Mensonges - Paul Bourget - E-Book

Mensonges E-Book

Paul Bourget

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Mensonges est un roman de Paul Bourget paru en 1887.
Extrait
| UN COIN DE PROVINCE À PARIS
« Monsieur, » fit le cocher en se penchant du haut de son siège, « la grille est fermée… »
— « À neuf heures et demie ! … » répondit une voix de l’intérieur de la voiture. « Quel quartier ! Ce n’est pas la peine de descendre ; le trottoir est sec, j’irai à pied… » Et la portière s’ouvrit pour donner passage à un homme encore jeune, qui releva frileusement le collet de loutre de son pardessus, et avança sur le pavé des souliers découverts. Ces souliers vernis, les chaussettes de soie à fleurs, le pantalon noir et le chapeau d’étoffe témoignaient que, sous la fourrure, ce personnage cachait une complète tenue de soirée. La voiture était un de ces fiacres sans numéro qui stationnent à la porte des cercles, et, tout en assurant son cheval, le cocher, peu habitué à ce coin provincial de Paris, se prit à regarder, comme faisait son client lui-même, cette entrée d’une rue, vraiment excentrique, bien qu’elle fût située sur le bord du faubourg Saint-Germain. Mais à cette époque, — en 1879 et vers le commencement de février, — cette rue Coëtlogon, qui joint la rue d’Assas à la rue de Rennes, présentait encore la double particularité d’être close par une grille, et, la nuit, éclairée par une lanterne suspendue, suivant l’ancienne mode, à une corde transversale. Aujourd’hui la physionomie de l’endroit a bien changé. Il a disparu, le mystérieux hôtel, à droite, placé de guingois au milieu de son jardin, et qui abritait sans doute une calme existence de douairière. Les terrains vagues qui rendaient cette rue Coëtlogon inabordable aux voitures du côté de la rue de Rennes, comme la grille l’isolait du côté de la rue d’Assas, ont été nettoyés de leurs amas de pierres. Les becs de gaz ont remplacé la lanterne. À peine si deux pavés un peu inégaux marquent la place des barreaux sur lesquels jouaient les portes mobiles de la grille, que l’on poussait seulement chaque soir au lieu de les verrouiller. Le jeune homme n’eut donc pas à sonner pour se faire ouvrir, mais, avant de s’engager dans la mince ruelle, il s’arrêta quelques minutes devant le paysage que formaient cette impasse sombre, le jardin de droite, la ligne des maisons déjà presque toutes éteintes à gauche, au fond les masses confuses des bâtisses en construction, la lanterne ancienne au centre...|

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



SOMMMAIRE

DÉDICACE

I UN COIN DE PROVINCE À PARIS

II ÂMES NAÏVES

III UN AMOUREUX ET UN SNOB

IV « LE SIGISBÉE »

V L’AUBE DE L’AMOUR

VI LA LOGIQUE D’UN OBSERVATEUR

VII PROFIL DE MADONE

VIII L’AUTRE PROFIL DE LA MADONE

IX UNE COMÉDIENNE DE BONNE FOI

X DANS LE PIÈGE

XI DÉCLARATIONS

XII LOYAUTÉ CRUELLE

XIII AT HOME

XIV JOURNÉES HEUREUSES

XV LES RANCUNES DE COLETTE

XVI HISTOIRE D’UN SOUPÇON

XVII ÉVIDENCES

XVIII LE PLUS HEUREUX DES QUATRE

XIX TOUT OU RIEN

XX L’ABBÉ TACONET

PAUL BOURGET

MENSONGES

ROMAN

Alphonse Lemerre, Éditeur, 1887

Raanan Editeur

Livre 681 | édition 1

DÉDICACE

À LOUIS GANDERAX. J’ai composé toute une portion de ce livre, mon cher Louis, en Angleterre, et dans l’angle d’un bow-window pareil à celui qui bombait de notre salon commun sur une fraîche pelouse, à Shanklin, durant l’été de 1880. Tandis que je travaillais à cette œuvre de doute et d’analyse triste, dans ma solitude d’outre-Manche, cette année-ci, j’ai bien souvent évoqué, pour me reposer de ces noires imaginations, le souvenir de notre gaieté d’alors. Je revoyais la servante, au pâle visage digne d’une vierge de Burne Jones, qui passait, silencieuse et légère, comme un esprit ; les hôtes charmants qui nous recevaient dans le poétique Rylstone ; et ce chine, ce ravin, touffu et ombreux, à l’extrémité duquel bleuissait la mer et où les fougères verdoyaient, si hautes, si vivantes, si délicates ! Mais c’est à vous surtout que je pensais, mon cher Louis, et au charme de votre sûre amitié qui m’a donné tant d’heures précieuses depuis ces heures lointaines. Trouvez ici, dans l’offre que je vous fais de ce nouveau roman, un témoignage trop faible de l’affection que je vous ai vouée en retour, — affection qui, elle du moins, n’est pas un mensonge.

P. B.

Paris, 26 Octobre 1887.

MENSONGES

I UN COIN DE PROVINCE À PARIS

« Monsieur, » fit le cocher en se penchant du haut de son siège, « la grille est fermée… »

— « À neuf heures et demie ! … » répondit une voix de l’intérieur de la voiture. « Quel quartier ! Ce n’est pas la peine de descendre ; le trottoir est sec, j’irai à pied… » Et la portière s’ouvrit pour donner passage à un homme encore jeune, qui releva frileusement le collet de loutre de son pardessus, et avança sur le pavé des souliers découverts. Ces souliers vernis, les chaussettes de soie à fleurs, le pantalon noir et le chapeau d’étoffe témoignaient que, sous la fourrure, ce personnage cachait une complète tenue de soirée. La voiture était un de ces fiacres sans numéro qui stationnent à la porte des cercles, et, tout en assurant son cheval, le cocher, peu habitué à ce coin provincial de Paris, se prit à regarder, comme faisait son client lui-même, cette entrée d’une rue, vraiment excentrique, bien qu’elle fût située sur le bord du faubourg Saint-Germain. Mais à cette époque, — en 1879 et vers le commencement de février, — cette rue Coëtlogon, qui joint la rue d’Assas à la rue de Rennes, présentait encore la double particularité d’être close par une grille, et, la nuit, éclairée par une lanterne suspendue, suivant l’ancienne mode, à une corde transversale. Aujourd’hui la physionomie de l’endroit a bien changé. Il a disparu, le mystérieux hôtel, à droite, placé de guingois au milieu de son jardin, et qui abritait sans doute une calme existence de douairière. Les terrains vagues qui rendaient cette rue Coëtlogon inabordable aux voitures du côté de la rue de Rennes, comme la grille l’isolait du côté de la rue d’Assas, ont été nettoyés de leurs amas de pierres. Les becs de gaz ont remplacé la lanterne. À peine si deux pavés un peu inégaux marquent la place des barreaux sur lesquels jouaient les portes mobiles de la grille, que l’on poussait seulement chaque soir au lieu de les verrouiller. Le jeune homme n’eut donc pas à sonner pour se faire ouvrir, mais, avant de s’engager dans la mince ruelle, il s’arrêta quelques minutes devant le paysage que formaient cette impasse sombre, le jardin de droite, la ligne des maisons déjà presque toutes éteintes à gauche, au fond les masses confuses des bâtisses en construction, la lanterne ancienne au centre. Là-haut, une froide lune d’hiver brillait dans un ciel tragique, un ciel vaste, pommelé de nuages mobiles et qui couraient vite. Ils passaient, passaient devant cette lune claire, et voilaient à chaque fois légèrement son éclat de métal, comme rendu plus vif lorsque ces vapeurs mobiles se creusaient soudain en une portion d’espace toute libre et toute noire.

