Mirage ou miracle - Corentin Huon de Penanster - E-Book

Mirage ou miracle E-Book

Corentin Huon de Penanster

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Beschreibung

Événements, rencontres, hasards… Savons-nous lire les signes de la vie ? les fabriquons-nous au creux de nos pensées ? Sommes-nous attentifs, mystiques ou simplement illuminés ? D’aucuns crient aux mirages, pendant que d’autres croient aux miracles. N’est-ce pas aussi cela la foi ? une certitude qui naît du dogme. Le mystère demeure, mais la « magie » opère.


À PROPOS DE L’AUTEUR

Corentin Huon de Penanster écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et de la poésie, tout en concevant en parallèle des collages qu’il expose régulièrement depuis 2015.

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Seitenzahl: 418

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Corentin Huon de Penanster

Mirage ou miracle

Nouvelles

© Lys Bleu Éditions – Corentin Huon de Penanster

ISBN : 979-10-422-0210-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Roman :

Va, et sois en paix, La Gidouille

Nouvelles au sein de collectifs :

– Un petit câlin avec plein d’amour dedans

– Six hommes sans histoire

– Artifice

– Bête à chagrin

– Vous êtes passés sans me voir,

chez La Gidouille

Théâtre :

Chez nous ça ne se fait pas, L’harmattan

Jeu d’rôle

On s’était donné rendez-vous entre potes pour fêter l’élection de François Mitterrand le dix mai 81. J’avais fait en sorte de me libérer ce soir-là, ce qui n’était pas forcément évident, puisque je jouais sur les planches du Lucernaire, dans « Deux sur la balançoire ». Un huis clos grinçant et machiste écrit par William Gibson. La merveilleuse Mélanie Swan me donnait la réplique.

Chaque jour, nous revivions elle et moi ce sempiternel équilibre vacillant-chaotique de ce sentiment si controversé qu’est l’amour. Ça me rappelait tellement mon propre vécu de l’époque. Moi l’irrésistible beau ténébreux, acclamé par les foules, et incapable de garder une vache au pré.

Quand on m’a proposé de jouer avec Mélanie, j’ai cru rêver. Toutes les couvertures des magazines lui consacraient leur « Une ». Les affiches la mentionnaient. Les émissions la célébraient. Et Dieu qu’ils avaient raison, tant son charme était palpable, son talent indéniable et ses réponses pertinentes. C’est vrai que tout était joli chez elle. Sa chevelure châtain abondante, qu’elle relevait en chignon bouillonnant, parsemée de quelques mèches savamment désordonnées qui lui tranchaient le regard. Son air malicieux, fiché au coin de l’œil pailleté d’or, qu’elle laissait fuser avant un grand éclat de rire. Sa bouche gourmande et rouge, qu’elle humectait d’un délicieux coup de langue expert, sorte de rideau cramoisi révélant une rangée de claviers de pianos sans touches noires. Et puis, ses mains bavardes, longues et agiles, qu’elle croisait nonchalamment sur les cuisses et qui dansaient au rythme de ses intentions… Et, moi, Bruno Péplum, j’avais été choisi pour lui donner la réplique ? Alors oui, j’ai dit « oui », un « oui » pressé, un « oui » engagé, un oui à tout !

Devant elle, je redevenais ce « petit garçon » que ma mère avait souvent rossé. J’ânonnais, incapable de prononcer une phrase intelligible ou une idée construite et cohérente. Elle incarnait tout ce que j’aimais chez les femmes et que je tremblais de perdre dans un malencontreux faux pas.

J’avoue avoir voulu me glisser dans le rôle de Jerry, le protagoniste de la pièce, pour bien m’accaparer les traits du personnage et ainsi gagner le cœur de ma partenaire. Mais je désirais aussi me dresser à la hauteur de ma réputation de tombeur invétéré décrite par les plumes délirantes de la presse people.

Ce qui m’intéressait chez Jerry c’était cette indépendance affichée. Cet amour supposé qu’il portait à Clara, tout en la manipulant sans scrupule pour mieux l’asservir et l’aimer sans souffrir « lui ».

Ce qu’il y a de dingue avec du recul c’est que mes plans furent bousculés par une sorte d’imprévu ahurissant !

J’arrivai au théâtre le premier jour des répétitions. Steven, le metteur en scène, nous accueillit Mélanie et moi. D’un naturel déconcertant, Mélanie dégagea d’emblée une sympathie manifeste. Je m’étonnai d’ailleurs, lors de notre premier déjeuner, la voir dévorer, à la hussarde, une cuisse de poulet à pleine main, tout en riant et gesticulant spontanément dans son petit ensemble assorti très tendance. Quelle dichotomie !

Steven nous exposa son plan de bataille dans l’après-midi. Et puis, on démarra sans coup férir les premiers échanges. Vint alors l’amorce des rapprochements, des regards langoureux… S’ensuivirent des baisers effleurés, et puis d’autres, plus profonds. Et là, horreur. Cette image d’Épinal, proche de ce que je pensais être l’incarnation de la perfection au féminin, souffrait d’une haleine pestilentielle d’une rare violence. Un mythe s’effondrait. Au départ, j’ai cru que c’était moi qui avais ingurgité un truc pas frais. Simple déni. Je tenais inconsciemment à épargner Mélanie d’une telle immondice. Je finis par mettre ce tracas sur le dos du poulet de midi, que j’accusai d’avoir par trop faisandé… Admettre la vérité semblait me perturber.

Les jours passèrent, et à mon grand dam, les mêmes effluves nauséabonds me retournaient les sangs à chaque nouvelle approche inscrite dans la mise en scène. J’étais tellement incommodé que j’en vins même à mettre un point final à ma volonté de gagner le cœur de la belle. Insupportable !

Quand nous commençâmes les premières représentations publiques, j’eus l’idée d’arriver au théâtre avec des sachets de bonbons ou des chewing-gums à la menthe. Rien n’y fit, Mélanie refusait toute sucrerie malgré mon insistance, arguant que le glucose était à proscrire pour la ligne et les gommes néfastes pour l’aérophagie. J’essayai donc les infusions du soir à base de thé vert et menthe fraîche, mais là encore, les conséquences diurétiques reçurent la même censure.

Je me demandai un temps si je ne pouvais pas aborder le problème directement, mais le courage me manqua. Comment lui exposer l’affaire ? Par quel bout ? J’abandonnai donc toute tentative en ce sens. Le mythe Mélanie retomba comme un soufflé biscuit.

Mélanie n’avait plus aucune chance de gagner mon lit, et l’éventuelle stratégie Jerry par Gibson fut inutile sans timbale à décrocher.

