apports plutôt rationnels issus de la pratique de mon métier d’éducateur avec ceux de mon expérience personnelle avec toute la charge affective qu’elle comporte inévitablement. Aussi, abandonnant progressivement l’idée d’un récit construit avec une architecture logique, j’ai alors décidé de laisser librement cheminer les différentes impressions qui émergeaient. J’ai procédé par touches successives, un peu à l’image du peintre, moi qui n’aie jamais dessiné ni peint de ma propre initiative.

Le fil rouge de cette démarche a été la volonté d’être au plus près de mes ressentis du moment pour mieux les partager ; de la couleur des sentiments qui m’habitaient au moment de les coucher sur le papier, en puisant dans mon enfance puis dans ma vie d’adulte.

Je me suis souvent retrouvé au milieu du gué, noyé dans mes incertitudes et mes certitudes émotionnelles difficiles à retranscrire, sur le point de renoncer.

J’ai vécu au plus près de ce que le handicap convoque. Il m’a ainsi été donné d’observer comment cette situation se vit et redistribue en permanence la place et le rôle de chacun au sein de la famille (Parents et fratrie). Mais également comment elle imprègne les relations entre chacun de ses membres, et, au final, amplifie l’orientation de leur identité personnelle. Dans ce qui peut se figer aussi dans les liens familiaux de façon durable où encore trop souvent l’implicite et le non-dit s’entremêlent et prédominent. La scène de ce traumatisme initial se passe sous le regard de parents meurtris, sidérés dans leurs trajectoires de vie et au-delà dans leur filiation. Fort heureusement, les apports de la psychogénéalogie2, sur lesquels je reviendrai plus loin, peuvent désormais nous aider en éclairant cette dimension spécifique où la transmission générationnelle est stoppée net par le handicap.

Mon histoire personnelle m’a donné envie de m’engager par la suite vers le métier d’éducateur puis de responsable de service. J’étais très avide « d’outils » pour apprendre et de « clés » pour mieux comprendre afin de remettre du sens (à postériori) sur ce que nous avions vécu au cœur de notre vie familiale, dans cette réalité « hors normes ». Par la suite j’ai souhaité transmettre le fruit de mon expérience en la prolongeant dans le cadre de la formation continue, un peu comme si je me sentais investi d’une mission qui m’aurait été confiée, presque malgré moi…

Ainsi, j’ai continué à me « nourrir » de l’expérience des autres sur ce sujet délicat et à transmettre la mienne, grâce à des échanges enrichissants avec les différents professionnels rencontrés à cette occasion.

Enfin, j’ai acquis la conviction que cette « expérience de vie », par définition unique, favorisait l’émergence de compétences précieuses, développées par chacun des membres de l’entourage familial, sans qu’ils en aient réellement conscience. Forgées au contact de situations difficiles et complexes rencontrées au quotidien, elles se sont élaborées dans le vif des réponses proposées pour les affronter et les surmonter autant que possible.

En guise de préambule

Le terme « atypique » est souvent utilisé, parfois de manière abusive, par les travailleurs sociaux lorsqu’ils sont conduits à parler de leur métier.

- Est-ce une volonté de se démarquer, d’afficher une appartenance forte à la culture « originelle », issue d’une forme de militance qui s’est construite en marge, voire en butte à la société comme l’ont voulu les pionniers de l’action sociale ?

- Une réalité de parcours professionnels très spécifiques ?

Sans doute un peu les deux, cela mériterait sans doute en soi une étude approfondie sur les fondements de la culture du secteur médico-social.

Cependant, au risque de paraître céder à ce qui pourrait être compris comme un phénomène de mode, ce terme me semble être le plus approprié pour définir la démarche que j’entreprends ici : une approche, à la fois, du « dedans » et du « dehors », riche de trente-six années d’expérience dans l’éducation spécialisée.

Pour pouvoir engager plus avant ce projet d’écriture il m’a fallu en jalonner les différentes étapes et prérequis, celui-ci étant inédit pour moi.