— « Quel décor pour un adieu, » dit à mi-voix le jeune homme, qui ajouta, en se parlant tout haut à lui-même :

 « Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêverLes yeux sinistres de la lune… »

S’il y avait eu sur ce trottoir un passant quelque peu observateur, il aurait reconnu un homme de lettres à la manière dont ces deux vers de Hugo furent comme chantonnés par ce personnage, qui portait en effet un nom très en vedette, à cette date, dans la littérature. Mais les disparus sont si vite des oubliés, dans ce tourbillon d’œuvres nouvelles, d’incessantes réclames, de renommées improvisées, qui balaie infatigablement le boulevard, que les succès d’il y a dix ans paraissent lointains et vagues comme ceux d’un autre âge. Deux drames de la vie moderne, un peu trop directement inspirés de M. Alexandre Dumas fils, avaient acquis une vogue momentanée à ce jeune homme, — il avait trente-cinq ans passés, mais il en paraissait à peine trente, — et il n’avait pas encore usé sa signature, son nom sonore et hardi de Claude Larcher, en le mettant au bas d’articles bâclés et de romans de hasard. Il était à cette époque l’auteur de la Goule et de Entre adultères, pièces inégales, empreintes d’un pessimisme souvent conventionnel, puissantes cependant par une certaine acuïté d’analyse, par l’âpreté du dialogue, par l’ardeur souffrante de l’idéal. En 1879, ces pièces dataient déjà de trois années, et Claude, qui s’était laissé rouler par une existence de dissipation, commençait d’accepter des besognes fructueuses et faciles, incapable de se reprendre par un nouvel effort de longue haleine. Comme beaucoup d’écrivains d’analyse, il était habitué à s’étudier et à se juger sans cesse, étude et jugement qui n’avaient d’ailleurs aucune influence sur ses actions. Les plus menus détails lui servaient de prétexte à des retours sur lui-même et sa destinée, mais le seul résultat de ce dédoublement continuel était de l’entretenir dans une lucidité inefficace et douloureuse de tous les instants. C’est ainsi que la vue de la paisible rue et le souvenir de Victor Hugo eurent pour conséquence immédiate de lui rappeler les résolutions d’existence retirée et de travail réglé qu’il formait en vain depuis des mois. Il réfléchit qu’il avait une nouvelle promise à une revue, un drame promis à un théâtre, des chroniques promises à un journal, et qu’au lieu d’être assis à la table de son appartement de la rue de Varenne, il courait Paris à dix heures du soir dans le costume d’un oisif et d’un snob. Il passerait cette fin de soirée et une partie de la nuit à une fête donnée par la comtesse Komof, une grande dame russe établie à Paris, dont les réceptions dans son énorme hôtel de la rue du Bel-Respiro étaient aussi fastueuses que mêlées. Il se préparait à faire pis encore. Il venait chercher, pour le conduire chez la comtesse, un autre écrivain, plus jeune que lui de dix années, et qui avait mené jusqu’alors, dans une des maisons de cette discrète, de cette taciturne rue Coëtlogon, précisément la noble vie d’assidu labeur dont la nostalgie le torturait lui-même. René Vincy— c’était le nom de ce jeune confrère— venait, à vingt-cinq ans, d’émerger du coup au grand soleil de la publicité, grâce à une de ces bonnes fortunes littéraires qui ne se renouvellent pas deux fois par génération. Une comédie en un acte et en vers, le Sigisbée, œuvre de fantaisie et de rêve, écrite sans aucune idée de réussite pratique, l’avait rendu célèbre du jour au lendemain. Ç’avait été, comme pour le Passant de notre cher François Coppée, un engouement subit du Paris blasé, un battement de mains universel dans la salle du Théâtre-Français, et le lendemain une louange universelle dans les articles des journaux. Ce succès étonnant, Claude pouvait en revendiquer sa part. N’avait-il pas eu le premier entre les mains le manuscrit du Sigisbée ? Ne l’avait-il pas apporté à sa maîtresse, Colette Rigaud, l’actrice fameuse de la rue de Richelieu ? Et Colette, engouée du rôle qu’elle entrevoyait dans la pièce, avait forcé toutes les résistances. C’était lui, Claude Larcher, qui, interrogé par madame Komof sur le choix d’une comédie à donner dans son salon, avait indiqué le Sigisbée. La comtesse avait accédé à cette idée. On jouait chez elle la saynète à la mode ce soir même, et Claude, qui s’était chargé de chaperonner l’auteur, venait le prendre, à l’heure dite, dans l’appartement de la rue Coëtlogon, où René Vincy habitait auprès d’une sœur mariée. Cette extrême complaisance d’un écrivain déjà mûr pour un débutant, n’allait pas sans un mélange d’un peu de vanité et d’ironie. Claude Larcher, qui passait son temps à médire du monde riche et cosmopolite dont était la comtesse Komof, et qui le fréquentait sans interruption, éprouvait un léger chatouillement d’amour-propre à étaler aux yeux de son camarade le détail de ses relations de haute vie. En même temps la naïve stupeur du poète, l’espèce d’ébahissement enfantin où le jetait cette syllabe magique et vide : — le Monde, — divertissait le malicieux moqueur. Il avait déjà joui, comme d’un spectacle doucement comique, de la timidité déployée par Vincy dans la première visite qu’ils avaient faite ensemble chez la comtesse, un des jours de la semaine, après le déjeuner ; et la pensée de la fièvre dans laquelle René devait l’attendre, le faisait sourire, tandis qu’il franchissait les quelques pas nécessaires pour arriver à la porte de la maison où vivait son jeune ami.

