Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait: "Lorsque la révolution ouvrit en 1789 la grande ère de la réforme politique, j'entrais dans ma quinzième année. Après avoir été quelque temps au collége d'Autun, puis à l'école militaire de Brienne, et enfin au séminaire d'Aix en Provence, je venais de rentrer en Corse. Ma mère, veuve à la fleur de son âge, s'y dévouait aux soins de sa nombreuse famille..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 371
Veröffentlichungsjahr: 2016
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Depuis la République consulaire, sous tous les régimes, des pamphlétaires m’ont pris trop souvent pour but de leurs loisirs. Des révélations, des mémoires secrets, des recueils d’anecdotes, fruit d’une imagination sans pudeur et sans frein, ne m’ont pas ménagé. J’ai tout lu dans ma retraite. Je me suis d’abord étonné que n’ayant jamais fait de mal à personne, j’aie pu m’attirer tant de calomnies. Mon étonnement a cessé quand j’ai mieux apprécié ma position : éloigné des affaires publiques, sans influence et presque toujours en opposition sourde ou patente avec les puissances, quoique assez près d’elles pour qu’on redoutât sans cesse ma rentrée en faveur, comment la malice des courtisans aurait-elle pu me laisser en repos ? Et depuis la chute de ma famille, on n’a pas cru sans doute déplaire aux plus forts en continuant cette noble exploitation. Je me suis donc résigné à ce qui me paraissait l’effet naturel d’une position que j’avais choisie ou qui m’était imposée ; et j’ai laissé le champ libre aux braves gens qui aiment tant à frapper sur les proscrits. J’ai trouvé dans ma conscience de quoi me consoler de toutes les injustices.
Aussi, n’est-ce pas dans un but personnel que je me détermine à publier ces mémoires. Je le fais parce qu’ils me semblent offrir des matériaux de quelque valeur à une histoire si féconde en grands évènements et dont l’étude sérieuse peut être utile à l’avenir de la patrie.
L’opinion publique m’indiquera si je me suis trompé ; et dans ce cas, cette première partie de mes mémoires serait la seule que je me permettrais de publier.
« Il est encore en Europe un pays capable de législation : c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec lesquelles ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté, mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver : j’ai quelque pressentiment qu’un jour cette petite île étonnera l’Europe. »
J.J. ROUSSEAU, Contrat social, chap. x.
Famille Bonaparte. – Flotte française dans la rade, d’Ajaccio. – Société populaire du vaisseau Amiral. – Réquisitionnaires marseillais. – Sort des agents de l’ancien régime. – Retour de Paoli. – Sa réception à Ajaccio. – Ses dispositions pour l’Angleterre et la France. – Sa résidence de Rostino. – Sa prodigieuse mémoire. – Notre séparation. – Mon départ pour le continent. – Dangers et fuite.
Lorsque la révolution ouvrit en 1789 la grande ère de la réforme politique, j’entrais dans ma quinzième année. Après avoir été quelque temps au collège d’Autun, puis à l’école militaire de Brienne, et enfin au séminaire d’Aix en Provence, je venais de rentrer en Corse. Ma mère, veuve à la fleur de son âge, s’y dévouait aux soins de sa nombreuse famille. Joseph, l’aîné de ses enfants, âgé de 23 ans, la secondait avec ardeur en s’occupant de nous avec une tendresse paternelle. Napoléon, de deux ans plus jeune que Joseph, venait de ramener de l’école royale de Saint-Cyr notre sœur Marianne-Élisa. Louis, Jérôme, Pauline et Caroline étaient encore enfants. Un frère de notre père, l’archidiacre Lucien, était devenu le chef de la famille ; quoique goutteux et alité depuis longtemps, il veillait sans cesse à nos intérêts. Si la providence nous avait frappés du coup le plus rude en nous privant sitôt de notre père, elle compensa cette perte, autant qu’il est possible, en nous laissant encore quelque temps cet excellent oncle, et en douant la meilleure des mères de cet esprit de constance, et de cette force d’âme, dont l’avenir qui s’ouvrait devant nous lui fournit l’occasion de donner tant de preuves, dans une suite de prospérités merveilleuses, comme dans ce long exil qui nous tient encore sous son influence inexorable et dont elle n’a pas eu la consolation d’envisager le terme à sa dernière heure ! Un frère, digne de notre mère, l’abbé Fesch, complétait notre famille.
Quoique tenant dans l’île un des premiers rangs sous tous les rapports, notre fortune n’était pas très brillante. Plusieurs voyages de notre père en France, où il fut député de la noblesse auprès de Louis XVI, et les dépenses pour notre éducation, supérieures à nos moyens, malgré les bienfaits du gouvernement, nous avaient amenés à un état de médiocrité.
L’éducation continentale de mes deux aînés, la mienne, et la députation de notre père à Paris nous avaient rendus entièrement Français. La Corse avait été déclarée, le 30 novembre 1789, partie intégrante de la monarchie ; et cette déclaration, qui avait comblé les vœux des insulaires, avait achevé d’effacer dans tous les esprits les souvenirs amers de la conquête. Les idées philosophiques et l’inquiétude révolutionnaire qui dominaient le continent fermentaient aussi dans nos têtes, et personne ne salua plus ardemment que nous l’aurore de 89. Joseph entra dans l’administration départementale. Napoléon se prépara par des études sérieuses à marcher à pas de géant dans sa carrière de prodiges ; et le troisième frère, à peine adolescent, courut se jeter dans les sociétés populaires avec le naïf enthousiasme d’une tête ardente, encore toute pleine des souvenirs du collège et des grands noms de Rome et de la Grèce,
Je crois devoir supprimer tous les détails étrangers aux affaires publiques : à quoi serviraient-ils ? Parmi les nombreux souvenirs de ces premières années, je m’arrêterai seulement sur ceux qui me paraîtront utiles.