Pour « passer le cap » trois conditions me semblaient incontournables.

Mon premier souci a été de préserver mes proches : en effet la « marge de manœuvre » est étroite dès lors qu’il s’agit d’aborder des tranches de vie personnelles qui nous convient fatalement, à un moment ou un autre, dans des champs (ou plutôt des « sables mouvants ») où les frontières de l’intimité sont omniprésentes, et le risque d’entacher la qualité des liens familiaux réel si la démarche est mal comprise.

Je me suis efforcé au cours de mon écrit, de vérifier que mon approche des différentes questions abordées soit étayée d’apports théoriques et/ou de témoignages permettant d’objectiver autant que possible mes propos ; en m’évertuant à les situer, à chaque fois, hors de tout jugement (trop) personnel., Ce principe m’accompagnera dès les premières lignes.

J’espère que cette perception, forcément subjective de notre histoire familiale, n’altérera pas nos relations fraternelles , mieux, qu’elle sera l’occasion de les nourrir et de les consolider. Le sentiment qui prédomine pour moi dès le début de ce manuscrit, est d’imaginer les réactions que l’on pourrait éprouver à sa lecture.

Le risque d’écarts de perception entre les différents membres de la fratrie est inévitable de mon point de vue, du fait de la sensibilité propre à chacun et de la façon dont les choses ont été vécues de sa place spécifique dans la sphère familiale. Il est inhérent, par ailleurs, à ce type de démarche : il convient de l’accepter et de l’assumer au départ, me semble- t-il. Aussi ce document reflète non ressenti intime, remanié, qui plus est, à l’aune de souvenirs déjà un peu lointains et, en même temps, encore très présents. Souvenirs dont ma mémoire s’est accommodée au fil du temps. Ce n’est donc pas la réalité de notre histoire dont je vais parler ici mais seulement de ma perception de celle-ci.

La seconde condition résidait dans l’idée que mon récit puisse présenter un intérêt pour d’autres familles et/ou fratries ayant également été confrontées à ce type de situation, voire pour des professionnels de l’éducation spécialisée.

La troisième condition, pourrait aussi être la première tant elle est incontournable.

Je pourrais la résumer ainsi : de quelle place je pouvais prétendre écrire sur le handicap ? Certes, je suis « fort » d’une expérience conséquente sur le sujet, mais est-ce suffisant pour prétendre être légitime dans ce projet d’écriture ?

Mes premières années d’intervention comme éducateur et les suivantes (cette période s’est étendue sur quinze ans) ont constitué le socle de ma pratique professionnelle. J’ai découvert l’accompagnement de personnes (des enfants à ce moment-là) en situation d’exclusion scolaire et de fragilité sur les plans éducatif, psychologique et plus largement de la vie sociale.

L’institution où j’avais la chance d’intervenir pour ce métier tout nouveau pour moi, était issue d’un mouvement d’enseignants qui, au sortir de la seconde guerre mondiale, avaient accueilli des enfants qui se retrouvaient orphelins et donc isolés et très fragilisés. Cette initiative s’était structurée progressivement en établissements spécialisés dans la Région Rhône-Alpes autour d’instituteurs ; auxquels se sont joints au fil des années des éducateurs puis d’autres intervenants au fur et à mesure de la professionnalisation du secteur médico-éducatif3. Ainsi des infirmières, des médecins généralistes, des médecins psychiatres, des psychologues, des rééducateurs, des assistantes sociales… ont intégré progressivement l’encadrement. Cette structure s’inspirait d’un modèle d’accompagnement que l’on pourrait qualifier de collectiviste, issu des apports d’éminents penseurs et praticiens du secteur tels que Makarenko4 où la vie communautaire était prépondérante. A cette époque les éducateurs bien qu’intéressés, au lien avec les familles n’avaient pas, au départ, la responsabilité d’être en relation directe avec elles. Celle-ci était alors dévolue à la direction de l’institution.

