Meta Holdenis - Victor Cherbuliez - E-Book

Meta Holdenis E-Book

Victor Cherbuliez

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Beschreibung

J’avais vingt-cinq ans ou peu s’en faut, et il y en avait trois que j’étudiais la peinture dans l’atelier d’un maître que vous connaissez, quand je reçus une lettre de mon père, brave tonnelier bourguignon retiré des affaires depuis peu, une lettre, vous dis-je, écrite de bonne encre, qui m’obligea de partir pour Beaune en grande hâte. J’eus bientôt fait de boucler ma valise. A la vérité j’étais inquiet, mal édifié de ma conduite ; je redoutais le visage et les sourcils paternels. Non que j’eusse sur la conscience de bien lourds méfaits ; j’aimais la peinture avec fureur : il m’arrivait de travailler d’arrache-pied trois semaines durant, sans m’accorder la moindre distraction ; mais de temps en temps je rompais ma gourmette, et je faisais tout d’une haleine trois ou quatre grosses folies. Ce qui rend coûteux les plaisirs de la jeunesse, c’est la vanité, quand elle s’en mêle. J’avais la rage de faire parler de moi et d’étonner la galerie ; les étonnements de mes amis me revenaient bien cher, et mes finances étaient bien courtes. Je n’avais pas encore médité le mot du sage « qu’il y a une différence si immense entre celui qui a sa fortune toute faite et celui qui la doit faire, que ce ne sont pas deux créatures de la même espèce. »

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META HOLDENIS

PARVICTOR CHERBULIEZDe l’Académie française

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746261

META HOLDENIS

On m’avait prévenu, madame, que vous aviez le goût de marier vos amis. Vous m’écrivez des bords du Rhin que j’ai beaucoup de talent, un délicieux caractère ; vous m’apprenez du même coup que vous tenez à ma disposition une charmante fille qui serait bien mon fait, attendu qu’elle est Allemande et musicienne comme vous, qu’elle adore la peinture et surtout la mienne, qu’elle joint une imagination poétique à la science du pot-au-feu ; qu’enfin elle possède toutes les qualités requises pour faire le bonheur de Tony Flamerin votre serviteur. Le portrait que vous m’en faites est parlant. Je la vois d’ici avec ses cheveux blonds et son grand tablier de cuisine noué autour de son cou, tenant de la main droite une cuiller à pot, de la main gauche un joli in-dix-huit doré sur tranche, et d’un œil surveillant une casserole, tandis que l’autre verse des larmes sur les infortunes d’Egmont et de Clara. Je vous suis vraiment fort obligé de vos bonnes intentions ; mais d’abord êtes-vous bien sûre que je ne sois pas déjà marié, ou presque marié, ou quasi marié ? car il y a bien des nuances dans tout cela. Et puis voici le point : vous m’assurez que votre jeune amie a des yeux d’un bleu céleste. Ah ! madame, les yeux célestes ! C’est toute une histoire qu’il faut que je vous raconte ; vous êtes discrète, vous la garderez pour vous.

 

I

J’avais vingt-cinq ans ou peu s’en faut, et il y en avait trois que j’étudiais la peinture dans l’atelier d’un maître que vous connaissez, quand je reçus une lettre de mon père, brave tonnelier bourguignon retiré des affaires depuis peu, une lettre, vous dis-je, écrite de bonne encre, qui m’obligea de partir pour Beaune en grande hâte. J’eus bientôt fait de boucler ma valise. A la vérité j’étais inquiet, mal édifié de ma conduite ; je redoutais le visage et les sourcils paternels. Non que j’eusse sur la conscience de bien lourds méfaits ; j’aimais la peinture avec fureur : il m’arrivait de travailler d’arrache-pied trois semaines durant, sans m’accorder la moindre distraction ; mais de temps en temps je rompais ma gourmette, et je faisais tout d’une haleine trois ou quatre grosses folies. Ce qui rend coûteux les plaisirs de la jeunesse, c’est la vanité, quand elle s’en mêle. J’avais la rage de faire parler de moi et d’étonner la galerie ; les étonnements de mes amis me revenaient bien cher, et mes finances étaient bien courtes. Je n’avais pas encore médité le mot du sage « qu’il y a une différence si immense entre celui qui a sa fortune toute faite et celui qui la doit faire, que ce ne sont pas deux créatures de la même espèce. »