Ce fut, je crois, en 1792, qu’une flotte nombreuse, commandée par le brave amiral Truguet, sortit de Toulon, chargée de troupes de débarquement et fut dirigée contre la Sardaigne. Cette flotte vint mouiller dans notre belle rade. Au premier avis, toute la population d’Ajaccio se répandit sur le bord de la mer. Les voiles pointaient à l’horizon et brillaient aux feux d’un soleil sans nuages. Je partis comme un trait, et réunissant quelques membres du club qui, dans l’absence de mes deux aînés, furent charmés de me suivre, je me mis à leur tête en criant : « Voilà nos frères ! Voilà les pavillons tricolores ! » – Nous courûmes en écervelés le long du rivage, comme si nous pouvions plus tôt rejoindre la flotte en nous éloignant du port. La musique, les drapeaux, les coups de fusil tirés en signe d’allégresse étaient de la partie. Tandis que nous nous essoufflions, les vaisseaux poussés par un bon vent entraient dans la rade ; nous nous aperçûmes trop tard qu’ils nous devançaient, et nous retournâmes sur nos pas. Par trop d’empressement, nous n’arrivâmes devant la flotte que les derniers ; mais au nom de la société populaire, puissance alors nouvelle et magique, tous les rangs s’ouvrirent devant nous ; et suivi d’une députation dont on me proclama le chef, je me rendis à bord du vaisseau amiral.
Les troupes de débarquement étaient composées de jeunes Marseillais de la réquisition, encore mal disciplinés, et portant dans le service l’inquiétude des clubs : ces jeunes gens avaient communiqué aux équipages le besoin des discussions politiques ; sur chaque bâtiment de guerre ils avaient établi une société populaire. Aussi, malgré leur courage, ces troupes exercèrent passablement la patience de l’amiral, et leur insubordination fit échouer l’expédition de Sardaigne. À peine fûmes-nous annoncés, que la société populaire du vaisseau amiral se réunit dans la grande salle du conseil, en séance publique. Je fis un discours. Le président nous donna l’accolade fraternelle et nous invita aux honneurs de la séance. Ce président était un commis à la distribution des vivres : il nous harangua pendant plus d’une demi-heure, de manière à nous défier de garder notre sérieux : je me souviens qu’il débuta ainsi avec une voix tour à tour grave ou perçante, et des gestes d’énergumène : « Tant plus je vais, tant plus je vois que le patriotisme gagne de partout. Tant plus je vais, tant plus je vois que les braves sans-culottes sont irrésistibles. Tant plus je vais, tant plus je vois, etc. etc. ; » et il continua ainsi à nous répéter son tant plus je vais, tant plus je vois, au moins vingt fois, à la grande admiration de ses camarades et des matelots. Quant à nous, il nous rappela parfaitement la comédie des Plaideurs : « Quand je vois le soleil et quand je vois la lune. » Les officiers de marine qui assistaient à notre réception, eurent comme nous le mérite de ne pas éclater. Nous annonçames, à notre tour, pour le lendemain, une séance publique destinée à fraterniser avec le club du vaisseau ; et nous partîmes au milieu des acclamations patriotiques. Cette solennité n’édifia pas nos insulaires ; habitués à laisser parler nos chefs et ceux qui se distinguaient par leurs talents, nous remarquions le silence des officiers, la confusion de cette cohue, et nous nous demandions entre nous si toutes les sociétés populaires du Continent étaient ainsi faites. Nous nous préparâmes sans retard à montrer le lendemain notre supériorité ; et certes il n’eût pas été difficile d’atteindre ce but, si les Marseillais, avant notre séance, n’avaient pas voulu nous montrer que leurs actions l’emportaient encore sur leur éloquence.
J’étais occupé dans mon bureau à préparer le discours que je devais prononcer dans quelques heures, lorsque je crus entendre un tumulte encore éloigné ; bientôt il devient plus distinct. Le bruit des portes se fermant tour à tour était dominé par le cri habituel de nos émeutes : – Serra, serra, (fermez, fermez.) Le tocsin appelait tout le monde aux armes. Une troupe d’amis accourait à la maison lorsque j’en sortais. Nous marchâmes vers la grande place d’où venait le bruit. Les rues étaient remplies d’hommes armés. Près de la porte de la ville, une femme échevelée criait : « Les jacobins assassinent mon mari ! » c’était une Corse mariée à un Français du continent, qui jadis ayant rempli un poste d’administration, était connu par ses opinions aristocratiques. Il se trouvait malheureusement sur le môle lorsque les Marseillais débarquaient : il fut désigné comme aristocrate ; et aussitôt le cri : « Les aristocrates à la lanterne, » retentit dans la multitude débarquée. Mais ce cri, auquel étaient habitués les Marseillais enivrés de fanatisme démagogique, loin de trouver un écho parmi les bons habitants d’Ajaccio, excita leur indignation et leur horreur. – Ils s’armèrent en foule pour défendre la victime.
Lorsque j’arrivai sur la place, elle était couverte de toute la population bien décidée à ne pas laisser déshonorer nos murailles par un si lâche attentat. Les officiers de l’escadre avaient rappelé tous les Marseillais. Secondés par nos efforts, ils réussirent à les entraîner : on les consigna sur leurs bords ; ils ne parurent plus à terre, et certes nous avions perdu toute envie de fraterniser avec eux. – La flotte mit à la voile peu de jours après.