Au fil des années et de l’ouverture sur l’extérieur de l’établissement, celui-ci a progressivement accueilli des enfants en demi-pension, ce qui par rapport au mythe fondateur de la structure, marquait une évolution importante. J’ai eu la chance de pouvoir intervenir à ce moment-là dans ce nouveau secteur d’accompagnement. L’évolution des besoins, des attentes des familles et, en parallèle, les textes de loi qui ont alors régit le secteur médico-social, ont conduit peu à peu les établissements et dispositifs spécialisés à diversifier leur offre de service ; qui, à partir d’une prise en charge en internat, ont pu proposer d’autres manières de suivre les enfants. Sous l’impulsion forte des politiques sociales, ces nouvelles modalités d’accompagnement ont été assimilées progressivement à des prestations de service.

De manière concomitante, l’accompagnement des enfants a continué à prendre appui sur des valeurs et des pratiques institutionnelles qui avaient fait leur preuve ; tout en s’ouvrant, par ailleurs, sur une logique de suivi par projets personnalisés. Dans ce mouvement j’ai ainsi été conduit à participer à des travaux concernant un projet d’ouverture d’un Sessad5 soumis à l’association où la question du maintien au domicile devenait centrale ; avec l’intégration des enfants dans l’école de leur quartier comme principe organisateur. Les interventions des professionnels de ce service étaient alors envisagées comme décentralisées de l’établissement de rattachement qui gardait néanmoins la responsabilité globale des actions et suivis mis en place.

J’ai donc traversé cette évolution du secteur médico-social qui a entraîné des changements importants pour les établissements tant au plan de leur philosophie de départ que dans les modalités d’accompagnement des enfants. L’un des domaines les plus impactés par ces derniers s’est situé au niveau des relations avec les familles qui sont devenues dans ce « schéma » des partenaires à part entière de l’intervention éducative. La manière d’appréhender cette dimension essentielle a donc beaucoup évolué tout au long de ma présence au sein de cette structure. Ils’agissait alors de combiner en permanence les valeurs portées par l’association et l’établissement de rattachement et la nécessaire adaptation à l’évolution des besoins des enfants accueillis, dans une alchimie complexe.

Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai pris plaisir à me nourrir de mes formations diverses, de moniteur-éducateur puis d’éducateur spécialisé, enfin d’une maîtrise d’encadrement. En parallèle je participais régulièrement à des actions de formation continue et intervenais au sein de jurys dans des centres de formation d’éducateurs. Mon cursus m’a permis de côtoyer différentes populations, de connaître des formes d’organisation variées pour accompagner les personnes vulnérables. Malgré tout j’ai pu repérer des invariants dans cette diversité notamment dans le champ de ce qu’il est convenu d’appeler le travail avec les familles.

Les responsabilités que j’ai exercées, après avoir été éducateur pendant quinze ans, ont favorisé une prise de recul tout en me permettant de rester au plus près du terrain. Ma première expérience de chef de service a pris corps auprès d’enfants souffrant de déficiences intellectuelles cumulées à des difficultés psychologiques et sociales en IMP6.

Je me suis ensuite orienté, toujours dans des fonctions d’encadrement, au sein de différents types d’établissements et services de la même association au sein d’un IME7. Celui-ci accueillait des enfants, des adolescents et de jeunes adultes atteints de surdité et/ou de dysphasie8, avec des difficultés psychosociales dans certains cas. Cette expérience originale m’a ouvert à la richesse du travail pluridisciplinaire. Au-delà de ma responsabilité des équipes éducatives, j’ai été ainsi conduit à animer régulièrement des temps d’échanges conviant des professionnels aux profils et aux parcours très divers : éducateurs, enseignants spécialisés, orthophonistes, psychomotricienne, psychologue institutionnel, médecin ORL phoniatre, médecin psychiatre, assistante sociale, infirmière…un panel très complémentaire, parfois difficile à « mettre en musique », et à piloter mais très intéressant et enrichissant, dont j’ai beaucoup appris.

