Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait : "Je viens de passer quinze jours au bord de la mer : je ne les regrette certainement pas ; pendant ce temps-là on a beaucoup parlé de la fusion sous toutes les formes, peut-être même s'est-on un peu trop emballé ( style de sportman) sur cette question, dont je voudrais, on le sait depuis longtemps, voir la solution définitive."
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 455
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Je viens de passer quinze jours au bord de la mer : je ne les regrette certainement pas ; pendant ce temps-là on a beaucoup parlé de la fusion sous toutes les formes, peut-être même s’est-on un peu trop emballé (style de sportman) sur cette question, dont je voudrais, on le sait depuis longtemps, voir la solution définitive.
Nos lecteurs pensent bien que, pour avoir quitté le Figaro pendant quelques jours, j’ai été loin de l’abandonner et que je n’ai pas cessé de veiller à ce qu’il ne se départît pas de la réserve que lui imposent les évènements.
J’ai toujours pensé qu’en les voyant de loin on saisissait mieux l’ensemble des choses, et je ne crois pas m’être encore trompé cette fois-ci. La précipitation est toujours dangereuse, surtout en politique, et mon humble avis est qu’il y a encore trop d’épurations à faire, de gredins à punir, de préfets et de sous-préfets à remiser, pour que le moment de recevoir le souverain soit venu. Attendons que le fruit déjà blet de la République soit tout à fait pourri, et ne cherchons pas à cueillir celui de la Monarchie avant qu’il soit tout à fait mûr.
Pour utiliser mes loisirs, j’avais emporté en voyage quelques notes de mes Mémoires, que je viens de mettre en ordre ou à peu près. Je profite du moment où la Chambre, où les tribunaux prennent leurs vacances, pour publier ces quelques chapitres, dont tout le mérite est de rassembler un certain nombre d’anecdotes de jeu, éparses dans mes souvenirs.
Malheureusement pour moi, je ne suis pas fait d’aujourd’hui, et je sais que ces histoires de jeu n’intéressent guère que ceux qui jouent ou qui ont joué ; comme je suis de ces derniers, j’espère que l’on constatera que je ne parle que de ce que j’ai vu de mes yeux, et que ce que j’avancerai aura du moins le mérite de la sincérité. En tout cas, j’abuserai le moins possible de la patience de mes lecteurs, que je prie d’avance d’excuser les fautes de l’auteur. Suis-je pardonné ? – Oui. – Je commence.
H. DE VlLLEMESSANT.
Paris, 25 août 1873.
Tout d’abord je dois avouer que pour parler jeu comme je vais le faire, il est indispensable d’avoir été très joueur. En tout cas, mieux vaut la passion du jeu qu’une autre, l’ivrognerie par exemple. L’homme qui boit, à quelque classe qu’il appartienne, est toujours un objet de dégoût, qu’il ait le vin gai ou triste, tandis que le joueur, s’il est parfois maussade quand il perd, est généralement un homme fort aimable, surtout les jours où il a gagné.
Bien que le jeu n’ait jamais été très en faveur dans ma jeunesse et qu’on eût fait passer en proverbe cette appréciation que j’espère fausse : tous joueurs, tous voleurs, et que Trente ans ou la vie d’un joueur eût montré que le jeu pouvait mener au crime, j’aimais le jeu à la folie, et tous ceux qui me connaissent savent cependant que je n’étais pas encouragé par la chance, car j’étais un joueur malheureux.
À tout il y a un commencement ; tout petit, je jouais au bouchon ; je suis convaincu que si je n’avais jamais joué que ce jeu-là, j’aurais fait une excellente affaire ; j’avais même acquis un talent hors ligne à cet exercice, et l’on peut demander à mes jeunes camarades de cette époque s’il ne se produisait pas une véritable émotion sur la terrasse de l’Évêché, à Blois, lorsque j’arrivais à l’heure du jeu.
– Cela va marcher ! – disaient les autres bambins.
Et effectivement cela marchait.
Quelques détails sur la façon dont j’étais armé pour le combat.
J’avais deux pièces dans ma poche ; une pièce de pique et une pièce de coule ; la pièce de pique, grosse pièce de deux sous, me servait à prendre place derrière le bouchon ; je l’avais confectionnée moi-même avec amour ; j’avais commencé par l’aplatir sur la tranche et je l’avais capitonnée d’un petit sou placé au milieu pour lui donner plus de poids, puis je l’avais dentelée avec une lime et façonnée en sorte qu’elle fût bien en main ; quant à la pièce de coule, je l’avais frottée, usée à la meule et rendue douce comme du satin.
À la suite de quels embarras d’argent me suis-je séparé de ces objets d’art, je ne m’en souviens pas.
Mais, ce que sais, c’est que je donnerais beaucoup aujourd’hui pour les retrouver, surtout si avec eux on me rapportait le plaisir que j’avais à m’en servir.
Quand il s’agissait de lancer la pièce de pique, je la jetais de haut, en lui faisant décrire un arc, la soutenant de la main jusqu’au dernier moment où elle touchait encore mes doigts ; lorsqu’il fallait jouer ensuite ma pièce de coule, je me baissais jusqu’à terre (ce qui m’embêterait bien maintenant), je mettais ma pièce à plat dans ma main ; je la laissais couler, rasant la terre de l’épaisseur d’un cheveu, et je coupais le bouchon, dans le pied, sans l’entraîner.
Pour bien se faire une idée de la façon dont le bouchon était coupé, il faut se rappeler l’anecdote de ce bourreau arabe menacé d’être exécuté à la place du patient, s’il ne lui tranchait pas la tête d’un seul coup. Tous les juges étaient assemblés ; l’exécuteur tire son yatagan, l’élève au-dessus de sa tête, fait un mouvement ; un éclair illumine le cercle qu’il vient de tracer dans les airs. Mais le patient a toujours sa tête sur ses épaules.
– Tu l’as manqué, dit le plus vieux des juges, tu vas mourir !
– Pardon ! réplique poliment l’exécuteur en tirant une tabatière de sa poche, veuillez offrir une prise au condamné.
Le vieillard se lève, ouvre la tabatière et porte une prise sous le nez du patient, celui-ci l’aspire avec délices, ses traits se contractent, il va éternuer, il éternue en effet, mais si fort qu’il éternue sa tête. Elle avait été coupée si instantanément, si proprement et avec une telle violence, qu’elle était restée sur place – tout comme le bouchon dont je viens de vous entretenir.
Pour être juste, je dois dire que certains de mes camarades, que je citerais au besoin, et qui sont maintenant magistrats, directeurs des domaines ou des contributions, généraux, gros industriels, étaient de rudes adversaires, défendant crânement leurs droits, et que quand il fallait piger avec des pailles la distance du bouchon aux pièces jetées, il s’élevait de sérieuses discussions, invariablement suivies de taloches.
Plus tard, je délaissais le bouchon pour le râpeau – jeu plus noble ; c’est une sorte de cylindre de roulette, creusé de trous peints en jaune, bleu, rouge, vert ou blanc, et dans lequel on lance, à l’aide d’un ressort, une bille qui, tombant dans tel ou tel trou, fait perdre ou gagner le joueur. Ceux qui ont un peu pratiqué les fêtes communales, les foires de village et qui aiment les macarons, savent bien ce que je veux dire.