Cette tentative d’assassinat politique fit une profonde impression sur mes compatriotes. Dans notre société populaire on avait souvent dénoncé les propos inciviques des agents de l’ancien gouvernement ; ils regrettaient sans doute leurs places perdues ; leur joug nous avait fatigués ; ils étaient vus de fort mauvais œil, et la longue habitude du commandement ne leur avait pas appris à être prudents. Mais il n’était encore venu dans la tête d’aucun insulaire qu’on pût tuer un homme, sans motif de vengeance personnelle, et seulement parce qu’il avait été puissant, ou qu’il pensait autrement que nous ! Pour terminer d’un seul coup les embarras que nous donnaient tous ces hommes du continent, qui nous avaient tant opprimés et qui ne savaient pas se taire, nous résolûmes de les renvoyer de l’île. On prépara un bâtiment, et on les fit embarquer tous ensemble. « Vous n’êtes pas nés parmi nous, leur dit-on ; et quoique devenus Français, nous ne pouvons pas voir des concitoyens dans les agents de la tyrannie qui a si longtemps pesé sur nous. Nous avons sauvé l’un de vous ; nous vous avons épargné toute violence. Mais votre présence et vos mauvais propos nous importunent ; nous n’en voulons plus. Allez chez vous et laissez-nous tranquilles. » Ce sentiment était unanime. Les hommes de l’ancien régime partirent. Nous ne fûmes pas longtemps sans regretter leur départ. – Nous apprîmes, trop tôt, qu’à leur arrivée sur le continent, ils avaient été tous immolés par ceux de leurs compatriotes qui jugeaient et exécutaient dans la rue, à l’aide des lanternes révolutionnaires ! Certes aucun d’eux n’était coupable ; et sans la tentative des troupes expéditionnaires de la flotte, ces malheureux (au nombre, je crois, de huit à dix) auraient terminé leurs jours en paix parmi nous.
La fin déplorable de ces hommes, la violence des actes et des écrits révolutionnaires du continent, les attaques tous les jours plus vives contre la religion, altérèrent, pendant l’année 1792, l’opinion publique de la Corse. Notre ancien chef, le fameux Pascal Paoli, était de retour ; il n’avait fait que traverser Paris ; et quoique traité avec tous les égards qu’on devait à un grand homme, il avait jugé sévèrement les chefs qui dirigeaient alors la révolution. Louis XVI lui avait inspiré un profond intérêt. Paoli prévoyait l’avenir : il arriva en Corse, inquiet et mécontent. Chaque phase politique accrut ses mauvaises dispositions. Ce fut alors qu’on nous annonça son arrivée à Ajaccio. Nous l’appelions depuis longtemps de tous nos vœux. L’enthousiasme que son nom seul inspirait lui donnait une force morale supérieure à celle du gouvernement. C’était l’ami, le père, l’idole des villes et des hameaux. Aussi, dès que son arrivée fut promise à Ajaccio, toute affaire cessante, on ne s’occupa plus que de sa réception. Les autorités, la garnison, la société populaire ne pensaient qu’à Paoli ; l’impatience de le voir augmentait à toute heure.
Mon âge ne me donnait accès qu’à la société populaire ; je ne rêvais donc plus, jour et nuit, qu’aux discours que je voulais prononcer devant le héros. Me défiant de mes phrases de jeune homme, j’eus recours à notre bibliothèque ; je feuilletai bien des livres dont je m’appropriai sans façon plusieurs passages ; et ce fut surtout Bodin et Needham que je mis en secret à contribution. J’avais choisi ces publicistes moins connus, pour me parer de quelques-unes de leurs dépouilles sans craindre qu’on me le reprochât. Je voulus aussi traiter un sujet patriotique de notre histoire de Corse, afin d’y amener les applications favorables au grand auditeur : je n’eus pas besoin pour cela d’emprunt étranger ; je choisis la mort du curé de Guagno, qui, entouré dans le creux d’un ravin par les troupes génoises et ne pouvant en sortir qu’à condition de se soumettre et de prêter serment d’obéissance aux tyrans de sa patrie, préféra se laisser mourir de faim. Plus de vingt ans après, j’ai célébré cette mort sublime, dans un des chants de la Cirnéide, sous le nom de Mosol ; l’histoire d’aucune république ancienne n’offre un plus héroïque martyre que celui du curé de Guagno : il exalta mon imagination ; je composai mon discours en palpitant, et je crois qu’il avait assez de mérite pour pouvoir regretter sa perte.
Ainsi préparé, je courus avec une foule de mes compatriotes au-devant de Paoli. Il avait déjà accueilli mes deux aînés comme les fils d’un homme qui lui fut cher, qui avait possédé toute sa confiance et qui avait fait avec lui la guerre de l’indépendance ; il m’accueillit de même ; ses caresses m’enivrèrent ; et je comptais les instants qui nous séparaient encore de notre séance. Elle s’ouvrit enfin. Paoli était assis en face de la tribune, dans un fauteuil orné de lauriers et de couronnes de chêne. Je domptai un moment de trouble et débitai mes fragments de Needham et de Bodin avec assurance et chaleur ; je me rappelle seulement qu’ils roulaient sur la préférence que les peuples doivent donner au gouvernement républicain. Bien choisis pour le chef de notre ancienne république, et adroitement cousus, ces fragments de deux graves publicistes devaient étonner et faire merveille, dans la bouche surtout d’un orateur de dix-sept ans ; aussi leur effet surpassa mon attente. Paoli en m’embrassant m’appela son petit Tacite. Les membres de notre club, qui prenaient leur part de mon triomphe, annoncèrent alors que j’avais une autre harangue prête sur la mort du curé de Guagno ; et Paoli nous promit une seconde séance.
Pour cette fois mon succès fut sans mélange. Notre héros fut ému aux cris de haine des Génois qui sortaient de mon sujet et retentissaient dans mon débit passionné. La haine des Génois, cette passion patriotique de toute sa vie, remua les fibres de son âme ; et lorsque dans ma péroraison, le curé martyr prononçait, de sa voix expirante et prophétique, le nom de Paoli vengeur de la liberté, on vit des larmes rouler sur les joues vénérables du père de la patrie. Je jouis délicieusement de ces larmes. Paoli me dit alors qu’il me voulait près de lui et que je ne le quitterais plus. Héroïque vieillard ! que je fus heureux de te suivre dans ta simple résidence de Rostino ! Je ne pensais pas alors que mon séjour auprès de toi serait si court et que la tempête politique allait nous séparer à jamais.