Un soir, alors que je regagnai ma loge, désespéré à l’idée d’avoir dû embrasser à l’envi ma bouche d’égout putréfiée, je trouvai une enveloppe posée consciencieusement sur mes affaires. Intrigué par l’arrivée impromptue de cette missive à une heure aussi tardive, je la décachetai et en retirai une lettre manuscrite écrite à la hâte. Un oubli de Gisèle, la concierge du théâtre, certainement. Elle avait l’habitude de nous distribuer nos éloges nombreux, lors de notre arrivée, en fin d’après-midi. Toutes ces flagorneries sirupeuses avaient le don de m’agacer, mais là les premiers mots me rassurèrent,

Bonsoir Bruno,

Bravo ! En voilà un rôle magnifique qui doit vous permettre d’approcher votre « moi »… Belle expérience. Je me demande tout de même si mon admiration n’est pas plus forte pour Jerry que pour l’homme qui l’incarne. Je viens vous voir chaque soir, et à chaque fois je ne parviens pas à discerner le comédien du personnage. Seraient-ils confondus au point de vous faire disparaître ?… Cet amalgame m’interpelle… Je vous sonde. Quel voyage !

Manuela

Et comme un boomerang, Manuela l’inconnue, me rappelait à l’ordre sur cette quête personnelle. Question oubliée au profit d’une conquête d’un cœur que je ne voulais plus.

En quelques mots, Manuela me ferra. Quelqu’un quelque part venait me voir tous les soirs et s’intéressait à moi. Mon ego et moi-même fûmes ravis.

Je tournai et retournai la missive. Aucune adresse ni numéro de téléphone n’étaient mentionnés. Y avait-il un code ? Devais-je remplacer quelques lettres de l’alphabet par des chiffres ?

Je courus voir Gisèle et lui brandis l’enveloppe. Elle était en train de passer un coup de balai dans le hall avec frénésie.

— Bonsoir Gisèle, cette lettre, c’est vous qui…

Son regard de poisson mort me renseigna.

— Je n’ai vu personne, M’sieur Bruno, personne ! fut sa seule réponse. Puis elle poursuivit sa tâche sans me prêter plus d’attention.

Je revins au théâtre un peu plus tôt le lendemain, et l’air de rien je questionnai l’ouvreuse sur les clients qu’elle plaçait.

— Bonsoir Odette, dites-moi… On fait salle comble en ce moment, c’est bien. Son air interloqué face à mon entrée en matière sous la forme d’une lapalissade ne me découragea pas.

— Vous avez remarqué des têtes fidèles ? Même regard de poisson mort. Elle s’obligea tout de même à répondre :

— Pas vraiment, Monsieur Bruno et puis vous savez, je ne suis pas là tous les soirs. Bérangère pourrait peut-être vous renseigner.

Je ne me voyais pas franchement égrainer mes questions à deux balles à des filles que j’avais l’habitude d’effleurer sans échange. Je rentrai donc dans ma loge et me résignai à tirer un trait sur l’admiratrice mystère. Malgré ma résolution, cette lettre me tarauda tant, que lors de la représentation du soir j’allais jusqu’à oublier le désagrément olfactif de ma partenaire, c’est dire ! Pour la première fois en un mois de représentation, je me sentis très à l’aise. Dans la peau de Jerry. Très goujat, encore plus que les autres fois, et même, suffisamment aimant pour être vraiment « lui », ingrat et terriblement égoïste.

La nuit aidant, mon intérêt pour cette missive se décupla. La clef était peut-être là. Cette femme allait m’aider à faire le point sur mon « moi ».

Et puis, à bien y réfléchir, cette audacieuse Manuela avait toutes les possibilités d’accéder à mes interviews dans la presse ! L’amalgame entre ce que j’étais et le personnage que j’incarnais était donc impossible si elle savait lire entre les lignes. C’est cette audace de me croire aussi inhumain qui me froissa. Je me lançai donc un défi, surprendre une inconnue qui exprimât de la réprobation à mon endroit, là où toutes mes fans, de conserve, reconnaissaient mon génie incontestable.

Quelques jours passèrent sans que Manuela se manifestât. Pendant le court entracte, prévu dans la pièce, je tentai de glisser un œil dans le judas du rideau pour comparer d’une soirée à l’autre la fréquence des visages. Je ne vis rien, bien entendu. Comment aurait-il pu en être autrement dans cette pénombre ? Et puis, sans appareil photo pour immortaliser toutes ces têtes, comment retenir autant de minois ?

Le dimanche suivant, lors d’une matinée, alors que je regagnai ma loge, je découvris une nouvelle enveloppe. Je reconnus tout de suite l’écriture de ma délicieuse inconnue. Mon cœur se mit à battre si fort que mes tempes vibrèrent, comme la peau d’un tambour sous l’impulsion des doigts. Cette fois-ci, quelqu’un avait dû la voir entrer. Le contraire était impossible. J’arrachai la bande autocollante et me mis à lire goulûment :

Bonsoir Bruno,

Je ne sais pas ce qu’il se passe, mais vous vous lâchez complètement. Incroyable ! Vous êtes à fond. Où a disparu Bruno Péplum ? Jerry l’aurait-il dévoré ? J’aimerais que l’on en parle, c’est si rare une telle prouesse. Que diriez-vous de le faire autour d’un verre ?

Disons, demain 14 h. Au Crillon.

Je vous embrasse,

Manuela

Elle m’embrassait ! Ses mots volaient comme si une confiance entre nous était née. Je sortis de ma loge, éberlué, mais heureux devant la perspective de cette rencontre. Émoustillé à l’idée de mettre un visage sur ces mots. Au même instant, Mélanie rentrait dans la sienne. Elle me fit un sourire enjôleur que j’aperçus à peine. Je fonçai tête baissée dans le hall à l’affût de Gisèle. Diantre, nous étions dimanche ! Le hall était désert. Bérangère, l’alter ego d’Odette, assise en train de siroter un café, me regardait courir dans tous les sens, hébétée.

— Vous avez perdu quelque chose, Monsieur Bruno ?

— Non, enfin oui… Une amie est venue, mais je ne la retrouve pas. Elle est passée dans ma loge et…

— Comment était-elle ?

Incapable de lui fournir une description cohérente, je lui fis un signe explicite de la main pour lui intimer l’ordre de laisser tomber. Elle replongea la tête dans son gobelet.

La représentation du soir se passa sans moi. Mon corps était là, certes, mais mon esprit divaguait. Jerry débitait son texte avec force, mais Bruno restait rêveur. Éthéré. C’était savoureux à vivre, mais fade à regarder certainement.