Nous nous réunissions dans le jardin d’une maison qui appartenait à notre ami Blanchon ; nous faisions de la toilette pour nous rendre à ces réunions, et nous mettions des cravates blanches, tout comme s’il se fût agi d’aller en soirée chez M. de Villèle, alors, ou chez M. de Broglie maintenant. Et comme les vocations se trahissent dès l’enfance, Blanchon, devenu banquier depuis, s’était occupé d’instinct de la partie financière, que je me chargeais de critiquer comme apprenti journaliste.
Nous ne payions pas de droit au gouvernement, mais le futur financier prélevait sur chaque coup de gain un impôt de un ou deux sous, qui servaient vers la fin de la saison à l’acquisition de galettes, de marrons et de vin blanc ! Souche, homme d’ordre, qui en ce moment occupe les fonctions de surveillant au Figaro, épluchait les comptes, avec une certaine acrimonie, je dois le dire.
On ne s’arrête pas sur la pente du mal ; le râpeau perdit bientôt son attrait ; nous avions seize ou dix-sept ans, le café nous eut bien vite attirés ; nous nous mîmes à jouer la poule à six sous ; aux grands jours on la jouait à dix sous ; on disait dans la ville que le tapis du billard était littéralement couvert d’argent.
Les cartes vinrent bientôt, nous jouâmes la bouillotte ; parmi les nôtres étaient de Lignières, qui doit être général maintenant, Lamothe-Rouge, frère du général de ce nom, Lebarbier de Tinant, tous gens qui depuis ont su faire leur chemin.
Peu à peu le jeu était devenu plus important, on se cavait de cinq francs et même de dix francs. Aussi disait-on que, pour jouer à la bouillotte, nous mettions des masques, afin qu’on ne pût pas voir nos émotions.
Il y avait à cette époque à Blois un brave capitaine de recrutement, du nom de Lajousse ; c’était un beau vieillard, pourvu de trente-deux dents blanches comme du lait, Italien naturalisé et prononçant le français comme l’impresario de l’Ambassadrice ; il se plaisait beaucoup avec nous et était joueur comme jamais personne ne l’a été.
Comme bien d’autres, il aimait surtout a gagner. La veine le mettait en belle humeur ; quand il avait fait quelque beau coup à la poule, il nous regardait d’un air guoguenard, et posant sa queue sur le billard, il nous racontait quelque anecdote gouailleuse ou nous faisait des citations dans le goût de celle-ci : – À la mort qu’on amène mon fils ! – À force de poison, Mithridate périt ! – Ou bien il regardait sa bille, et, rayonnant de plaisir, il commençait invariablement son chant de triomphe par cette phrase : – Mon père me disait : Petit ! si jamais tu te trouves devant une bille bien pleine, comme celle-là, ne la manque pas, prends ton temps, mouche-toi, mon ami !… Puis, impitoyable dans la victoire, il disait au garçon : – Allez chercher au corbillard de première classe pour monsieur !
Quand il perdait, par exemple, il devenait moins folichon ; ce n’était pas sa faute. Il cherchait, trouvait ou inventait des prétextes, mais ne s’avouait jamais vaincu comme tout le monde. Il querellait le garçon de café (un gamin d’une quinzaine d’années).
Comme celui-ci n’osait pas déranger le capitaine pendant qu’il jouait pour lui servir son café, il avait l’habitude de le porter tout au bout de la salle.
Le capitaine alors s’avançait vers lui et lui disait, en lui prenant les épaules et en lui faisant faire à petits pas le tour du billard :
– C’est cela, promène-toi bien ! tu te crois dans la galerie Véro-Dodat, n’est-ce pas ? Promène-toi bien !… Seulement, si tu recommences, je te tirerai les oreilles ; retiens bien ce que je te dis !
Il fallait bien pourtant que le service se fît ; au bout de quelques minutes, le gamin reparaissait, mais timidement, sur la pointe du pied, et, hésitant à franchir le terrible capitaine Lajousse, il lui laissait donner son coup de queue de billard.
– Ah çà ! s’écriait celui-ci, s’il avait mal joué, tu as donc une subvention de ces messieurs pour me faire perdre !… Je te sens là ! planté derrière moi ! Ah si je te rattrape !
Quant à nous, fort égayés par ces colères, nous feignions de nous emporter comme lui dès que nous avions manqué un coup.
Mais, sensible seulement à ses malheurs personnels, le capitaine Lajousse ne voulait pas admettre nos imprécations ; il se plaignait du manque de respect, et nous criait de toutes ses forces :
– Mes jeunes messieurs, vous oubliez mes cheveux blancs !
Ce qui ne l’empêchait pas d’être le meilleur homme du monde, et très aimé par nous tous.
J’étais certain de le mettre en fureur, quand, jouant à l’écarté avec lui, je marquais le roi, et, au lieu de l’annoncer, je le lui signalais en mettant ma langue au palais et en imitant le bruit que fait un cocher qui excite ses chevaux.
– Une autre fois, me disait-il, je ne regarderai pas le roi comme annoncé !
– Vous avez parfaitement raison ! lui répondais-je tout en jouant, et quand le roi se présentait de nouveau, je recommençais mon clapotement de langue, en le faisant suivre immédiatement des deux mots sacramentels : le Roi !
Le capitaine Lajousse était d’autant plus furieux qu’il n’avait plus rien à dire.
Dès que je lui avais gagné deux pièces de cinq francs, je me levais en disant : Capitaine, je fais un remarquable charlemagne !
– Mon cher monsieur, me répondait-il avec aigreur, si vous aviez besoin de dix francs pour manger, il valait mieux me le dire ; c’est une leçon pour moi ; une autre fois, je me garderai bien de jouer avec vous ! Si vous me proposiez, je refuserais ; j’aime à faire ma partie avec des gens bien élevés !
Ce qui ajoutait au comique de ces reproches, c’est qu’ils étaient formulés en français mâtiné d’italien.
Je me gardais bien d’avoir l’air d’être froissé de ses récriminations, et j’allais à l’autre bout du café causer avec quelques amis.
Un quart d’heure après, je revenais du côté du capitaine, et je disais d’un air indifférent :
– Qui est-ce qui veut jouer cinq francs avec moi ?
– Moi, monsieur ! répondait immédiatement M. Lajousse.
Le capitaine se mettait souvent en voyage pour venir jouer à Paris. Un beau matin on le voyait arriver avec de grandes guêtres, une casquette de drap gris à soufflet, tenant sa valise et son sac de nuit. Nous savions ce que cela signifiait, et c’était à qui lui cacherait ses bagages pour lui faire manquer l’heure du départ.
– Vous ne partirez pas ! lui disions-nous ; vous ne pouvez pas nous abandonner ainsi ?
– Vous croyez que je ne partirai pas, mes jeunes drôles ? Eh bien ! c’est ce qui vous trompe ; je vais à Paris, ce qui vous empêchera de gagner pendant quelques jours l’argent de votre victime.