— « Et dire que j’ai été aussi puéril que lui, » songea-t-il, en se rappelant qu’il y avait eu, pour lui comme pour René, une première sortie mondaine ; il songea encore : « Voilà une sensation que ne soupçonnent guère ceux qui ont grandi pour les salons et dans les salons, et comme c’est absurde d’ailleurs que nous allions, nous, chez ces gens-là ! … »

Tout en philosophant de la sorte, Claude s’était arrêté devant une nouvelle grille, à gauche, fermée celle-là, et il avait sonné. Cette grille donnait sur une allée, laquelle desservait une maison à trois étages, séparée de la rue par la mince bande d’un jardinet. La loge du concierge était située sous la voûte qui terminait la petite allée. Ce concierge se trouvait-il hors de sa loge, ou le coup de sonnette n’avait-il pas été assez fort ? Toujours est-il que Claude dut tirer une seconde fois la longue chaîne terminée par un anneau rouillé, qui servait de cordon. Il eut le temps de dévisager cette maison, toute noire et comme morte, où brillait seulement une seule fenêtre, au rez-de-chaussée. C’était là, et dans ce logement dont les quatre fenêtres ouvraient sur l’étroit jardin, qu’habitaient les Fresneau. Mademoiselle Émilie Vincy, la sœur du poète, avait épousé en effet un certain Maurice Fresneau, professeur libre, que Claude connaissait pour avoir été son collègue durant les premiers jours de sa vie à Paris, début d’écrivain pauvre dont l’auteur applaudi de la Goule avait la faiblesse de rougir. Combien il eût mieux aimé avoir dévoré son patrimoine en séances au club ou chez les filles ! Il conservait cependant des relations suivies avec son ancien collègue, par reconnaissance pour des services d’argent rendus autrefois. Il s’était d’abord intéressé à René à cause de ce vieux compagnon des mauvais jours ; puis il avait subi le charme de la nature du jeune homme. Que de fois il était venu, lassé de son existence factice, toute en douloureuses paresses et en passions amères, se reposer pour une heure dans la modeste chambre qu’occupait René, juste à côté de celle dont il voyait maintenant la croisée éclairée et qui était la salle à manger ! Dans le court espace de temps qui sépara ses deux coups de sonnette, et grâce à la rapidité d’imagination propre aux artistes visionnaires, cette chambre se peignit d’un coup devant l’esprit de Claude, — comme un symbole de la vie toute de songes menée jusqu’ici par son ami. Le poète et sa sœur avaient eux-mêmes cloué aux murs une petite étoffe rouge sur laquelle se détachaient, de-ci de-là, des gravures choisies par un goût raffiné de rêveur solitaire : des compositions d’Albert Durer, l'Hélène de Gustave Moreau et son Orphée, quelques eaux-fortes de Goya. La couchette en fer, la table bien rangée, la bibliothèque garnie de livres, le rouge du carrelage apparu comme un encadrement au tapis du milieu, — combien Claude avait aimé ce décor intime, et sur la porte cette phrase de l’Imitation écrite enfantinement par René : Cella continuata dulcescit ! L’évocation de ces images modifia soudain la pensée de l’écrivain, qui se sentit, d’ironique, devenir triste, à l’idée qu’en effet cette entrée dans le monde par la porte du salon Komof était un gros événement pour un enfant de vingt-cinq ans et qui avait toujours vécu là. Quelle âme nourrie d’idéal il allait apporter dans cette société de luxe et d’artifice, recrutée par la comtesse !

— « Jamais de mon avis, » se dit-il, tiré de sa rêverie par le grincement du pêne sur la serrure, et poussant la grille… « Puisque c’est moi qui lui ai conseillé de sortir, qui l’ai habillé pour ce soir. » — Il avait en effet conduit René chez son tailleur, son chemisier, son bottier, son chapelier, afin de procéder à ce qu’il appelait plaisamment son investiture…— « Il fallait penser auparavant aux dangers de cette rencontre avec le monde… Et quel triste don de prévoir le pire ! On le présentera à quatre ou cinq femmes, il sera invité à dîner deux ou trois fois, il oubliera de mettre des cartes, il oubliera… et on l’oubliera… »

Il s’était engagé dans l’allée, puis il avait sonné à une première porte à droite qui était celle des Fresneau, avant la loge du concierge. Cette bizarre disposition des lieux s’expliquait par l’existence d’un second petit jardin et d’une seconde maison, desservis également par la grille de la rue Coëtlogon. La personne qui vint lui ouvrir était une grosse et lourde fille de trente ans, à la taille courte, aux épaules carrées, avec un visage tout d’une pièce, qu’encadrait un serre-tête de forme auvergnate et qu’éclairaient deux yeux bruns d’une simplicité animale. Cette physionomie campagnarde exprimait une instinctive défiance, comme le geste par lequel la fille entre-bâillait à demi la porte au lieu de l’ouvrir largement, comme le clignement de ses paupières tandis qu’elle élevait la lampe à pétrole un peu haut afin de jeter la pleine lumière sur le visiteur. Elle reconnut Claude, et sa large face s’anima d’une bienveillance qui révélait la faveur dont l’écrivain jouissait dans l’intérieur des Fresneau. La fille sourit en montrant des dents blanches et petites, des dents de bête ; il lui en manquait une derrière chaque œillère.

— « Bonsoir, Françoise, » dit le jeune homme, « votre maître est-il prêt ? »

— « Tiens… C’est M. Larcher, » fit joyeusement la bonne ; « il est paré, » ajouta-t-elle, « et gentil comme un Jésus… Vous allez trouver la compagnie dans la salle à manger… Attendez que je vous débarrasse de votre veste… Ah ! Marie, Joseph ! mon pauvre Monsieur, c’est ça qui doit vous peser sur le dos ! … »

La familiarité de cette servante à tout faire, débarquée tout droit chez les Fresneau, du village d’Auvergne dont était le professeur, et installée dans la maison depuis quinze ans comme chez elle, amusait toujours Claude Larcher. C’était un de ces lettrés trop raisonneurs, qui raffolent du naturel, sans doute parce qu’il les repose du travail desséchant et ininterrompu de leur propre cerveau. Il arrivait à Françoise de lui parler de ses propres ouvrages en des termes d’une prodigieuse bouffonnerie, ou d’exprimer, avec une ingénue naïveté, la crainte dont elle était poursuivie, celle que l’auteur dramatique ne la mît dans quelque pièce de théâtre ; ou bien encore elle appliquait à des phrases littéraires, ramassées en servant à table, cet étrange pouvoir de déformation propre aux gens du peuple. Claude se rappelait l’avoir entendue qui, pour vanter l’ardeur au travail de René, disait : « Il s’identifrise avec ses héros. » Il en riait encore. Elle disait « ceuiller » pour « cuiller, » « engratigner » pour « égratigner, » « archeduc » pour « aqueduc, » « voyager en coquelicot » pour « incognito, » et une foule de locutions du même genre que l’écrivain s’amusait à inscrire sur un de ses innombrables calepins à notes, pour un roman qu’il ne finirait jamais. Aussi se complaisait-il d’ordinaire à provoquer ce bavardage. Il ne le fit pas ce soir-là, dominé par l’impression de mélancolie que lui avait causée la subite idée de son rôle de tentateur mondain. Pendant que Françoise suspendait son pardessus à une des patères, il regardait le couloir qu’il connaissait pourtant si bien et sur lequel ouvraient les portes des diverses chambres. Celle du poète, au fond à droite, était exposée au midi ; les Fresneau se contentaient d’une autre chambre, plus étroite, au nord, à côté de laquelle se trouvait celle de leur fils, Constant, un petit garçon de six ans, moins cher à Émilie que ne l’était René. Les causes de cette affection passionnée de la sœur pour le frère, Claude les savait, détail par détail, comme il savait l’histoire de cette famille. Et cette histoire touchante, modeste et simple, ne justifiait que trop son remords de venir arracher de cet asile celui en qui elle se résumait toute.

