Meurtres sur l’estuaire - Philippe Bouin - E-Book

Meurtres sur l’estuaire E-Book

Philippe Bouin

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Beschreibung

Dans le milieu bordelais des négociants du bois, des crimes sont commis le long de l’estuaire, sur le port de Bassens et l’île Verte. Vu le statut élevé de la pre-mière victime, l’enquête est confiée à Charlotte qui découvre l’horreur d’un trafic qu’elle ne soupçonnait pas. 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une formation à HEC, Philippe Bouin intègre les rangs de Hewlett-Packard (HP) où il occupe des postes-clés dans le management. À l’aube de l’an 2000, il s’offre un véritable changement de vie : il vient s’établir en Bourgogne beaujolaise et se consacre dès lors, tout entier, à l’écriture. Depuis, plus de trente-cinq romans sont nés sous sa plume, ainsi qu’une pièce de théâtre. Nombre de ses livres ont été traduits, plusieurs distinctions les ont salués, dont le Grand Prix Polar Cognac et le Prix Océanes du roman historique.

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© – 2023 – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Philippe Bouin

Meurtres

sur l’estuaire

Les assassins des arbres

Charlotte Auduc et la

mafia du bois

roman policier

Avertissement d’usage :

Si vous pensez que l’un de mes personnages vous ressemble, consultez un psychiatre plutôt qu’un avocat.

À Amélie.

En signe de bienvenue.

21 janvier

Deux mois avant l’enquête…

Terne après-midi. Une touche d’ambre gris teintait le ciel de l’estuaire. Des nuages avertissaient qu’un orage s’apprêtait à fondre sur la Gironde. Sa violence, prévenaient les cumulonimbus, retournerait les parapluies.

Avec son blouson de cuir aviateur, sa casquette à rayures de chez Gucci, ses gants de pécari, Sylvien Grindefer ne pouvait prétendre venir de la France d’en bas. D’autant qu’il pilotait un splendide Merry Fisher. Une merveille de bateau qu’il amarrait au port de Pauillac, sur les rives du Médoc, à dix pas de son manoir bordé par le vignoble.

Proche de la cinquantaine, le front proéminent, la mâchoire volontaire, le visage en diamant serti d’un regard vif, Grindefer se dirigeait vers l’île Verte.

Il y avait rendez-vous avec un salopard, une ordure de concours.

Personne le long des berges ! Personne à l’horizon ! Pas de carrelets1 à l’eau pour piéger les poissons ! Pas de pécheurs en vue ! À cause du temps gavé d’incertitudes, les pêcheries sur pilotis étaient toutes au repos. Grindefer en remercia le ciel sombre. L’accostage sur cette île étant jugé dangereux, des curieux se seraient demandé ce qu’il allait y faire.

Réunion de la Garonne et de la Dordogne, une fois et demie plus long que le tunnel sous la Manche, l’estuaire de la Gironde, surnommé « la rivière » par les riverains, est le plus grand d’Europe. Du bec d’Ambès, près de Bordeaux, à la pointe de Grave qui perce l’océan, la nature l’a parsemé de neuf îles de dimensions diverses. Certaines sont habitées, comme l’île Margaux où l’on produit du vin, ou abritent un monument remarquable, tel le phare de l’île de Patiras, ou, encore, sont des pôles d’observations scientifiques.

Des centaines d’espèces d’oiseaux y vivent ou y font une halte. La flore y est à l’honneur avec ses stars endémiques : l’angélique des estuaires et l’œnanthe de Foucaud – deux longues tiges à fleurs blanches qui éclatent comme des feux d’artifice.

Aux beaux jours, les plus grandes îles accueillent des milliers de touristes.

Excepté l’île Verte, citée fantôme, abandonnée, déserte.

Après y avoir abrité jusqu’à cinq cents Îlouts – le gentilé des habitants du cru –, elle y cultive le silence d’un monde disparu. Le dernier Îlout l’a quittée en 1977. N’y restent que les milans noirs, les aigrettes garzettes, les busards des roseaux, et, effondrés, écroulés, les vestiges d’un village autrefois prospère. Les ronces l’ont envahi, le saxifrage le grignote, les plantes à ventouses s’agrippent sur les ruines des maisons traversées par les vents.

Pourquoi Robert Lolotte avait-il choisi cette île pour le rencontrer ?

Grindefer scruta ses abords. La réponse s’y trouvait : quoi de plus dégagé que cet estuaire ? Le Sahara, bien sûr, mais son infini s’étend loin du Bordelais. Dissimulé derrière un arbre, jumelles en main, ce salopard devait guetter son arrivée. Il lui avait recommandé de venir seul. Pas de passager à bord, avait-il insisté. Lolotte n’avait rien à redouter. Businessman madré, Grindefer respectait les conditions fixées par ses interlocuteurs. Mais dans les limites d’un temps d’observation. Ensuite, après les avoir sondés, testés, pesés, il leur tordait la langue et le carnet de chèques.

Grindefer dirigeait une entreprise d’importation de bois. Armateur, négociant, il s’était spécialisé dans les essences asiatiques. La demande était forte, d’autant plus forte que les bois rares étaient en voie d’extinction, tels le bintangor ou le ramin d’Asie. Fort heureusement, les lois récentes qui moralisaient le marché contribuaient à sauver les espèces. Fini le temps d’un abattage anarchique. L’ONU, les institutions et les gouvernements y avaient mis le holà en protégeant les plus menacées. Les acheteurs devaient donc se rabattre sur le bangkiraï, le teck et le merbau.

Mais ce bouleversement ne valait que pour l’esprit, car dans la réalité, un commerce parallèle, aux méthodes mafieuses, concurrençait le légal.

On n’éradique pas la cupidité en promulguant des lois.

Le Merry Fisher frôla la berge. Grindefer grimaça, elle n’était que broussailles et branches mortes. Néanmoins, il repéra un talus de taille convenable, y accosta par l’arrière, y sauta, s’y rétama, se releva en râlant et amarra son bateau à un tronc mort.

Il s’épousseta, se frotta, puis avança jusqu’au village dans l’épaisseur d’une végétation sauvage. Tennisman assidu, Grindefer était souple. Il se joua aisément des pièges de la terre jusqu’à un alignement de maisons orphelines. En janvier, quand le soleil se repose, la lumière est morose. Pâle, privée d’éclat, celle de ce jour-là aggravait la tristesse de leurs façades meurtries.

