Meurtre en Montmorillonnais - Christine Ribardière - E-Book

Meurtre en Montmorillonnais E-Book

Christine Ribardière

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Beschreibung

Dans le sud de la Vienne, à Moulismes, se faufile la Petite Blourde. Au pont des Varennes, l’endroit est tranquille et l’automne bucolique lorsqu’on y trouve le corps d’un homme visiblement assassiné…

Dans le triangle Poitiers/Chauvigny/Lussac-les-Châteaux, le lieutenant de police François Maury et sa stagiaire Agathe Krystin mènent l’enquête, s’immergent notamment dans la vie d’un collège rural et se confrontent aux mondes des villageois, des pêcheurs et des joggeurs. Le journaliste Boisseau n’est pas en reste dans cette affaire qui n’évite ni les nuits rochelaises, ni les fausses pistes, ni les coups, ni les jalousies amoureuses, ni la chaleureuse convivialité.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Née en 1954 à Montmorillon, Christine Ribardière, a fait l’essentiel de sa carrière de professeure d’anglais au collège Gérard-Philipe de Chauvigny.

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Christine Ribardière

Meurtre en Montmorillonnais

Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

© 2024 —  — 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

www.gesteditions.com

De la même autrice

Récit

Moulismes, mes années sixties, Le Carrelet, 2022.

Traductions de l’anglais (en collaboration avec Michelle Deperrois-Fayet)

Brooke, Margaret : Reine à Bornéo. Souvenirs d’une vie singulière, Magellan & Cie, 2022.

Schildt, Göran : Du Havre à Monaco, par fleuves et canaux, Bleu autour/Le Carrelet, 2018.

Wheeler, Karen : Tout d’sweet. Ma nouvelle vie dans un village français, Le Carrelet, 2016.

I

Une atmosphère étrange règne dans la salle des professeurs à cette heure toujours appréciée de la récréation. Ce n’est pas la période des conseils de classe dont les jours et horaires soulèvent généralement bon nombre de mécontentements et, depuis plusieurs semaines, les tensions liées aux emplois du temps sont maintenant en partie oubliées. Ce n’est pas non plus la veille d’une grève ; les représentants syndicaux ne s’agitent nullement et aucune affiche, aucune banderole appelant à manifester n’encombre le sol et les murs. S’agirait-il alors d’un problème lié au règlement intérieur difficile à gérer ou d’un regrettable conflit avec quelque parent d’élève ? Pour une fois, les clivages gauche/droite, syndiqués/non-syndiqués, fumeurs/non-fumeurs, et hiérarchies entre les disciplines semblent effacés. Tout le monde fait bloc. Pas de clan ! Lorsque la sonnerie stridente signifiant la fin de la pause retentit, les enseignants, font mine de l’ignorer. Au même moment, apparaît à la porte l’imposante silhouette du principal, Monsieur Meunier, vêtu de son habituel costume sombre. Lui aussi semble troublé. Il s’adresse à ses collègues d’une voix légèrement cassée :

— Mesdames, Messieurs, vos élèves vous attendent ! S’il vous plaît, je pense qu’il est encore trop tôt pour leur parler de ce drame. La police va arriver d’un instant à l’autre. Je vous réunirai pendant la coupure du déjeuner ; ceux qui ont cours à 13 h pourront laisser les enfants en récréation. Le rectorat vient de m’informer qu’une cellule psychologique sera mise en place.

Le principal ne prête pas attention au soulagement à peine voilé des professeurs concernés par ces heures libérées. En effet, ce ne sont pas les meilleures de la journée. En pleine digestion quand retentissent les cris des camarades en train de jouer dehors et que trois ou quatre heures de cours sont encore à venir, la concentration des élèves enfermés dans leur salle de classe s’amenuise… Tout en prolongeant leurs discussions, les enseignants se dirigent lentement vers la sortie.

À 10 h 30 ce lundi 2 octobre, à Saint-Julien-l’Ars, les élèves du collège Régine-Deforges se tiennent alignés dans la cour, prêts à remonter en classe. Ils regardent, avec une attention toute particulière, leurs profs arriver. Déjà la rumeur a fait son travail dans les rangs :

— Seillier ? Le mec pas sympa qui nous faisait maths quand on était en 6e ?

— Oui, c’est lui, il est mort, c’est mon père qui me l’a dit. Ils l’ont annoncé ce matin sur France Bleu Poitou.

— Mort ? Mort de chez mort ?

