Mon histoire en héritage - François Flore - E-Book

Mon histoire en héritage E-Book

François Flore

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Beschreibung

Pour fuir la misère, une famille quitte la Sardaigne pauvre pour la Lorraine ouvrière avec ses mines de charbon. C’est le parcours émouvant et sincère de l’auteur, enfant émigré à l’âge de dix ans. Entre souvenirs, anecdotes et réflexions, il vous offre un témoignage poignant sur les difficultés, obstacles et hostilités rencontrés dans cette quête d’une vie meilleure. Riche en émotions et en découvertes, cette histoire familiale transgénérationnelle vous ouvre à la compréhension des racines et de l’âme d’une famille.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Originaire de Sardaigne, François Flore a grandi dans une cité minière française, au cœur d’un environnement ouvrier. Parti de rien, il a gravi les échelons jusqu’à devenir chef d’entreprise. Aujourd’hui retraité, il partage son quotidien entre ses petits-enfants et la littérature. L’écriture est pour lui un lieu où se croisent souvenirs intimes et imagination, un moyen de réfléchir, de transmettre, et de faire vivre les traces du passé.

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Seitenzahl: 473

Veröffentlichungsjahr: 2025

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François Flore

Mon histoire en héritage

© Lys Bleu Éditions – François Flore

ISBN : 979-10-422-7009-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour mes petits-enfants,

Noé, Apolline, Louise et Roméo

Prologue

Je suis né à Loculi, en Sardaigne, en 1954, dans un petit village pauvre de la région « Baronia » et la misère, a poussé mon père dès 1958, à choisir l’immigration, seul espoir d’une vie meilleure. Les mines de charbon recrutaient des travailleurs étrangers, car la main-d’œuvre locale ne suffisait pas. Comme des milliers d’Italiens, papa a eu le courage de venir en Lorraine, travailler au fond de la mine, pour nous assurer un avenir plus prometteur. Nous l’avons rejoint, maman, mes deux frères et ma petite sœur, en 1964. À dix ans, j’ai découvert un nouveau pays, une autre langue et d’autres coutumes. Nous avons été traités de sales ritals, de « macaronis », mais avec obstination, nous avons tout fait pour être acceptés. Nous avons vécu des moments de pauvreté et de dénuement, qui ont appris la vie, à l’enfant que j’étais. J’ai eu la chance de pouvoir étudier et avoir un bon parcours professionnel pour un fils de mineur.

Une bonne mémoire et une maturité précoce m’ont permis de sauvegarder des souvenirs, des évènements et des faits depuis l’âge de trois ans.

Soixante ans plus tard, sollicité par mes petits-enfants d’évoquer mon histoire, j’ai trouvé un auditoire inconditionnel. Mes historiettes et anecdotes ont supplanté les classiques histoires pour enfants, dans leur imaginaire.

Au fur et à mesure, mes souvenirs me revenaient en mémoire, et pour les transmettre à mes petits-enfants, Noé, Apolline, Louise et Roméo je décidai d’écrire le livre, Mon histoire en héritage.

I

L’enfance en Sardaigne

Ce matin d’avril d’après-guerre, Biagio Soro, berger sarde, avait trait à la main sa centaine de brebis. Il avait aussitôt laissé ses bêtes rejoindre les pâtures autour de sa bergerie. Ensuite, Biagio avait allumé le feu et sur le trépied avait posé le chaudron en cuivre, afin de transformer le lait, en fromage et ricotta. C’était un homme d’un mètre soixante-dix, classé de grande taille, dans un pays où les gens mesuraient entre un mètre cinquante et un mètre soixante. Il portait les habits traditionnels des bergers sardes, pantalon velours noir, côtelé, chaussures cuir faites maison, guêtres en cuir, chemise blanche, et gilet en peau de mouton, enfin le traditionnel béret sarde comme couvre-chef.