J’ai participé, également dans le cadre de ce poste, à des partenariats structurés en réseaux à différents niveaux : à l’échelon régional lors de rencontres inter-établissements notamment autour de la surdité, puis national. En effet, La singularité de ces handicaps spécifiques, référencés comme rares et de l’équipement géographique assez « éclaté » de ces établissements et dispositifs dédiés, impliquait des synergies caractérisées notamment par la création de centres de ressources nationaux.

Parallèlement, le directeur de notre structure (située dans le beaujolais pour la petite histoire) avait développé celle-ci bien au-delà de la fonction habituelle d’un établissement médico-social. En effet, celui-ci était devenu, en quelques années, une véritable plate-forme d’échanges de connaissances entre professionnels confrontés aux mêmes problématiques. Il avait notamment initié la tenue annuelle d’un colloque régional consacré à la dysphasie, réunissant des professionnels de terrain et des intervenants engagés dans des démarches de recherche autour de ce trouble du langage complexe et mal connu. Celui-ci pouvait avoir des conséquences très pénalisantes sur le développement des enfants, parfois tout au long de leur vie.

Ces rencontres annuelles s’étaient ritualisées d’autant plus aisément que la date correspondait à la sortie du beaujolais nouveau ; moyen mnémotechnique facile à mémoriser et propice à la convivialité qui accompagnait inévitablement les échanges, dans le souci de joindre l’utile à l’agréable. Ces journées avaient rapidement pris de l’ampleur au regard de l’émergence des besoins et elles ont assez vite pris une dimension nationale. Par ailleurs, sur cette période très riche professionnellement, j’ai eu la chance de pouvoir participer à des projets européens ; notamment autour de la question de l’intégration sociale et professionnelle des personnes sourdes et/ou malentendantes issues de structures spécialisées.

Enfin, je suis allé exercer par la suite, toujours comme responsable éducatif, au sein d’établissements pour adultes. Tout d’abord en structure d’hébergement pour travailleurs en Esat9 puis au sein d’un foyer de vie10. J’étais curieux de savoir ce qu’étaient devenus les enfants que nous avions accompagnés une fois devenus adultes. Il se trouve qu’au sein de cette association j’ai retrouvé plusieurs personnes que j’avais côtoyées voire accompagnées précédemment, ce qui s’est avéré très intéressant.

Un article de Pierre Rosanvallon11 a fini par me convaincre de me « jeter à l’eau » pour mon projet d’écriture. En effet, celui-ci évoque le délitement du lien social et le fait que « la société est devenue illisible car une partie de la population est devenue invisible ».

L’auteur explique que la transformation sociale en cours, que ce soit sur le plan relationnel (montée de l’individualisme) ou économique « a induit le fait que les parcours de vie des individus sont actuellement aussi déterminants que leur classe sociale, concept, par ailleurs, qui a un peu disparu de nos représentations et de notre langage. Toute une partie de la société n’entre pas dans le champ des discours tout faits : la recherche scientifique, la redéfinition du monde ouvrier, les gens qui veulent changer de vie… » sont quelques exemples de cette évolution sociétale.

Ce constat conduit Mr Rosanvallon à faire l’hypothèse qu’il devient urgent de partir d’une compréhension de l’autre pour comprendre ce qu’est aujourd’hui le chercheur, celui qui veut changer de vie, le jeune ouvrier.

Il part du postulat que pour faire connaître ces parcours il faut les raconter sous toutes les voies et formes possibles (romans, témoignages…) et les croiser avec les apports des sciences sociales, l’approche journalistique, pour avoir une vision ouverte de la société. L’objectif de la démarche est que les gens se reconnaissent dans les livres. L’ambition de l’auteur de l’article est double : «raconter la société dans sa diversité et permettre à chacun de partager son expérience de vie».

La lecture de cet article m’a encouragé définitivement dans l’idée de faire part de « mon histoire avec le handicap » !