Au centre du village, sur une placette boueuse, s’élevait une tour moyenâgeuse. Des archers auraient pu se poster entre ses créneaux. Toutefois, sa destination n’était pas la défense des Îlouts, elle était… elle était… Elle était quoi, au juste ? À quoi avait servi cette tour anachronique ? Grindefer l’ignorait et s’en battait la casquette. De chez Gucci. C’est dire combien il s’en foutait.

En revanche, il était inutile d’expliquer ce qu’avait été l’édifice qui lui faisait face. Un crucifix surmontait sa structure adossée aux maisons tristes. Malgré son apparence, éloignée de la splendeur des duomos italiens, cette pauvre bâtisse était bien une église.

— Vous êtes à l’heure, Grindefer, c’est parfait.

Une voix âpre. Une silhouette pansue.

Lolotte parut à demi dans la porte de l’ex-Domus Dei. Une moitié risible, mal fagotée, frissonnante. Grindefer ricana sous cape. En parka rouge et chapka verte, le bonhomme s’était vêtu chaudement, grotesquement, sans goût, à la mode de ses menaces à deux sous. Quand il avait affaire à des requins, Grindefer prenait soin de s’habiller élégamment. Sa prestance en imposait, ses rivaux s’en empêtraient le vocabulaire.

— L’exactitude n’est plus la politesse des rois, Lolotte, le peuple souverain s’en est emparé un 21  janvier.

— Qu’est-ce que vous racontez là ? rugit le rugueux.

— Un fait d’histoire. An de grâce 1793, janvier, le 21, à 10 heures, nos ancêtres décapitent Louis XVI. Joyeux anniversaire à nous, enfants de la République qui continuons à tirer les rois le jour de l’épiphanie.

— Ah bon ?… Eh ben tant mieux pour nous et tant pis pour ce Louis.

Manquait-il de mémoire pour éluder le sujet ? Un sujet pour lequel il avait failli lui casser la figure ? Grindefer n’eut pas à approfondir la question, Lolotte ne s’intéressait qu’au but de leur rencontre :

— J’ai vu que vous êtes venu seul. C’est parfait aussi.

Comme quoi, pensa Grindefer, ce gros con l’avait observé de loin comme il s’en était douté.

— Oui, seul, puisque vous l’avez exigé.

— On n’est jamais trop prudent, Grindefer. Plusieurs de mes collègues sont morts d’un trop-plein de confiance. Moi, je n’en ai pas du tout : ouvrez votre cuir et tournez-vous.

— Pourquoi ?

— Je veux m’assurer que vous n’avez pas de flingue.

— S’il n’y a que cela pour vous obliger.

Grindefer s’exécuta lentement, déplia son blouson, tapota sur les poches intérieures, fit un tour sur lui-même et demanda, sarcastique :

— Satisfait ?

— Affirmatif.

— En revanche, mon petit doigt me dit que vous, vous êtes armé.

— Il ne se trompe pas, votre doigt. Mon Sig Sauer est mon assurance-vie. Mais je ne pense pas que j’aurai à m’en servir.

— Vous pensez bien, Lolotte, chacun de nous va rentrer chez lui. Vous à Blaye, moi à Pauillac.

Cependant qu’il parlait, Grindefer avait repéré des vagues sur l’estuaire.

— Ça se gâte, prévint-il, il y a du remous sur la rivière. Comment êtes-vous venu sur l’île ?

— À la nage.

Le rugueux laissa échapper un rire gras, un rire stupide, puis corrigea :

— J’ai un Terhi, un 400, pour la pêche. Ce n’est pas un Merry Fisher comme le vôtre, mais il a pu m’amener de Blaye jusqu’ici. Je l’ai amarré aux vieux pontons.

— Je le connais votre 400. Vu l’orage qui se prépare, je vous conseille de conclure. Le retour risque de virer en croisière de cauchemar.

Lolotte l’approuva. Un petit canot à moteur n’était pas ce qu’il y avait de mieux pour affronter un grain.

— Alors ne tardons plus, Grindefer, procédons à l’échange. Vous avez ce que je vous ai demandé ?

— Oui, dans ma poche. Et où se trouve ce que vous m’avez promis ?

— Pareil, dans ma parka… Bon, allons-y. Je pose d’abord mon paquet à terre et vous en faites autant.

— Rien ne dit que le vôtre contient ce que j’attends.

— Je vous retourne le compliment.

— Bon, on se fait confiance ?

— Bien obligé… D’ailleurs pour être honnête, je confesse qu’il manque une clé USB dans mon paquet. Je l’ai laissée dans mon bureau, je vous la ferai parvenir.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas amenée ?

— Une garantie contre l’entourloupe… Allez, assez causé, on y va.

Ils s’agenouillèrent de concert en s’observant prudemment.

— OK, Lolotte, c’est fait. Je me redresse.

— Moi aussi.

— Et maintenant ?

— Ce n’est pas compliqué : à trois, on avance, on se croise, on ramasse, on se sépare et on file… Compris ?

— Ça va, j’ai appris à compter jusqu’à trois.

— Attention, Grindefer !… Un, deux, trois…

Quinze minutes après, le Terhi regagna la rive droite, côté blayais, et le Merry Fisher la rive gauche, côté Médoc.

*

1. Filets de grande envergure mis à l’eau du haut d’une pêcherie en bois bâtie sur pilotis.

Ce même 21 janvier

Ailleurs, quelques heures plus tôt…

Captain America et Batman avaient décidé de son avenir. Tout petit, Tanguy Altinsoy s’était juré qu’il se consacrerait à une noble cause. Il défendrait, secourait, aiderait ses semblables ! À dix ans, une carrière de pompier lui avait paru convenir à son projet. Toutefois, cette belle ambition n’avait duré que le temps des voitures rouges à piles, car à l’âge de l’acné juvénile, il s’était tourné du côté militaire. Mais devoir obéir à des ordres stupides l’avait éloigné de l’uniforme. À l’époque du bac, Altinsoy s’était dirigé vers la police. Là encore, il avait été refroidi. À entendre un ancien, dégoûté, on y passait plus de temps à traquer des dealers qu’à défendre la veuve et l’orphelin. Pourquoi pas médecin dans ce cas ? Choix judicieux, sauf qu’il faut découper des cadavres pour apprendre le métier. Or, la simple idée de toucher un macchabée l’avait rebuté. Adieu Hippocrate, le charcutage était au-dessus de ses forces. Restait la voie ecclésiastique. Mais pour l’emprunter, eût-il fallu encore que le jeune homme fût croyant.