Le père d’Émilie et de René, avoué à Vouziers, était mort misérablement, à la suite d’excès de boisson. L’étude vendue, toutes les dettes payées et grâce à la réalisation de quelques biens-fonds, la veuve de ce viveur de province avait eu à elle environ cinquante mille francs. Le séjour de Vouziers lui rappelant de trop cruels souvenirs, elle était venue, avec ses deux enfants encore tout jeunes, s’établir à Paris. Elle y avait un frère, l’abbé Taconet, prêtre très distingué, ancien élève de l’École normale, entré dans les ordres subitement, et sans que rien eût expliqué cette résolution à ses camarades qui le virent, avec non moins de stupeur et presque aussitôt après sa sortie de Saint-Sulpice, ouvrir, rue Cassette, un établissement d’éducation. Catholique convaincu, mais très libéral et tout voisin du gallicanisme, l’abbé Taconet avait compris que beaucoup de familles de la riche bourgeoisie hésitent entre les collèges purement laïques et les collèges purement religieux, sans trouver, ni dans les uns ni dans les autres, de quoi répondre à leur double besoin de christianisme traditionnel et de développement moderne. Il n’avait pris la soutane que pour réaliser plus aisément un projet d’harmonie entre ces deux courants opposés, et toute son ambition fut satisfaite le jour où il fonda, en compagnie de deux prêtres plus jeunes, un externat ecclésiastique, dont les élèves devaient suivre les cours du lycée Saint-Louis. Le succès de cette École Saint-André— l’abbé Taconet l’avait baptisée ainsi du nom de son patron, — fut si rapide, que, dès la troisième année, trois petits omnibus à un cheval étaient nécessaires pour prendre les élèves à leur domicile et les y ramener. La possibilité de donner à son fils, alors âgé de dix ans, une éducation exceptionnelle, fut une des raisons qui décidèrent madame Vincy à choisir Paris comme lieu de résidence, d’autant plus que les seize ans d’Émilie assuraient à la mère une aide précieuse dans la tenue d’une nouvelle maison. Sur les conseils de l’abbé Taconet, que le maniement des fonds de son collège rendait bon administrateur, elle plaça les cinquante mille francs de sa fortune en rentes italiennes, qui valaient à cette époque soixante-cinq francs. Le ménage de la veuve eut ainsi deux mille huit cents francs par an à dépenser. Le secret du culte idolâtre dont Émilie enveloppait son jeune frère dérivait tout entier de la masse de sacrifices quotidiens représentés par ce chiffre de revenus. Dans la vie du cœur, on court après sa souffrance, comme on court au jeu après son argent. Madame Vincy était tombée malade, presque aussitôt après l’installation à Paris, qui s’était faite en 1863, dans cette même maison de la rue Coëtlogon, mais au troisième étage. Jusqu’en 1871, date où mourut la pauvre femme, la jeune fille dut suffire à ce triple devoir : soigner sa mère alitée, veiller au minutieux détail d’un ménage où cinquante centimes étaient une somme, suivre l’éducation de son frère, heure par heure. Et elle avait mené cette dure tâche jusqu’au bout, sans que la fatigue d’une telle existence, qui pâlissait un peu le rose de ses joues amincies, lui arrachât une seule plainte. Elle avait ressemblé à ces ouvrières des vieilles chansons parisiennes, qui se consolent des lassitudes d’un âpre et continu travail, pourvu qu’elles aient une fleur épanouie sur le rebord de leur fenêtre. Sa fleur, à elle, avait été ce jeune frère, charmant enfant aux beaux yeux mobiles, qui avait tout de suite récompensé la douce Émilie de son dévouement par ces succès de collège, — solennelles réjouissances pour les femmes de l’humble bourgeoisie, si dépourvues de fêtes. Très jeune, ce frère avait commencé d’écrire des vers, et l’heureuse Émilie avait été la confidente des premiers essais du jeune homme. Aussi, lorsqu’elle fut demandée en mariage par Fresneau, dans les six mois qui suivirent la mort de la mère, elle mit à son consentement cette première condition que le professeur, agrégé de la veille, ne quitterait point Paris, et que René continuerait de vivre avec eux, sans prendre aucune carrière que celle des lettres. Fresneau accepta cette exigence avec délices. Il était de ces gens très bons et très simples qui savent aimer, c’est-à-dire qu’ils admettent, sans discussion, les moindres désirs de ceux qu’ils aiment. Il s’était pris au charme d’Émilie, sans rien oser lui en dire, depuis l’époque où il avait connu la famille Vincy, par suite du hasard qui avait fait de lui le répétiteur de René, à l’école Saint-André, en 1865. Cet homme déjà tout voisin de la quarantaine, avait été attiré vers la jeune fille par une communauté singulière de destinée. N’avait-il pas renoncé de son côté à toute espérance égoïste, à toute aspiration personnelle, dans le but de payer les dettes de son père, ancien chef d’institution tombé en faillite ? De 1858 à 1872, date de son mariage, le professeur avait éteint pour vingt mille francs de créances, et il avait vécu— avec des leçons qui lui rapportaient cinq francs, l’une dans l’autre ! Si l’on ajoute au chiffre d’heures de travail qu’un pareil résultat représente, le chiffre des heures nécessaires à la préparation des cours, à la correction des copies, aux allées et venues d’un endroit dans un autre, — il était arrivé à Fresneau d’avoir durant la même matinée une répétition rue Cassette, une seconde aux Ternes et une troisième près du Jardin des Plantes, — on aura le bilan d’une de ces existences, comme il s’en rencontre beaucoup dans l’enseignement libre, qui finissent par user les plus puissants organismes. La passion pour Émilie avait été le roman de cette vie, trop absorbée jusqu’alors pour que la rêverie y trouvât place. L’abbé Taconet avait fait ce mariage, et René Vincy avait compté un esclave de plus de son génie !