Le village de Rostino, situé dans les montagnes, n’est composé que de chaumières et de quelques maisonnettes. Paoli habitait dans un couvent où il vivait avec une noble simplicité. Il avait tous les jours à sa table frugale et bien servie plusieurs convives. Tous les jours une foule nombreuse de montagnards attendaient le moment de sa promenade pour le voir et lui parler ; ils l’environnaient avec un respect filial. Lui, parlait à tous comme un bon père ; et ce qui me causa d’abord une extrême surprise, il reconnaissait et appelait par leurs noms des chefs de famille qu’il n’avait pas vus depuis un quart de siècle. Cet appel, cette souvenance, produisaient sur nos insulaires un effet magique. La belle tête de ce grand vieillard ornée d’une blanche et longue chevelure, sa haute taille, ses regards doux et pénétrants, son organe sonore, tout contribuait à jeter sur ce qu’il disait un charme inexprimable. Pour figurer un patriarche législateur, au milieu de sa race nombreuse, je ne pense pas que la peinture et la poésie puissent emprunter de plus nobles traits que ceux que je contemplai pendant quelques mois à Rostino.
Malgré mon enthousiasme, en réfléchissant un jour à la mémoire prodigieuse de Paoli, je me demandais comment elle était possible ; la même scène, jouée plusieurs fois à chaque promenade et presque dans les mêmes termes, finit par m’inspirer des doutes. J’étais le plus que je pouvais à côté de mon héros. Je commençai à observer tous les préparatifs de la scène journalière ; un moine allait toujours dans le cabinet de Paoli, avant sa promenade ; je le suivis avec malice et je le vis, plusieurs jours de suite, descendre au milieu de la foule et causer avec les plus apparents de ceux qui attendaient l’audience. Je fus sur la voie de la découverte ; il me parut évident que le moine précurseur suppléait par son rapport confidentiel à la mémoire du patron. J’avoue que cette découverte me déplut : quoique je visse à quel point cette fraude paternelle rendait heureux de bons vieillards, l’ombre de la supercherie offusqua ma jeune imagination et la refroidit un peu.
J’avais été moins scrupuleux pour mon premier discours – on est toujours plus indulgent pour soi-même.
Mais l’amitié qu’on me témoignait semblait croître chaque jour ; et ce petit nuage levé sur nos promenades se dissipa bientôt. Paoli aimait à me parler de l’Angleterre, de la véritable liberté qui régnait dans cet heureux pays, du bon sens de ses habitants, de l’admirable équilibre des pouvoirs politiques. « L’Angleterre, me disait-il, n’est pas une monarchie : c’est une sage et puissante république : heureuse la France, si elle prend l’Angleterre pour modèle ! » Tous ces discours m’étonnaient : ils n’étaient pas à ma portée ; mon sage instituteur me faisait plus d’honneur que je n’en méritais ; ses leçons me parurent singulières, et bientôt elles cessèrent de me plaire. J’y sentais sous l’anglomanie, que je ne comprenais alors que bien vaguement, un peu d’antipathie pour la France, et j’en étais vivement blessé. Paoli s’en apercevait, et il proportionnait ses leçons à ce qu’il appelait mes préjugés de collège. Ce qu’il tentait auprès de moi, il le tentait encore plus doucement sur mes deux aînés ; il avait de fréquentes conférences avec Joseph et Napoléon ; mais il vit bientôt l’inutilité de ses efforts. Quelque horreur que nous inspirassent les excès révolutionnaires, nous sentions qu’on se calmerait, et que les bienfaits de la révolution survivraient à ses fureurs. Nous étions Français, et nous avions foi dans l’avenir. Et d’ailleurs notre île s’était maintenue pure de tous les excès qui souillèrent tant de communes du continent.