– Voulez-vous faire une poule avec nous ? lui demandait-on à brûle-pourpoint.
– Non, mes enfants, quand le capitaine Lajousse dit qu’il part, il part !
On avait l’air de se contenter de cette réponse, et l’on mettait la poule en train. C’était si dur pour lui de regarder jouer en se croisant les bras, qu’au bout de dix minutes il donnait sa mise.
Tout à coup on venait annoncer que la diligence était prête à partir. Il regardait alors à sa montre et s’accordait encore un instant ; cet instant était vite passé, impossible d’abandonner une partie entamée.
– Je partirai ce soir ! criait M. Lajousse au garçon, et le soir il faisait comme le matin et restait avec nous. Nous l’avons, un jour et une nuit durant, forcé à rester à jouer en tenue de voyageur, sans qu’on pût l’arracher du billard ou de l’écarté.
Sa manie était de vouloir donner des avis aux joueurs, et si on lui faisait quelques observations, de répondre : On peut bien conseiller les gens quand on a perdu comme moi 300 000 francs ! À quoi je lui répondais avec non moins de logique : Mais pardon, capitaine, si vous avez perdu 300 000 francs, cela prouve que vous ne saviez pas jouer !
C’était du reste le meilleur homme du monde, et je n’oublierai jamais le service qu’il a voulu me rendre.
J’avais l’habitude de vivre avec les officiers ; je les adorais tous, grands ou petits, gras ou maigres ; l’uniforme était tout à mes yeux ; donner le bras à un officier, en ayant bien soin de passer par la Grande-Rue, était pour moi le comble du bonheur, et quand mes dix-sept ans sonnèrent, je n’eus qu’une idée : me faire militaire. Je ne savais pas au juste comment m’y prendre, et je vins un beau matin chez M. Lajousse.
– Capitaine, lui dis-je, je voudrais bien entrer au service ?
– Vous ! me répondit-il en me regardant d’un air goguenard.
Puis il se leva, et, me mettant avec commisération une main à plat sur chaque oreille, il me conduisit bien doucement devant une glace :
– Voyez quelle belle mine vous avez avec votre figure pâle, et vos grands cheveux qui vous tombent sur le cou ! Êtes-vous assez bien planté pour faire un militaire ? dit-il en haussant les épaules, êtes-vous assez maigre ? Quel joli soldat ! Allons, contentez-vous de me gagner mon argent au jeu et filez plus vite que cela ! Je vais vous retrouver au café d’Angleterre.
Je me retirai, et c’est à cette visite que se borna ma carrière militaire.
À quoi tient la destinée ! Sans ce brave homme, je serais peut-être général ou maréchal aujourd’hui, et je me trouverais peut-être en position de mettre mon roi sur le trône. Ce qui me console, c’est qu’il y viendra bien sans moi !
Encore un petit préambule avant d’entamer le second chapitre de cette nouvelle série de mes Mémoires.
On sait quel bruit a fait la fusion pendant le mois qui vient de s’écouler ; durant les quelques jours de vacances que je me suis accordés (ce dont je me sais un gré infini), j’ai reçu une multitude de lettres dans lesquelles mes correspondants me blâmaient de ne m’être pas montré suffisamment chaud en cette circonstance.
J’ai été fort étonné de ces reproches, moi qui, jusqu’ici, m’étais cru plus royaliste que quiconque, royaliste à ce point que je crois l’être un peu plus que mon roi lui-même ; car, soit dit entre nous, si j’avais l’honneur d’être Mgr le comte de Chambord, il me semble que, moins scrupuleux que lui, il y a longtemps que j’aurais fait mon entrée dans Paris.
Au surplus, ce que je puis affirmer à ceux qui pourraient croire que mes convictions se sont refroidies, c’est que si jamais Mgr le comte de Chambord me faisait l’honneur de penser que mon journal pût lui être bon à quelque chose, je serais plus que jamais heureux de diriger une feuille de l’importance du Figaro, dont je m’empresserais de faire, s’il le fallait, quatre éditions par jour, au service des principes que je défends depuis que je suis au monde.
Il est donc impossible de douter de bonne foi de mes convictions, et c’est parce qu’elles sont sincères et raisonnées que je n’ai pas suivi la foule des enthousiastes qui ont poussé des cris de victoire au seul mot de fusion. Voyez ce qui se passe maintenant. Chacun s’est jeté sur le discours de M. de Broglie, et, désireux d’y trouver sa nuance favorite, s’est écrié suivant ses sympathies, comme dans l’Habit d’Arlequin de Florian :
« Il est rouge, il est vert, il est jaune, morbleu ! »
Pour moi, je l’ai lu sans idée préconçue, et je le déclare juste en tous points.
Je comprends que quelques personnes m’aient trouvé peu empressé, mais j’avoue que le système présent ne me gêne point et que je ne vois aucun inconvénient à ce qu’il se prolonge encore. Tous les jours on arrête quelque gredin qui, s’il n’est pas condamné comme républicain communard, l’est comme escroc ou voleur. Laissons faire, laissons nettoyer et attendons.
Un dernier mot :
On se plaint souvent de ne trouver que fort peu de préfets et de sous-préfets à la hauteur de leurs fonctions. L’ordre civil est, paraît-il, à peu près épuisé d’hommes de volonté et d’énergie. Pourquoi, puisque la province adopte généralement ce que Paris a de bon (je ne parle pas des républiques), puisqu’elle fait des squares, des quartiers nouveaux à l’instar de la capitale, pourquoi, dis-je, ne serait-elle pas administrée comme nous le sommes nous-mêmes, c’est-à-dire militairement.
Certes il y a suffisamment de gens intelligents dans l’armée (quoi qu’en disent les rouges) pour y trouver des préfets pour tous nos départements. Au moins serions-nous sûrs d’avoir toujours ainsi des hommes dévoués, honnêtes, d’un courage et d’une fermeté à toute épreuve, et qui, si la Chambre décidait un jour que le Roi doive venir, sauraient faire respecter partout l’ordre et la volonté nationale.
Qu’on me permette maintenant de passer en revue quelques types de joueurs que j’ai été à même d’observer.
Je n’inventerai rien, je ne ferai que me souvenir.
Tout le monde a connu à Rennes un vieux joueur, – M. Hennequin, qui s’était fait une réputation dans cette ville, rien que pour avoir mangé, ou à peu près, un valet de pique. – Voici dans quelles circonstances :
On jouait l’impériale au café de Bretagne ; les joueurs étaient nombreux ; chacun rentrait à son tour.
Comme la déveine était grande d’un côté – celui où se trouvait M. Hennequin – on fit tenir les cartes par un débutant. Il s’en acquittait médiocrement, je dois le dire, quoiqu’il fit de son mieux et qu’il s’efforçât, – dans la crainte de l’apoplexie apparemment, – de remettre sur leur jambes les figures qui avaient la tête en bas ; car les cartes à deux têtes n’existaient pas à cette époque.
Je vois encore M. Hennequin – le héros de cette histoire, avec son nez format Dupin. – Intéressé dans la partie qui se jouait, tout naturellement il conseillait l’adolescent, plein de bon vouloir et d’inexpérience, derrière lequel il s’était placé.