Claude Larcher n’ignorait aucun de ces petits faits, qui tous avaient eu leur importance pour le développement du talent et du caractère du jeune poète. Durant la minute que Françoise employait à suspendre son pardessus, et rien qu’à jeter un regard sur le couloir à demi éclairé, les moindres aspects de cette espèce d’antichambre commune revêtaient pour lui une signification morale. Il savait pourquoi, dans les crans du porte-cannes placé au coin de la porte, on voyait, à côté d’un gros parapluie d’alpaga au manche lourd, employé par le professeur, le bois élégant d’un mince parapluie anglais, choisi par madame Fresneau pour son frère. Il savait que cette même main d’une sœur idolâtre avait offert à René cette fine béquille à tête d’écaille qui coûtait sans doute trente fois plus cher que le solide et simple bâton utilisé par Fresneau dans les beaux jours. Il savait que les livres du professeur, après avoir longtemps subi, dans ce couloir et sur les planches d’un casier de planches noircies, tous les hasards de la poussière, avaient fini par être exilés même du couloir dans un cabinet obscur, et ce couloir abandonné aux fantaisies décoratives de René, qui en avait garni les murs avec des gravures de son choix. C’était toute une suite des admirables lithographies de Raffet sur le grand Empereur, qui avaient dû révolter le républicain Fresneau. Mais Claude savait aussi que Fresneau serait précisément le dernier à s’étonner du constant sacrifice de toute la maisonnée à ce frère, dont il avait fait son Dieu, par tendresse pour Émilie, comme la servante, comme l’oncle lui-même. Car l’abbé Taconet avait subi lui aussi l’ascendant de la nature et du talent du jeune homme. Il s’était dit que son neveu possédait de petites rentes, qu’à l’heure actuelle la modeste somme placée sur ses conseils en Italiens rapportait trois mille francs, qu’il laisserait lui-même une fortune analogue. L’éducation chrétienne de René n’était-elle pas une garantie que son talent d’écrire serait mis au service des idées de l’Église ? Et le prêtre avait contribué pour sa part à pousser le poète dans ce difficile chemin de la littérature où cet enfant privilégié n’avait rencontré jusqu’ici que du bonheur. Et tout ce bonheur, composé de pur dévouement, de tendre affection, de gâteries familiales, de tiède, de réchauffante confiance, Claude en comprenait le prix mieux que personne, lui qui avait dû, orphelin de père et de mère, se battre tout seul, dès sa vingtième année, contre les souillures, les cruautés et les désenchantements de la vie d’artiste pauvre à Paris. Il ne venait jamais chez les Fresneau sans éprouver une sorte d’attendrissement qui lui serra le cœur, cette fois encore, — attendrissement qui le portait d’habitude à rire très haut et à étaler le scepticisme le plus desséché. Il était ainsi, trop énervé pour que la moindre émotion ne lui fît point mal, à en crier, et, par désespoir de dompter jamais cette excessive sensibilité, calomniant son cœur le plus qu’il pouvait.

II ÂMES NAÏVES

Ce fut donc avec une mine souriante, presque railleuse, que Claude entra dans l’étroite salle à manger où se trouvait rassemblée « la compagnie, » comme disait Françoise : René d’abord, le héros de ce qui semblait à toute la maison une aventure extraordinaire, madame Fresneau et son mari, enfin madame Offarel, la femme d’un sous-chef de bureau au ministère de la guerre, avec ses deux filles, Angélique et Rosalie. Ces six personnes étaient rangées autour de la table en noyer, et assises sur des chaises du même bois que recouvrait une étoffe en crin noir rendue luisante par l’usage. Ce mobilier de salle à manger, acheté par l’avoué de province lors de son installation, s’était conservé intact depuis le départ de Vouziers, grâce à des soins d’une minutie hollandaise. Un poêle mobile, engagé dans la cheminée, alourdissait l’atmosphère de la pièce déjà resserrée, et attestait l’économie de la ménagère. Émilie n’admettait le feu de bois que dans la chambre de René. Une lampe de porcelaine suspendue à des chaînettes de cuivre éclairait le cercle des têtes qui se tournèrent du côté du visiteur, et ses derniers reflets venaient mourir sur le mur tendu d’un papier à ramages jaunâtres où miroitaient quelques plats anciens. Sous ce coup de lumière, les jeux divers des physionomies apparurent plus vivement à l’écrivain qui entrait. D’ailleurs, les sympathies et les antipathies ne se dissimulent guère dans le petit monde : l’animal humain y est moins apprivoisé, moins usé aussi par le mensonge continu des politesses. Émilie tendit la main à Claude, geste rare chez elle, avec un sourire ouvert sur ses lèvres heureuses, avec un éclair dans ses yeux bruns ; tout son être exprimait sa franche joie à voir quelqu’un par qui elle sentait son frère aimé.

— « N’est-ce pas, que son habit lui va bien ? … » Ce fut un des premiers mots qu’elle dit au nouveau venu, avant qu’il eût échangé les premiers saluts avec les assistants et pris place lui-même dans le cercle. Et c’était vrai que René présentait en ce moment un exemplaire accompli de cette sorte de créature si rare à Paris : un beau jeune homme. À vingt-cinq ans, l’auteur du Sigisbée offrait encore aux regards ce front sans rides, ces joues fraîches, cette bouche pure et ces yeux clairs qui témoignent d’une âme entière et d’un tempérament inattaqué. Il ressemblait beaucoup au médaillon, trop peu connu, que le sculpteur David a exécuté d’après Alfred de Musset adolescent. Mais la chevelure épaisse de René, sa barbe blonde et déjà abondante, ses épaules carrées, corrigeaient, par un air de robustesse et de santé, ce que le masque du poète des Nuits garde d’un peu efféminé, de presque trop frêle. Les yeux surtout, d’un bleu d’ordinaire très sombre, traduisaient en ce moment un bonheur naïf et sans mélange, et l’exclamation d’Émilie était justifiée par une grâce native qui se révélait même sous le frac de soirée et dans cette tenue inusitée. La prévoyance de la tendre sœur était allée jusqu’à songer aux petits boutons d’or du plastron et des manchettes, qu’elle avait achetés, sur ses économies, chez un bijoutier de la rue de la Paix, après avoir demandé mystérieusement conseil à Claude. C’était elle-même qui avait noué le nœud de la cravate de son frère, elle-même qui avait inspecté cette toilette de mondain avec les mêmes soins qu’elle avait mis, quatorze ans plus tôt, à inspecter la toilette de premier communiant de ce frère idolâtré.

— « Pauvre sœur, » fit ce dernier avec un joli rire qui découvrit ses dents blanches et bien rangées, « pardonnez-lui, Claude, je suis sa seule coquetterie… »

— « Hé bien ! Vous nous débauchez encore René ? » dit à son tour Fresneau en prenant la main de Larcher. Le professeur commençait à grisonner. Il était très grand et lourd d’encolure, avec des cheveux mal peignés et une barbe non faite. Il avait, étalées devant lui et couvertes de notes au crayon, des feuilles de papier à grandes marges, ses copies du lendemain. Il les ramassa en ajoutant : « Vous ne connaissez plus cette corvée de la correction des devoirs, heureux homme ! … Prenez-vous un petit verre pour vous réchauffer ? » Il soulevait un carafon à demi rempli d’eau-de-vie et qui était demeuré, le café une fois emporté, sur la table de cette pièce qui servait de salon, dans le train ordinaire de la vie.— Le vrai salon, situé lui aussi sur le devant, n’était occupé que dans les occasions solennelles…— « Une cigarette ? … » ajouta Fresneau en tendant un bol rempli d’un tabac brunâtre qui s’échevelait autour d’un cahier de papier.