Je la sentais présente au sein de cette salle opaque et bondée. Ses yeux affûtés fixés sur mes moindres mots et gestes. Je me sentais aimé avec bienveillance. Sensation merveilleuse. Je l’imaginais brune, le corps girond, mais ferme. Une douce fragrance jasmin et coriandre s’en exhalerait. Une sorte de Mélanie à la peau hâlée. Mon imaginaire parfumé me fit de nouveau oublier les reflux gastriques de ma partenaire. Je divaguais !

Et puis tout à coup, au moment du premier échange intime entre Jerry et Clara, coincés entre le réfrigérateur et la porte d’entrée du studio décor, je fus ramené brusquement à la réalité du moment. J’eus un haut-le-cœur irrépressible. Lorsque ma bouche se colla à celle de Clara, mes yeux s’exorbitèrent tant, que la salle se mit à rire d’un même éclat. Une forte odeur de camphre mêlée à celle de clou de girofle fut la cause de ma surprise. Mais bien au-delà, l’odeur nauséabonde habituelle s’invita en second plan. Pestilentielle. Je continuai donc plus que de mesure, et en apnée, de l’embrasser fougueusement, afin de marquer le regain de passion chez Jerry. Le couac passa inaperçu aux yeux du public, mais ma partenaire tiqua. Je filai dans ma loge un peu déconfit, juste après ma dernière réplique débitée. Mélanie passa me voir deux minutes plus tard. Elle s’excusa d’avoir eu un « trou » entre deux baisers. Elle regretta même m’avoir troublé. Je l’écoutai par courtoisie, et lui déballai mon laïus sur le fait que nous étions pro et que par conséquent, nous savions parfaitement repiquer le texte, comme une machine à coudre dévore le tissu. Je la remerciai et me dérobai encore devant cette nouvelle opportunité de lui avouer la cause réelle de mon trouble. Alors que je m’échappai dans un clin d’œil amical, je n’omis pas de m’extasier en silence devant sa poitrine délicieusement moulée dans un pull chaussette et sa chute de rein prodigieuse qui se terminait par une expansion outrancière de ses fesses, à l’image de deux belles pommes posées sur un coussin.

Le lendemain, je voulus prendre un taxi pour arriver à l’heure au Crillon. Une vingtaine défila. Tous occupés. Lorsqu’enfin l’un d’eux s’arrêta, il me refoula comme un malpropre, parce que son trajet ne correspondait pas à l’itinéraire de son « retour au bercail ». Dans quel monde vivait-on ? Par dépit, je sautai dans le métro, et me retrouvai, bien malgré moi, coincé dans un tunnel. « Nous sommes désolés, mais un problème technique nous contraint à un arrêt d’environ quinze minutes », résonnait dans les haut-parleurs de la rame. Planqué derrière mon journal, je fulminai en silence, impuissant, les yeux rivés sur le cadran de ma montre.

Je surgis hors d’haleine et en nage place de la Concorde. Le groom à l’entrée m’ouvrit la porte pivotante, malgré mon allure quelque peu débraillée. Je jaillis haletant dans le salon boisé du rez-de-chaussée. Le constatant bondé, je me rendis compte de l’aberration de ma quête. Comment la reconnaître ? Toutes les têtes se retournèrent pour me toiser. J’aperçus même quelques coudes entendus me mentionner. Les lèvres s’agitaient, mais pas une femme ne se leva pour m’accueillir à sa table. Sur le point de m’asseoir, et priant pour qu’elle eût un imprévu fâcheux qui la contraignit à un retard forcé, quelqu’un m’interpella et me saisit par le bras.

— Une dame est passée, Monsieur Péplum, elle n’a pas pu vous attendre. Voici pour vous. Un homme en uniforme épinglé d’une étiquette « concierge » me tendit une enveloppe. Je l’enfournai dans le revers de ma veste, puis lui décochai :

— Comment était-elle ?

Le concierge, un peu surpris par le débit empressé de ma question, me répondit promptement.

— Très belle, Monsieur… Il claqua des talons et me salua d’un coup de tête pour prendre congé.

— Mais encore ? demandai-je prestement.

— Ornella Muti, version orientale… Velouté des mots, miel sur la peau ! Un délice des sens, Monsieur Péplum, conclut-il un air espiègle.

Cette fois-ci, il avait disparu.

Mon imaginaire avait vu juste. L’Orient coulait dans les veines de Manuela. La danse des sept voiles. Les mille et une nuits. Les bains de vapeur. Tous les clichés les plus savoureux dansaient dans ma tête. J’étais comme un fou. Je pestais contre les taximen exigeants et la RATP balbutiante, célèbre pour garder ses usagers en otage, au fin fond de ses tunnels. Une fois la pression maîtrisée, je m’installai un moment à l’écart dans un fauteuil du hall, puis j’ouvris l’enveloppe :

Cher Bruno,

Je suis confuse, impossible de vous attendre,

Je viendrai vous revoir ce soir au théâtre. Peut-être pourrions-nous réitérer ce moment autour d’un verre ? Qu’en pensez-vous ?

Je serai à la Coupole à 22 h.

Bien à vous, à ce soir,

Manuela

J’avais donc un quart d’heure pour ôter ma couche de fond de teint après le spectacle et rejoindre ma deuxième chance de rendez-vous. Je crois qu’à part une chute dans les escaliers, j’allais pouvoir surgir à temps.

La représentation se passa admirablement bien. Mélanie était parfaite comme d’habitude, magnifiquement moulée dans ses vêtements stretch, la silhouette rehaussée sur de hauts talons aiguille. Elle avait ce don d’écoute hors pair qui lui conférait des réactions ou mimiques si naturelles qu’on aurait pu croire qu’elle découvrait le texte à chaque nouvelle représentation. Une vraie pro coulée dans la peau de son personnage.

Ce soir-là, je fis abstraction du désagrément olfactif et me focalisai sur notre échange captivant. Je ressentis la salle encore plus présente que les autres fois, désireuse de savourer une belle fin, dans l’union et l’harmonie. Seulement voilà, le scénario prévoyait tout l’inverse. Nous remportâmes tout de même une belle victoire : être parvenus à lui faire croire à un possible revirement de scénario, même si tout le monde connaissait la chute écrite par Gibson !

Après nos saluts de rigueur, le rideau rouge tomba comme un couperet sur le billot. Les rangées se vidèrent instantanément. Mon cœur palpitait. Manuela devait suivre le mouvement, se presser aux sorties et se diriger vers la coupole.

Je regagnai ma loge dare-dare. J’arrachai un pan d’ouate, y répandis une couche de démaquillant et me débarbouillai le minois avec entrain. Mélanie surgit sur ces entrefaites :

— Je crois qu’on les a bien retournés ce soir…

Cela faisait trois mois que nous répétions, jouions, nous enlacions et je m’étonnai encore de constater le pouvoir étonnant du velouté de sa voix. J’étais captivé. Ses longues mains caressaient le chambranle de la porte de bas en haut et de haut en bas. Son corps, à demi masqué par la cloison, laissait extirper vers l’intérieur une jambe au galbe parfait. Fascinante Mélanie, tellement sensuelle.