Celui-ci avait dans la main trente à pique : dame, valet, et dix.
L’adversaire joue le roi de pique. M. Hennequin fait signe à son partner de lâcher le valet, afin d’engager l’adversaire à continuer dans la couleur, en voyant tomber une grosse carte. – Peine perdue ! Élevé dans le respect des cartes à figures, le bon jeune homme ne veut pas consentir à se défaire d’un valet tout flambant neuf. Il jette son dix.
L’adversaire, naturellement, change de couleur, et à la fin le tout se liquide par une levée de moins qui fait perdre la partie.
M. Hennequin n’avait pas soufflé mot, en dépit de cette désobéissance et de cette maladresse. Mais le coup terminé, il se tourna du côté du jeune homme.
– Combien jouiez-vous, monsieur ?
– Cinq francs, fait le jeune homme en s’inclinant.
– Eh bien ! moi, monsieur, j’en jouais cent, et vous venez de me les faire perdre.
– Monsieur, balbutie l’innocent, je ne savais pas…
– Eh ! parbleu, monsieur, il est inutile de me le dire, je vois bien que vous ne savez pas jouer ; mais, dans ce cas, on ne vient pas s’asseoir à une table de jeu.
Puis, élevant la voix et se grisant de sa colère :
– Vous tenez vos cartes comme des contrevents, vous n’écoutez rien !… – Puisque je vous disais de donner votre valet de pique, il fallait le donner ! – Vous y teniez donc bien à votre valet de pique ? – Puis, se montant à mesure qu’il parlait : – Vous, vouliez donc le garder pour le placer sur votre étagère, – votre valet de pique ? – Vous en faites donc collection ?
À ce moment, M. Hennequin, suffoquant de colère, ramasse sur le tapis l’infortuné valet, – cause innocente de tout ce bruit, – le pelotonne dans sa main, et montrant la carte roulée au joueur qui ne savait où se fourrer :
– Moi, monsieur, je me fiche pas mal d’un valet de pique ! – Et je vais vous montrer le cas que je fais – d’un valet de pique ! – Tenez ! – tenez ! – tenez !
Et après avoir plié, broyé la carte avec ses dents, M. Hennequin voulut l’avaler. Son gosier, contracté par la fureur, s’y refusa. On lui ingurgita un verre d’eau. – Il était grand temps, car, un instant plus tard, il eût étouffé.
Il faut avoir été joueur pour savoir jusqu’où l’homme, et celui-là même qui se dit libre-penseur, peut pousser la superstition.
Ce qui est pour moi un objet continuel de surprise et d’amusement chez les joueurs, c’est la confiance absolue qu’ils ont dans des fétiches créés par leur imagination maniaque. J’ai observé ceci, par exemple, chez M. Villemain, le frère de l’ancien ministre :
Un jour qu’il jouait à la bouillotte et disait – « Je fais cent francs ! » « Tout ! » répondit un des partners. – M. Villemain appela un des garçons et lui demanda un pain à cacheter vert.
Le garçon apporta le pain à cacheter demandé. M. Villemain se leva lentement, prit le siège sur lequel il était assis, le retourna avec un sérieux imperturbable, fixa au milieu son fétiche avec un peu de salive, se rassit gravement et dit : « Je tiens le coup ! »
Je connaissais un garçon d’esprit, M ; D…, qui s’est jeté à corps perdu dans la finance, et qui habitait la maison Millaud. J’oserais même assurer que le choix de cet appartement était le fétiche du locataire.
En ce temps-là, – dans un passé déjà loin de nous, – lorsqu’il arrivait à M. D… de faire sa partie, rue Rossini, où il opérait sur des différences de 20 à 25 francs (il jouait en amateur, mais sans y mettre de la passion), je l’ai vu placer devant lui un cloporte.
Il le tirait d’un étui en coco sculpté, ouvrage de patience, qui, pour avoir une vertu souveraine, devait être l’œuvre d’un forçat ayant passé huit années au bagne pour le moins.
S’il arrivait, par aventure, que D… eût oublié son précieux talisman à la maison, l’heure avancée, la pluie, la grêle ou le tonnerre, rien n’aurait pu le retenir ou l’empêcher de retourner chez lui pour se munir de l’étui et de l’insecte.
Mais de tous les amateurs de fétiches, celui qui possédait la plus complète, la plus variée des collections, c’est sans contredit C… Le vaudevilliste C… était l’homme aux pronostics, aux pressentiments, aux théories sur la manière de jouer le coup décisif qui devait conjurer une veine contraire. Il était persuadé, entre autres superstitions, que la dernière pièce porte toujours bonheur. Au moment de mettre le pied dans un salon où l’on jouait, il ne manquait jamais de se cacher – à lui-même – ce dernier écu dans le gouffre d’une poche qu’il était bien décidé à oublier, – comme le reste. – Puis, quand il avait tout perdu, – excepté la pièce-fétiche, bien entendu, – il prenait son paletot, son cache-nez, son parapluie et il ouvrait la porte.
Déjà sa jambe droite en avait franchi le seuil, lorsque sa main, entrée comme par mégarde, quoique avec un peu d’effort, dans la poche de son gousset de montre, rencontrait la pièce dont il s’était promis de ne soupçonner l’existence qu’en cas de déveine.
– Quel singulier hasard ! s’écriait-il, en retournant sa poche ; je ne me trompe pas, au moins ? Est-ce bien un louis ?… Parbleu ! oui, c’en est un… Il faut que ce soit le hasard qui l’ait placé là !
C… revenait alors sur ses pas ; il déposait son parapluie, déroulait son cache-nez, quittait son paletot, jetait la pièce sur le tapis – et… la perdait.
Une chose digne de remarque chez les joueurs, c’est que le thermomètre de leur humeur, selon que la veine monte ou descend, redescend ou remonte encore.
L…, également vaudevilliste, était un exemple de ces brusques variations du caractère chez un homme sociable, s’il en fût. L… était charmant, bien élevé, d’une gaieté intarissable, d’un esprit toujours prêt à la riposte. Il arrivait au cercle la physionomie souriante, la main tendue, le sourire accueillant. Vous vous trouviez sur son passage :
– Bonjour, ça va bien ?
– Bonjour, ma vieille, et toi ?….
L… s’asseyait, il jouait, il perdait trois francs : il ne vous tutoyait plus. – Il en perdait six : il vous appelait môssieur. – Il en perdait dix : « Dévalisez-moi ! voulez-vous mes bottes, messieurs ? » s’écriait-il en vous regardant avec colère.
Je voyais quelquefois dans ma jeunesse un ancien garde du corps, M. de Saint-P… Sa passion était le trente-et-quarante. Vous le rencontriez à midi, au moment où il partait pour tenter la fortune. Il avait le regard conquérant, la démarche assurée, le geste dominateur, et il vous disait invariablement en passant sa main sur sa grosse moustache : – Je vais flanquer une leçon au sieur Benazet aujourd’hui, mais une leçon dont il se souviendra longtemps, je vous en donne ma parole !