Nous approchions cependant de cette année 1793 ! – Les sentiments de Paoli contre la France se montraient chaque jour plus à découvert ; et chaque jour il était moins content de nous, moins sûr de nous entraîner dans la défection qu’il méditait déjà. La catastrophe du 21 janvier vint mettre le comble à sa haine : il bondissait de fureur ; il ne crut plus devoir se contenir. « Les voilà, me disait-il, vautrés dans le sang innocent ! Les voilà, vos Français ! Eh bien ! osez-vous encore les défendre ? Je ne le souffrirai plus. Les fils de Charles ne peuvent pas m’abandonner. Il faut que tes frères se décident : qu’ils choisissent entre la France et moi. Mais il n’y a plus de France. Les misérables tuent tout ce qui mérite de vivre… Ils ont égorgé leur roi, le meilleur des hommes… un saint, un saint, un saint (répétait-il avec une ardeur croissante à chaque mot) !… La Corse ne veut plus d’eux… Je n’en veux plus… Qu’ils gardent pour eux leur sanglante liberté : elle n’est pas faite pour mes braves montagnards. Il vaudrait mieux redevenir Génois… J’attends tes frères… Et malheur à qui se prononcera pour cette horde de brigands ! Je ne connaîtrai plus personne… personne… pas même les fils de Charles !… »
Je vois encore cet ardent vieillard : son visage étincelait ; sa colère le grandissait. Son erreur était déplorable, puisqu’il ne voyait dans notre immortelle révolution que les crimes de la Terreur. Nous lui disions vainement que l’exécrable régicide de Charles Ier n’avait pas empêché la liberté anglaise de s’établir plus tard : il ne voulait rien entendre. Mais le motif qui l’égarait était pur comme son âme. Il eut le tort de désespérer de la fortune de la France, et de ne voir de salut pour son pays que dans sa réunion à l’Angleterre qu’il estimait par-dessus toutes les nations. Il s’est trompé sur l’avenir ; mais il n’a pas cessé, malgré son erreur, d’être digne de lui-même. Ceux qui ont expliqué sa conduite par le motif d’une vulgaire ambition ne l’ont pas connu. Paix, honneur, gloire à sa cendre ! Elle est digne du Panthéon d’une nation libre ; elle est digne de reposer sous les voûtes de Westminster !… L’ancien chef de notre pays, l’ami de notre père, l’homme que nous admirions, que nous aimions le plus, était d’un côté… la France était de l’autre… Nous nous séparâmes de Paoli. Je quittai Rostino et je retournai à Ajaccio pour maintenir nos amis dans le devoir. Joseph cessa d’avoir de l’influence dans l’administration départementale. Napoléon rejoignit les représentants du peuple à Bastia. L’opinion de Paoli entraîna toute l’île. Le 26 janvier 1793, la Corse renonce à la France ; on forme une consulte ou assemblée extraordinaire des députés de toutes les communes. Paoli est nommé généralissime et chef suprême. Le rappel des émigrés, la réintégration du clergé et la proscription des émissaires français et de leurs partisans sont décrétés. Le drapeau tricolore est abattu partout, excepté à Ajaccio que nous réussîmes à contenir. Voyant l’orage qui allait fondre sur nous, la société populaire d’Ajaccio décida l’envoi d’une députation à la société populaire de Marseille et à celle des Jacobins de Paris, pour solliciter de prompts secours. Je fus nommé chef de cette députation, et nous partîmes quelques heures après : nous connaissions celui qui levait l’étendard de la guerre ; nous savions que nous n’avions pas un moment à perdre !
En effet nous étions à peine partis, que l’esprit d’insurrection ne connaissait plus de limites. « Vive Paoli… Que Paoli seul nous gouverne. Nous voulons tout ce qu’il veut. Malheur à ses ennemis ! » Telles étaient les clameurs de l’immense majorité. Le cornet insulaire retentissait dans toutes nos vallées, et portait la menace jusque dans les remparts d’Ajaccio. Ma mère n’avait alors auprès d’elle que ses deux plus jeunes fils, ses trois filles, et son frère, l’abbé Fesch ; mais ce n’était pas la première fois qu’elle servait de père et de mère à sa famille. Elle retrouva l’esprit ferme et courageux qui l’avait illustrée dans ses premières années, pendant les guerres de l’indépendance ; elle pourvut à tout en chef habile, expédia par terre et par mer de nombreux messagers à Joseph et à Napoléon, annonça leur arrivée prochaine dans le port avec les représentants du peuple, et parvint à neutraliser les partisans de Paoli dans la ville.
Mais le grand chef n’avait pas oublié non plus l’art de mettre le temps à profit. Pour nous ramener ou pour nous retenir, il voulut avoir de précieux otages ; et tandis qu’elle attendait à toute heure la flotte française, ma mère fut sur le point de tomber dans les mains d’ennemis irrités.
Éveillée tout à coup au milieu de la nuit, elle voit sa chambre remplie de montagnards armés… Elle se crut surprise ; mais la lueur d’une torche de sapin, tombant sur la figure du chef, la rassura : c’était Costa de Bastélica, le plus dévoué de nos partisans. « Vite ! signora Létizia ; les gens de Paoli nous suivent de près. Pas un moment à perdre : me voici avec tous mes hommes. Nous vous sauverons, ou nous périrons avec vous ! »
Bastélica est un des plus populeux villages de la Corse : situé au pied du Mont-d’Or, au milieu d’une forêt de châtaigniers séculaires, il renferme des habitants renommés par leur bravoure audacieuse et par une fidélité sans bornes à leurs affections. Un de ces intrépides chasseurs, traversant la chaîne de montagnes qui sépare l’île en deux parties, avait rencontré une troupe nombreuse qui descendait vers Ajaccio ; il avait appris que cette troupe devait être introduite la nuit dans la ville par des partisans de Paoli, y enlever notre famille, et la conduire prisonnière à Rostino. Il avait même entendu assurer que Paoli avait ordonné qu’on lui amenât tous les enfants de Charles, morts ou vifs. Retourner comme un trait dans son village, avertir le chef de nos partisans, armer tout ce qui avait un fusil et un poignard, et traverser à grands pas la forêt de Bastélica, ne fut que l’affaire d’un moment. Après plusieurs heures d’une marche forcée, ces braves amis entrèrent de nuit dans la ville au nombre de trois cents ; et toutefois ils ne précédaient nos ennemis que de peu de milles.
La mère et les enfants, levés à la hâte, n’ayant le loisir d’emporter que leurs vêtements, et placés au centre de la colonne, sortent en silence de la ville encore plongée dans le sommeil. On s’enfonce dans les montagnes ; et avant le jour, on s’arrête dans une forêt d’où l’on découvrait une partie du rivage. Les fugitifs entendirent plusieurs fois des troupes ennemies traverser les vallées voisines de leur campement ; mais la Providence daigna éloigner une rencontre qui eût été meurtrière. Le jour même, la flamme, s’élevant en épais tourbillons du milieu de la ville, attira les yeux de nos amis. « Voilà votre maison qui brûle, » dit l’un d’eux à ma mère. – Eh ! qu’importe ! répondit-elle ; nous la rebâtirons plus belle : vive la France ! Après deux nuits de marche habilement dirigée, on aperçut enfin les voiles françaises : ma mère prit congé de ses défenseurs et rejoignit ses fils aînés sur la frégate des représentants du peuple. La rage de nos ennemis fut ainsi réduite à ne pouvoir s’exercer que sur les pierres de nos maisons.