Claude eut un geste de dénégation, tout en s’inclinant pour saluer les trois autres dames, sans qu’aucune lui tendît la main. Elles travaillaient, la mère à un bas de laine bleue qu’elle tricotait en grattant par moments sa tête avec une des aiguilles, les deux demoiselles à un ouvrage de broderie appliqué sur de la toile cirée verte. Les cheveux de la mère étaient tout blancs, sa figure ridée et carrée ; à travers les lunettes qui se tenaient tant bien que mal sur son nez un peu court, ses yeux envoyèrent à l’arrivant un regard de profonde aversion. Une des deux filles, Angélique, réprima un sourire parce que l’écrivain, en s’asseyant entre Émilie et René, avait dit : « Je me mettrai ici… » et prononcé mettrai comme si l'e de ce mot eût été muet, — incorrigible défaut dès longtemps remarqué par la jeune personne. Elle appartenait, avec ses yeux noirs, à la fois futés et fugaces, avec ses rougeurs aussi faciles que ses rires, à la grande espèce des timides moqueuses. Quant à la seconde des deux sœurs, Rosalie, elle avait incliné la tête sans lever ses beaux yeux, aussi noirs que ceux de sa sœur, mais d’une expression douce et craintive. Quelques minutes plus tard les paupières qui voilaient ses yeux se déplièrent, elle regarda du côté de René, et son aiguille trembla entre ses doigts en suivant le dessin qui indiquait la préparation de la broderie. Elle pencha sa tête davantage encore, et ses cheveux châtains brillèrent sous la lampe. Rien de ce petit manège n’avait échappé à Claude. Il connaissait de longue date les habitudes et les caractères de ces dames Offarel, — comme disait Fresneau avec une formule toute provinciale. Elles avaient dû venir dès sept heures, aussitôt après leur dîner pris dans leur appartement de la rue de Bagneux, tout auprès. Le père Offarel les avait amenées ; il avait gagné de là le café Tabourey, au coin de l’Odéon, et il y lisait avec conscience tous les journaux. Claude n’avait pas eu beaucoup de peine à deviner que la vieille madame Offarel nourrissait le rêve d’un mariage entre Rosalie et René ; il soupçonnait son jeune ami d’avoir encouragé cette espérance par un goût instinctif pour le romanesque, et il ne doutait pas que Rosalie ne se fût prise, elle, plus sérieusement qu’il n’aurait fallu, à l’attrait de l’esprit et de la jolie physionomie du poète. Il sentait si bien que la jeune fille l’aimait et le redoutait à la fois, lui, Claude Larcher. Elle l’aimait parce qu’il était dévoué à René ; elle le redoutait parce qu’il entraînait ce dernier dans un courant nouveau d’événements. Pour l’innocente enfant, comme pour tous les membres de ce petit cercle, la soirée chez madame Komof revêtait les apparences d’une expédition lointaine, dans un pays fantastique et inexploré. Chacun y plaçait des espérances chimériques ou des appréhensions folles. Émilie Fresneau, qui avait toujours caressé pour son frère des ambitions démesurées, le voyait accoudé à une cheminée, disant des vers au milieu d’une assemblée de duchesses, aimé par une « princesse russe. » Quand elle prononçait ces deux mots, l’inconnu de toutes les supériorités sociales se développait devant ses songes. Rosalie, elle, était la victime de la plus aiguë des perspicacités, celle de la femme qui aime. Les yeux de René l’épouvantaient, quoiqu’elle se le reprochât, par la joie absolue qu’ils exprimaient d’aller dans un monde où elle, sa demi-fiancée, ne pouvait pas aller. Ils étaient bien autrement liés que n’imaginait Claude, s’étant fait l’un à l’autre des promesses secrètes, par un soir de printemps de l’année dernière. René, à ce moment-là, était inconnu. Elle l’avait pour elle toute seule. Il trouvait tout charmant d’elle, et tout insipide sans elle. Aujourd’hui elle entrevoyait, du fond d’une ignorance qu’illuminait son inconsciente jalousie, de quelles dangereuses comparaisons elle était menacée. Avec ses robes coupées à la maison et où gauchissait sa jolie taille, avec ses chaussures achetées toutes faites et où se perdait son pied menu, avec la modestie de ses cols blancs et de ses pauvres manchettes, elle se sentait comme devenir humble à la pensée des grandes dames qu’allait rencontrer René. Voilà pourquoi son aiguille tremblait, pourquoi ses paupières battaient plus vite, pourquoi son cœur se serrait d’une vague épouvante, tandis que le professeur insistait afin que Claude acceptât un verre de liqueur et roulât une cigarette de maryland :

— « C’est de l’excellente eau-de-vie de cidre qu’un de mes élèves m’a envoyée de Normandie… Non vraiment ? … Mais vous l’aimiez autrefois… Vous rappelez-vous lorsque nous donnions des cours chez le Vanaboste ? … Quatre heures par jour, y compris le jeudi, et les copies. Cent cinquante francs par mois ! … Étions-nous gais en ce temps-là ? … Nous avions un quart d’heure entre les deux classes, durant lequel vous me conduisiez rue Saint-Jacques, je vois encore la petite salle du café, boire un verre de cette eau-de-vie pour nous soutenir. Vous appeliez cela vous durcir l’artère, sous prétexte que l’homme a l’âge de ses artères et que l’alcool diminue leur élasticité… »

— « J’avais douze ans de moins, » dit Claude en riant de ce souvenir, « et pas de rhumatismes… »

— « Ça ne doit pas être très sain, » reprit aigrement madame Offarel, « de sortir presque tous les soirs, et ces grands dîners, avec leurs vins fins et leur cuisine épicée, voilà qui vous brûle le sang. »

— « Laissez donc, » fit Émilie avec vivacité, « nous avons eu le plaisir d’avoir M. Larcher à notre table, vous ne savez pas comme il est sobre… Et puis, on peut bien se coucher un peu tard, quand on a la liberté de dormir la grasse matinée. René nous a dit que c’est si tranquille chez vous, » ajouta-t-elle en s’adressant à l’écrivain d’une manière directe, « et si charmant… »

— « Si tranquille, oui… J’ai déniché un petit appartement dans un vieil hôtel de la rue de Varenne, dont je me trouve être aujourd’hui par hasard le seul locataire. Quand les persiennes sont fermées, je pourrais me croire au milieu de la nuit. Je n’entends que les sonneries des cloches d’un couvent qui est tout auprès, et la rumeur de Paris, si loin, si loin. »

— « J’ai toujours ouï dire qu’une heure de sommeil avant minuit vaut mieux que deux après, » interrompit la vieille dame que la douceur de Claude exaspérait. Elle lui en voulait, sans trop en comprendre la vraie raison, moins encore pour l’influence exercée sur René que par une profonde antipathie de nature. Elle se sentait étudiée par ce personnage aux yeux inquisiteurs, aux manières recherchées, aux sourires pour elle inexplicables ; elle en éprouvait une impression de malaise qui se traduisait en brusques attaques. Elle ajouta : « D’ailleurs M. René n’aura pas ce repos ici. À quelle heure finira cette soirée chez cette comtesse ? … » Elle prononçait c’te pour cette, comme les gens du peuple.