M. de Saint-P… ne manquait jamais de sortir de Frascati entièrement liquidé.
Il m’arriva de le rencontrer un jour qu’il m’avait fait part de ses intentions conquérantes.
– Eh bien ! lui dis-je, vous avez gagné.
Il prend un air riant, un de ces airs qui font ressembler un visage humain à une tempête que traverse un rayon de soleil plombé, et qui ne durera pas.
– Non, j’ai perdu !
Puis, s’animant par degrés :
– J’ai perdu, et je vous avoue que cela me rend bien content !… excessivement content ! Je serais au désespoir d’avoir gagner aujourd’hui !
Et je voyais ses poings se crisper dans un accès de rage contenue ; ses pommettes riaient, mais ses yeux étaient furieux ; on devinait que si un chien était passé à portée de son pied, il eût été vigoureusement reçu.
– Tenez, c’est presque de la joie que je ressens, parce que cela me donne une bonne leçon ! – Imaginez-vous que chaque fois qu’il m’arrive de mettre mon gilet jaune, en poil de chèvre, je perds, je le sais, j’en ai fait l’expérience. – Ce matin, je l’ai mis ce gilet jaune, monsieur ! – et je me plaindrais d’avoir perdu !
– Mais, sacrebleu ! j’en suis bien aise, j’en suis ravi ! Cela m’apprendra, grand serin que je suis, à mettre un gilet jaune quand je vais au jeu !
Autre anecdote :
Le père de mon ancien secrétaire du Figaro, Balathier de Bragelonne, aujourd’hui directeur du Voleur, était un admirable joueur, loyal autant qu’incorrigible. Je l’ai vu jouer et perdre à Frascati des sommes considérables, sans laisser paraître au dehors même un semblant d’émotion.
Après une lessive de 10 ou 20 000 francs, il allait tranquillement achever sa soirée dans une stalle de l’Opéra ou des Italiens.
Quinze ans plus tard, j’ai revu M. Balathier, le magnifique. Il passait ses nuits au cercle Constant, et ses enjeux les plus insensés étaient alors de deux ou trois francs. Sa folie l’entraîna un soir à parier cinq francs aux douze points.
Je le suivais des yeux. Il était si peu maître de sa vive émotion, qu’il se retira dans une salle contiguë, où un de ses amis venait de minute en minute lui apporter le bulletin stratégique de la grande bataille qui se livrait de l’autre côté.
L’aide de camp arrivait doucement comme dans la chambre d’un malade et lui disait :
– Nous venons de faire, – il tourne cœur du huit, – nous avons le roi, la dame et le sept, – la quatrième au roi de trèfle, – dame, valet et neuf de carreau, – et dame et valet de pique.
Et le père Balathier respirait plus librement, en songeant que son partner était en train de faire six à sept points.
Un jour, – dans son bon temps, – le père Balathier imagina de se créer à lui-même une petite Compagnie d’assurance, destinée, en cas de mauvaise chance persistante, à mettre sa caisse à l’abri des emprunts désespérés qu’il serait tenté de lui faire.
Voici comment les choses se passèrent :
En excellent père qu’il était, il avait été, le dimanche venu, prendre son fils à sa pension et l’avait conduit au spectacle, après un excellent dîner chez Véfour. À minuit, on rentra. Le père coucha l’enfant, l’embrassa tendrement, et lui présentant une petite clef, lui tint ce langage :
– Écoute-moi bien, mon petit ; ton père a un défaut, un grand défaut : il est joueur… voici la clef de ma caisse, je te la confie ; prends-la, cache-la, perds-la même au besoin ; – mais garde-toi bien de me la rendre avant demain, quelque prétexte que j’emploie, quelque raison que je te donne pour cela. – Je te permets, sur ce point, de résister à l’autorité paternelle. – Tu m’entends, n’est-ce pas ? Je n’ai plus qu’un mot à te dire : Si tu avais le malheur de céder à mes prières et de me remettre cette clef, plus de sortie pour dimanche prochain, plus de bon dîner, plus de spectacle !
L’enfant s’endormit là-dessus.
À une heure du matin, le père Balathier, qui avait été faire un tour à son cercle, rentra à la maison ; il s’approcha doucement du lit de son fils, le réveilla avec précaution.
– Petit !… petit ! lui dit-il, rends-moi la clef que je t’ai donnée il n’y a qu’un instant.
– Mais non, papa, fit l’enfant à moitié endormi et se frottant les yeux.
– Allons, mon enfant, donne-moi cette clef, et finissons !
– Mais, papa, je ne puis pas. Vous me l’avez défendu : ce serait vous désobéir.
– Vous raisonnez, je crois, monsieur ? – Suis-je votre père ou ne le suis-je pas ? – Vous allez me remettre cette clef sur-le-champ !
L’enfant obéit sans protester davantage, et s’endormit.
Le lendemain, en s’éveillant, il se trouva en face du visage sévère du père Balathier, et celui-ci le regardant fixement, lui dit en hochant la tête :
– Eh bien ! polisson, êtes-vous satisfait ? J’ai perdu beaucoup d’argent. Est-ce votre faute ou la mienne ? Vous n’espérez pas, après cela, que je m’amuse à vous promener dimanche prochain, n’est-ce pas ?
Un rédacteur du Figaro, qui est joueur, me racontait un jour que se promenant sur le boulevard, il y rencontra M. M…, joueur enragé.
– Avez-vous toujours de la déveine ? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit M…, mais elle ne m’inquiète pas. J’ai fait cette réflexion, mon cher ami, que je gagne par an cent cinquante ou deux cent mille francs dans mes affaires, à la condition de ne pas aller passer bêtement mes nuits autour d’un tapis vert ; c’est un métier de dupe ; je ne le ferai plus, et vous finirez, vous comme bien d’autres, par prendre la même détermination, par ne plus jouer. Est-ce que nous n’avons pas le monde, les livres, les théâtres, les voyages pour nous occuper dans la vie ; est-il si nécessaire de passer son temps à abattre 7 quand l’autre a 8, et à abattre 8 quand l’autre vous flanque un 9 à travers la figure ?
– On se promet cela, dit mon rédacteur, puis on se manque de parole.
– Oui, mon cher monsieur, pour quelques-uns c’est possible, mais moi je suis un homme, je vais commencer par me mettre aux arrêts pour trois mois, et je vous garantis que je ne me ferai pas grâce d’un seul jour !
Mon collaborateur quitta M…, un peu honteux de lui-même ; cent fois il s’était fait les mêmes réflexions, avait formé les mêmes projets, mais n’avait jamais eu le courage de les réaliser.
Sur ces salutaires pensées, il rentra chez lui, vers dix heures ; il passa au journal pour corriger ses épreuves, et ce travail fait, se trouvant, vers minuit, sur le boulevard, il monta machinalement à son cercle.
Quel n’est pas son étonnement en entrant dans la salle du baccarat de voir M…, tenant la banque et communiquant son entrain à tous en disant : – Allons, messieurs ! faites vos jeux ! n’ayez pas peur ! il y a encore cinquante louis à faire pour enlever la banque ! Ah çà ! on ne ponte donc pas ce soir ! Vous êtes donc repus ! vous en avez donc plein vos poches, etc., etc.