En arrivant, je trouvai mon père dans une petite cour pavée où il aimait à fumer sa pipe. Les bras croisés, il examina quelque temps en silence ma toilette flambante, qui n’était pas celle d’un rapin, et il secoua trois fois sa grosse tête bourguignonne, plus luisante que les douves de ses futailles. Puis, s’étant juché sur un tonneau : — Tony Flamerin, mon fils unique, me dit-il, mettez-vous là, devant moi, au soleil, et regardez à terre ; vous y verrez l’ombre d’un fou.

— Il est des folies heureuses, lui répondis-je avec assez d’assurance. La mienne finira bien.

— Sur la paille ! répliqua-t-il d’un ton bref, et il tira coup sur coup trois bouffées de sa pipe, après quoi il reprit en enflant sa voix : — Tony Flamerin, tu as voulu devenir peintre. Tu t’es mis sottement dans l’idée que tu étais un homme de talent ; le seul que je te connaisse est de manger ton blé en herbe. C’est la faute de ta pauvre mère, Dieu lui fasse paix ! Elle avait décidé que tu avais la taille trop fine, les mains trop blanches, pour être tonnelier comme ton bonhomme de père. Soit ! on envoie monsieur en apprentissage chez un commerçant en gros de Lyon ; il se fait mettre à la porte au bout d’un an, parce qu’il barbouillait des paysages sur les bordereaux de son patron. Sur ces entrefaites, la digne femme vient à mourir, laissant au polisson que voici sa fortune personnelle, soit vingt-huit mille cinq cents francs, et, de guerre lasse, j’autorise ce rare génie à s’en aller étudier la peinture à Paris… Tony, regardez votre ombre, et dites-moi si ce n’est pas l’ombre d’un fou ! Tony, je vous prie, calculez dans votre tête ce qui peut bien vous rester des vingt-huit mille cinq cents francs que vous laissa feu votre mère.

Je regardais mon ombre ; ce n’était pas l’ombre d’un fou, elle avait l’air contrit et de grands embarras de conscience.

— Tony, poursuivit-il, vous avez passé trois ans à Paris, vous n’y avez pas gagné un rouge liard ; en revanche, vous y avez dépensé seize mille francs, sans parler des centimes.

— Deux mille la première année, lui dis-je, quatre mille la seconde, huit mille la troisième. Cela fait une progression géométrique. Je conviens que c’est aller trop vite, mais aussi !…

A ce mot, je passai involontairement ma langue sur mes lèvres, et je ne pus m’empêcher de sourire ; je me souvenais en ce moment de certain minois émérillonné… Je hochai la tête, le minois disparut par une trappe, et je ne vis plus que les gros yeux ronds de mon père, qui s’étaient enflammés de courroux.

— Je crois vraiment que tu plaisantes ! s’écria-t-il en jetant sa pipe à terre, où elle se brisa en morceaux.

— Je n’aurais garde, je ne suis jamais plus sérieux que quand j’ai l’air de rire, lui répondis-je. — Et je m’approchai de lui pour l’embrasser. Il me renvoya bien loin. Cependant je confessai mes torts avec tant d’humilité, je lui fis tant de promesses d’amendement, qu’il finit par se radoucir.

— Il s’agit bien de grimaces et de serments ! me dit-il. J’ai une proposition à te communiquer ; si tu la refuses, tout est rompu entre nous, et je ne te revois de ma vie.