— « Je ne sais pas, » répartit Claude que les rancunes mal dissimulées de son ennemie divertissaient, « on jouera le Sigisbée vers les dix heures et demie… et on soupera vers les minuit et demi, une heure… »

— « M. René sera couché vers les deux heures, alors, » reprit madame Offarel avec cette visible satisfaction d’une personne agressive qui assène à un interlocuteur quelque argument irréfutable, « et comme M. Fresneau s’en va vers les sept heures et que, dès les six, Françoise est là à faziller… »

— « Allons, allons, une fois n’est pas coutume, » fit Émilie avec une certaine impatience, en coupant la parole à la grondeuse, dont elle prévoyait quelque algarade, et pour changer le cours de la causerie en flattant une manie de la vieille dame : — « Vous ne nous avez pas dit si Cendrillon est revenue définitivement ? »

Cendrillon était une chatte grise qui avait été donnée par madame Offarel à un jeune homme de leurs amis, un monsieur Jacques Passart, professeur de dessin, qu’un goût commun pour l’aquarelle avait lié avec le sous-chef de bureau. C’étaient là les deux vices du ménage : la peinture pour le mari, qui lavait ses paysages jusque dans son bureau ; la gent féline pour la femme, qui avait eu jusqu’à cinq pensionnaires de cette espèce dans le logement de la rue de Bagneux, — un rez-de-chaussée comme celui des Fresneau, et agrémenté aussi d’un jardinet. Jacques Passart, qui nourrissait pour Rosalie un amour malheureux, s’était si souvent confondu en exclamations devant la gentillesse de Cendrette ou Cendrinette, comme disait madame Offarel, que cette dernière lui avait donné la petite chatte. Après un séjour de trois mois dans la chambre que Passart occupait à un cinquième étage de la rue du Cherche-Midi, la pauvre Cendrillon avait fait ses petits. On lui en avait tué deux sur trois, et elle s’était sauvée, emportant le troisième. Passart n’avait pas osé parler de cette fuite. Deux jours après, madame Offarel avait entendu un grattement à la porte du jardin. « C’est singulier, » avait-elle dit en vérifiant le nombre des chats étendus, l’un sur le duvet de son lit, l’autre sur l’unique canapé, le dernier sur le marbre de la cheminée. « Ils sont là tous trois, et l’on gratte. » Elle avait ouvert, et Cendrillon était entrée, dressant son museau, arquant son dos, frottant sa tête contre son ancienne maîtresse, enfin mille amitiés qui avaient ravi la bonne dame. Puis, le lendemain matin, plus de Cendrillon. Cette visite, rendue plus mystérieuse par l’aveu que Passart avait dû faire de sa négligence à surveiller la précieuse chatte, avait été, la veille, un objet d’interminables raisonnements de madame Offarel à Émilie, et le fait de n’en avoir pas encore parlé de la soirée, révélait toute l’importance attachée par la mère de Rosalie à l’entrée de René dans le beau monde, comme elle disait encore :

— « Ah ! Cendrillon ! … » reprit-elle, avec un mélange de son aigreur actuelle et de l’enthousiasme que lui inspirait le souvenir de la gracieuse bête. « Mais monsieur René se la rappelle-t-il seulement ? » Et, sur un signe du jeune homme qu’il n’avait pas oublié cette intéressante personne : « Hé bien ! elle est revenue, ce matin, avec son petit, qu’elle tenait dans sa gueule et qu’elle a mis à mes pieds pour me l’offrir… Oui, elle me regardait… Elle était venue, l’autre jour, afin de voir si je voulais bien encore d’elle, et maintenant elle me demandait de prendre aussi son chaton… Ça vaut mieux d’aimer les bêtes que les gens, » ajouta-t-elle en manière de conclusion, « elles sont plus fidèles. »

— « Admirable trait d’instinct ! » s’écria Fresneau qui recommençait de zébrer ses copies d’indications cabalistiques. « Je le citerai à mon cours… » — Le pauvre homme, sorte de maître Jacques du professorat, enseignait la philosophie dans une école préparatoire au baccalauréat, le latin ailleurs, ailleurs encore l’histoire, et jusqu’à l’anglais qu’il savait à peine prononcer. À ce régime il avait contracté cette habitude, propre aux vieux universitaires, de conférencer à perte de vue et à toute occasion. Ce merveilleux retour de Cendrillon au logis natal lui fut un texte à disserter indéfiniment. Il allait, racontant anecdotes sur anecdotes, et oubliant ses copies, — en apparence ; car l’excellent homme, et si faible qu’il n’avait jamais su tenir en paix une classe de dix élèves, trouvait à son service toutes les finesses de l’observateur lorsqu’il s’agissait de sa femme. Tandis que son crayon courait dans les marges des devoirs de ses écoliers, il avait perçu distinctement l’hostilité de madame Offarel et deviné à l’accent d’Émilie qu’elle n’était pas rassurée sur l’issue d’une conversation engagée de la sorte. Et le professeur prolongeait son monologue pour donner aux nerfs de l’acariâtre bourgeoise le temps de se calmer. Il n’eut pas à soutenir ce rôle bien longtemps. Un nouveau coup de sonnette retentit…

— « C’est papa, il est dix heures moins un quart ! » s’écria Rosalie. Elle aussi avait souffert de l’aigreur de sa mère vis-à-vis de Claude et de René. Et l’arrivée de son père qui devait donner le signal du départ lui apparaissait comme une délivrance, — elle pour qui s’en aller de la maison des Fresneau était d’ordinaire un crève-cœur. Mais elle connaissait sa mère, et elle sentait, d’instinct plus que de raisonnement, combien l’amertume de ses remarques devait paraître mesquine et déplaisante à René. Il n’avait que trop de motifs pour ne plus se complaire dans leur société ! Elle se leva donc en même temps que son père entrait dans la salle. C’était un homme long et sec, avec un de ces visages comme évidés qui rappellent nécessairement le type immortel de don Quichotte : un nez en bec d’aigle, des tempes creusées, une bouche un peu tirée, et, dominant le tout, un de ces fronts fuyants, chimériques, dont il semble que les manies et les idées fausses en ont raviné toutes les rides et soulevé toutes les bosses. Celui-ci joignait à son innocente passion d’aquarelliste en chambre, la ridicule infirmité de ramener sans cesse la conversation sur ses maladies imaginaires.

— « Il fait très froid ce soir, » fut son premier mot, et tout de suite, s’adressant à sa femme : « Adélaïde, as-tu de la teinture d’iode à la maison ? Je suis sûr que j’aurai ma crise de rhumatismes demain matin. »

— « Votre voiture est-elle chauffée ? » dit Émilie à Claude, sur cette exclamation.