Il était dans la chaleur du jeu et perdait quinze mille francs !
Je fréquentais beaucoup dans ma jeunesse un cercle de Nantes. J’y connaissais un joueur qui, invariablement, après une perte un peu forte, se faisait le serment à lui-même de ne plus toucher une carte de sa vie. – La durée moyenne de cette vie-là variait de vingt-quatre à quarante-huit heures. Les patriarches du cercle, en remontant dans la nuit de leurs souvenirs, se rappelaient vaguement que notre homme avait respecté cinq jours de suite la foi jurée. Et cependant il se mettait une lettre à la poste, qu’il recevait le matin en déjeunant, dans laquelle il se rappelait son serment.
Un jour que, selon sa coutume, il attaquait les imprécations de Camille, – de joueur :
Je l’arrêtai au troisième vers.
– La rime ne vaut pas mieux que le serment, lui dis-je. Vous jouerez avant qu’il soit trois jours.
– Moi ?
– Vous.
– Eh bien ! reprit le joueur impatienté, puisque vous doutez de ma parole, faisons une petite convention qui va vous arranger certainement. Vous aurez, outre le plaisir de railler à votre aise, la satisfaction de me gagner mon argent. Je viendrai tous les soirs au cercle, comme d’habitude, – j’y resterai jusqu’à minuit, – et si avant trois mois il me prend la fantaisie de jouer, c’est une somme de 500 francs que je m’engage à vous compter. Dans le cas contraire, c’est vous qui me payerez 500 francs.
Le pari fut accepté.
Le joueur tint bon huit jours.
Je passe les plaisanteries qu’il variait chaque fois, lorsque sonnait le premier coup de minuit.
– Rira bien qui rira le dernier ! lui disais-je en le quittant. Et je commençais à m’inquiéter.
Un soir, pourtant, notre joueur se sentit mollir. La partie était superbe, tous les joueurs tenant lestement de gros coups.
– Voyons ! dit-il en m’abordant, riez tout votre content, mais terminons cette affaire-là.
Je n’y tiens plus, voilà vos 500 francs !
Et il se précipite vers la table de bouillotte.
Trois minutes après il avait gagné 1 000 écus.
Autre type de joueur, – espèce singulière et plus commune qu’on ne pense, celle-là ; car le joueur est généralement tour à tour très prodigue ou très intéressé.
Un homme qui avait fait une grosse perte au jeu, rentre chez lui, rudoie son domestique, et lui commande brusquement d’allumer une bougie.
– Diable ! se dit le Frontin à part lui, il paraît que monsieur n’a pas eu de chance ce soir ! – Et se hâtant, dans la crainte d’être grondé, il frotte trois ou quatre allumettes à la fois.
– Joseph, fait notre joueur d’un ton sec, vous n’êtes plus à mon service !
Puis, il va se coucher en murmurant :
– Et l’on se demande où passe l’argent d’une maison et comment un honnête homme se ruine ! – La raison est bien simple ; lorsqu’on voit prendre quatre allumettes pour allumer une seule bougie !
Il venait de perdre 30 000 francs à son cercle !
Un autre trait, – et celui-ci n’est pas moins nature.
Il s’agit encore d’un maître et d’un valet.
Le premier s’aperçoit un jour qu’on a forcé son secrétaire, qu’on lui a volé une somme assez ronde, et il a quelques raisons de soupçonner le serviteur à gages d’être son voleur. Il le fait venir, il l’interroge, il le presse, et il finit par obtenir l’aveu complet du coupable.
Le domestique se jette aux genoux de son maître, proteste de son repentir, et s’accuse d’avoir eu la mauvaise pensée de tenter le sort à la roulette. Il espérait ne faire qu’un emprunt, réaliser un bénéfice, et réintégrer dans la caisse la somme dont il n’avait voulu se servir qu’à titre de première mise.
– Ah ! monsieur, s’écrie-t-il, si je n’avais pas fait la bêtise de jouer contre une série de douze coups !
– Comment, animal ! s’écrie alors son maître, qui ne tombait jamais sur une série, et chez lequel le naturel du joueur faisait diversion à la colère du propriétaire dépouillé ; – double imbécile, tu as trouvé douze coups, toi ? et tu t’entêtes contre la perdante au lieu de jouer les trois premiers coups pleins, et la gagnante ensuite, en faisant moitié à la masse ! moitié à la masse !!! moitié à la masse !!!
Un négociant de Mayence, très joueur, s’aperçoit, un soir, en faisant sa caisse, qu’on lui a volé 10 000 francs. – Ses soupçons portent sur un jeune commis qui, après avoir épuisé au jeu ses ressources légitimes, a pu être tenté du diable. – Sur un indice révélateur, le négociant traverse le Rhin et va tout droit à Wiesbaden, où il arrive à dix heures du soir. – Il trouve son homme installé à la roulette devant une pyramide de rouleaux, et en lui mettant la main sur l’épaule lui dit à l’oreille :
– « Vous êtes un voleur ! »
Le commis frémit et pâlit.
– Monsieur, répliqua-t-il, c’est vrai, je suis un misérable, mais ne me perdez pas, voyez, je gagne 30 000 francs, et je vais vous rendre vos 10 000 francs !
– Comment, me rendre mes 10 000 francs, reprit le négociant ; mais nous sommes de moitié !
Et il s’assied auprès de lui et se met à piquer la carte.
J’ai protesté au commencement de ces notes contre le proverbe qui dit : Tout joueur, tout voleur. Il est certainement exagéré, mais il n’est malheureusement pas complètement faux ; j’ai été assez joueur, assez dupé, pour pouvoir avancer qu’on devrait dire : Beaucoup de joueurs, pas mal de voleurs !
Je ne parle pas ici des tricheurs d’aventure qu’on voit apparaître un jour dans un cercle et qui disparaissent prudemment, mais des tricheurs de profession qui se font rarement prendre, bien que tout le monde ait les yeux sur eux.
J’ajouterai que le joueur proprement dit n’a pas toujours pour ces misérables l’horreur à laquelle ils ont droit, et je me rappelle qu’un gentilhomme bien connu, qui occupait un poste avancé sous l’Empire, à qui je reprochais un jour de jouer dans un certain cercle rempli de grecs de tous les pays, me répondit :
– Si vous croyez que c’est facile, quand vient six heures du matin, de trouver des gens avec qui on puisse jouer ?
J’ai entendu à Nice la même réponse, faite par un Russe, joueur comme on l’est sur les bords de la Néva.
Un beau jour, un de ses amis le prend à part et lui dit :
– Je vais vous prouver que le joueur de piquet dont vous avez fait votre intime depuis fort longtemps, vous vole de la façon la plus effrontée. Je vous ferai signe au moment où (on jouait le rubicon) il sera dernier et prendra ses trois cartes ; ce seront trois as.
Le Russe accepta ; la partie se fit comme de coutume, les trois as apparurent au moment prédit. Il se leva sans dire un mot.
Nous étions très satisfaits de voir qu’il avait quitté ce triste partner.