— Oui, il a été retrouvé dans un champ, quelque part dans un bled près d’ici, la tête dans l’eau !

— Il s’est noyé !

— On l’a aidé à se noyer, qu’ils ont dit à la radio !

— Non ? grave !

— Ouais… Si on l’avait encore cette année, on aurait maintenant plein d’heures de perm !

Rires étouffés…

— De toute façon, il était plus prof.

— Ah ?… Y faisait quoi Seillier, il avait été viré ?

— Non, j’crois pas.

Bernard Meunier est retourné dans son bureau ; c’est un chef d’établissement estimé. Les enseignants, le personnel administratif, les agents, tout le monde ou presque ne tarit pas d’éloges à son sujet. En général le principal subit le feu croisé de ses supérieurs et de l’ensemble de la communauté éducative, les tirs des deux côtés visant la même cible : lui ! Sérieux, dévoué à la cause, Bernard Meunier est le premier à arriver dans l’établissement et le dernier à en partir. Il aime à répéter que son objectif prioritaire est le bien-être et la réussite des enfants, son collège ne comptant que 250 élèves. À l’écoute de son équipe, il tient compte de l’avis de chacun et se montre toujours prêt au dialogue direct et respectueux. Tous peuvent compter sur son soutien et il a su instaurer un climat de confiance. Les élèves le craignent, mais l’apprécient pour sa disponibilité : ils savent que la porte de son bureau reste toujours ouverte.

Cette pièce destinée à recevoir tous les acteurs du collège – parents, ensemble du personnel, élèves, élus des communes voisines – ne laisse cependant aucune place à la fantaisie ou à la rêverie. La peinture beige fadasse, le mobilier fonctionnel mais terne, les murs nus, les quelques livres, l’absence de photos de famille, rien ne prête à l’évasion. Unique concession au confort, le vaste et ergonomique fauteuil atteste du désir d’efficacité de son occupant… Ancien professeur de lettres classiques, cultivé et féru de littérature, il ne s’octroie aucune distraction au travail et semble vouloir protéger sa vie privée. Seule note personnelle, une petite statuette en ébène posée près de l’ordinateur témoigne d’une de ses passions : les arts africains.

Il attend maintenant la visite du lieutenant de police qui vient de Poitiers. Il ne l’a jamais rencontré, et pour cause, ce n’est pas tous les jours qu’un ancien professeur se fait assassiner ! En revanche, il connaît bien le commandant de la gendarmerie de Saint-Julien-l’Ars, ayant parfois affaire à lui ou à ses subordonnés. La plupart du temps, leur présence dans l’enceinte du collège est liée aux délits mineurs supposés avoir été perpétrés par des gamins durant le week-end : petit vandalisme, bagarres, conduite pétaradante de mobylette, problèmes en général vite réglés en présence des parents et sous la menace efficace de la privation de téléphone portable, tablette et autre Switch. Mais aujourd’hui, c’est différent ; l’heure est grave, très grave.

Perdu dans ses pensées, le principal fixe la pluie qui fouette à nouveau les vitres. Aujourd’hui, il n’a guère le cœur à l’ouvrage… Il frissonne légèrement. Cela fait plusieurs jours que la région subit de très fortes averses et l’atmosphère s’est refroidie. Il n’a pas encore donné l’ordre d’allumer le chauffage, c’est trop tôt, et jusqu’à présent, personne ne s’est plaint du froid, mais cela ne saurait tarder. Le principal aimerait bien attendre la rentrée après les vacances de la Toussaint pour prendre cette décision, ce serait toujours ça de gagné. Toute forme d’économie est bienvenue, selon les directives du rectorat… Bien sûr, il pourrait faire une exception pour son propre lieu de travail, mais ce serait très mal perçu par les collègues ! Autant abandonner cette idée.

Des bruits de pas et des éclats de voix se font entendre. Avec son habituelle gentillesse, Noëlle, la secrétaire de direction dont le bureau jouxte le sien, vient d’accueillir le lieutenant de police.

Le lieutenant François Maury, sujet à l’insomnie, a une fois de plus mal dormi la nuit dernière, ressassant jusqu’à l’aube son dimanche après-midi de permanence passé sur la scène d’un crime.