Dépité par toutes ces carrières qu’il avait approchées, devait-il renoncer à aider son prochain ?

Non ! parce qu’alors étudiant à Bordeaux, à l’Unité de Formation des Sciences de la Terre et Environnement, Altinsoy avait rencontré un conférencier providentiel.

L’homme travaillait dans une ONG spécialisée dans le pillage des ressources terrestres – et du bois précisément. Son discours l’avait marqué. Grâce à lui, Altinsoy avait appris que la criminalité forestière générait un profit annuel estimé par Interpol à des milliards de dollars !… (« Waouh ! »)… Que la France était la sixième consommatrice de bois illégaux… (« Oh non ! »)… Que des essences surexploitées étaient sur le point de disparaître… (« Horreur ! »)… Que ces pillages profitaient à des régimes dictatoriaux issus de guerres civiles… (« Dégueulasse ! »)… Que, par conséquent, les pilleurs finançaient leur maintien au pouvoir… (« Bande de pourris ! »)… Que débusquer les trafiquants in situ était un exercice dangereux autant qu’indispensable… Et que les ONG recrutaient des enquêteurs forestiers pour les empêcher de nuire.

Sans hésiter, Altinsoy s’était porté volontaire.

Son cursus, sa motivation et sa carrure avaient séduit les responsables de l’ONG. Ce grand jeune homme rieur aux cheveux blonds bouclés était « la » recrue idéale. Ils l’avaient donc recruté.

Tour à tour, Altinsoy avait enquêté au Congo, au Brésil, au Libéria où ses illusions sur la nature humaine s’étaient désagrégées. Puis il avait atterri au Myanmar, dans l’État Kachin, où Kiawe, la femme de sa vie, lui était apparue.

C’était allongé près de Kiawe, dans les fourrés d’un milieu hostile, que l’ex-idéaliste observait une bande de salopards qu’il aurait volontiers décimés au lance-flammes.

Situé au nord du Myanmar, ex-Birmanie, aux confins de l’Inde et de la Chine, l’État Kachin est une région autonome d’un million et demi d’êtres humains. Les Kachins forment une tribu qui a donné son nom à ce jardin d’Eden. Le Hkakabo Razi, point sud de l’Himalaya, y dresse ses 5 889 m. Par-delà ses glaciers, c’est la Chine.

L’État Kachin est une jungle.

Des centaines d’espèces d’oiseaux y réfugient leurs plumes. Par ailleurs, elle abrite des serpents peu sympathiques, des éléphants sauvages, des tigres mangeurs d’hommes, quelques rhinocéros, et protège des animaux rares. Le panda roux y côtoie le singe au nez retroussé. Le takin, gros comme un bœuf mais caprin, arpente ses sentiers.

L’État Kachin est en danger.

Ses dirigeants se sont toujours opposés aux juntes qui lorgnaient ses richesses. Et les lorgnent à nouveau. Sans cesse menacés par les corrompus de Nay Pyi Taw – capitale administrative du Myanmar –, sans cesse attaqués, sans cesse envahis, les Kachins ont créé une armée, la KIA, qui refoule, tant bien que mal, les attaques des soldats « réguliers » contre leurs villages isolés.

L’État Kachin est révolté.

Depuis des années, les Kachins s’opposent à la construction du barrage de Myitsone par et pour les Chinois. Ce projet prévoit de noyer un vaste pan de leur État. S’il aboutit, les Kachins devront faire face à un ravage historique de son écosystème, un exode massif de sa population, et la destruction de son patrimoine.

L’État Kachin est pillé.

Du sud au nord birman, plus des deux tiers des réserves mondiales de teck s’épanouissent dans ses forêts. Mais, plus précieux encore, celles-ci protègent des essences remarquables, comme le très apprécié bois de rose asiatique. Une loi récente interdit de couper ces arbres – ou de manière contingentée, sous le contrôle d’agents spécialisés. Loi hypocrite qui n’est qu’une tache d’encre sur du papier toilette. La corruption fonctionne aussi bien qu’autrefois. Chinois, Européens, Américains, les pillards continuent de ravager les forêts.

Tel est l’État Kachin…

Kiawe était une jeune Karen, de l’État Karen autant convoité par les militaires de Nay Pyi Taw que son voisin Kachin. Kiawe avait pu achever ses études secondaires, ce qui la hissait au niveau des élites féminines. Intelligente, révoltée d’avoir dû renoncer aux supérieures, la jeune fille était une fervente partisane de Aung San Suu Kyi. Très active dans la protection de la nature, Kiawe n’hésitait pas à manifester contre les destructeurs de son pays. Mais toujours en première ligne des cortèges, ce qui, au Myanmar, vous expose à un tir meurtrier.

Depuis sept mois, Altinsoy vivait un rêve aux côtés de cette jolie plante brune. Kiawe était de toutes ses missions, aussi acharnée que lui à débusquer les assassins de la jungle.

Ce matin-là, comme d’habitude, elle l’avait suivi sur les pentes du Hkakabo Razi. Des paysans kachins leur avaient signalé que des Chinois y ravageaient trois hectares d’une forêt protégée. L’arnaque était classique. Les Chinois avaient fait enregistrer un nombre bidon d’arbres sur une concession dépourvue d’essences supérieures… pour les couper ailleurs. Puisque la quantité prévue de grumes2 serait respectée, le fonctionnaire birman, dûment arrosé, signerait sans hésiter le bon de départ pour la Chine.

Allongés dans l’herbe à bonne distance des pillards, Altinsoy les mitraillait avec son Nikkor Z 14-24 mm.

Le brouillard matinal les masquait à demi, néanmoins, la lumière était suffisante pour les immortaliser.