« Sous le despotisme d’un seul ou de plusieurs, ou risque d’être victime. – Sous le despotisme démocratique, outre le même risque centuplé, on en court un autre bien plus affreux… celui d’être bourreau ! »
Société populaire de Marseille. La Cannebière. – Arrivée de ma famille. Saint-Maximin. – Dictature d’une petite ville. – Suspects. – Les charrettes de victimes. – Robespierre et son frère. – Il n’est pas temps !
J’étais parti avec la députation d’Ajaccio : un bon vent nous poussa vers la France en vingt-quatre heures. Je l’avais quittée depuis quatre ans, sans avoir achevé mes classes au séminaire d’Aix, et j’allais y reparaître chargé d’une mission politique. Ma vanité était exaltée à un tel point que je me croyais un personnage assez important pour devoir attirer les regards de la foule qui couvrait le port de Marseille, où nous débarquâmes à la chute du jour. Nous prîmes à peine un moment de repos, et nous nous rendîmes à la Société populaire. Dans une vaste salle, fort peu éclairée, siégeaient les sociétaires coiffés du bonnet rouge. Les tribunes étaient remplies de femmes bruyantes. Dès que le président eut annoncé une députation de patriotes corses avec des nouvelles importantes, la parole nous fut accordée, et je fus appelé à la tribune avant d’avoir pensé à ce que je devais dire. Je m’écriai que la nation était trahie en Corse, et que nous venions invoquer le secours de nos frères. Comme j’ignorais la fuite de ma famille, je ne ressentais pas encore de haine personnelle contre Paoli, et je voulais le ménager ; mais les acclamations des tribunes augmentaient à proportion de la violence de mes paroles ; et pour la première fois j’éprouvai combien les passions de ceux qui écoutent ont de force sur celui qui parle. Entraîné par les cris, les trépignements des tribunes, j’en vins bientôt à dire tout ce qu’il fallait pour les exciter davantage : ce ne fut plus seulement un prompt secours que je demandai, mais je peignis Paoli comme ayant abusé de la confiance nationale, et n’étant rentré dans son île que pour la livrer aux Anglais. Ceux-ci surtout ne furent pas épargnés dans mes figures de rhétorique : c’était la corde sensible des auditeurs, et j’en fis mon thème favori. Je fus accablé d’embrassades et de compliments : on ne voulait pas me laisser quitter la tribune ; j’y bavardai deux heures à tort et à travers. Des motions succédèrent l’une à l’autre : l’impression de mon discours, un message aux administrateurs du département pour envoyer des troupes au secours d’Ajaccio, une députation de trois membres pour nous accompagner aux jacobins de Paris, dénoncer la trahison et demander vengeance, toutes ces mesures furent prises d’urgence et à l’unanimité. Mes collègues ne se trouvaient pas en fonds pour le voyage de Paris : je résolus de partir seul avec les députés de Marseille, et nous sortîmes de la séance après minuit.
La solitude et le repos calmèrent mes esprits ; l’image de ce Paoli, si longtemps l’objet de mon culte, vint porter dans mon âme un trouble qui ressemblait presque à des remords. Je me répétais les conversations de Rostino. Je venais précisément de débiter, sans préméditation, le contraire de ce que j’entendais depuis plusieurs mois d’une bouche révérée. Des cris furieux contre Paoli avaient répondu à mon éloquence emportée. On m’avait associé, pour aller à Paris, des hommes dont l’aspect repoussant, la parole sauvage et le ton des halles m’avaient désagréablement surpris. Après un sommeil agité, je me réveillai mécontent et incertain. Les député marseillais vinrent me prendre pour déjeuner au café : je les suivis. Ils me conduisirent à la Cannebière, la principale rue de Marseille. J’admirais cette longue place environnée de superbes édifices : une foule immense d’hommes, de femmes, d’enfants s’y promenait ; on se coudoyait pour avancer. Je demandai à un des frères et amis si c’était un jour de fête. « Non, me répondit-il tranquillement, ce n’est qu’une vingtaine d’aristocrates qui font la culbute ; est-ce que tu ne vois pas ? » Je regardai dans la direction de son bras étendu… et je vis la guillotine, rouge de sang, qui travaillait… C’étaient les plus riches négociants que l’on immolait depuis un quart d’heure ! Et cette foule qu’ils avaient tant de fois nourrie, venait se promener à la Cannebière pour jouir du spectacle ! Et les boutiques étaient pleines de chalands comme à l’ordinaire ! Et les cafés étaient ouverts ! Et les gâteaux et les pains d’épice circulaient comme en un jour de foire ! ! ! En me promenant pour la première fois dans les rues de Marseille, voilà ce que je vis, et ce que je n’oublierai jamais.
Je quittai le café, sous je ne sais quel prétexte, et je déclarai le lendemain que je n’irais pas à Paris. Les députés du club marseillais n’avaient pas besoin de moi pour remplir leur mission. Je comptais attendre les secours promis et retourner en Corse avec mes compagnons.
Quelques jours après, ma famille fugitive arriva dans le port de Marseille, privée de toute ressource, mais pleine de courage et de santé. Joseph, Napoléon et moi, nous luttâmes contre la mauvaise fortune. Napoléon, officier d’artillerie, consacra la plus forte part de ses appointements au soulagement de la famille. Joseph fut nommé commissaire des guerres ; et moi, je fus placé dans l’administration des subsistances militaires. À titre de réfugiés patriotes, nous obtînmes des rations de pain de munition et des secours modiques, mais suffisants pour vivre, à l’aide surtout de l’économie de notre bonne mère. Le récit des périls qu’elle avait courus, l’incendie de nos propriétés, l’ordre de nous prendre morts ou vifs, donné, dit-on, par Paoli, n’eurent pas de peine à vaincre mes scrupules ; et je serais parti pour Paris bien volontiers, si la députation de Marseille n’eût déjà pris les devants. D’ailleurs mon emploi réclamait ma présence à Saint-Maximin, petite ville à quelques lieues de Marseille ; et j’allai y remplacer le garde-magasin des vivres, promu au grade d’inspecteur.