Je le priai de s’expliquer, je fus bientôt éclairci. Mon oncle Gédéon Flamerin avait émigré depuis douze ans en Amérique ; il y avait fait son chemin, et fondé une maison de banque, dont les affaires prospéraient, — il était devenu une façon de personnage. Ne s’étant jamais marié, sa solitude commençait à lui peser, et il avait écrit à mon père pour lui offrir de me prendre chez lui, se chargeant de ma fortune, déclarant qu’il me considérait d’avance comme son fils, son associé et son successeur, trois qualificatifs qui me firent venir la chair de poule. Il exigeait seulement qu’avant de m’embarquer pour New-York j’allasse passer quelques mois à Hambourg et à Londres, où j’apprendrais l’allemand et l’anglais. Le post-scriptum de sa lettre me parut encore plus étonnant que le reste ; il était conçu en ces termes : « Mon neveu Tony est, paraît-il, un écervelé. Le mal n’est pas grand, il faut bien que jeunesse se passe ; mais trop est trop. Marie-le, il n’est rien de tel pour mettre au pas un jeune homme. Si Tony trouvait à Beaune ou à Hambourg une gentille fille qui consentît à devenir ma bru, ma maison se ferait de fête pour la recevoir. »

Je ne pus me contenir davantage, tant ce mot de bru m’avait exaspéré. — Vouloir faire de moi un mari, ah ! c’en est trop ! m’écriai-je. La lettre est désagréable, le post-scriptum est odieux. Que diable ! quand on offre aux gens un vin qui ne leur revient pas, on s’arrange au moins pour qu’il n’y ait pas de mouche au fond du verre.

« Je te livre à tes réflexions, me cria mon père, dont l’indignation s’était rallumée. Ton oncle t’offre la fortune, libre à toi de la sacrifier à la peinture à l’huile. Je t’avertis seulement d’une chose : ne compte plus sur moi. J’ai commencé avec rien ; à force de peines et de sueurs, j’ai amassé quatre mille francs de rente. Foi de Bourguignon, j’entends vivre commodément et longuement, je suis taillé pour cela. Tu n’auras rien de moi que tu ne m’aies enterré. Table là-dessus, cela est écrit là ! — Et, parlant ainsi, il se frappa le front. Le geste était expressif, et il me parut qu’en effet l’écriture était en règle. — Dès demain, ajouta-t-il, je te rendrai mes comptes, et je te remettrai le reliquat de la succession de ta mère, soit douze mille et tant de francs, car je n’entends plus être ton caissier, ni avoir à défendre tes sous contre toi. Puisses-tu en faire une bouchée ! Quand tu n’auras plus à choisir qu’entre New-York et l’hôpital, tu te résigneras à tâter du vin de ton oncle ; le verre et la mouche, tu avaleras tout. Ainsi soit-il !

Si je m’étais écouté, je serais retourné tout courant à Paris ; mais, quoi qu’en pût dire mon oncle, je n’étais point un écervelé. J’estimais qu’il n’est pas permis à un artiste d’être médiocre, que c’est un sot personnage que celui d’un peintre sans talent. Bien que j’eusse foi en mon génie, les convictions les mieux assises ont leurs jours de défaillance. Après avoir ruminé le cas dans ma tête : — Il est, me dis-je, des accommodements avec le ciel et avec notre oncle Gédéon. Allons, puisqu’on le veut, étudier l’allemand en Allemagne ; cela ne m’empêchera pas d’y faire de la peinture. Dans un an d’ici, je saurai qui je suis et ce que je vaux. — Par suite de ce raisonnement, je résolus d’aller faire mes études non à Hambourg, mais à Dresde, car il me fallait à toute force un musée.

Je ne fus pas long à me décider ; ma vivacité naturelle ne se prêtait pas aux attermoiements. Je communiquai à mon père ma détermination, sans lui faire part de mes arrière-pensées. Il me récompensa de mon bon mouvement en m’allongeant un vigoureux coup de poing dans le dos, et, pendant les quinze jours que je passai encore avec lui, il mit sa cave à sec pour m’entretenir en gaîté. Un matin, je lui fis mes adieux, et je partis emportant sa bénédiction dans mon cœur et treize mille francs dans ma poche, assez émue de cette aventure.

Le ciel avait décrété que j’apprendrais l’allemand avant d’être en Allemagne. Je fis route de Beaune à Genève, tête à tête avec un homme de poids, entre deux âges, au teint frais et vermeil, de figure avenante et respectable, qui se nommait M. Benedict Holdenis. Il s’exprimait avec onction sur toutes choses, et particulièrement sur l’amélioration du sort des classes souffrantes, sur les jardins d’enfants et sur la nécessité de développer de bonne heure chez les petites filles la réflexion morale et le sentiment de l’idéal. Je me figurai d’abord que ce philanthrope était quelque ecclésiastique protestant ; il m’apprit lui-même qu’il était négociant, qu’il avait quitté Elberfeld depuis dix ans pour s’établir à Genève, où il dirigeait une grande maison de quincaillerie.