Tout à coup, près de lui, Kiawe se retourna sur le dos, intriguée par un drôle de bruit. Un serpent se faufilait-il vers eux ? Ils étaient nombreux et venimeux dans le coin. Mais non, ce n’était pas un reptile, c’était pire : un Chinois qui venait de se vider sous les arbres. Dès qu’il les découvrit en se reboutonnant, le soulagé s’empressa de donner l’alerte. Altinsoy ne comprenait pas le mandarin, mais, à ses intonations, devina que le bonhomme les traitait de tous les noms. Il se releva d’un bon pour l’assommer. Mais trop tard, les cris de leur copain avaient mobilisé les pillards. Altinsoy les vit foncer dans leur direction, mitraillettes pointées vers eux, fermement décidés à les abattre.

— Cours, Kiawe ! Cours aussi vite que tu le peux.

La jeune femme commençait à comprendre le français, mais en la circonstance, il n’avait pas besoin de lui parler, l’urgence se passait de commentaires.

— You too, Tanguy ! Don’t speak, run, run, run3 !

— Yes, but to the heights. Follow me4 !

Ils foncèrent dans le brouillard comme si un tigre les poursuivait. Le brouillard était leur seule chance de s’en sortir. Plus haut, en amont, sa ouatine était plus épaisse. Dès qu’ils l’atteindraient, ils s’y enfonceraient et disparaîtraient dans la forêt.

Une première rafale.

Altinsoy se retourna.

Kiawe n’avait pas été touchée.

Plus que trente mètres et ils seraient sauvés.

Ils coururent encore plus vite.

Une seconde rafale.

Altinsoy tomba dans l’herbe.

*

2. Une grume est un tronc d’arbre coupé, ébranché, couvert ou non de son écorce.

3. Toi aussi, Tanguy, ne parle pas, cours, cours, cours !

4. Oui, mais vers les cimes. Suis-moi !

21 février

Un mois après. Un mois avant l’enquête…

Le port de Bordeaux, pour qui l’ignore encore, est situé sur l’estuaire de la Gironde et non au bord de l’Océan. Septième port français, il a beau s’étirer sur de l’eau douce, il n’en porte pas moins l’estampille Bordeaux Port Atlantique.

À chaque port sa spécialité…

Sept terminaux dédiés, répartis le long de l’estuaire, accueillent les navires en fonction de leur chargement. Hydrocarbures, produits chimiques, agroalimentaire, tout ce qui navigue et se vend a son port personnel.

Celui du bois est concentré à Bassens, commune située face à Bordeaux, sur les rives de la Garonne. On y embarque du bois français. On y débarque du bois russe, du bois scandinave, du bois des pays baltes et des bois exotiques. Pour décharger des cargos pleins à ras bord, le pôle de Bassens est équipé en conséquence. Des grues gigantesques, dont une Gottwald, de forte capacité, happent leurs cargaisons qu’elles déposent sur les quais. Une voie ferrée, des hangars, des zones de stockage complètent la logistique.

Mais il serait stupide de ne pas y ajouter le foyer des marins dont Ming Zaw venait de pousser la porte.

Trente-cinq ans, épais comme une pousse de bambou, Ming Zaw débarquait du Pagan, un grumier myanmarais en provenance de Rangoun.

Ming Zaw était marin depuis un an. Ce métier n’était pas le sien, il avait dû en changer après l’incendie de son champ de canne à sucre. Incendie volontaire. Incendie coercitif. Incendie de féroces qui le pressaient de dégager. Ces raclures convoitaient son terrain pour un motif obscur. Après le jade, il y a de l’or dans l’État Kachin. Or ces ordures prétendaient en trouver dans son champ.

En fait, la vraie raison était qu’il était catholique. Dans l’État Kachin, les chrétiens font chier le pouvoir militaire, mais ils l’emmerdent autant que les bouddhistes, les musulmans, les hindouistes. Aux yeux des généraux, tout ce qui pue la religion est à éjectermanu militari.

Seul contre cent, Ming Zaw n’avait pas pu lutter. Il était devenu marin.

— Bonjour. Je peux avoir une bière ? demanda-t-il avec l’accent kachin, un accent que seul un Birman peut distinguer.

Le tenancier du foyer, un type joufflu, rubicond et chauve, le regarda en se marrant.

— Tu as le droit d’en boire ?

Ming Zaw avait appris le français avec un couple de Bordelais, Jules et Angèle Mendioudou. Ces êtres fabuleux dirigeaient un dispensaire à l’est de Myitkyina, lui comme toubib, elle comme toubibe. Il va de soi que les femmes et les filles préféraient s’en remettre à la médecine d’Angèle, et les hommes à celle de Jules. Mais or donc ! Ming Zaw pratiquait mieux que bien la langue de Molière :

— Mes parents ne m’ont pas remis un bon de sortie, mais je vous assure que j’ai plus de cinq ans.

Le joufflu-rubicond-chauve fut surpris par sa maîtrise du français.

— Ce n’est pas de ton âge que je cause, la bière c’est de l’alcool.

— Et alors ?

— Mmm… je te préviens juste gentiment, des fois que ce serait contraire à ta religion.

— Il y a des religions qui interdisent de boire une bière, en France ?

— Oh, pas qu’en France, mon pauvre. Mais si t’es pas circoncis, c’est bon.

— Alors, puisque mon prépuce est intact, le pape te dit qu’il me permet d’en boire.

Des marins qui l’écoutaient éclatèrent de rire.

Du coup, Ming Zaw fut adopté, on trinqua à sa santé, on plaisanta, on échangea, on l’interrogea et il interrogea :

— Vous pouvez me donner un renseignement ?

— Tu peux me tutoyer, fit le tenancier, on me surnomme Surcouf, comme la frégate, rapport à ce que j’y ai été cuistot.

— D’accord, moi c’est Ming.

— Et qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Si Carbon-Blanc est loin d’ici.

— Moyen moyen, c’est à côté. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je dois y aller ce soir, j’ai rendez-vous.

— Avec une fille ? C’est bien, mon gars, une dans chaque port, vive la Marine.

— Désolé, j’ai rendez-vous chez des toubibs. Je les ai connus en Birmanie, leur nom est Mendioudou – il te dit quelque chose ?

— Non, pas du tout. (Surcouf fronça ses sourcils épais comme des poils de brosses à dents.) Mais tu m’étonnes : tu as le droit de sortir du port ?

— Oui, mon capitaine m’a obtenu une permission temporaire.