La République n’avait encore que peu de mois d’existence ; et ses bras, vainqueurs de l’étranger, s’enfonçaient chaque jour davantage dans ses propres entrailles. Déjà la populace s’habituait à l’échafaud. Malheur à qui s’arrête ! avait dit le farouche Collot-d’Herbois. Les orateurs de la Gironde, devenus sages trop tard, et pressés de jouir de leur victoire, avaient voulu s’arrêter, et le 31 mai venait de les abattre. Les départements qui avaient embrassé leur défense avaient déposé les armes. Danton et Robespierre poussaient la République hors de toute limite. Pour signaler d’un seul mot cette triste époque, disons que le titre de modéré était un arrêt de mort.
La constitution purement démocratique de 93, bien peu digne du philosophe Condorcet, son auteur, quoique acceptée par les assemblées primaires, venait d’être suspendue comme impraticable ; et la dictature de la convention, soutenue par la levée en masse, par les lois des suspects, de l’emprunt forcé, du maximum, et surtout par l’irrésistible valeur de nos armées, avait brisé tous les obstacles. Dans le sang jusqu’aux genoux, la Convention marchait victorieuse. Lyon et la Vendée osaient résister seules à cette terrible dictature ; toutes les communes de France, de la plus grande à la plus petite, avaient un club et un comité révolutionnaire qui absorbaient toute la puissance, lorsque les commissaires de la Convention étaient absents. Telle était la crise qui agitait toutes les fibres de la société, lorsque je me trouvai lancé, à dix-huit ans, au milieu de la Provence, séparé de ma famille, loin de mes chers compatriotes, seul, étranger, sans connaissances, dans une ville divisée en partis acharnés.
J’arrivai à Saint-Maximin vers la fin d’août de cette année, au moment où l’armée révolutionnaire du général Carteaux vint à Marseille pour y réprimer l’esprit de rébellion excité par l’exemple de Lyon qui résistait obstinément aux forces de la Convention. Quelques jours après, Toulon se rendit aux flottes combinées d’Angleterre et d’Espagne, croyant se soumettre aux Bourbons, qu’il était sans doute bien pardonnable de préférer à la terreur : mais la haine de la trahison et l’horreur du joug étranger portèrent au comble l’indignation universelle. Quant à moi, dans ces envahisseurs de Toulon je voyais ces mêmes Anglais que Paoli appelait après avoir séparé notre île de la France, et pour lesquels nous étions chassés de nos foyers. Aussi la tribune de Saint-Maximin retentit bientôt des discours du jeune réfugié corse, et la faveur populaire me porta rapidement du fauteuil de la société à la présidence du comité révolutionnaire. Dans quelques jours j’avais acquis une petite dictature ; et quoique ce succès fût bien imprévu, je ne fus pas moins fier de l’avoir obtenu.
Pour cimenter mon influence, je passais toutes mes soirées au club patriotique où toute la ville venait m’entendre. Le peu de personnes bien élevées étaient renfermées comme suspectes : il n’était donc pas étonnant que je l’emportasse sur tous mes rivaux de tribune. Aussi n’y avait-il d’applaudissements que pour moi. Les femmes, riches et pauvres, venaient régulièrement aux séances, où elles portaient leur ouvrage ; toutes travaillaient pour n’être pas accusées d’incivisme, et faisaient chorus avec les hommes pour applaudir et pour chanter les hymnes patriotiques.
Tant et de si faciles succès pouvaient me porter à la tête. Si j’avais été méchant ou faible, que de mal ne pouvais-je pas faire ou laisser faire ? – Dans cette petite Babylone démagogique, qui eût osé réprimer un jeune étourdi dont la parole, le soir au club, et la signature, le jour au comité, pouvait jeter la terreur et la mort dans le sein de mille familles ! Un couvent était rempli de suspects… Il dépendait de nous de faire des choix arbitraires dans ces tristes asiles de l’innocence et de les expédier à Orange !…… et le tribunal révolutionnaire d’Orange était la digne succursale de Fouquier-Tainville… Pauvre France ! Combien de fois j’ai remercié la Providence de ne m’avoir pas abandonné à l’enivrement d’une position aussi extraordinaire, aussi périlleuse pour mon âge, et de m’avoir entouré de gens simples qui se sont prêtés à la bonne direction que je leur ai donnée, comme ils se seraient prêtés à des excès ; car dans ces moments de despotisme démocratique (le pire de tous les despotismes), la puissance d’un orateur, tant que la faveur de la foule active l’environne, est plus forte que la conscience publique. J’ai souvent fait un retour sur moi-même : je me suis dit que mes bons sentiments ont été puissamment secondés par des circonstances favorables. J’étais réfugié patriote, martyr de la cause de la révolution ; et ces titres me mettaient à l’abri d’être soupçonné d’aristocratie et de modérantisme. Je pouvais, jusqu’à un certain point, affronter le préjugé dominant et suivre la route droite. – Mais si, comme tant d’autres, au lieu d’avoir ces heureux antécédents, j’eusse été placé entre ma sûreté personnelle et ma conscience, si le terrible, l’inexorable en avant, en avant, de la démocratie menaçante eût retenti derrière moi sans relâche… si j’avais été, comme tant d’autres, réduit à ce dilemme infernal : tuer ou mourir… suis-je bien certain de ce qu’il eût pu m’arriver ? – Je me flatte que je serais resté fidèle au bien, et que mon courage moral ne m’aurait pas abandonné. – Cependant, bien des Français qui valaient peut-être autant ou mieux que moi n’ont-ils pas glissé sur la pente de cet abîme ? – Combien de ces malheureux, sortis de parents vertueux comme les miens, pourvus comme moi d’une bonne éducation, n’ont-ils pas succombé ? Oui, c’est bien le pire de tous les états sociaux que celui où un honnête homme est exposé à devenir criminel, où le sort de chacun est à la merci de tous, où l’on n’est jamais sûr de ce qu’on dira, de ce qu’on fera, de ce qu’on deviendra le lendemain. Jeunes gens ! lisez l’histoire de 1793, non pas dans les plaidoyers des rhéteurs qui s’appellent historiens, mais dans les pages de l’inexorable Moniteur ; lisez avec patience. – Et vous aurez, comme vos pères, horreur du gouvernement de la multitude. Sous le despotisme d’un seul ou de plusieurs, on risque d’être victime. Sous le despotisme démocratique, outre le même risque centuplé, on en court un autre bien plus affreux… celui d’être bourreau !