— Notre balançoire s’envole ! lui dis-je en souriant.

— Un mois de carton, ça se fête ! Allez, on trinque… Elle brandit une bouteille de champagne et deux coupes.

Je changeai de couleur en zieutant furtivement le cadrant de ma montre. J’avais dix minutes pour sortir du théâtre et gagner la Coupole. Mélanie n’attendit pas que je manifeste une éventuelle réprobation, elle posa les coupes et la bouteille sur la table, se jeta sur moi et se mit à m’étreindre et me faire tournoyer langoureusement.

— Merci Bruno, ta confiance me donne des ailes… me susurra-t-elle à l’oreille. On était en plein mélo !

— Je dois filer Mélanie, je suis désolé, mais…

— Taratata, on fête ça, d’abord ! se ressaisit-elle guillerette.

Elle déboucha la bouteille d’un coup de doigt expert tout en riant aux éclats quand le bouchon explosa au plafond et le goulot cracha son écume, puis elle versa le breuvage dans une coupe avec tant d’ardeur qu’une partie du liquide se répandit sur le sol.

— Tchin. Les yeux dans les yeux, me somma-t-elle péremptoire. Elle me força à fixer nos pupilles. Sinon ça porte malheur, ajouta-t-elle pour m’en convaincre. Chaque mot, chaque expiration était un supplice. Et pourtant, tout en elle m’attirait inexorablement…

Je bus d’une traite le calice jusqu’à la lie, impatient d’en finir avec ce contretemps fâcheux et cette intimité, hors planche, forcée. J’étais partagé entre cette femme incontestablement belle qu’il me suffisait de cueillir pour être mienne et cette Shéhérazade énigmatique qui m’attendait pour la seconde fois dans une brasserie en vogue.

J’embrassai Mélanie dans le cou et m’excusai de devoir m’échapper d’une manière aussi abrupte. J’inventai un rendez-vous fort important que je ne pouvais aucunement rater.

— Appelle Steven, il sera ravi de me remplacer. C’est un peu grâce à lui qu’on en est là, non ? Je disparus et galopai déjà dans les couloirs, quand au sortir du hall Gisèle me héla.

— Votre courrier, Monsieur Bruno ! Elle le brandissait tel un drapeau.

Je happai la pile, comme une toupie vrille une étoffe, et courus à vive allure jusqu’à l’entrée de la Coupole. J’étais en eau. Je sortis un mouchoir et commençai à m’humecter le visage tout en jetant un œil à ma montre. Dix minutes de retard ! Décidément. Je finis par entrer. Plusieurs jolies femmes étaient seules, mais pas une seule ne correspondait au portrait-robot dressé par le concierge du Crillon ni à l’idée que je m’en faisais.

— C’est pour dîner ? Vous avez réservé ? me questionna le maître d’hôtel.

— Non, enfin oui, débitai-je nerveusement, mais je suis attendu, précisai-je, l’œil à l’affût de la moindre brune au regard de braise.

— Je vous laisse faire un tour. Il m’ouvrit la salle d’un geste affable.

Je parcourus le restaurant et me fis l’effet de ces saintes reliques que l’on arbore en procession. Tout le monde me regardait, me reconnaissait. Je distribuai des sourires aimables, mais pas une seule femme ne me fit signe d’une manière entendue. Je retournai vers la sortie, et jetai un œil furtif en direction de l’escalier des lavabos. Une brune en fourreau noir pailleté d’argent en remontait. C’était elle. Fatale, les cheveux tirés en chignon bas, la démarche chaloupée, elle se hissa à ma hauteur et me toisa. J’en fis autant intensément, un sourire satisfait. Juchée sur des mules en satin noir et pierreries, elle se serra contre moi sans hésitation. J’étais conquis !

— Bonsoir, Bruno Péplum. Sa voix profonde, au léger accent guttural, provoqua en moi un doux frisson d’extase. J’arrive à l’instant du théâtre.

— Désolé, je suis en retard…

— Cela vous coûtera un autographe et une photo. Elle sortit qui un appareil de son réticule pour me flasher, qui un calepin, qui un stylo à la plume en or. J’ai adoré votre duo, poursuivit-elle, cette connivence… Pardon, je parle, je parle, je suis Inès Aracama. Face à mon air interloqué, elle ajouta, je suis Sévillane. J’adore la France, sa langue, ce chic à chaque coin de rue…

Je compris la méprise.

— D’où votre engouement pour des pièces américaines ? lui décochai-je un peu gouaille.

— Traduites en français et interprétées par des Français, oui…

Il y eut un silence.

— Souhaitez-vous vous joindre à nous ? Elle me désigna une table où plusieurs personnes nous regardaient.

— C’est très gentil, mais j’ai rendez-vous avec une amie et…

— Je comprends. Dommage, une autre fois ! Elle se retira comme elle arriva, en quasi-lévitation.

Je me repliai à l’extérieur, bredouille, désespéré à l’idée que la belle Inès n’ait pas été l’énigmatique Manuela. Tellement déçu même que j’oubliai la pile de lettres coincée sous mon bras. Elle se répandit sur le sol comme une pluie de confettis macule un tapis. L’une d’entre elles attira mon regard. Je la récupérai et l’ouvris.

Cher Bruno,

Je viens d’avoir un impondérable… Je ne peux absolument pas y déroger.

Je dois remettre ce verre à plus tard.

Bravo pour ce soir, c’était majestueux. J’ai cru que l’issue allait être modifiée tant l’osmose était parfaite ! Et au fond, pourquoi ne pas revisiter l’écriture de Gibson !

Je vous embrasse,

Manuela

Et pour la seconde fois, notre rencontre avorta. Mon retard n’y fut pour rien cette fois-ci, ce qui me réconforta quelque peu. Un événement imprévu l’avait retenu. Mais quoi donc ? Face à autant de mystères, je décidai de rentrer au théâtre, de lui écrire une lettre et de la poster là où elle avait maintes fois déposé les siennes, sur la table de ma loge.

Le théâtre était désert. Je me faufilai dans les coulisses, puis me mis à écrire.

Chère Manuela,

Cette course effrénée me met hors d’haleine !

Je vous propose de passer me voir dans ma loge après la représentation de demain.

J’ai cru comprendre que vous étiez accro à la pièce !

Dites-moi « oui », je vous y attendrai.

Bonne soirée et belle nuit,

Bruno P.

Je plaçai la lettre dans une enveloppe que je laissai, bien en vue. J’inscrivis son prénom que je soulignai trois fois.