Cette envie d’écrire a subitement pris la forme de l’urgence à la suite d’un évènement professionnel qui m’a renvoyé en boomerang à mon vécu personnel, le besoin de témoigner s’est alors imposé à moi comme une évidence.

Cette situation, sur laquelle je reviendrai plus loin, a fait exploser des « digues psychologiques ». Ces fameux mécanismes de défenses psychiques élaborés au fil des années, que je pensais « avoir construit » solidement pour me protéger du risque d’interférences fâcheuses, ont alors été sérieusement ébranlés…

Cet événement a littéralement déconstruit une forme d’équilibre que je pensais avoir acquis précédemment. Il m’a conduit à analyser mon ressenti alors que les choses étaient effectivement très intriquées au risque de l’enchevêtrement qui peut parfois conduire à confusion et au désordre des pensées12… lorsque le fameux « burn out »13 frappe à votre porte.

1.Pourquoi et pour qui écrire ?

(Une approche empirique au carrefour de mes mémoires)

Mon récit prend sa source dans le désir de transmettre et dans une recherche de sens partagé.

J’ai voulu rendre compte aussi des impasses et parfois des difficultés, voire des souffrances auxquelles ces situations peuvent conduire lorsqu’elles se mêlent et s’entremêlent... Il m’a été donné de côtoyer le handicap à des places, dans des statuts et des rôles différents. Ainsi, j’ai pu identifier, notamment, les effets de ce traumatisme au niveau de la fratrie. Par ailleurs, j’ai pu appréhender les apports de cette expérience personnelle dans la perception de la difficulté à être parent (au sens large du terme) d’un enfant handicapé. Et repérer également les liens et les similitudes qui peuvent être extrapolés de ces différentes histoires lorsque l’on exerce des métiers de l’éducation spécialisée.

Ma démarche a aussi pour objet d’illustrer les traumatismes induits par cette situation où la personne vulnérable devient le socle de la dynamique familiale, tout en laissant chacun dans une immense solitude qui attaque et morcelle le lien au sein de la fratrie et entre celle-ci et les parents. Elle m’a permis également d’identifier les forces et les bénéfices retirés de cette situation. Enfin, ce témoignage a pour but de faire partager les difficultés que cette double expérience peut générer pour les professionnels concernés, au-delà de leur métier, dans ses effets sur leur vie personnelle. Car on peut se laisser griser par cette situation où s’invitent des évènements antérieurs de sa vie intime, se nourrir des événements vécus mais on peut aussi s’y brûler les ailes. Aussi, sans vouloir généraliser trop facilement les choses à partir d’une réflexion forcément unique, je voudrais favoriser une prise de conscience sur les risques du métier. Ces derniers sont certes inhérents à la fonction éducative au regard de la charge mentale engagée quotidiennement, mais ils sont fortement majorés lorsque l’on a déjà traversé cette situation traumatique dans sa vie privée.

L’aventure dans laquelle je me suis lancé en écrivant ce document implique, en amont, la prise en compte de différents aspects, je veux parler ici, plus particulièrement, de ceux en lien avec la place de la mémoire. Cette démarche prend appui sur mes propres souvenirs, ou plutôt sur « mes » mémoires puisque qu’il y a forcément un écart entre ce qu’on a réellement vécu, et ce que son imaginaire « en a fait ». Cette « retranscription» des évènements se réalise donc forcément, comme le souligne très justement Boris Cyrulnik14, dans le sens de ce qu’il nous plaît de penser (D’ailleurs ne dit-on pas qu’avec le temps seuls les meilleurs souvenirs demeurent ?). Notre mémoire « s’arrange » avec la réalité pour la rendre acceptable à nos propres yeux en quelque sorte.