— « Oui, Madame, » fit l’écrivain, et, consultant sa montre : « Il faut même la gagner, cette voiture, si nous ne voulons pas être en retard… » Tandis qu’il prenait congé de tout le petit cercle, et qu’Émilie le reconduisait, René avait disparu de son côté, sans serrer la main à personne, par la porte qui donnait de la salle à manger dans sa chambre. « Il est sans doute allé prendre son pardessus, il va revenir, » pensait Rosalie ; « il n’est pas possible qu’il parte sans me dire adieu, d’autant plus qu’il ne m’a pas regardée de tout ce soir. » Et elle continuait son ouvrage tandis que Fresneau accueillait le sous-chef de bureau avec la même offre qu’il avait eue pour son ami :

— « Un petit verre pour chasser ce froid ? »

— « Une larme, » fit l’employé.

— « À la bonne heure, » reprit le professeur, « vous n’êtes pas comme Larcher, qui a méprisé mon eau-de-vie. »

— « M. Larcher ? » dit l’employé. « Vous ne savez pas sa boisson ordinaire ? … Hé ! hé ! » ajouta-t-il d’une voix plus basse et en regardant du côté du corridor prudemment, « j’ai lu ce soir même un article de journal où il est joliment arrangé. »

— « Conte-nous ça, petit père, » fit madame Offarel en posant son ouvrage sur ses genoux, pour la première fois de la soirée, et laissant paraître sur son visage la joie naïve de ses mauvais sentiments, comme elle avait montré tout à l’heure sa naïve affection pour la petite chatte.

— « Il paraît, » reprit le vieil homme en soulignant ses mots, « que, dans les salons où va M. Larcher, on lui donne à boire, au lieu de tasses de thé, des verres de sang. »

— « Des verres de sang ? » interrogea Fresneau abasourdi de cet étrange racontar, « et pourquoi faire ? »

— « Pour le soutenir, donc, » dit vivement madame Offarel, « vous n’avez pas vu cette mine ? Ah ! il doit en mener une jolie vie ! »

— « Il paraît encore, » continua le narrateur qui tenait à placer quelques anecdotes de plus, avec cette basse ardeur de crédulité propre aux bourgeois, aussitôt qu’il s’agit d’une des innombrables calomnies d’envieux auxquelles sont en proie les hommes connus, « il paraît qu’il vit entouré d’une cour d’adoratrices, et qu’il a trouvé un moyen sûr de faire un succès aux moindres pages qui sortent de sa plume. Il fait tirer ses épreuves à des dizaines d’exemplaires qu’il porte chez chacune des dames qu’il connaît. On les étale sur un canapé et alors : Mon petit Larcher par-ci, mon petit Larcher par-là, vous changerez ce mot, vous enlèverez cette phrase… et il change le mot, et il enlève la phrase, et ces dames s’imaginent qu’elles sont un peu les auteurs de ce qu’il a écrit… »

— « Ça ne m’étonne pas, » dit madame Offarel, « il m’a tout l’air d’un fier intrigant. »

— « Ma foi, » reprit Fresneau, « je n’aime guère sa littérature, mais pour intrigant c’est une autre histoire ! Il n’y a pas plus enfant que lui, ma pauvre madame Offarel. Quand je vois dans les journaux qu’il connaît le cœur des femmes… ce que je m’amuse ! Je l’ai toujours vu amoureux des pires drôlesses, qu’il prenait consciencieusement pour des anges, et qui le trompaient, qui le lanternaient ! … René nous racontait l’autre jour qu’il passe toutes ses journées à se faire moquer de lui par cette petite Colette Rigaud, qui joue dans le Sigisbée, une farceuse qui lui grugera jusqu’à son dernier sou… »

— « Chut ! » fit Émilie, qui rentra juste à temps pour entendre la fin de ce petit discours, et qui mit la main sur la bouche de son mari. « Monsieur Claude est notre ami, et je ne veux pas que l’on en parle… Mon frère m’a chargée de vous souhaiter le bonsoir à tous, » ajouta-t-elle, « ces deux messieurs se sont aperçus qu’il était plus tard qu’ils ne croyaient, et ils sont partis dare dare…. Et mon aquarelle, qui doit représenter la dernière scène du Sigisbée, quand l’aurai-je ? » demanda-t-elle au sous-chef de bureau.

— « Ah ! la saison est mauvaise pour les études, » dit ce dernier, « il fait nuit si tôt, et nous sommes surchargés de besogne ; mais vous l’aurez, vous l’aurez… Qu’as-tu, Rosalie ? Tu es toute pâle. »

La pauvre jeune fille venait en effet d’éprouver une souffrance presque intolérable, à songer que René avait pu s’en aller ainsi, sans un mot pour elle, sans un regard. Sa gorge se serrait, des larmes lui venaient aux yeux. Elle eut la force de retenir ses sanglots cependant, et de répondre que la chaleur du poêle l’incommodait. Sa mère échangea avec Émilie un regard où se lisait un reproche si direct, qu’en dépit d’elle-même madame Fresneau détourna les yeux. Elle eut, elle aussi, une impression pénible, car elle aimait Rosalie. Mais elle avait toujours été opposée à ce mariage ; il correspondait trop peu aux ambitieux projets qu’elle caressait vaguement pour son frère. Lorsque la mère et les deux filles se furent levées, qu’elles eurent mis leur chapeau et qu’elles vinrent dire l’adieu accoutumé, la jeune femme trouva dans cette impression de quoi embrasser Rosalie plus affectueusement que de coutume. Elle voulait bien la plaindre de souffrir pour René, mais cette pitié n’allait pas sans une certaine douceur, car la souffrance de la jeune fille prouvait l’indifférence du jeune homme, et, la porte refermée, ce fut avec une joie sans mélange dans ses clairs yeux bruns qu’elle dit à Françoise :

— « Vous aurez bien soin de ne pas faire de bruit demain matin ? »

— « Pas plus qu’une mariée de minuit, » répondit la servante.

— « Ni toi non plus, mon gros lourdaud, » dit-elle à son mari, en rentrant dans la salle à manger où le professeur reprenait déjà la corvée de ses copies… « J’ai recommandé à Constant de s’habiller tout doucement pour aller à son cours… » — Elle ajouta, avec un sourire d’orgueil : « Quel triomphe pour René ce soir, à moins que ces gens du monde ne fassent la petite bouche ! » Elle répétait une formule habituelle à Claude.— « Bah ! ils ne pourront pas, ses vers sont si beaux, presque aussi beaux que lui ! … »

— « Sais-tu qu’il est à désirer que toutes ces dames ne le gâtent pas comme toi, » interrompit Fresneau, « il finirait par perdre la tête… Mais non, » continua-t-il pour flatter les sentiments de sa femme, « c’est si charmant de voir comme il reste simple, même dans son succès. »

Et Émilie embrassa son mari, pour cette phrase, tendrement.