Ce soir-là, je décidai de marcher sur les quais de Seine pour prendre l’air. Je me couchai épuisé. Mon sommeil fut si profond que je rêvai. J’étais à New York. Je venais d’emménager comme Jerry dans un appartement du quartier de Soho à Manhattan. Beaucoup de monde défilait dans le couloir principal. Manuela en surgit, hiératique. Plus elle s’avançait vers moi, plus le couloir s’allongeait et la foule se dissipait. Brune, ses traits fins et racés étaient ceux d’Inès. Superbement drapée dans un fourreau en lamé argent, son décolleté profond laissait voir l’heureuse naissance de ses seins. Je mesurais l’intensité de son désir en cohérence avec le mien sans cesse grandissant. Figé sur mon matelas, j’étais incapable de la rejoindre. Manuela-Inès se mit à courir tout en se délestant de ses vêtements. Sa robe glissa sur le sol laissant jaillir ses seins mats et fermes comme deux fruits juteux que l’on veut saisir et gober. Elle finit par entrer dans ma chambre entièrement nue. À son cou, un sautoir en diamant, comme seul artifice, oscillait tel un métronome. Mon corps en feu l’accueillit avec jubilation. Elle me chevaucha gaillardement, s’empala sur mon sexe turgescent dans un va-et-vient incessant, tout en fouillant ma bouche avec sa langue fouineuse. Ses fesses expertes, aussi souples qu’une gelée anglaise, dessinaient un mouvement leste en cercle autour de ma verge. Je vis les anges et entendis leurs clairons ! Je jouis si fort que le cri que je poussai me réveilla. J’étais moite, convaincu d’avoir réellement vécu cette osmose tumultueuse. Tellement d’ailleurs que je m’étonnai ne pas découvrir son corps alangui à mes côtés.

Je filai sous la douche, m’habillai en hâte et me précipitai chez mon joaillier pour acquérir ce bijou diamanté. Le rêve était un signe. Il me fallait acquérir ce joyau pour lui signifier mon amour inconditionnel. Une fois mon cadeau empoché, je me rendis au théâtre. À part Gisèle, en train de lessiver le hall d’entrée, je ne vis aucune âme en mouvement. Nous nous saluâmes courtoisement, et comme à l’accoutumée, elle me donna mon courrier sans cérémonie. Aucune enveloppe à l’écriture connue ne s’y trouvait. Je fonçai dans ma loge, excité à l’idée de trouver une réponse à ma lettre. Rien. La mienne avait disparu, mais aucun message ne la remplaçait. Un peu contrarié, je sortis tout de même le coffret que je plaçai en évidence. J’inscrivis « Manuela » en gros, que je soulignai trois fois. Je sortis dans la foulée me faire un café depuis la machine du hall, et décidai de déjeuner dehors pour me changer les idées. Je revins en fin d’après-midi après avoir fait une balade sans but dans les rues de Paris. La boîte avait disparu et encore une fois rien ne la remplaçait. Je fis un saut dans la loge de Mélanie, mais l’absence de lumière me renseigna. Je finis par m’endormir un peu las. Quelqu’un frappa à ma porte, alors que je somnolais encore. Mélanie entra pour me saluer. Je fus surpris par l’effluve fruité qu’elle exhala. Pivoine, rose, mûre… je ne sus pas exactement la teneur du jus en question, mais c’était envoûtant et tellement inattendu. Le printemps faisait-il une irruption avant l’heure ? Nous nous préparâmes dans nos loges respectives et nous présentâmes en coulisses, prêts pour notre entrée en scène. Lorsque la technique nous prévint par un signal rouge clignotant, la représentation débuta, mais autrement. J’avais la tête défaite. La sieste écourtée ? La contrariété de ne pas avoir reçu de réponse ? Lorsque vinrent les échanges enamourés entre Clara et Jerry, je fonçai tête baissée et me pris au jeu. Le texte se déroula sans anicroche, et rien, pas même cette pestilence que je redoutais tant, ne vint me perturber. Au contraire, j’avais plaisir à rendre ces moments encore plus intenses, langoureux. Mais que se passait-il ? Clara, enfin, Mélanie n’avait plus d’odeur, ou plutôt si, elle était merveilleuse. À un moment donné, dans la mise en scène proposée par Steven, je devais la flanquer sur son lit avec violence. Pris par l’animation de la scène, mon doigt crocha son corsage par inadvertance et lui déchira l’encolure, laissant jaillir le pendentif en diamant. Il y eut un silence béant, puis une gêne que le public crut inscrite dans la mise en scène. Mélanie rougit puis baissa les yeux. Le visage stupéfait, je m’effondrai dans un fauteuil. J’avais devant moi une voleuse. Bruno et Mélanie prirent librement les reines de l’intrigue, devant un public crédule qui ne broncha pas. Manuela, la fidèle spectatrice, devait halluciner devant cette brusque tournure des événements qu’elle connaissait par cœur. Après quelques secondes de silence qui me parurent éternelles, je finis par prononcer abattu.

— Tu m’expliques… ?

— C’était plus simple de t’appâter masquée… je ne suis pas fière de moi, c’est vrai, mais, j’avais besoin de t’étudier.

— Tu veux dire…

— Manuela, c’était moi… tout était de moi d’ailleurs… même cette odeur que je m’ingénie à créer depuis le début pour te rebuter…

Elle crânait à présent.

Totalement aphone, mon esprit tentait de recoller les morceaux. Ces rendez-vous mystères, ces galopades effrénées dans les couloirs du métro pour être à l’heure. Et puis, ces lapins à répétition, jusqu’à l’odeur pestilentielle… Complètement dingue ! Machiavélique. Perfide…

Elle se leva comme un diable de sa boîte, puis tout en se touchant chaque partie du corps quelle désignait.

— J’en ai assez qu’on m’aime pour mon cul, mes seins et ma belle gueule, tu comprends ? tu crois que je ne vois pas tes yeux se promener sur mes formes ? ajouta-t-elle effrontée, la voix outrancièrement sensuelle. Je veux juste que l’on m’aime pour ce que je suis, un point c’est tout. Cette fois-ci, le ton était déterminé.

— En bouffant des boules puantes, lui décochai-je un peu cynique.

Elle éclata de rire.

— Rien de tel pour t’éloigner et envisager une stratégie plus sereine. Pour ma défense, j’ai effectivement eu un problème dentaire… Au début. Et puis, quand j’ai vu ta réaction lors de nos embrassades, j’ai trouvé là un bon moyen d’envisager une approche autrement, pour jauger la bête ! Là était ma stratégie. J’en suis pas fière, mais au fond tu me l’as suggérée.