Sa conversation, je l’avoue, était un peu relevée pour moi ; je me donnai pourtant l’air de la goûter, — je lui savais un gré infini de m’avoir pris, sur la foi de ma bonne mine et de ma cravate, pour un fils de famille qui faisait un voyage d’agrément. Il me demanda d’un ton discret où étaient situées les terres de mon père. Je lui répondis sans mentir, mais il y eut de l’art dans mes explications, qui ne diminuèrent point l’opinion avantageuse qu’il avait de moi. Pour tout vous dire, je cherchai et je trouvai l’occasion d’ouvrir devant lui mon portefeuille, dont l’embonpoint lui arracha une exclamation qui me fut flatteuse ; il ne se doutait point que, comme le philosophe, je portais tout avec moi. Oh jeunesse ! que vous êtes sotte ! Enfin nous devînmes si bons amis qu’en descendant de wagon il m’offrit ses services, me donna son adresse, et me fit promettre que je l’irais voir, si je m’arrêtais quelques jours à Genève.

Mon intention était de brûler l’étape. Fait-on jamais ce qu’on veut ? En sortant du buffet de la gare, je me rencontrai nez à nez avec un vrai fils de famille, Américain haut de six pieds, nommé Harris, dont j’avais fait à Paris l’oiseuse connaissance. Il venait de loin en loin à l’atelier, étudiant la peinture à ses moments perdus, mais sa principale occupation était de manger ses rentes et de chercher à s’amuser sans y réussir. Genève ne l’amusait guère ; en m’apercevant, il leva ses grands bras au ciel et bénit la Providence de la proie inespérée qu’elle envoyait à son ennui. Persuadé par son éloquence, je fus retenir une chambre à l’hôtel des Bergues, où il était descendu, — et nous voilà, pendant deux semaines, occupés de l’aube au soir à courir des bordées sur le lac, où nous fûmes plus d’une fois en péril de chavirer. Nos nuits se passaient à jouer d’interminables parties de piquet, à vider des pots et souvent à nous les jeter à la tête.

Nous fîmes un jour une longue promenade à cheval. Je montais un alezan plein de courage et de feu, et Harris, qui avait de l’école et qui était avare de ses éloges, ayant daigné louer mes talents d’écuyer, je me flattais de faire quelque figure dans le monde. Sur le soir, nous nous arrêtâmes dans une auberge de village pour nous rafraîchir, nous et nos montures. A l’extrémité de la tonnelle où nous prîmes place, une famille attablée achevait un champêtre repas. Debout en face de moi, une jeunesse de dix-huit ans, l’aînée de la famille, qui remplissait l’office de majordome, était en train de découper une volaille. Elle avait posé un fichu sur sa tête pour se garantir d’un rayon de soleil qui, glissant à travers le feuillage, lui donnait dans les yeux. Ce fichu était d’un beau ton et attira mon regard ; mais le visage qui était dessous m’occupa plus longtemps. Harris me demanda en ricanant à qui j’en avais de lorgner ainsi un laideron ; je lui répondis qu’il ne s’y connaissait pas.

Ce laideron était une brune, plutôt petite que grande, aux cheveux d’un châtain foncé, avec des yeux du bleu le plus clair et le plus doux, deux vraies turquoises, et un grain de beauté à la joue gauche. Elle n’était ni belle ni jolie, ayant le nez trop fort, le menton carré, la bouche trop grande, les lèvres trop épaisses. En revanche, elle avait le charme, le je ne sais quoi, un teint de brugnon, des joues pareilles à ces fruits où l’on a envie de mordre, une physionomie qui ne ressemblait à rien, l’air ingénu, le regard caressant, un sourire angélique et une voix chantante. Elle découpait à ravir les volailles. Ses quatre jeunes sœurs et ses deux petits frères lui présentaient leur assiette à la ronde, ouvrant le bec comme des poussins qui attendent leur pâtée ; ils eurent tous contentement. Son père, qui me tournait le dos, lui cria d’une voix mielleuse et avec un accent germanique qui ne m’était pas inconnu : — Meta ! tu ne gardes rien pour toi ! — Elle lui répondit en allemand, et cette réponse fut sans doute adorable, car il s’écria : allerliebst ! ce que je compris sans être allé à Dresde.