Le lendemain soir, ils rejouaient ensemble.
Nous crûmes devoir lui manifester notre étonnement.
– Je sais ce que vous allez me dire, répondit le Russe ; je me le suis dit à moi-même, mais j’en serai quitte pour prendre mes précautions. Je mêlerai mieux mes cartes ; j’espère au surplus que ce sera une bonne leçon pour lui. Et puis, en définitive, où voulez-vous que je trouve quelqu’un toujours prêt à faire ma partie ?
À côté de ce tricheur qui vole comme on travaille, on trouve aussi, le tricheur naïf qui espère qu’une malhonnêteté peut lui rendre une fortune, une position perdue.
Il y avait, il y a quelques années, un individu qui était connu dans certains cercles clandestins sous le nom de Capitaine ; un soir, dans une sorte de cercle qui était établi rue Grange-Batelière, on jouait au chemin-de-fer ; un joueur passe la main, il y avait vingt louis ; il réussit à glisser un paquet de cartes.
Il donne une carte à son adversaire, puis une à lui, la troisième qu’il offre était la carte de son dîner qui s’était glissée dans la portée préparée. Il n’y avait pas à nier. On chassa le monsieur, et on se remit à jouer tranquillement.
J’ai appris depuis que ce malheureux avait été condamné en province pour de nouveaux tours de ce genre ; le dernier vol qu’il commit avait ceci de curieux, qu’il n’avait triché que pour avoir de l’argent afin d’acheter un cadeau de noces à sa fiancée, une ancienne marchande de beurre, qui devait lui donner quarante mille francs de rentes.
Autre tricherie dont j’ai été témoin en province. C’est aux joueurs de piquet que je dédie cette anecdote :
Je demeurais à Nantes.
Un de mes amis avait rencontré depuis un mois, au café, un commis voyageur en laines qui était venu dans le pays pour y faire des achats ; après le déjeuner ils entamaient leur partie de piquet ; jamais on ne jouait gros jeu, mais mon ami perdait toujours ; ce n’était pas le rubicon qu’on jouait alors, c’était le simple cent de piquet.
À côté de mon ami se plaçait toujours un petit vieillard de la localité, qui ne prenait jamais les cartes, mais s’intéressait toujours pour une faible mise dans son jeu. Par exemple, si la partie était de 20 francs, il pariait 2 francs ; comme il était connu pour savoir parfaitement le jeu, le commis voyageur l’avait autorisé à conseiller mon intime.
On se donnait déjà le plaisir des écarts francs, ce qui est un des grands moyens pour gagner la carte, surtout en dernier ; le petit vieillard prodiguait d’excellents conseils ; mais, chose à remarquer, le commis voyageur ne jetait jamais son jeu ; tout ce qu’on avait à redouter, le hasard le lui faisait conserver. Aviez-vous une tierce majeure, il avait toujours gardé la petite quatrième au dix qui devait le sauver, et en jouant la carte trouvait sûrement le défaut de la cuirasse, l’endroit où l’on n’était pas gardé.
Le petit vieillard dont les avis étaient si excellents, était coiffé d’un large chapeau, assis sur un siège assez bas, et tenait son menton appuyé sur sa canne qu’il ne quittait jamais ; c’était une sorte d’épine à bec de corbin, couleur brun foncé, dont les nœuds jaunes étaient luisants et vernis comme le bec lui-même.
À force d’études, mon ami s’aperçut que le bon petit vieillard n’était qu’un affreux compère du commis voyageur, et résolut d’étudier par quels moyens télégraphiques il était arrivé à correspondre avec son partner.
Un jour il entama une partie, nous fûmes prévenus, chacun développa son jeu.
En un coup d’œil, le petit vieux constata que mon ami avait à craindre telle couleur et tel quatorze.
Pour désigner la couleur au commis voyageur, il tournait vers lui le dos ou le bec de la tête d’ibis qui servait de pomme à sa canne. Par exemple, si mon ami craignait pique, il braquait le bec vers son adversaire ; si c’était trèfle, il le tournait de son propre côté ; il le tournait à gauche si c’était cœur, à droite si c’était carreau.
Voilà pour les couleurs.
Ce n’était rien encore ; il restait à exécuter avec les doigts des signaux à décourager le violoncelliste le plus habile.
Un doigt posé sur le premier nœud de la canne annonçait qu’on craignait quatorze d’as ; sur le deuxième, celui de rois ; sur le troizième, celui de dames ; et, sur le quatrième, le quatorze de valets.
Comme il était impossible que le commis voyageur pût voir sa canne jusqu’au bout qui touchait à terre, il était convenu que lorsque la main disparaissait cachée par la table, elle atteignait le cinquième nœud, ce qui signifiait quatorze de dix.
Tout cela exécuté avec une dextérité et une sûreté de doigté incomparables.
La lutte était impossible.
Le commis voyageur savait tout ce que son adversaire avait à redouter.
Une autre partie suivit celle qui venait de se terminer.
Le commis voyageur était d’une gaieté folle et racontait des anecdotes ; le bon vieillard restait toujours silencieux.
Mon ami avait en main le roi, le valet, le neuf et le sept de pique. Comme il était obligé de toucher à cette couleur, il écarta le roi, le valet, le neuf, et garda le sept.
Le coup était décisif, il s’agissait de gagner la carte. Le parieur dirigea vers son compère le fameux bec à corbin de sa canne, ce qui signifiait : Votre adversaire n’est pas gardé à pique.
Mon ami pâlit en voyant le signal.
L’autre, se conformant à la dépêche qu’il venait de recevoir, se préparait naturellement à jouer pique ; mais comme ce n’était pas le jeu, la galerie qui avait le droit de conseil cria : – Non ! non !
– Mais, dit le commis voyageur un peu embarrassé… Vous savez ? monsieur fait parfois des écarts francs, et je me défie.
La galerie, qui, elle, n’était pas dans le secret, protestait de toutes ses forces, car c’était un coup qui décidait de la partie.
Toujours fidèle à la consigne, il joue son as de pique ; mon ami met le sept dessus. Il allait continuer quand les oppositions de la galerie recommencent de nouveau.
Alors, prenant sa dame, il dit :
– Une inspiration !
À ce moment notre ami devint blanc comme un linge, et, saisissant vivement par le milieu la canne du vieux, il en asséna un coup en travers sur la figure de son adversaire en lui disant :
– Je la connais, votre inspiration !
En même temps il avait, d’un vigoureux coup de poing, enfoncé le chapeau du bon vieillard qui disparut comme un éclair avec son acolyte.
De toutes les formes du vol, la tricherie au jeu est celle qui révolte le plus la conscience humaine ; j’affirme qu’il n’est pas de femme qui ne préférerait cent fois apprendre que celui qu’elle aime est un voleur de grand chemin plutôt qu’un grec, un homme qui vole au jeu. Ce dernier est vil, lâche, est obligé de se cacher, de travailler à froid mille combinaisons honteuses pour vous voler, à l’abri de l’honneur qu’on lui croit, quelques pièces d’argent. Tandis que Fra Diavolo est resté un homme ; sa crânerie, son courage, tout, jusqu’à son chapeau tromblon, étonne et intéresse ; on raconte de lui des traits de générosité, ce qui ne peut pas arriver pour un grec.