Le procureur l’ayant chargé de l’enquête, il avait dû la veille abandonner toute activité en cours pour se rendre sur place, à Moulismes, où le corps d’un homme avait été découvert en fin de matinée, en partie immergé dans la Petite Blourde – en contrebas de la route, à la sortie du bourg en direction de Limoges. Parvenu au plus vite sur le site au volant de sa voiture de service banalisée, il avait constaté avec satisfaction que les gendarmes de la brigade de Lussac-les-Châteaux avaient installé un sens unique de circulation, empêchant ainsi les badauds de se masser sur le petit pont de pierre où ils auraient été aux premières loges.

Aucune intrusion sur les lieux n’était plus possible ; un gendarme en faction interdisait l’accès à l’unique chemin pentu conduisant à la rivière. Les techniciens de la police scientifique étaient déjà à l’œuvre ; reconnaissables à leur combinaison blanche, à leur masque chirurgical, leurs gants et surchaussures en plastique, ils passaient l’endroit au peigne fin, parlementaient, prenaient des photos, mesuraient, prélevaient, notaient. Pas question de perdre un seul indice d’autant plus que de gros nuages noirs chargés de pluie s’amoncelaient à l’horizon. Le médecin légiste, également vêtu de blanc, attendait patiemment que les constatations de la police scientifique soient terminées pour examiner le corps qui reposait sur la berge, la face dans l’eau et l’arrière du crâne fracassé. C’est à lui qu’incombaient les premières constatations sur le cadavre.

Maury avait hâte d’entendre le premier rapport de ce professionnel. Resté légèrement à l’écart pour ne pas contaminer la scène du crime, il avait patienté, profitant de ce moment de répit pour prendre quelques renseignements auprès des gendarmes. Il se demandait qui pouvait bien être l’individu qu’on avait repêché dans ce paisible affluent de la Vienne, en plein milieu de cette campagne aux couleurs automnales, évoquant un tableau de Gainsborough, sans les petites maisons au toit de chaume.

Le policier s’était empressé de demander à Lionel Farat, l’homme qui, le premier, du haut du pont, avait aperçu le mort, de rester à disposition de la Police. L’identification de la victime avait été facile, grâce à sa carte d’identité trouvée dans une des poches de sa ceinture de course. Il s’agissait d’un certain Seillier, inspecteur de l’Éducation Nationale et ancien professeur au collège Régine-Deforges.

Maury était resté sur place jusqu’à ce que le corps, mis dans une housse, soit emporté à l’Institut médico-légal de Poitiers.

10 h 45, ce lundi. Le chef d’établissement lève les yeux vers la porte laissée entre-ouverte ; un homme se tient là, droit comme un i.

D’un rapide regard, les deux quinquagénaires, se jaugent mutuellement. La vigoureuse poignée de mains que les deux hommes viennent d’échanger les met toute de suite en confiance l’un envers l’autre.

— Lieutenant de police, Maury.

— Bernard Meunier, principal. Je vous en prie, asseyez-vous.

Le lieutenant, alerte, petit, corpulent, les cheveux poivre et sel, les yeux vifs, ne semble troublé ni par la carrure ni par la fonction sociale de son interlocuteur. D’une manière générale, la hiérarchie ne l’impressionne pas. D’un tempérament enjoué, ce fin observateur n’a pas froid aux yeux. Il s’implique totalement dans son travail, négligeant sa vie privée et même parfois Martine, sa petite amie. Il n’en est pas moins grand lecteur de Simenon et amateur de randonnées, de bonne chère, ayant pour habitude de déjeuner au restaurant et de fréquenter les bars. Il aime le contact avec les gens, trait de caractère bien utile dans sa profession. Dans ces contrées réputées calmes, les meurtres ne sont pas légion et il ose à peine s’avouer content d’être chargé d’une enquête qui va briser son train-train quotidien, la majeure partie de son travail étant consacrée à des charges administratives peu captivantes (rapports, procès-verbaux rendant compte de ses diverses missions). Il aime se rappeler les vers d’un ancien poète local, Raoul Jozereau : « Et c’est rare comme tout de voir bouger en Poitou » !

Le policier entre directement dans le vif du sujet :

— Vous savez ce qui m’amène ici… Pouvez-vous me parler de ce Monsieur Seillier ?

— Eh bien, il a passé une grande partie de sa carrière dans notre établissement en tant que professeur de mathématiques. Ce n’est qu’après son divorce, il y a deux ans, qu’il a abandonné son poste pour devenir inspecteur.

— Avait-il des enfants ?

— Non, pas à ma connaissance.

— Quel genre de relations entretenait-il avec ses élèves et avec ses collègues ?