Au même instant, il se retourna de mon côté ; je reconnus la figure vénérable de mon compagnon de voyage, M. Holdenis, lequel avait désormais à mes yeux le mérite d’être le père de la plus délicieuse laide qui se soit jamais rencontrée sous la calotte des cieux. Je fus à lui, il m’accueillit à bras ouverts, me demanda la permission de me présenter à Mme Holdenis, grosse femme replète, ronde comme une boule, et fort laide sans être charmante. Je m’excusai de n’être pas allé le voir, et je ne le quittai pas avant qu’il m’eût prié à dîner pour le lendemain.

— Or çà ! me dit Harris en remontant en selle, m’expliquerez-vous ce que vous comptez faire de ces Holdenis ?

— Je veux faire le portrait de leur fille, lui répondis-je ; je n’ai jamais eu l’imagination si allumée que ce soir.

— C’est une véritable insanité, s’écria-t-il en sanglant un grand coup de cravache à son cheval. Pour être juste, je conviens que cette Meta a une jolie main, une jolie taille, de beaux bras, que la transparence de sa guimpe m’a laissé apercevoir de superbes épaules, et j’ajoute, pour vous faire plaisir, que sa gorge tiendra un jour toutes ses promesses ; mais je vous déclare que le reste ne vaut pas le diable.

— Et moi, je vous déclare, mon pauvre ami, lui répliquai-je, que vous n’avez pas des yeux d’artiste, que la beauté est un préjugé, et que Mlle Meta Holdenis ne mourra pas sans avoir fait de grandes passions.

M. Holdenis habitait une confortable maison de campagne à cinq minutes de la ville. L’endroit s’appelait Florissant, la maison Mon-Nid ; vous verrez que j’ai eu des raisons particulières de ne pas oublier ce nom. Je fus exact au rendez-vous malgré Harris, qui avait juré de me le faire manquer. M. Holdenis me souhaita la bienvenue avec la plus aimable cordialité. Ayant réuni ses sept enfants, il les disposa sur une ligne, par rang d’âge et de taille ; cela faisait un fort joli buffet d’orgue. Il me les nomma tous, et j’essuyai le récit de leurs gentillesses, de leurs précoces exploits, de leurs bons mots. J’en parus charmé ; Mme Holdenis riait aux anges. — Ce sont bien les enfants de leur mère ! disait son mari, — et, la regardant amoureusement, il lui baisait les deux mains, qu’elle avait fort rouges.

Pendant ce temps, l’alerte Meta allait et venait, allumant les lampes, faisant des bouquets dont elle décorait la cheminée, se glissant dans la salle à manger pour aider la femme de chambre qui mettait le couvert, et de là faisant un saut dans la cuisine pour donner un coup d’œil au rôti. Son père m’apprit qu’on l’appelait dans la maison la petite souris, das Maüschen, parce qu’elle trottait menu sans qu’on l’entendît marcher : elle avait le secret d’être partout à la fois.

Le repas me parut exquis ; elle y avait mis la main. Ce qui me parut plus admirable encore, c’est l’appétit de mon excellent amphitryon ; je craignais un accident, je lui faisais tort. Nous prîmes le café sous la vérandah, à la clarté des étoiles ; le chèvrefeuille et le jasmin nous embaumaient de leurs parfums. — Qu’importe qu’on habite un palais ou une chaumière, me dit M. Holdenis, pourvu qu’on ait une lucarne ouverte sur un pan de ciel bleu ?

Ayant rappelé sa progéniture, il la rangea en cercle et lui fit chanter en parties des cantiques. Meta marquait la mesure aux jeunes concertants, et par intervalles leur donnait la note ; elle avait une voix de rossignol, limpide comme un cristal.