Surcouf se garda d’insister. S’il y avait eu passe-droit, ce n’était pas son affaire. Les petits arrangements avec les fonctionnaires ne le regardaient pas.

— J’ai vu que ton grumier s’appelle Pagan. Ça veut dire quoi Pagan ?

— C’est le nom du premier Empire birman.

— Vous amenez quoi ? Du teck ?

— Du teck, du bois noir, un peu de bois rose, du bois légal.

Tout en discutant, le joufflu-rubicond-chauve jeta un regard à travers la fenêtre. Deux hommes en costume passaient devant le foyer.

— Tiens ! Piquepaill et Grindefer. M’est avis que ton chargement va bientôt être dédouané.

Bizarrement, Ming Zaw blêmit en découvrant ces quidams.

— Pourquoi, qui sont ces types ? articula-t-il difficilement.

— Piquepaill est déclarant en douane. C’est le moustachu au gros nœud de cravate. Il bosse pour la COMADAQ, la boîte de Sylvien Grindefer.

— Grindefer est donc le plus élégant des deux ?

— Oui, toujours super sapé, le gus. C’est lui qui a affrété ton rafiot. Il est importateur.

Tout à coup, Surcouf s’aperçut que Ming Zaw s’agrippait au bar, apparemment mal en point.

— Oh, le copain du pape, ça ne va pas ?

— Si… C’est le plancher des vaches… Je n’ai plus l’habitude.

*

21 mars

Premier jour de l’enquête…

Le ciel faisait la gueule en ce deuxième jour de printemps. Ou alors il n’était pas bien réveillé. À sa décharge, le jour ne se lèverait qu’à 7 h 41, et il n’était que 6 heures du matin.

Mais 6 heures du matin, printemps ou pas, est l’heure légale d’une perquisition à domicile. Même dans un petit village du Limousin.

Ledit domicile n’était pas moins qu’une grande ferme entourée de champs et de vergers. Vu son ancienneté, elle s’honorait d’être en granit pour le logis des fermiers. Au rez-de-chaussée, un cantou monumental occupait le quart de la pièce principale. Une bûche finissait de s’y consumer. Au centre de la pièce trônait une grande table recouverte d’une horrible toile cirée. Autour de la table, trois personnages avaient pris place.

À tout élu tout honneur – protocole républicain – , François Jeanblanc s’y tenait droit comme un poireau amidonné. Le cheveu blanc comme ce légume, Jeanblanc était le maire de la commune.

Près de lui patientait, tel le Sphinx, une femme au charme dissimulé. En battle-dress, pantalon, pull irlandais et blouson militaire, Charlotte Auduc n’aimait plus son physique. Ce en quoi elle avait tort. Mais la perte de sa main gauche, remplacée par une main myoélectrique, baptisée La Chose, la faisait douter de sa séduction. Excepté avec Rap, son beauceron arlequin, elle dormait toujours seule. Enfin, seulement depuis que Jacques… Mais ceci, comme le disait Rudyard, est une autre histoire… Et celle-ci commence à peine…

Face à eux, voûtée, hirsute, puante, cassée sur sa chaise, se tassait un être humain qualifié féminin. Une copie de sorcière. Une revêche roublarde :

— Vous avez pas le droit d’entrer comme des sauvages chez une vieille sans défense. Je me plaindrai à l’ONU, vous irez tous en prison.

Charlotte la fixa. Les yeux de la vieille cherchaient le moyen de lancer des flammes. Mais ils en étaient incapables, englués de châssis, le muscle ciliaire entravé par l’alcool, l’uvée par la fumée. Un litron d’eau-de-vie de prune à sa portée, la revêche fumait comme dix pompiers.

— Savez-vous ce qu’est ce papier, madame Bonnafoux ? lui demanda Charlotte en le lui collant sous le nez.

La vieille peau grigna en y voyant le profil de Marianne.

— Un torche-cul pour les singes. Si j’essuyais mes vaches avec, ça leur filerait des parasites.

— Ce document est une commission rogatoire. Mes flics vont fouiller votre ferme de la cave au grenier. Ils vont regarder sous les toits, sous les lattes, dans les chiottes, dans le jardin, dans les champs, dans l’étable, la porcherie, et je vous jure qu’ils finiront par trouver ce qu’on cherche.

— Vous cherchez quoi ?

— La dépouille de votre mari.

La vieille se pencha pour mieux la distinguer.

— Vous êtes qui ?

— Charlotte Auduc, commandant de la brigade spéciale Nouvelle-Aquitaine.

Appellation fantaisiste que, faute de titre officiel, Charlotte inventait au gré des circonstances.

— Je vais vous le dire où est mon cochon de mari : parti avec une canaillounne.

— À soixante-dix-huit-ans, affligé de goutte et d’arthrose ?

— Vouais ! Il a succombé au démon de 11 heures.

— De 11 heures ? Pourquoi de 11 heures ?

— C’est encore l’heure d’hiver. Le démon ne sera pas de retour à midi avant dimanche prochain.

La vieille se marra, vida un godet de prune, tira une bouffée de tabac brun à rouler, puis toussa, crachota en do dièse tuberculeux. Charlotte attendit qu’elle finisse de cracher ses poumons avant de reprendre :

— Vous vous foutez de moi ou quoi ? Vous voyez votre mari faire la toupie norvégienne à son âge ?

— Vincent est un gros dégoûtant, un lubrique, un pourri de voleur, répliqua la vieille d’une voix de rogomme. Il a filé avec nos économies qu’on cachait dans le congélateur. Vous pouvez le vérifier : il est vide.

— C’est tout ce que vous avez comme preuve : du vide dans un congel ?

— Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Il m’a abandonnée en piquant tous nos sous. Il m’a fait cocue, je suis une femme bafouée.

— Qui est votre rivale ? Vous devez la connaître.

— Ça pour sûr que je dois la connaître. Toutes les femmes du canton font rien qu’à lorgner sa braguette. Y a qu’à voir celle qui manque dans le village et vous saurez qui c’est.

Jusque-là silencieux, François Jeanblanc prit le relais, agacé, en pointant une photo accrochée au mur :

— Cet homme, c’est bien Vincent à son retour du service militaire ?

— Oui, monsieur le maire, c’est lui quand il avait vingt ans.