Le berger devait transformer immédiatement son lait, car n’ayant pas de frigos, sa production serait perdue dans la journée. Biagio avait mis la dose de présure, en fonction de la quantité de lait et attendit que son chaudron ait atteint la bonne température, environ quarante degrés. Ensuite, il cassa le caillé avec un outil en bois de sa fabrication. Cette opération terminée, il préleva son caillé et remplit généreusement les faisselles, disposées sur une planche en pente, afin d’égoutter le surplus de petit lait. Une fois tout le caillé prélevé, il laissa son chaudron continuer à monter en température, pour faire la ricotta. La ricotta apparaît à la surface du petit lait à environ quatre-vingt-cinq degrés, mais Biagio n’a pas besoin de thermomètre, son expérience le guide dans toutes ces étapes de transformation de son lait. Il préleva la ricotta délicatement avec l’écumoire, la versa dans une faisselle et se mit à presser son caillé pour le fromage. Cette opération est très délicate, car si ce travail est bâclé, le fromage est perdu. Une fois ce travail terminé il empila les faisselles l’une sur l’autre, vida son chaudron et le lava tout de suite, prêt pour le lendemain.

Biagio était un homme d’une cinquantaine d’années et était berger depuis son plus jeune âge. Mais il avait eu la chance d’être allé à l’école, jusqu’en troisième élémentaire, et par conséquent il savait lire et écrire. Sa sagesse était reconnue et sollicitée par les gens du village, pour arbitrer certains différends. Un premier mariage le laisse veuf et père d’une petite fille. Il se remaria, et eut successivement cinq filles avant qu’un garçon, Agostino, arrive au foyer de Biagio et Carmela, sa deuxième épouse.

Le jeune garçon, Agostino, avait huit ans et comme il n’aimait pas l’école, son père le préparait au métier de berger, tradition ancestrale en Sardaigne. La famille de Biagio se composait de Luigia, fille de son premier mariage, Angela, Pasqualina, Francesca, Agostino, Emanuele, Rimedia et enfin Salvatore. Biagio et Carmela ont eu le malheur de perdre accidentellement trois enfants.

Tout à son travail, il remarqua à quelques cinq cents mètres, se cachant derrière des buissons de lentisque, deux silhouettes qui le surveillaient.

Il continua son activité, en ayant un œil, sur les deux individus.

En fait, c’étaient deux jeunes garçons d’environ seize ou dix-sept ans, qui voulaient chaparder une brebis, au berger. Giovanni Flore et son cousin Pietro, poussés par la faim, étaient prêts à faire des bêtises, pour améliorer leur quotidien, fait de haricots secs, pois chiches, fèves. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Sardaigne, déjà pauvre en industrie, n’arrivait pas à nourrir une population de journaliers, qui étaient au service de propriétaires terriens, qui exploitaient leur misère. Les jeunes enfants étaient loués dès l’âge de huit, dix ans, pour garder des troupeaux de moutons, vaches ou cochons. Cela aidait le chef de famille à élever le reste de la famille, comprenant souvent une dizaine d’enfants. Les Sardes vivaient comme au début du siècle essentiellement d’élevage, agriculture, chars à bœufs et ânes comme moyen de transport.

Biagio intrigué, par le comportement des deux individus, récupéra son bâton, et fit semblant de guider les brebis. Il en profita pour se rapprocher un peu vers les inconnus, et arrivé à une centaine de mètres d’eux, il les interpella.

Aussitôt, les deux jeunes hommes se redressèrent, et le berger leur demanda s’ils étaient eux aussi bergers, afin d’engager la conversation :

— Salut, les jeunes, je n’ai pas entendu les clochettes, de votre troupeau.

— Nous ne sommes pas bergers, nous posions quelques pièges pour les lièvres, répondit Giovanni.

Biagio comprit aussitôt le projet des deux gamins, mais au lieu de les faire déguerpir, il leur demanda s’ils avaient faim. Il les invita à venir dans sa bergerie, pour manger quelque chose en sa compagnie, et malgré une certaine méfiance, Giovanni et Pietro suivirent ce bonhomme, qui leur inspirait confiance.

Le berger leur offrit du fromage, ricotta, lard et du pain à volonté. Pendant le repas, Biagio se renseigna sur les deux adolescents et apprit qu’ils venaient du village de Loculi, village situé à deux kilomètres à vol d’oiseau, de Galtelli, son village.

Après ce bon repas, les jeunes hommes remercièrent et saluèrent le berger et prirent la route pour rentrer chez eux. Ils se promirent de ne plus essayer de léser ce berger, qui était un brave homme.