Le public était toujours à New York dans le studio de Clara en compagnie de Jerry. Et pourtant nous étions bien à Paris au cœur d’une joute verbale improvisée, menée tambour battant par Mélanie et Bruno.

Je compris à quel point j’avais été stupide de me laisser embringuer dans une histoire aussi virtuelle, totalement surréaliste. Ces messages anonymes et ces mots doucereux. Mais quel con je faisais. On cherche toujours ailleurs l’idéal, alors qu’on le trouve souvent sous ses yeux.

— Et le concierge du Crillon ?

— Adorable Monsieur, prêt à débiter n’importe quelle connerie fantasmagorique pour quelques deniers. Mélanie jubilait.

Elle était hallucinante cette Mélanie, et plus elle m’exposait son plan, plus mes sentiments s’affirmaient clairement. Je me rendis compte à quel point je m’étais fourvoyé dans l’amorce de cette quête personnelle, et croyant la mener tambour battant, je m’étais leurré bel et bien dans une parfaite imposture. Mélanie m’aimait à n’en pas douter, mais où en étais-je ? N’était-ce pas la crainte de la stabilité qui me faisait prendre des chemins incertains. Nébuleux. Rompre prématurément mes idylles ? Un manque de confiance en moi, certainement.

Mélanie, en excellente pro, repiqua le texte là où nous le laissâmes. Elle redevint Clara, cette amoureuse transie, folle de Jerry, me laissant donc à Paris, face à moi-même, au cœur de ma réflexion sur mon petit « moi ». Jerry prit le relais en mode « pilotage automatique ». Je ne dus pas être très convaincant ce soir-là, juste technique et pro. Mais au fond, je m’en fichais pas mal, la vérité au fond me paraissait plus importante, même si elle m’avait été présentée d’une manière violente.

À aucun moment le public ne pensa que notre aparté fut étranger au texte du dramaturge américain. Aucune Manuela, assidue à ma performance, ne vint contredire cette certitude. Personne ne s’en plaignit, jamais !

Ce jour-là, le rideau tomba, mais quelque chose en moi chuta d’un seul coup, cette certitude de mener le jeu de ma vie en solo, comme un chapitre tumultueux au sein d’un roman sait nous offrir une intrigue inattendue. Une nouvelle page blanche s’invitait sur mon chemin, elle était prête à accueillir mes écrits et de les mêler à ceux d’une femme qui avait su me convaincre d’endosser le premier rôle.

Polyglotte édition !

Ça faisait huit mois que je bossais comme un fou sur un roman. Une belle histoire avec une jolie morale. Quelque chose de captivant censée enrichir l’esprit du lecteur. Le divertir surtout. Et puis un jour, je me suis senti prêt à affronter l’arène des maisons d’édition. Je redoutais la critique d’un pro, mais elle me semblait une juste étape dans l’accréditation de mon travail. Pas évident de s’y résoudre. Nous sommes sensibles nous les auteurs.

J’avais relu mon manuscrit dix fois, vingt fois, jusqu’à plus soif. Je traquais les coquilles – ces petites erreurs que vous avez beau parcourir quinze fois, et que même un œil aguerri ne perçoit plus à force d’avaler les lignes. Elles continuent de vous narguer une fois l’exemplaire définitivement imprimé. Mais bon, fallait se lancer !

J’appelai une maison d’édition que j’avais eue par l’amie d’une amie.

Je ne connaissais pas l’interlocuteur en question, mais l’idée que l’amie de l’amie, que je ne connaissais pas non plus, le connaissait me rassurait !

— Oui bonjour, je souhaiterais parler à Yaël Hortin, s’il vous plaît.

— C’est d’la part ?

— De l’un de vos auteurs.

— … ? Silence et expiration exaspérée de l’hôtesse d’accueil.

Une réaction qui me rendit nerveux. Je crains les silences. Celui-là me faisait sentir à quel point j’étais dépendant de son bon vouloir. Elle avait dû sentir ma fébrilité. Elle en a profité pour s’octroyer son seul droit, exiger les réponses à ses questions et se venger sur moi des frustrations qu’elle endurait au quotidien.

— Charles H.

— Connais pas.

— C’est mon nom !

— Conservez !

— Yaël Hortin, j’écoute…

— Oui, bonjour Monsieur, Charles H., je vous appelle de la part de Guette Bilou. J’ai écrit un roman et je voudrais vous le…

— … Tous les manuscrits sont à faire parvenir au « service des manuscrits », débité si rapidement que j’ai cru qu’il allait raccrocher.

— Ah, je vois, lui signifiai-je pour tenter de garder son attention. La sélection, ça se passe comment ?

— Le comité de lecture s’en charge.

— J’peux vous l’envoyer à vous ? Comme on s’est eu.

Je tentais de sous-entendre, que du fait de notre échange éloquent, et de la connaissance, que je ne connaissais pas, mais qui nous unissait, on avait tissé des liens.

— Au comité de lecture, je ne lis pas les tapuscrits.

— … Les ?

— Les manuscrits tapés !

— J’peux le leur faire parvenir par mail ?

— Uniquement sous la forme papier.

Et clac, cette fois-ci il avait raccroché.

Je ne sais pas si vous avez une notion du prix que coûte l’impression et la reliure d’un fameux tapuscrit, comme il l’appelle. Un bras et un œil. Les miens en l’occurrence !

Cinq minutes, montre en main, voilà le temps que met le gentil vendeur à faire une copie de votre fichier extrait d’une clef USB, tout en s’occupant d’une autre cliente située dans le reste de la file. Don d’ubiquité oblige ! Il lui avait suffi d’appuyer sur un bouton et d’attendre que le processus d’impression des feuilles se mette en branle. Le dindon de l’histoire c’était moi, quand le moment de dégainer le portefeuille sonna. Trois cents pages recto me coûtaient soixante euros. Équation à laquelle je devais faire face sans rechigner. Avec couverture en PVC et spirale en sus, s’il vous plaît. Si vous avez l’idée malencontreuse d’exhiber une mine peu réjouie, ce que je fis, le vendeur vous fait un rabais de cinquante centimes, dans une expiration exaspérée, tout en vous décochant sur un ton qui se veut rassurant.

— Ah ben attendez, la finition priplac et spirale est parfaite ! débité l’air pincé, comme si vos pensées, de vous être senti lésé, l’avaient piqué.

Je sortis finalement, en douceur, réprimant toute pulsion criminelle, mon œuvre sous le bras. Je me décidai à la déposer moi-même à son comité de lecture, et en main propre. J’économisais un timbre. Quatre euros d’économie. Quand vous en avez trente à imprimer puis à envoyer, ça commence à chiffrer !