— Et à vingt ans, il avait déjà ce nez tordu et ce menton en galoche ?

— Vouais, c’est ce qui faisait son charme.

— Il avait surtout cette ferme où vous vivez depuis votre mariage. Vous, Germaine, vous n’aviez pas un rond.

— Et après ? Vous n’aimez pas les histoires d’amour ?

— Je n’aime surtout pas les mensonges. Vincent n’a rien d’Elephant Man mais ce n’est pas un séducteur.

— Vous vous trompez, il les lui faut toutes, c’est un foutu bon Juan.

Inutile d’insister, la revêche ne lâcherait rien. Le maire se leva en se référant à un procès-verbal.

— Votre couple bat de l’aile, vous n’arrêtez pas de vous disputer. Il y a huit jours, les gendarmes ont dû intervenir pour vous séparer. Vous menaciez de tuer Vincent avec une hache.

— Et lui de me zigouiller avec son fusil ; dispute d’amoureux.

Charlotte se leva à son tour.

— Depuis, on n’a plus de nouvelles de votre mari. Disparu, l’amour de votre vie, volatilisé.

— Je vous répète qu’il s’est taillé avec une canaillounne. Je peux pas vous dire où, il m’envoie pas de cartes postales.

— Au fond du trou où il se trouve, je ne pense pas qu’on en vende.

— Pourquoi du trou ?

— Des voisins vous ont vue en creuser un la nuit.

— La nuit, je dors, je m’amuse pas à jouer les taupes. J’aime pas mes voisins, ce sont des menteurs. Ils rêvent tout debout de me voir pendue.

— C’est ce que nous allons vérifier, madame Bonnafoux.

Sur le pas de la porte, Jeanblanc, ulcéré, chuchota à Charlotte :

— Vous avez intérêt à trouver du concret parce qu’elle ne dira rien. Cette femme ment autant qu’elle fume et picole : sans modération.

Au même moment, le même matin, deuxième jour de printemps, Bernard Duguidon, vigile, arpentait les quais du port de Bassens.

6 heures était l’heure de sa ronde dans les terre-pleins affectés au stockage du bois.

Mission que cet ancien sergent de l’infanterie de marine, aux allures de catcheur, effectuait avec une belle conscience professionnelle.

En se grattant.

Depuis qu’il avait quitté l’armée, Bernard Duguidon souffrait d’une gratouillite aigüe.

Du soir au matin, et vice versa, il se grattait la tête, les oreilles, le cou, les bras, les mains de manière compulsive. Le dermatillomane ne pouvait s’en empêcher, même en public. Toutefois, en société, il évitait de se labourer les glandes reproductives. En revanche, dans la semi-obscurité du port, à peine éclairé par les lumières des navires, il s’en donnait à cœur joie.

Gratte, gratte, gratte, gratte ! Le bonheur intégral.

Indécis, il s’interrogea sur le prolongement physique de l’exercice. Ses fesses le démangeaient, et plus encore, plus violemment, un picotement anal. Décision délicate, il ne pouvait quand même pas desserrer son pantalon et se contorsionner pendant sa ronde. Il regarda autour de lui. Personne entre les rangées de bois. Tentant. Sauf que « personne », c’était vite dit.

— Hep, vous là-bas, que faites-vous là ?!

Deux silhouettes venaient de passer au bout de la rangée qu’il inspectait. Deux silhouettes hyper pressées. Des silhouettes de monte-en-l’air.

Que fichaient-ils dans le noir, ces nuisibles ? Et pourquoi détalaient-ils alors que ses collègues ne les avaient pas repérés ?

La réflexion précède l’action. En militaire qui se respecte, Duguidon analysa la situation.

L’accès de cette zone était interdit sans autorisation.

L’accès de cette zone était interdit la nuit sans motif valable.

Les détenteurs de l’un des deux – autorisation, motif – ne courent pas.

Or ces gaillards filaient comme des âmes poursuivies par Satan.

En conclusion de quoi, le vigilant se mit à courir après eux.

Sans se gratter mais en hurlant :

— Vous n’irez pas loin ! Je vous aurai, il y a des grilles !

Le site ne manquait pas de grilles, il y en avait tout le long des routes (rebaptisées quais) qui entouraient les deux ports. En cela, Duguidon avait raison, ces grilles étaient faites pour bloquer les intrus. Voleurs, migrants, fugitifs s’y cassaient le nez pour entrer dans la zone. Or ces deux-là y étaient entrés ! Par conséquent, s’ils avaient pu y entrer, ils allaient pouvoir en sortir. L’idée fit du chemin dans l’esprit du vigile qui redoubla de vitesse.

— Vous ne perdez rien pour attendre ! hurla-t-il, comme si cet idiome à deux sous pouvait les ralentir.

Le type en tête atteignit les grilles en quelques foulées. Duguidon s’attendit à ce qu’il bifurque puisqu’il ne pouvait passer par-dessus. Mais non, le gars réalisa une roue parfaite, fléchit les genoux, prit appui sur ses pieds, rebondit comme une balle, saisit la barre haute de la grille, fit un saut de cheval et se retrouva, intact, à l’extérieur du port.

Réception impeccable, Duguidon en eut un peu plus de souffle coupé. Ce gars était un gymnaste super doué, le félicita-t-il malgré son inimitié.

Passé de l’autre côté, le gymnaste encouragea son copain.

— Magne-toi ! Accélère ! Allez ! Allez ! Courage !

— T’inquiète, Jérémy, j’y suis !

— Ta gueule, connard, pas de nom !

Duguidon cessa de courir, conscient qu’il n’arriverait pas à temps pour se saisir du bavard. D’ailleurs ce dernier avait déjà rejoint le gymnaste – gymnaste lui-même ou acrobate.

Mais rien n’était perdu, ricana Duguidon. Jérémy n’était pas un prénom répandu.

De mémoire de souris, jamais la ferme des Bonnafoux n’avait connu pareil chambardement. C’était une matinée à ne pas montrer ses moustaches.

Méticuleux, minutieux, les équipiers, équipières de Charlotte ratissaient la grange, l’étable, la porcherie, la remise et même la basse-cour sous l’œil indigné du coq, maître des lieux. D’autres fouillaient le logis de fond en comble. D’autres encore inspectaient le sol de la cave.