— Il était très sévère, peu communicatif.

Encore heureux que l’époque des coups de règle sur les doigts et le tirage des oreilles soit révolue, pense Maury, qui se rappelle son père parlant des brimades exercées sur les élèves dans les années 20.

— Et avec ses collègues ?

— Peu de contacts. La plupart du temps, il restait dans sa salle de classe à la récréation. Il ne mangeait jamais à la cantine et, le matin, attendait dans sa voiture jusqu’à ce que la sonnerie retentisse.

— Aucun ami dans l’établissement ?

— Pas que je sache… Le seul professeur avec lequel il entretenait un semblant de lien était son collègue de mathématiques, Grimaud.

La pluie continue de tomber à verse, mais le policier ne s’en soucie guère. Il a rapproché sa chaise du bureau où il a posé son carnet de notes, les sourcils froncés.

D’un air hésitant, Bernard Meunier demande :

— Puis-je savoir ce qui s’est passé, exactement ?

— Eh bien, hier en fin de matinée, un habitant de Moulismes, vétérinaire à la retraite, un dénommé Lionel Farat, a découvert, lors de sa randonnée quasi quotidienne, le corps sans vie de Simon Seillier qui gisait la face immergée dans l’eau de la Blourde, l’arrière du crâne fracassé. Évaluant la situation au premier coup d’œil, le témoin qui ne possède pas de portable – et oui, ça existe encore ! – est allé immédiatement téléphoner chez les habitants les plus proches. Malheureusement, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre et des badauds ont envahi les lieux bien avant l’arrivée des gendarmes, contaminant, à mon avis, irrémédiablement le site. À l’heure actuelle, j’attends les rapports du légiste et des techniciens de la Police scientifique. Mais, sans trahir le secret de l’enquête, je peux vous dire qu’il s’agit d’un crime ; cela ne fait aucun doute… Dites-moi, lui connaissiez-vous des ennemis ?

— Non, mais comme je viens de vous le dire, Seillier était un homme plutôt discret. Je ne comprends pas qui pouvait lui en vouloir au point de le tuer. Non, je ne comprends pas… Il excellait dans sa matière, les mathématiques, il ne le savait que trop à mon avis ; ses collègues ne l’aimaient pas beaucoup, mais de là à l’assassiner… Et puis, vous savez, je n’avais plus aucun contact avec lui. La dernière fois que je l’ai vu, c’est quand il est venu inspecter Maxime Duprat. En revanche, je vous conseille d’aller voir mon adjoint, Yann Touchard. Il vous en dira plus car ils partagent, euhhh… partageaient la même passion pour le tennis et la course à pied. Il leur est arrivé de participer tous les deux au marathon du Futuroscope ; je n’irai pas jusqu’à dire que cela les avait rapprochés mais après son collègue Grimaud, c’est peut-être Touchard qui de tout le collège le connai…ssait le mieux.

D’un geste rapide, le principal s’empare de son téléphone :

— Yann, puis-je t’envoyer le lieutenant Maury présent dans mon bureau ?

La réponse positive de son adjoint lui arrache un léger sourire. La façon dont les deux hommes viennent de se parler, l’emploi des prénoms, le tutoiement et le ton utilisé témoignent de la complicité les unissant.

Sur ce, Bernard Meunier donne congé à son interlocuteur et lui serre la main :

— Je reste bien sûr à votre entière disposition. Le bureau de mon collègue se trouve à l’étage, Noëlle va vous y accompagner.

Cette dernière s’empresse de prendre en charge ce visiteur peu commun. Précédé de la secrétaire toujours très affable, le lieutenant de police grimpe d’un pas alerte l’escalier en haut duquel un homme l’attend.

La quarantaine svelte, en veste décontractée, polo et pantalon à pinces, l’adjoint affiche une allure détendue en total contraste avec celle de son supérieur. Souriant malgré les circonstances, il invite le lieutenant de police à entrer dans son bureau. La pièce est accueillante : une photo de ses enfants et de son épouse trône sur une grande table, le tapis de souris de son ordinateur représente une balle de tennis et plusieurs posters muraux de sportifs et de bords de mer lui donnent un petit air chaleureux. Cependant, l’emploi du temps des professeurs et celui des élèves qui occupent tout un pan de mur est révélateur du sérieux et du professionnalisme du principal-adjoint. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est passé maître en matière de confection des emplois du temps : ayant enseigné l’électronique, l’informatique n’a guère de secrets pour lui.