Nous rentrâmes dans le salon. Aux cantiques succédèrent les jeux innocents, jusqu’à ce que, dix heures ayant sonné, le digne pasteur de ce troupeau fit un geste qui fut compris. Quand les rires eurent cessé, il ouvrit une énorme Bible in-folio, sur laquelle il inclina son front de patriarche. Il se recueillit quelques instants, puis il improvisa une homélie sur ce texte de l’Apocalypse : « Ce sont les deux oliviers, les deux chandeliers qui se tiennent toujours en présence du Seigneur. » Je crus comprendre que dans sa pensée les deux chandeliers étaient M. et Mme Holdenis ; les petits Holdenis n’étaient encore que des lumignons ; mais, quand ils s’appliquent, les lumignons deviennent des chandelles.

Dès qu’il eut refermé sa grande Bible, je me levai pour partir. Il me prit les deux mains, et me regardant avec des yeux humides : — Voilà, me dit-il, notre vie de tous les jours. Vous avez rencontré l’Allemagne en ce pays welche, et, sans vouloir vous offenser, l’Allemagne est le seul endroit du monde qui connaisse la vraie vie de famille, l’union intime des âmes, le sentiment poétique et idéal des choses. Je ne crois pas me tromper, ajouta-t-il avec un aimable sourire ; vous me paraissez digne de devenir Allemand.

Je l’assurai, en regardant Meta du coin de l’œil, qu’il ne se trompait point, que je sentais en moi je ne sais quoi qui ressemblait à un appel de la grâce. C’est ce que je répétai une demi-heure plus tard à mon pauvre Harris, qui m’attendait avec une furieuse impatience entre deux flacons de rhum et les cartes en main. — De quel bénitier sortez-vous ? s’écria-t-il en me voyant paraître ; vous sentez la vertu à crever. — Et s’emparant d’une brosse, il m’épousseta de la tête aux pieds. Il voulut m’arracher la promesse que je ne retournerais pas à Florissant ; il y perdit ses peines. Pour me punir, il essaya de me griser ; mais, quand on pense à Meta, on ne se grise pas de rhum.

Si j’avais pris Mon-Nid en goût, Mon-Nid, madame, me le rendait bien ; on m’y voyait de bon œil, on m’y choyait. M’étant ouvert à M. Holdenis de mon projet d’apprendre l’allemand, il s’offrit avec une rare obligeance à me donner leçon tous les jours, et comme je lui témoignai par la même occasion un vif désir de faire le portrait de sa fille, il m’octroya ma demande sans trop se faire prier. Il en résulta que le neveu de mon oncle Gédéon passait chaque jour plusieurs heures dans le sanctuaire de la vertu. Celles que je consacrais à la grammaire d’Ollendorf n’étaient pas les plus agréables, — non que M. Holdenis fût un mauvais maître, mais il avait des litanies qui me semblaient longues. Il me répétait trop souvent que le Français est un peuple frivole, que l’idéal est lettre close pour ses poètes et ses artistes, que Corneille et Racine sont de froids rhéteurs, que La Fontaine manque de grâce et Molière de gaîté. Il me démontrait trop longuement aussi que l’allemand est la seule langue qui puisse exprimer les profondeurs de la pensée et l’infini du sentiment.

Je trouvais trop courtes au contraire les séances que m’accordait Meta. Le portrait que j’avais entrepris était pour moi la plus attrayante, mais la plus laborieuse des tâches. Je désespérais souvent de m’en tirer à mon honneur, tant j’avais peine à exprimer ce que je voyais et ce que je sentais. Est-il rien de plus difficile que de reproduire par le pinceau le charme sans beauté, que de fixer sur la toile une figure sans lignes et sans traits, qui ne vaut que par le mouvement naïf de l’expression, par sa rougissante candeur, par les caresses du regard de la grâce lumineuse du sourire ?