Le jour, encore timide, ouvrait doucement la lumière. La campagne se débarrassait lentement de ses oripeaux sombres. Dans ce changement de décor, plus clair, la voix de Rudini, l’adjoint préféré de Charlotte, au physique de gitan voleur de poules, retentit avec une pointe de triomphe :

— Commandant ! Venez dans le verger, je crois que nous avons trouvé quelque chose !

Un dicton conseille de ne jamais crier victoire trop vite. Pas de précipitation, Charlotte le retrouva près d’un prunier où il retournait la terre avec un collègue.

— Vous creusez un trou, lieutenant ?

— Pas vraiment, je fais un trou là où quelqu’un a bouché un trou.

— Et pourquoi ici, précisément ?

Le faux voleur de poules posa sa pelle.

— Demandez-le à votre chien, c’est lui qui nous a mis sur la piste.

De fait, Rap était couché près du trou et n’arrêtait pas de grogner.

— Effectivement, il n’aime pas ce bout de terre.

— Qui a été malmené récemment. Il y a du pas propre là-dessous.

— Alors, ne vous arrêtez pas, Rudini, creusez, creusez, creusez.

L’attente fut de courte durée avant qu’ils ne distinguent une planche.

— Késako ? sourcilla Charlotte.

Dubitatif, Rudini plissa son visage de romanichel.

— On dirait un couvercle.

— Ah… Eh bien si c’est un couvercle, c’est celui d’une boîte. Allez-y hardiment, lieutenant, c’est peut-être ce qu’on cherche.

Ils cherchaient un cadavre.

Et ils en découvrirent un.

Pendant ce temps, Duguidon, suivant son habitude, s’était plié à l’exercice cher aux stratèges : la réflexion précède l’action.

Les deux voyous avaient fui alors qu’ils n’étaient pas poursuivis.

Aucune alarme n’avait retenti.

Mais ils avaient eu la frousse.

Une pétoche d’anthologie.

Et s’ils avaient eu peur au point de détaler, c’était parce qu’ils avaient vu un truc pas du tout chouette.

En conclusion de quoi, le vigilant s’était dirigé vers la Garonne pour découvrir ce qui les avait effrayés.

Face à Bassens, Bordeaux se réveillait. L’autoroute A630, qui enjambe le fleuve, commençait à se remplir.

Sur le port, deux navires étaient amarrés aux quais, l’un allemand, l’autre suédois. Ils venaient du nord de l’Europe et devaient repartir le jour même.

Le long du fleuve, à main gauche, s’élevaient des hangars et les bureaux de la capitainerie. Puisqu’il faut bien commencer par un bout, après s’être copieusement gratté, Duguidon décida de jeter un coup d’œil dans cette zone.

Où il ne remarqua rien de louche.

Déçu, pas battu, il s’accorda une pause, se regratta généreusement, puis se dirigea vers la grue vedette du port, la Gottwald, d’une capacité de levage de 100 t. Joli monstre s’il en fut, made in Germany sehr stabil – très solide.

Le jour avançait faiblement. Duguidon distinguait mal ce que dissimulaient les coins sombres du quai.

Par habitude, il alluma sa torche, pointa son faisceau sur la tour de la grue, le fit descendre et inspecta la base de sa superstructure.

— Putain de chié de bordel à cul ! s’exclama-t-il peu poliment en reculant, horrifié.

Duguidon détestait la vulgarité.

Mais dans le cas présent elle s’était imposée à son esprit.

Pardonnable réflexe, le dermatillomane venait de découvrir le cadavre d’un homme au crâne coupé en deux, mais dans le sens de la longueur. Répandues sur le sol, ses deux moitiés de cervelle baignaient dans une mare de sang.

Spectacle insupportable ; il se retint de vomir.

Puis alluma son smartphone.

La réflexion précède l’action : qui appeler en premier, sa direction ou la police ? Tout bien considéré, il n’était qu’un vigile, un N-20, un non-habilité à s’exprimer au nom de la société.

En conclusion de quoi, il contacta Élodia Mailharraincin.

C’était à elle de prévenir les flics.

Entre temps, au cœur du Limousin, assisté de Rudini, Charlotte était revenue dans la pièce principale où deux nouvelles bûches brûlaient dans le cantou. Germaine, impassible, y attendait que l’orage s’éloigne. Elle était toujours assise à la grande table couverte d’une toile cirée affreuse, un nouveau litron de gnole à portée de main, une clope de brun roulé au bec. Sans ménagement, brutalement, Charlotte posa une grande boîte devant elle :

— Vous pouvez me dire ce qu’il y a là-dedans ?

La revêche lui accorda à peine un regard.

— Oh… vous avez déterré Minouchette. Ça pue, faut la remettre où vous l’avez trouvée.

— Vous reconnaissez l’avoir enterrée dans le verger, près d’un prunier ?

— Oui, c’est ce qu’on fait quand une bête meurt : on l’enterre.

Comme prévu avec sa chef, Rudini prit le relais.

— Quand est-elle morte, Minouchette ?

— Bah… Il y a cinq jours et je sais pas de quoi. Elle a dû bouffer un rat pas frais. C’est comme ça avec les chats, ils ont pas de retenue, ils s’empiffrent.

— Sa disparition vous cause-t-elle du chagrin ?

— Vous avez pas idée ! On s’attache à ces petites bêtes, on s’attache…

Elle leva un doigt en l’air, comme quelqu’un qui vient d’avoir une idée.

— Tiens ! et c’est pour cette chatte que mes bredins de voisins m’ont vue creuser. Pour enterrer faut faire un trou. J’ai pas raison ?

Totalement, sauf qu’elle mentait sur le reste.

— À propos de vos voisins, embraya Charlotte, ils nous ont dit que vous détestiez cette chatte. Ils ont même affirmé que votre mari vous a empêchée de la tuer à plusieurs reprises.

— Ils fabulent, c’est des menteries. C’est moi que j’ai défendu Minouchette, Vincent pouvait pas la sentir. Si ça tombe, ce salaud lui a filé du poison à retardement.

— Admettons… Et le sang qu’il y a dans la grange, vous pouvez m’expliquer pourquoi il y en a autant par terre ?

L’irascible releva une tête inquiète.

— Du sang ? Y a pas de sang dans la grange, elle a été lavée.