L’agence se situait dans un quartier populaire de Paris, en fond de cours. Je n’ai rien contre les quartiers cosmopolites, c’est juste qu’une maison d’édition nichée dans un quartier qui ne ressemble pas aux quartiers où se regroupent toutes les maisons d’édition, ça paraît suspect. C’est comme une maison de couture absente de l’avenue Montaigne. C’est pas que je sois bégueule, je m’interroge sur la fiabilité de mon futur potentiel agent littéraire. C’est bête, mais on la croit malade la maison nichée dans le fond de sa cour. Mise en quarantaine.

J’ai été reçu par une blonde peroxydée persuadée d’être encore jeune même si elle ne l’était plus depuis mon entrée au lycée – j’avais trente-cinq ans. Sa garde-robe devait partager la même conviction qu’elle, tout comme son coiffeur d’ailleurs. Elle me sourit par pur réflexe commercial et me pria de contourner son bureau pour rencontrer la chargée des manuscrits. Elle me précisa qu’elle s’occupait de la communication, mais son ton manqua de conviction.

La directrice éditoriale me reçut dans son bureau aveugle. Son accent guttural me rappela l’Espagne, mais ses pommettes hautes et saillantes, ainsi que sa blondeur soutenue me firent pencher vers l’est-européen. Eva ? Olga ? Anna ?… Elle me regarda, me scruta, puis me promit une réponse rapide, sans me donner de délai.

L’inquiétude monta soudainement. Ma prose entre ses mains, j’allais être jugé, jaugé, critiqué… Potentiellement rejeté ! J’étais horrifié. Je repartis un peu contrarié, ou plutôt dubitatif. Comment cette étrangère, au français approximatif, allait pouvoir apprécier les nuances de mon récit ?

Il faut compter deux mois minimum, me lança la dir’com peroxydée, alors que je me dirigeais, d’un pas sûr, vers la sortie.

À peine 10 jours plus tard, je reçus un appel mielleux de Yaël Hortin. Ça m’a fait tout bizarre que ce type, naguère si froid et cassant, se soit mué en bonne fée flagorneuse.

— J’ai lu votre travail, c’est bien, en tout cas c’est très propre, m’annonça-t-il de but en blanc.

— Attendez, j’ai fait attention à ne pas jeter ma tartine de pain beurre dessus et à ne pas renverser de café sur la couverture.

— Non, je veux dire c’est bien écrit.

— Ah, merci… mais je pensais que vous ne lisiez pas les tapuscrits, que c’était le rôle de votre comité de lecture…

— C’est moi qui lis tous les manuscrits…

— … !

Premier truc qui clochait. Ça m’a énervé qu’il ait pu croire que j’avais pu être amnésique, ou même stupide !

— D’ailleurs, j’aimerais que l’on se voie pour que nous en parlions. Je vous envoie le contrat par mail. J’aimerais vraiment qu’on travaille ensemble.

Mon roman est propre ! Voilà ce que mon ego avait retenu de la conversation. J’étais content d’avoir pu plaire. Et pourtant, j’étais intimement convaincu que mon interlocuteur n’avait pas lu une ligne de mon récit. Simple intuition. Une petite voix intérieure, en bonne copine, m’envoyait quelques-uns de ses signaux.

Je me mis à échafauder un scénario piège. Rien d’écrit, non, juste une esquisse de questions, histoire de voir si je pouvais déstabiliser le fameux Yaël. Et puis, je voulais surtout entendre ce qu’il avait à me proposer.

Je reçus son contrat par mail. Vingt-quatre pages de blabla, pour en définitive me proposer une coopération à demi, comme il l’appelait. Deux mille quatre cents euros, voilà ce que ce personnage versatile me demandait de raquer pour avoir la joie de voir ma prose imprimée en une centaine d’exemplaires. Sacré moitié !

Je me présentai à son bureau à l’heure convenue, très détendu. Sans aucune volonté de remplir son dessein. Encore fallait-il avoir les fonds, ce qui n’était pas mon cas. Je pris cet entretien comme un test, une épreuve pour m’aguerrir !

Yaël était en fin de rendez-vous, me déclara-t-on. On me proposa un fauteuil en face de la dir’com agitée. Tel un Zébulon, elle passait son temps à sautiller et à user du téléphone avec outrance tout en répondant, à l’envolée, aux potentiels assaillants de passage.

Un auteur se pointa. Très bavard. Il ne cessait de complimenter son interlocutrice pour le travail réalisé sur la maquette de son livre. À ce prix-là, le contraire aurait pu m’étonner.

Il aborda ensuite le sujet de la future commercialisation de son ouvrage. Lui témoigna son inquiétude même.

— Laissez faire les professionnels, j’ai 20 ans de métier, la communication c’est mon dada, lui répondit-elle, péremptoire, le combiné collé à l’oreille, le sourcil relevé.

Le profil du gars ? Militaire à la retraite. Ton dictatorial sans silence, ayant fait suffisamment de guerres pour affirmer avoir tout vécu. J’avais pas envie de lui consacrer une demi-seconde. Il devait adorer qu’on l’écoute. Ses enfants et petits-enfants avaient certainement dû le convaincre de confiner ce fatras de mémoires dans un récit relié, fatigués d’entendre à l’envi les mêmes rengaines ressassées depuis des décennies. S’offrir enfin la liberté de pouvoir rangé imprimé le témoignage de cet aïeul dans un coin d’oubli de leur bibliothèque, leur avait semblé un luxe mérité.

Yaël, finalement, se présenta, fluet, le regard noir fuyant. J’aime pas ça ! Je m’assis en face de son bureau, et j’attendis. Il me refit le coup du propre, puis coupa court aux commentaires timides sur le récit pour se consacrer davantage au contrat.

Il s’assura que je l’avais bien reçu ! Encore du blabla. Tout le monde sait qu’un mail non reçu revient à son expéditeur ! Enfin normalement.

Je lui demandai, l’air de rien, quel personnage l’avait le plus marqué dans l’histoire. Je le sentis gêné, puis après de successives déglutitions et quelques regards lancés sur la couverture du manuscrit, dans l’espoir vain, qu’une réponse ait pu s’afficher par magie, il lâcha :

— Véronique !

Je lui demandai la raison de son choix…

— C’est une femme qui est bien dans sa peau, épanouie, une personnalité très forte !

Je jubilai intérieurement, Véronique était aux antipodes de sa description partielle et maladroite. Je dodelinai du chef un air entendu. Il prit mon silence pour une obtempération. J’avais ma souris, j’étais le chat. Nous pouvions jouer !

— Et Myriam, qu’est-ce que vous en pensez ? lâchai-je.

L’interrogatoire devait lui être insoutenable.

— Pourquoi une telle question ?

Il dut sentir la menace, je m’adoucis :

— C’est un personnage très critiqué. Son côté machiavélique dérange…

Le débat fut lancé.