Et puis, en résumé, quelle différence autre qu’un préjugé entre un chef de brigands et un corsaire qui agit avec l’autorisation de son gouvernement ?
Disons aussi que le tricheur est bien autrement redoutable, puisqu’il vous attaque dans un salon, dans un cercle où vous êtes presque forcé de vous trouver, tandis qu’on peut, à la rigueur, ne pas aller se promener dans les localités choisies par les bandits.
J’ai malheureusement pu étudier les tricheurs de près ; j’ai toujours aimé causer, raconter des anecdotes en jouant, je ne songeais pas à me méfier ; maintenant que j’y pense, je ne puis m’empêcher de constater que j’ai dû être volé bien plus que je ne le croyais. C’était si facile ! Les grecs devaient lancer sur moi les commençants pour se faire la main, comme les pick-pockets anglais envoient d’abord leurs enfants pour s’exercer sur des mannequins avant de les faire travailler sur le vif !
Heureusement, d’un autre côté, que je n’ai pas été victime de toutes les différentes façons de voler que je vais signaler. Non, mais j’ai trouvé un moyen de connaître à peu près toutes les tricheries possibles. Il m’en a coûté quelque chose, comme on va le voir, mais moins qu’on ne pourrait le croire.
Nous avions l’habitude, Dennery, Mirès, Siraudin, moi et toute une petite bande d’amis, de courir un peu partout où l’on jouait ; dans ces endroits se trouvaient de pauvres diables de joueurs, qui, bien qu’honnêtes, avaient longtemps vécu aux dépens de ces demi-tripots ; une longue expérience leur avait appris à se contenter de légers bénéfices ; ils avaient commencé avec un petit capital et attendu la veine, etc.
Le malheur avait voulu que ces maisons se fussent fermées, les unes d’elles-mêmes, les autres par l’intervention de la police, ce qui avait jeté sur le pavé de Paris un grand nombre de ces infortunés, incapables de gagner leur vie autrement qu’au jeu.
J’en voyais souvent passer un sur le boulevard, et je me disais, en voyant sa tête blanchie par l’expérience : Doit-il en avoir vu, ce gaillard-là !
Un jour je l’abordai en lui disant :
– On n’a pas joué aussi longtemps que vous l’avez fait sans avoir beaucoup observé et beaucoup retenu. Je veux écrire quelque jour sur le jeu et les joueurs ; il faut que vous me racontiez des anecdotes de cercles, de grecs, etc.
Mon pauvre déclassé me parla alors en homme qui en a vu de toutes les couleurs. Je le remerciai en espèces sonnantes, et avec grand plaisir, car il me rendait un grand service : il commençait à me guérir de la passion du jeu.
Je ne croyais pas que ce fût chose possible ; je pensais que celui qui a joué doit tenir des cartes toute sa vie, ne jouerait-il qu’à un sou la partie. Je me trompais ; le travail a donné un démenti formel à mes opinions. Mon Figaro m’a pris tout entier ; il a employé de mes veilles, de mes soins, de ma passion tout ce que j’en pouvais donner, et je me rappelle avoir écrit de Monaco à l’une de mes filles une lettre qui commençait ainsi :
« Ma chère enfant, ton pauvre père est désespéré ; que va-t-il devenir ? voilà que ses défauts l’abandonnent ; je vois bien que je dois penser à quitter ce monde ; je ne joue plus ! Je n’ai rien à faire, j’ai de l’argent dans mes poches ; tout le monde joue depuis midi jusqu’à minuit, je me suis juré de ne pas jouer ; je pars demain, et je me suis tenu mon serment. Tu le vois, ton père est perdu, à jamais perdu ! »
Je dois à la vérité de dire qu’il y a quelques années que j’écrivais les lignes qui précèdent et que je vis encore !
Les vols, les tricheries que je vais signaler, et que je tiens de mon expérience et de celle de mon vieux joueur, ne sont, je le sais, pas les seuls qui existent au monde. Je prie donc ceux de mes lecteurs qui en connaîtront d’autres de vouloir bien me les faire savoir. En les divulguant, nous aurons rendu un véritable service aux joueurs honnêtes, dont beaucoup ne songent pas souvent assez à ouvrir les yeux sur leurs partners ou adversaires.
Règle générale :
Tout d’abord un joueur doit se préoccuper des cartes avec lesquelles il joue.
C’est la grande affaire des cercles, où elles sont mises sous clef, et où tous les matins, avant d’être réunies en paquets pour être vendues, elles sont soigneusement vérifiées. Bien rarement dans les cercles de Paris, qui sont généralement fort bien tenus, dirigés par des présidents, des membres de comité choisis parmi les gens les plus honorables, on constate des irrégularités dans les cartes. On a cependant, dernièrement, trouvé dans un cercle du Midi, en faisant la vérification, des cartes de plus que celles qui avaient été données aux joueurs, mais c’est là chose bien rare, et c’est surtout dans les salons ou les tripots, où les jeux de cartes sont préparés sur les tables, que les grecs peuvent y substituer les jeux qu’ils apportent avec eux.
Il faut le dire, les cartes bizeautées, le pont, sont des moyens bien arriérés aujourd’hui, et sont aux nouveaux procédés ce que les diligences sont devenues aux chemins de fer. En tout cas, il se peut qu’il y ait des retardataires. Signalons les moyens dont ils se servent.
Voici comment procède le fabricant de cartes bizeautées.
Il commence par acheter un jeu de cartes de la régie. L’enveloppe timbrée qui l’entoure est fine, c’est presque une pelure d’oignon. Il s’agit de la décoller à l’aide d’un couteau d’ivoire très mince, après l’avoir mouillée bien légèrement ; ce travail fait, le paquet est ouvert par un bout seulement ; les cartes sont extraites, la gaine est restée intacte.
Les cartes qu’il s’agit de diminuer sont alors placées sur une petite planchette de métal ; s’il s’agit d’un jeu d’écarté, on en retire les rois, par exemple ; si c’est de la bouillotte, c’est tout une couleur, etc. Quand les cartes en question sont posées sur cette planchette, qui est presque aussi grande qu’elles, moins l’épaisseur d’un cheveu blond, d’un fil de soie, on les rogne avec un instrument extrêmement tranchant. L’opération terminée, les cartes rognées sont remises avec celles qui ont conservé leurs dimensions, et sont réintégrées dans leur étui, qui est refermé avec un soin égal à celui avec lequel il a été ouvert. L’opérateur a veillé à ce qu’elles fussent toutes dans l’ordre habituel, l’a rectifié, s’il était troublé, et a remis le valet de trèfle en dessous, selon l’usage.
Il est aisé de comprendre que le grec qui se trouve avoir à battre un tel jeu n’a qu’à presser un peu la tranche des cartes, afin que celles qui sont devenues plus grandes, par la diminution des autres, lui restent dans la main pour être placées où il veut. Tâter un jeu de la sorte pour savoir s’il est bizeauté ou non, c’est ce que les grecs appellent aller à la recherche.