Si l’on cherche à apprécier avec justice cette grande tourmente de 93, deux sentiments naîtront simultanément de cet examen sérieux : indulgence et pitié pour les individus qui furent entraînés par d’aussi cruelles circonstances, – mais aussi haine vigoureuse, durable, et profonde pour le gouvernement de la multitude !
Revenons à Saint-Maximin. – Un vingtième au moins des habitants étaient renfermés comme suspects. Je les trouvai commodément logés et passablement traités. Mon comité révolutionnaire était composé d’artisans, de gens du peuple, et d’un ancien moine qui savait seul écrire et qui tenait le haut bout avant mon arrivée. Je fus assez heureux pour inspirer une espèce d’enthousiasme à ce défroqué qui n’avait rien d’aimable, mais qui n’était pas méchant ; il s’attacha à tous mes pas, me céda de tout son cœur le haut du pavé, et me fut aussi utile qu’il eût pu m’être nuisible : aussi je le plaçai dans mon administration et je l’acquis entièrement. On améliora le sort des suspects. On en fit sortir quelques-uns pour jouer sur un théâtre de société des pièces patriotiques, et surtout on prit la résolution dans le comité de ne jamais envoyer personne à la boucherie d’Orange. Une dame, fort aimable et fort bien née, était plus compromise que les autres : c’était la sœur de l’auteur des voyages d’Anténor ; j’eus beaucoup de peine à lui faire représenter des pièces républicaines, mais je ne voulus pas renoncer à une si bonne actrice, et je la forçai presque à jouer avec nous le rôle de Junie dans le Brutus de Voltaire : cet acte de dictature valut cependant à notre victime sa liberté. – Nous passions ainsi le moins terriblement que nous pouvions cette épouvantable année : nous étions nuls pour les actes, mais en revanche, nous ne nous faisions pas faute de paroles, d’adresses aux jacobins de Paris. – Comme la mode était de prendre des noms antiques, mon ex-moine prit, je crois, celui d’Épaminondas, et moi celui de Brutus. Tous les autres membres du comité suivirent notre exemple ; et dans nos séances on pouvait faire un cours de nomenclature grecque et romaine. Un pamphlet a attribué à Napoléon cet emprunt du nom de Brutus ; mais il n’appartient qu’à moi. Napoléon pensait à élever son propre nom au-dessus de ceux de l’ancienne histoire et s’il eût voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu’il eût choisi celui de Brutus.
Les bons habitants de Saint-Maximin me laissaient faire ; ils aimaient autant nos représentations théâtrales que les déclamations de la tribune. Les femmes étaient ravies de ce qu’il n’y avait pas une victime dans notre petite ville, et de ce qu’on y jouait la comédie ; et, je crois, en effet, qu’à cette époque on aurait pu en dire autant de bien peu de communes.
Mais un orage, parti des hautes régions, allait tomber sur nous : Barras et Fréron étaient à Marseille !
Quelques mois écoulés depuis mon arrivée à Saint-Maximin avaient été marqués à l’envi par les succès et les crimes des jacobins. En septembre, Lyon avait succombé. Collot-d’Herbois et Fouché de Nantes y mitraillaient courageusement la population vaincue et faisaient abattre par des mains françaises les édifices de cette seconde ville de France qui, quarante ans plus tard, devait encore être livrée aux fureurs de la guerre civile. L’armée du général Carteaux, où se trouvait Napoléon, assiégeait Toulon. – La proscription des suspects, plus largement organisée par la loi de Merlin de Douai, s’étendait sur trois cent mille citoyens, et les livrait sans miséricorde à la dictature de chaque commune.
En octobre, Marie-Antoinette était traînée à l’échafaud, dans un tombereau, les mains liées, au milieu de six cent mille Parisiens hébétés ou tremblants devant une poignée de brigands.
En novembre, les assassins se déifiaient eux-mêmes par leur culte dérisoire de la Raison ; car cette raison, qu’ils voulaient substituer à l’Évangile, n’était que l’idole arrosée de sang humain qui présidait à leurs fureurs ; les têtes des Girondins, de Bailly, de Lavoisier, ces dignes interprètes de la véritable raison, furent le premier sacrifice de ce nouveau culte ! Des conventionnels tout-puissants parcouraient les départements pour empêcher la rage de la populace de se refroidir. – Barras et Fréron étaient à Marseille !
Notre petite commune espérait vainement se dérober à leurs yeux de lynx ; quelque misérable dénonciateur leur apprit que Saint-Maximin n’avait pas fourni le moindre repas à la guillotine, et que, dans la maison de nos suspects, ouverte aux familles des détenus, on était assez calme pour s’y livrer habituellement aux charmes de la musique. Aussitôt, on prit la résolution de détruire un pareil scandale ; et deux familiers de l’inquisition représentative se chargèrent de nous mettre au pas.