— Vous savez on trouve beaucoup de gens machiavéliques dans la vie…

Well done ! pensai-je.

— Mon roman se veut le reflet de cette réalité-là ! rétorquai-je.

— Je vois. Myriam est parfaite. Elle pimente l’intrigue. Elle donne du relief, de la consistance, me lâcha-t-il vitesse grand « v », comme ces gestes saccadés qui tentent de se débarrasser d’un papier gluant.

— Parlez-moi de vous, Monsieur Hortin, quel est votre « background » ?

Je voyais mon interlocuteur changer de couleur au fur et à mesure de l’entretien. À défaut de m’être fait proposer une boisson, je buvais du petit lait. D’ailleurs, le voici en train de se servir un verre d’eau et une larme de café, sans, bien entendu m’en proposer un gorgeon. Ce qui ne parut pas le perturber outre mesure.

— J’étais juriste, enfin je veux dire avocat.

Ah, faut faire un choix, mon grand ! Il me rappelle tant ces personnes qui s’adorent, persuadées que sans leur expérience de vie, la terre ne tournerait plus.

— … Grand silence, j’adore les miens !

— Et puis j’ai voyagé, beaucoup. Je parle trois langues, l’anglais le suédois et l’allemand.

— Bien, nous pouvons continuer en allemand alors ! lui lançai-je dans les seuls mots teutons corrects que je maîtrisais. Tout ça d’un trait, avec un semblant d’accent réaliste. Ça lui fit de l’effet. Il me lâcha comme une mitraillette :

— Oui, nous pouvons poursuivre en allemand… en reprenant, en bon garçon, les termes énoncés dans ma proposition. Puis il ajouta, mais… C’est mieux en Français ! son « mais » il le prononça en anglais !

— Pour vous ! lui décochai-je, toujours en allemand.

Le masque venait de tomber, je faillis l’éclat de rire. J’adorais cette mutation de l’allemand vers l’anglais pour finalement arriver à notre bonne vieille langue maternelle.

Échec cuisant que mon interlocuteur tenta de combler par une sortie d’une traite d’un galimatias de mots incompréhensibles, qu’il m’annonça, dans un large sourire, être du suédois !

— Bien, Monsieur Charles…

— Monsieur H. Charles, c’est mon prénom !

— Vous avez lu ma proposition. Qu’en pensez-vous ?

— Qu’elle est totalement inabordable pour un jeune auteur.

— Vous pourrez la payer en plusieurs fois !

La belle affaire, bosser pendant 8 mois comme un dingue sur une histoire. Sacrifier des week-ends, des soirées entières à travailler. Vivre sur un fil, sans autre revenu que mes maigres économies, et s’entendre proposer dans un large sourire que pour avoir une chance d’atterrir sur une table de salon, je devrai cracher au bassinet en plusieurs spasmes.

— Deux mille quatre cents euro, pour la mise en page ? Mais avec cette somme, vous payez largement l’impression, Monsieur Hortin, surtout si vous travaillez en amalgame.

Mon vocabulaire technique lui cloua le bec.

— Non, mais vous savez…

— … Que vous n’avez pas lu mon bouquin, absolument !

Les couleurs rosées qu’il avait reprises le temps de la négociation naissante avaient subitement disparu.

— Myriam n’existe pas. Machiavel n’a pas de suppôt dans mon roman. Quant à Véronique, elle est terriblement perturbée et se situe fort loin de la femme épanouie que vous m’avez décrite.

Là, je me suis levé serein, ravi de lui expliquer que pour cette fois-ci, je n’allais pas succomber à sa danse du ventre. J’arborais un sourire neutre, plein de gentillesse, de calme. Je ressentis de la peine, de la compassion même pour ce type devenu aussi petit que cette souris que je m’étais imaginé malmener.

— D’ailleurs, je cherche une maison d’édition, pas un compte d’auteur.

— Nous sommes une maison d’édition, à titre participatif, insista-t-il.

— Question de terminologie…

J’avais assez joué, et pourtant une question me taraudait :

— Pourquoi m’avoir fait venir, si vite, si vous ne m’aviez pas lu

— Anna Kournikova, notre directrice littéraire… J’avais donc raison pour la provenance de l’est !… Vous a trouvé charmant !

Mon bon monsieur, apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… Je trouvais que mon potentiel crédit charme aurait pu me coûter bien plus qu’un fromage ! Merci, Monsieur de La Fontaine.

Je partis en lui serrant la main, le regard rivé dans le sien, comme pour mieux lui expliquer qui avait gagné la partie. Je n’avais pas encore l’espoir d’être édité, mais il me restait ma volonté de l’être un jour. Une force que personne ne pourrait m’ôter.

Les enferrées

Le surlendemain du Mardi gras, cinq femmes du village se présentèrent au bureau de police de Collioure. Le planton de garde les accueillit sans surprise, tant il était repu aux querelles de voisinage et aux plaintes déposées pour tapage les lendemains de fêtes. Cette fois-ci, cependant, quelque chose de l’ordre du ressenti l’alerta. Il y avait de l’atypisme qui se dégageait du groupe. Sa petite voix intérieure le lui soufflait. Était-ce leur silence ? leur allure empruntée ? cette manière si délicate de marcher et de se mouvoir malgré l’aspect fruste de leurs vêtements ? allez savoir ! Puis, l’une d’elles se détacha du reste de la troupe et annonça :

« Nous sommes les Yousfi », sur un ton qui sonnait l’évidence, tout en ôtant son foulard qu’elle rangea précipitamment dans son cabas. Elle avait un accent, c’était à n’en pas douter, mais d’où lui provenait-il ? Les autres femmes de tous âges restèrent muettes à l’arrière. Leurs yeux, en revanche, accréditaient l’annonce de leur congénère. Leur accoutrement était celui de paysannes négligées – les robes à fleurs étaient crasseuses et certains ourlets filaient. Ce qui intrigua le plus le planton de garde en charge de l’accueil et des dépôts de plaintes, c’était leurs personnalités raffinées en total décalage avec ces imprimés bariolés.

« Nous sommes les Yousfi », martela encore la même femme sur un ton de semi-reproche. Elle s’étonnait du manque de réactivité de son interlocuteur. Son apathie la stupéfiait. La réaction de ce dernier ne se fit pas attendre, il s’excusa brièvement, puis déguerpit par une porte latérale, l’air dépassé. Quelques minutes s’écoulèrent et la même issue cracha un gradé d’une quarantaine d’années. Il salua l’assemblée brièvement puis les scruta une à une, comme un fermier jauge les pièces d’un troupeau de bœufs avant de les équarrir. Il finit par articuler du haut de sa superbe :

« Votre identité s’il vous plaît ? »