Ce n’est pas tout : il y avait dans cette angélique figure autre chose encore que j’aurais bien voulu rendre. Il y a, madame, anges et anges. Ceux qu’on voit en Allemagne ne ressemblent point aux autres ; leurs yeux, qui sont souvent de la couleur des turquoises, ont ceci de particulier que, sans qu’ils s’en doutent, ils promettent dans une langue mystique des plaisirs qui ne le sont pas. Quiconque a voyagé dans votre pays comprendra ce que je veux dire ; il y a sûrement rencontré d’adorables candeurs qui respirent la volupté qu’elles ignorent, de virginales innocences capables de convertir un libertin au mariage et à la vertu, parce qu’il lui semble qu’il y trouvera son compte, et, pour tout dire, des anges qui ne savent rien, mais que rien n’étonnera. En voilà trop ; je voulais seulement vous expliquer pourquoi je désespérais de mener à bonne fin le portrait de Meta.

Elle posait complaisamment et ne paraissait point s’ennuyer avec moi. Elle avait tour à tour l’humeur très-sérieuse ou très-enjouée. Quand elle était grave, elle me questionnait sur le Louvre ou sur l’histoire de la peinture. Dans ses heures de gaîté, elle s’amusait à me parler allemand, et m’obligeait de répéter dix fois ses mots l’un après l’autre. Je lui répondais comme je pouvais, faisant flèche de tout bois ; mes coq-à-l’âne la faisaient rire aux larmes. Ce que j’y gagnais, c’était le droit de l’appeler par son petit nom de Maüschen, que je fourrais dans toutes mes phrases ; comme il était difficile à prononcer, c’était pour moi le plus utile des exercices. A la fin de chaque séance, et pour me récompenser, elle me récitait le Roi de Thulé. Elle le disait avec un goût exquis ; quand elle arrivait aux derniers vers :

Die Augen thäten ihm sinken,

Trank nie einen Tropfen mehr,

ses yeux se remplissaient de larmes, et sa voix, légère et tremblante, semblait mourir. Elle m’a chanté si souvent cette adorable antienne, que je la sus bientôt par cœur, et je la sais encore.

Tels étaient nos passe-temps. J’en avais un autre qui m’était particulier. Je me demandais, en la regardant, si j’aimais cette aimable fille en artiste ou en amoureux. Je sus bientôt à quoi m’en tenir. Elle se coiffait avec une grâce négligée. Un matin qu’elle avait eu le fâcheux caprice de lisser ses bandeaux et de cacher certaines boucles follettes qui voltigeaient sur son front, je la chapitrai là-dessus et lui représentai que la froide correction est la mort de l’art. Elle se mit à rire, défit par un mouvement brusque son épaisse chevelure, qui retomba comme une pluie sur son visage. Elle resta quelques minutes son coude posé sur ses genoux, et ses yeux couleur de ciel me regardaient fixement au travers de ses cheveux bruns. Je vous ai marqué plus haut ce qu’on lit quelquefois dans les yeux des anges allemands. Je ne sais trop ce que disaient ceux-ci ; mais je sentis clairement que je ne les aimais pas en artiste, et ce même jour, en rentrant à l’hôtel, je tins des propos si baroques à mon ami Harris, qu’il me déclara du ton le plus méprisant que j’étais un homme fini. A l’entendre, j’étais en train de me noyer dans une jatte de lait, ce qui est pour un artiste la plus honteuse des fins.

Il est certain qu’à mon vif étonnement des idées très-bourgeoises commençaient à germer dans ma romantique cervelle ; prenant ma tête dans mes deux mains, je demandais si elle était encore à moi. De jour en jour, de séance en séance, je sentais diminuer l’aversion que j’avais conçue pour le mariage ; il me semblait qu’il y avait quelque sens dans le post-scriptum de mon oncle Gédéon. Je me disais que c’est une grande ressource et un précieux agrément dans l’existence d’un artiste qu’une ménagère accomplie, qui joint à l’innocence du cœur un esprit orné, le goût des belles choses et cette grâce qui fleurit la vie, une ménagère qui pleure en récitant le Roi de Thulé et s’entend à effeuiller sur les plaisirs de ce monde des roses cueillies dans le ciel. Bref, M. Holdenis me vanta un soir l’usage germanique des longues fiançailles. « Voyez ce jeune homme qui part ! s’écria-t-il d’un ton lyrique ; il s’en va courir le monde. Il coudoiera, en les méprisant, les plaisirs bruyants des capitales et les dérèglements des enfants du siècle. Qui donc le protége contre les tentations ? Quel talisman, quelle amulette le préserve de toute souillure ? Il porte gravée dans son cœur la douce et pudique image de sa blonde ou brune fiancée. Elle l’attend, il lui a promis de lui rapporter une âme et des mains pures. L’ange des chastes amours veille sur lui et tient le tentateur à distance. » Vous le confesserai-je ? ce discours, qui pouvait bien être une harangue ad hominem, me parut éloquent. C’est vous dire où j’en étais.