À peine installé, le policier va droit au but :

— Monsieur Touchard. J’ai quelques questions à vous poser en ce qui concerne feu Monsieur Seillier.

— Je vous écoute. Cette terrible affaire nous affecte tous beaucoup.

— Vous connaissiez bien la victime, je crois.

— Euh… pas tellement. Certes, nous partagions les mêmes passions pour la course et le tennis et nous avons à plusieurs reprises participé ensemble au marathon du Futuroscope. Par contre, je n’ai jamais été son partenaire au tennis. En réalité, je ne sais pas s’il jouait encore beaucoup…

— C’était un bon marathonien ?

— Cent fois meilleur que moi ! Il était excellent ! Il est arrivé plusieurs fois dans le peloton de tête. Il était d’ailleurs prêt à tout pour y parvenir !

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien par exemple, lors du marathon de l’année dernière, de violentes douleurs à la poitrine m’ont cloué sur place en plein parcours. II m’a dépassé sans daigner s’inquiéter de mon état et a continué sa course, m’adressant à peine un regard ! Il m’aurait laissé mourir sur place. C’est quelque chose qu’on n’oublie pas…

— Je vois… Mais, vous étiez donc devant lui ?

— Non pas du tout, moi, je participais au semi-marathon dont le départ a lieu 30 minutes avant le marathon ; Seillier bien sûr ne se serait jamais contenté d’un semi-marathon !

— Je vois…

— Ça ne le gênait pas non plus de bousculer les autres coureurs en les doublant.

— Je vois… Et il n’a jamais été sanctionné ?

— Non, enfin pas à ma connaissance… Monsieur Seillier, inspecteur de l’Éducation nationale, bénéficiait peut-être de solides appuis ?

— Je vois…

— Vous savez, je n’étais pas le seul à ne pas l’apprécier. Les élèves le détestaient… Il était extrêmement strict avec eux, trop strict, ce qui le rendait souvent injuste et il pratiquait l’humiliation avec une certaine perversité… En réalité, personne ne l’aimait ici : il affichait un mépris grossier à l’égard des collègues et ne consentait à s’adresser qu’à très peu d’entre nous. C’était encore pire depuis qu’il était devenu inspecteur. D’ailleurs, il avait été très… comment dirais-je… très dur avec Duprat, quand il l’avait inspecté.

— Me serait-il possible de rencontrer ce monsieur Duprat ?

Après un rapide coup d’œil jeté à l’emploi du temps des professeurs, Yann Touchard fait non de la tête :

— Désolé, il ne travaille pas le lundi matin. Il prend son service à 14 h. Vous pourrez le voir à ce moment-là, si vous voulez. En revanche, Grimaud, le seul prof avec lequel il échangeait parfois, est présent. Je viens de voir qu’il a cours actuellement avec des 4e, je vais le faire appeler ; un assistant d’éducation ira surveiller ses élèves le temps de l’entretien. Vous vous installerez dans une des petites salles du CDI ; vous n’y serez pas dérangés, ajoute-t-il, s’emparant du téléphone.

— Parfait, mais j’aurai sûrement besoin de vous revoir… Une dernière question et je vous laisse tranquille : où étiez-vous dimanche matin ?

Une lueur d’étonnement fugace passe dans le regard de Yann avant d’être balayée par une irritation méprisante.

— J’ai peur de ne pas bien vous comprendre…

— Simple question de routine… N’en tirez aucune conclusion, je vous en prie…

— Eh bien, non, je n’ai pas d’alibi, si c’est ce qui vous tracasse, ce jour-là, je suis allé m’entraîner toute la matinée en forêt de Moulière !

Un silence, lourd de sous-entendus se fait dans la pièce quand un homme âgé d’une soixantaine d’années apparaît dans l’encadrement de la porte ; il s’agit de Grimaud. Son jean usagé et le col de sa chemise rabattu sur un pull-over défraîchi montre le peu d’intérêt que l’enseignant porte à son apparence vestimentaire, mais son grand front dégagé, ses yeux pétillants derrière de petites lunettes rondes, ses mâchoires carrées, tout dans son visage respire l’intelligence et la détermination.

Le principal-adjoint conduit ses hôtes au CDI dans une petite salle réservée aux manuels des professeurs. À peine installé, le policier reconnaît, à portée de mains, son bon vieux Lagarde et Michard qui lui rappelle avec un soupçon de nostalgie ses études littéraires au lycée.