Cette dimension est sans doute majorée par la question du handicap, avec tout ce qu’il implique d’oublis, d’impasses, de fragmentation de l’histoire, de dénis, perdus au milieu de souvenirs éparpillés dans la mémoire émotionnelle, qui vont forcément manquer au récit et devoir être devinés, revisités, transformés consciemment ou pas, et reconstruits pour les rendre « cohérents », du moins en apparence. Ainsi Boris Cyrulnik explique « qu’il existe une mémoire autobiographique, qui est la représentation et le récit intime que l’on se fait de soi-même ».

Cet écrit pourrait s’apparenter à un travail d’archéologue où il s’agirait de retrouver les galeries souterraines de mon vécu psychique.

Elle s’organise et se structure principalement à partir de deux niveaux :

Sur un plan personnel, il s’est agi tout d’abord de retrouver ces différents fragments de vie de mon histoire, de les rassembler, puis de les assembler pour enfin les remanier et essayer de les rendre « acceptables » et transmissibles. Pour cela il m’a fallu accéder aux mots qui me permettraient de dénouer, fusse dans l’après-coup, les difficultés que j’ai pu vivre en aspirant à y donner du sens. Vous l’aurez deviné, ce livre recouvre très clairement des aspirations à visée thérapeutique qui ne sont pas subliminales.

Avec mon regard davantage orienté du côté professionnel, j’ai formé le vœu que ma démarche pourrait modestement contribuer à enrichir la pensée autour de cette question complexe. Parallèlement, elle a pris corps sur l’idée de pouvoir sortir un peu de la co-errance de nos histoires singulières autour du handicap dont on pourrait extraire du commun partageable voire une forme de cohérence. Pour cela la métaphore de l’archéologie, comme je l’ai proposé plus haut, me paraît bien correspondre à ma démarche : comme le lecteur, je ne savais pas, au départ, ce que j’allais (re)trouver dans ce travail de recherche très spécifique, à la fois alimenté d’exploration d’écrits trouvés sur le sujet et d’une forme d’introspection éclairée. Comme lorsque l’on pénètre dans une galerie souterraine cette approche allait forcément me conduire à des impasses ou à d’autres connexions avec des portes d’entrée multiples... et d’autres inaccessibles, du moins au premier abord.

Enfin j’ai caressé l’espoir au travers de ce projet d’écriture que ces regards croisés allaient me permettre «D’élargir la question », de ne pas me focaliser sur mon prétendu « savoir affectif », mon vécu, comme on dit souvent dans le jargon médico-social ; mais, au contraire, d’ouvrir d’autres champs de réflexion.

C’est en tout cas le voyage initiatique auquel je vous invite à me suivre dans ce document.

2. Un témoignage aux frontières de l’intime

« Le rivage est plus sûr, mais j’aime me battre avec les flots ». Emily Dickinson15

J’ai appris, au hasard de mes lectures, que des fratries commençaient à se faire entendre, que des ouvrages avaient été écrits pour parler des difficultés générées par le handicap au sein de la cellule familiale, au-delà de celle des parents.

Contrairement à ce que des témoignages très médiatisés essaient souvent de nous donner à penser, la vie avec une personne handicapée n’est pas toujours joyeuse bien que riche d’échanges qui nous font grandir et nous enrichissent toute la vie.

Malgré tout j’ai plus souvent lu la contrariété voire la tristesse que la joie et la fierté dans les yeux de mes parents étant enfant, lorsqu’il s’agissait d’évoquer la vie avec ma sœur malgré leurs efforts pour n’en rien laisser paraître. Cette question était le plus souvent abordée avec beaucoup de retenue et de pudeur. Par ailleurs, l’éducation de mes parents les conduisait à ne jamais se plaindre. Cette caractéristique, qu’ils nous ont transmise, les incitait à survaloriser les autres aspects de la vie, à les sublimer en quelque sorte, sans doute pour masquer un peu l’irréductible blessure, j’y reviendrai plus loin. Cette blessure insidieuse qui « s’organise » comme elle peut au sein de la famille, brouille tous les repères dans les places et les rôles jusqu’à l’identité de chacun.La manière dont les choses sont vécues dépend très certainement, pour unepart, du milieuculturel, de la manière dont les choses sont parlées dans la famille. Elle dépend aussi sans doute du niveau de gravité du handicap et de la sensibilité émotionnelle de chaque membre du groupe familial. Mais, au-delà de tout cela, cette situation nous convoque aux confins de l’humain, de notre propre représentation de l’homme et de nous-mêmes, y compris dans la perception de notre propre identité et de notre finitude.