— Je le confirme, sauf qu’aucun savon au monde ne trompe un Polilight.

— C’est quoi un Poli… truc ?

— Une torche dont la jolie lumière bleue fait ressortir les taches de sang. Le sol en est maculé.

— Ah oui… J’ai vu ce truc à la télé… Dans un Vidocq, je crois…

Sur ce, sa tête effaça ses marques d’inquiétude.

— C’est le sang du cochon qu’on a tué le mois dernier qu’elle a dégoté votre lumière.

— Le cochon… Mais encore ?

— C’est en hiver qu’on tue le cochon, la bonne saison où y a pas de mouches. De préférence en février, parce que c’est à ce moment qu’il est le plus gras.

En Limousine de la campagne, Charlotte le savait, et Rudini de même.

Ils n’insistèrent pas puisque le labo analyserait ce sang. Faute d’autres questions à lui poser, ils quittèrent la roublarde qui, déjà, se retapait un verre de gnole. Un agent emporta Minouchette et ils retournèrent dans les dépendances. En chemin, le smartphone de Charlotte l’avertit qu’elle venait de recevoir un texto. Elle l’activa, lut le message puis l’effaça aussitôt.

— Un problème ? s’enquit Rudini.

— Oui… Jacques… Il m’écrit dix fois par jour.

— C’est parce qu’il tient à vous… Et ça ne me regarde pas.

— Merci, lieutenant, j’apprécie votre réserve.

Des agents poursuivaient leurs recherches dans la grange. Outre des balles de foin, sa structure protégeait un énorme alambic – une pièce de collection en cuivre, en parfait état de marche et, bien sûr, de voyager, puisqu’il était posé sur un plateau pourvu de roues.

— Vincent Bonnafoux est également bouilleur de cru, précisa Rudini sur un ton nostalgique. Il y en a de moins en moins. Dommage, encore un vieux métier qui disparaît.

— C’est plutôt un privilège qui disparaît, lieutenant, un droit qui se transmettait de père en fils. Mais il est toujours permis de l’exercer à condition de payer les taxes sur la production d’alcool.

— Oui, c’est vrai… N’empêche que je me demande ce que deviendra cet alambic à la mort de Bonnafoux. Il est le dernier descendant à détenir le droit : il n’a pas eu d’enfant.

— Bah, je suis sûre que cette merveille ne restera pas longtemps au repos. Une chaudière de six cents litres, plus trois gros vases cuivrés et leur tuyauterie à l’ancienne, ça trouve preneur malgré les charges.

Charlotte savait de quoi elle parlait, l’un de ses oncles avait eu ce droit.

— Bon, assez ri, Rudini. Si à 10 heures la pêche est nulle, on replie les cannes et on rentre. Je ne crois pas que le corps de Vincent Bonnafoux soit dans cette ferme.

— Je suis de votre avis, la vieille bique a dû le jeter dans une mare.

Leur flair devait avoir raison puisque deux heures après, la fouille n’avait toujours rien donné.

Soudain, alors qu’elle examinait un pré, Charlotte tressauta. Nouvelle alerte sur son smartphone. Mais son vroum vroum, cette fois, lui signala un appel. L’écran affichait la photo de Buster Keaton (1895-1966), l’homme qui ne riait jamais. Et l’homme qui l’appelait ne riait jamais, détestait son humour et ne l’aimait pas du tout. Sentiment négatif qu’elle lui renvoyait avec joie.

Eneko Subibehere, puisqu’il s’agissait de lui, était un proche collaborateur du super préfet de la région Nouvelle-Aquitaine. Il ne l’aimait pas parce qu’il ne pouvait ni la commander ni la contrôler. Et pour cause ! Charlotte avait sauvé la vie de l’homme le plus important de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Geste héroïque qui lui avait valu de perdre la main gauche. Par gratitude, reconnaissance, ledit grand homme lui en avait offert une de remplacement, ultra-méga-performante. Plus un chien, Rap, auxiliaire de police. Plus une promotion et la liberté de choisir son lieu d’affectation. Charlotte avait choisi Limoges au motif effarant qu’elle était Limousine.

Mais depuis, elle s’était vu confier un service parallèle, un sous-marin chargé des affaires sensibles avec carte blanche et parapluie en prime. Ces affaires impliquaient les caciques de la Nouvelle-Aquitaine. Soit ils y étaient mêlés, soit ils appréciaient sa discrétion en faisant appel à son flair. Comme Jeanblanc qui redoutait que les médias fassent du tort à son village.

— Commandante Auduc, bonjour monsieur Subibehere.

Charlotte aimait féminiser son grade avec le Basque. Macho invétéré, cette nouvelle mode lui rasait le scrotum.

— Mes respects, commandant. Je vous appelle à la demande de M. le préfet de région qui vous confie une mission.

— C’est que je suis déjà en train d’enquêter dans la France profonde.

— Ah… Où êtes-vous en ce moment ?

— Précisément, entre une bouse de vache et un nid-de-poule.

Blanc dans l’espace des télécommunications. Subibehere haïssait les plaisanteries de Charlotte.

— Eh bien sortez vite de ce mauvais pas, finit-il par se décoincer, vous êtes attendue à Bordeaux. Affaire prioritaire. Vous savez ce que cela signifie.

— Oh oui… Qu’un personnage important est au programme, qu’il va falloir marcher sur des œufs, parler avec tact et ménager les hubris.

— Consignes dont vous vous fichez habituellement. Mais bon, M. le préfet ne jure que par vous et je n’ai rien à dire.

Si, l’essentiel corrigea-t-elle :

— Apprenez-moi au moins le nom de mon client et de quoi il s’agit.

— Euh… Oui, évidemment… Alors, armateur, importateur, négociant, ponte du syndicat du bois, membre du Conseil de développement du Grand Port maritime de Bordeaux, Sylvien Grindefer, cinquante ans, a été assassiné ce matin sur le port de Bassens. D’après le premier constat, le meurtrier lui a tranché la tête de haut en bas, du crâne à la pomme d’Adam.

— Pas banal. Et quoi d’autre ?

— La PJ locale a été prévenue de votre arrivée. Elle précise que l’accès au port se fait quai Carriet, entrée numéro deux au rond-point. Voilà, c’est tout pour l’oral, je vous envoie un SMS. Bon voyage, commandant.