Il s’adresse à Grimaud :

— Vous êtes au courant des événements, je suppose… Je suis le lieutenant de police Maury, j’aurais quelques questions à vous poser au sujet de Monsieur Seillier.

— Je vous en prie…

— On m’a dit que vous étiez l’un des rares professeurs à fréquenter la victime.

— Fréquenter n’est pas le mot adéquat. Je n’ai jamais eu de contact avec lui en dehors de l’établissement. Je dirais qu’il me considérait un peu comme son père.

— Vous pouvez préciser ?

— Il ne fréquentait presque plus ses parents.

— Il s’était confié à vous ?

— Non, pas vraiment, mais un jour, il m’a raconté que ses parents, ayant déjà deux garçons, auraient aimé à sa naissance avoir une fille et ils l’avaient affublé de robes jusqu’à l’âge de sept ans. Il en restait très perturbé et vous savez comme les langues vont bon train… On dit qu’il lui arrivait encore de s’habiller en femme…

— Qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas… Il aurait été vu un soir, à La Rochelle, sortant d’un bar pour travestis…

Le policier arrête de prendre des notes. Il a besoin de réfléchir. L’enquête risque de s’avérer difficile et il se prend soudain à regretter l’absence d’Agathe Krystin, sa jeune stagiaire avec laquelle il aime échanger et développer ses idées.

L’enseignant attend, le regard fixé sur Maury qui brusquement tressaute en entendant son portable sonner. Un nom vient de s’afficher : Agathe.

— Allo… Oui, tu sais où je suis… Non… Bon sang ! Ça s’est passé quand ? Ah… Bon, je ne vais pas tarder à rentrer… Il va falloir étudier cette piste… D’accord… À tout à l’heure.

Troublé, il replace machinalement son téléphone dans la poche arrière de son pantalon, puis, s’adressant à nouveau au professeur :

— Continuons, que savez-vous d’autre sur ses habitudes ?

— C’était un grand sportif. Tous les week-ends, il allait courir, seul, à Moulismes, le bourg où, enfant, il passait ses vacances chez ses grands-parents. Leur maison étant vendue depuis fort longtemps, il logeait dans un gîte où une chambre lui était réservée à l’année.

— Selon vous, parlait-il de ces activités hebdomadaires ?

— Pas sûr, c’était un taiseux, mais l’année dernière La Nouvelle République a publié un article au sujet de son exploit au marathon du Futuroscope : en effet, il était arrivé le premier de sa catégorie. Le journaliste précisait que l’emploi du temps dominical et l’itinéraire de Seillier était, à l’instar de Kant, réglé comme du papier à musique. Il s’entraînait tous les week-ends à Moulismes à heure précise. Il faisait toujours la même boucle, s’arrêtait toujours au même endroit au bord de l’eau, suivait toujours le même itinéraire. C’était donc devenu un secret de Polichinelle !

— Euh… Quel rapport avec Kant ?

— Eh bien, on raconte que tous les matins, sans exception, le philosophe mettait son chapeau à 7 h 50, prenait sa canne à 7 h 55 et sortait de chez lui lorsque le premier coup de huit heures sonnait à l’église. Ses voisins avaient l’habitude de régler leurs montres sur ses promenades.

— Je vois…

Maury continue de prendre des notes ; il ne peut retenir un léger clignement des yeux. Intéressant tout ça, pense-t-il en poursuivant :

— J’ai aussi cru comprendre qu’il se montrait orgueilleux et méprisant envers ses collègues.

— Peut-être, oui, un peu… mais Simon avait eu une enfance compliquée, pour employer une expression à la mode… Selon moi, ce complexe de supériorité révélait un certain complexe d’infériorité. Ses parents le rabaissaient sans arrêt, le comparaient à ses frères soi-disant plus doués que lui. Et je vous en ai déjà parlé, ils l’habillaient en fille… Il en gardait des séquelles, assurément. Il avait une sorte de revanche à prendre… Il voulait être le meilleur partout, encore et toujours.

La sonnerie indiquant l’heure du premier service à la cantine se fait entendre, suivie presque immédiatement d’un bruit de cavalcade.

— La jeunesse a faim, souligne le professeur, d’un air pince-sans-rire.

Le lieutenant acquiesce mollement. Il n’aurait pas aimé être prof…

— Une dernière question, Monsieur Grimaud, où étiez-vous dimanche matin ?