Car il est fondamental pour se construire de pouvoir s’appuyer sur un égo suffisamment fort et des «alter-ego». La question du handicap nous convoque justement à cette articulation du commun et du différent. Elle vient percuter de plein fouet la construction d’une identité en élaboration. Nous avons tous besoin du regard de l’autre pour nous construire. La relation à un frère ou à une sœur handicapée vient cristalliser un risque de déshumanisation, en tout cas perçu comme tel. Comme le dit très justement Pierre Bonjour « on ne peut pas conserver une relation satisfaisante à soi-même sans investissements objectaux, sans investir l’autre et en être investi, sans se sentir aimant ou capable d’aimer et aimé ou capable d’être aimé »16 . La relation au parent handicapé vient sidérer cette possibilité d’une relation en « miroir ».

3.Double peine

« Les blessures de l’existence sont incurables, on ne cesse de les décrire dans l’espoir de parvenir à bâtir une histoire qui en rende compte. ». Elena Ferrante17

Perdre une fille de 38 ans est d’une intensité dramatique innommable, le handicap ajoutant du drame au drame…

Le départ de ma sœur a eu un effet de sidération supplémentaire, qui s’est ajouté à celui de l’annonce initiale de son handicap et au vécu compliqué au sein de notre famille. Il est devenu progressivement un « sujet tabou » comme on le dit communément. Pour ma part je l’assimilerais plutôt à une forme de secret de famille au sens où l’évoque Serge Tisseron. Pour lui : «un secret de famille n'est pas seulement quelque chose que l'on ne dit pas, puisque nous ne disons bien entendu pas tout et à tout moment. Il porte à la fois sur un contenu qui est caché (ou très peu évoqué) et sur un interdit de dire et même de comprendre qu'il puisse y avoir, dans la sphère familiale des aspects qui fassent l’objet de secrets. Ces derniers, selon lui, sont en fait organisés autour de traumatismes vécus par une génération et incomplètement symbolisés par elle. Il peut s'agir de traumatismes privés, comme un deuil, mais aussi collectifs comme une guerre ou une catastrophe naturelle. »18

On comprend dès lors d’autant plus que les générations suivantes puissent rencontrer des difficultés à s’approprier les éléments qui constituent cette histoire fragmentée et à les relier dans une possible mise en sens.

C’est là que s’est creusée en moi cette blessure insidieuse, de celles qui ne s’ouvrent que plus tard, et nous font nous demander comment continuer après avoir connu ça. C’est la raison principale qui m’a conduit à cet effort d’écriture, parfois de manière compulsive, pour exorciser les démons du passé dans une démarche que l’on pourrait qualifier de cathartique19. Dans un mouvement pulsionnel qui visait sans doute à me libérer psychiquement du traumatisme vécu et resté latent.

Le handicap brouille toutes les lignes de ce qui fait notre rapport à l’humanité, de ce qui construit et façonne notre rapport à la vie et conditionne fortement la manière dont nous sommes devenus adultes. Ma sœur était une «femme-enfant», en tout cas vécue comme telle par mes parents, et un peu aussi par les autres enfants, de mon point de vue. Ils étaient englués (comme la plupart des parents d’enfants handicapés) dans la représentation de son statut infantile. Tout se passait comme si c’était notre fratrie qui les aidait à prendre du recul, à retrouver une énergie intacte à notre contact et jouait le rôle de tiers dans cette relation fusionnelle et obsédante. Mon père, les dernières années, ne supportait plus les crises de