Le plus fort aiguillon de l’amour est la jalousie. Or, depuis deux semaines, j’avais le déplaisir de voir arriver tous les jours à Florissant un hôte de mauvais augure, un certain baron Grüneck, que j’aurais renvoyé de grand cœur au fond de sa Poméranie. C’était un vieux garçon qui frisait la soixantaine, petit homme cacochyme et toussotant, sec comme une allumette, le chef orné d’un faux toupet, le dos voûté, les jambes raides et tout d’une pièce. J’aime à croire qu’il souffrait d’un rhumatisme articulaire ; peut-être aussi avait-il avalé dans le temps un sabre de cavalerie qu’il n’avait pu digérer.

Ce qui me désolait, c’est qu’on faisait fête à ce magot. Quelques propos lâchés à la volée joints à ses assiduités, à ses empressements, me mettaient martel en tête. Il s’asseyait toujours à côté de Meta et il avait une façon singulière de la regarder, les yeux dans les yeux. Il lui débitait des madrigaux, lui offrait des bouquets emblématiques ornés de longs rubans noirs et blancs où l’on voyait Potsdam et le roi de Prusse passant une revue de cavalerie. Pendant qu’elle posait, il lui parlait à voix basse en allemand ; ces longs papotages, où je n’entendais goutte, me portaient furieusement sur les nerfs. Un jour qu’elle avait soif, il fut lui chercher un verre d’eau. Elle en but la moitié ; il le lui prit des mains et avala le reste d’un seul trait en s’écriant : C’est un nectar ! J’en voulais à Meta de tolérer ses familiarités et de permettre par exemple qu’il jouât sans façon avec les rubans de sa ceinture. Il est vrai qu’elle échangeait par instants avec moi des sourires qui accommodaient de toutes pièces M. le baron Grüneck. C’est égal, sa bonté d’âme me semblait excessive.

Il me parut prudent de ne pas attendre davantage à me déclarer. Je décidai en honnête garçon que mon premier devoir était de dissiper par une franche explication les illusions que l’excellent M. Holdenis semblait se faire sur mon état civil et ma situation de fortune ; non-seulement je ne les avais pas combattues, mais j’avais bien pu l’y confirmer par mon train de dépense et par ma fureur pour les alezans. Il se trouva justement qu’un matin il vint me voir à l’hôtel. Il m’aborda avec son aménité accoutumée ; toutefois je crus apercevoir un nuage sur son beau front penché, et cela me fit souvenir que depuis quelque temps il était préoccupé et soucieux. — Il a quelque chose à me dire, pensai-je, et il m’en veut de ne pas encourager ses confidences.

Cependant il ne parla d’abord que de sujets indifférents. Je rompis la glace, et partant de la main je lui racontai ma jeunesse, mes rêves et mes ambitions de rapin, mon dernier entretien avec mon père le tonnelier, et la lettre de mon oncle Gédéon. Il eut un moment de surprise, l’air d’un homme qui se réveille ; ce moment fut court, il se remit aussitôt. Il me questionna sur plusieurs points que j’avais touchés trop légèrement, et mit une extrême obligeance à entrer dans le détail de mes petites affaires. Il me représenta que la carrière d’un artiste est bien chanceuse, que sans doute j’avais un grand talent, que le portrait de sa fille en faisait foi, que cependant je ne devais pas rejeter à l’étourdie les propositions de mon oncle Gédéon, que le sentiment de l’idéal ennoblit tous les métiers, et, que la banque ne m’empêcherait pas de peindre à mes moments perdus.