Les vols de bétail étaient chose courante, une bête pour un repas ce n’était pas si grave, la hantise du berger était de se faire voler tout le troupeau. Donc, une vigilance de tous les instants était nécessaire. Biagio était souvent sollicité pour retrouver du bétail volé, et surtout servir d’intermédiaire pour que le différend ne tourne pas aux règlements de compte et vendettas, pour des générations. Les bergers, surtout, se servaient de leur couteau pour régler leurs différends, et il fallait beaucoup de retenue pour éviter que ne se perdent quelques piqûres, parfois mortelles. Les couteaux sardes, fabriqués à Pattada, sont célèbres et pratiquement chaque sarde en possède plusieurs, de toutes tailles, servant à couper la nourriture, tuer les bêtes, tailler du bois, et accessoirement contre leurs ennemis.

Galtelli et Loculi sont des petits villages situés dans la Barbagia, et plus précisément appartiennent à la région appelée, Baronia.

Barbagia est une survivance d’une appellation romaine, Barbaria, car les Romains eurent du mal à civiliser, cette partie de la Sardaigne.

Le fleuve Cedrino traverse cette région et Galtelli est situé à droite, et Loculi ainsi que deux autres petits villages, Irgoli et Onifai, à gauche du fleuve, qui se jette à la mer huit kilomètres plus loin à Orosei. Loculi et Onifai, comptent environ cinq cents âmes, Galtelli et Irgoli, environ deux mille. Des collines et petits monts, entourent ces villages, la végétation est essentiellement constituée des buis, genévriers, lentisques, myrtes, maquis et de belles forêts de chênes.

Galtelli est situé au pied du mont Tuttavista, et possède une église dédiée à la Sainte Croix, car l’histoire du crucifix de cette église est singulière. En effet, les contes populaires rapportent que, fin du quatorzième siècle, des gens du village de Sarule ont trouvé cette statue de bois, rejetée par la mer à Oresei. Ils décidèrent de la charger sur un char tiré par deux bœufs. Arrivés à Galtelli à l’endroit actuel de l’église, anciennement Santa Maria Delle Torri, les bœufs se sont arrêtés, et ont refusé de continuer. On poussa le char, on coupla encore des bêtes supplémentaires, rien ne pouvait déplacer le char ; une force surnaturelle l’immobilisait. On prononça le nom de tous les villages des alentours, les bêtes ne bougèrent pas. Il fut donc décidé que le crucifix resterait à Galtelli, et ils l’installèrent dans la petite église. Plus tard, il fut construit la grande l’église actuelle, qui porte le nom de Sainte Croix « Santissimo Crocifisso ».

Giovanni habitait Loculi, et était l’aîné d’une famille de dix enfants. Il était devenu un beau garçon de taille moyenne et bien charpenté. Un sourire charmeur, et des cheveux ondulés ne laissaient pas les jeunes filles indifférentes. Son père Francesco, ouvrier journalier, n’arrivait pas à nourrir sa progéniture, et ses trois premiers garçons aidaient comme ils pouvaient leur père. Bien souvent, ils braconnaient des lièvres, des merles grives et d’autres oiseaux pour apporter un peu de viande à la famille. Ils chapardaient aussi quelques brebis ou porcelet, et cette vie de misère a beaucoup marqué Giovanni. Il ne voulait plus être exploité comme son père, qui travaillait du lever du soleil au coucher, pour une bouchée de pain. La famille se composait de Francesco, ouvrier journalier, sa femme Vincenza et leurs dix enfants : Giovanni, Giuseppe, Michèle, Antonina, les jumeaux Elena et Sebastiano, Pasquale, Maria, Nicola, et Pietro. Ils habitaient dans une petite maison de trois pièces ; les garçons dormant dans la cuisine sur des paillasses. Chez Francesco, on vivait au jour le jour en fonction du travail et du salaire, souvent en nature, qui était le repas de toute la famille.

Francesco, le papa de Giovanni était originaire de Lula, petit village au nord-ouest de Loculi, et était venu s’y installer après son mariage avec Vincenza. Son frère Giovanni se maria aussi avec une fille de Loculi. Il faut noter que les prénoms des enfants étaient ceux des grands-parents, et de ce fait dans chaque famille, on retrouve trois ou quatre personnes, ayant le même nom et prénom.

C’était un homme assez sévère avec ses enfants, provenant sans doute de difficultés dans son enfance, orphelin très jeune et élevé par un oncle. Pas de nourriture suffisante, beaucoup de travail et de raclées étaient son quotidien dans son enfance, et il était resté de petite taille, un mètre cinquante à dix-sept ans. De ce fait, il avait acquis la réputation et une chansonnette de l’homme qui a feinté le Roi. En effet, lorsqu’il fut appelé pour son service militaire, constatant sa petite taille, on lui demanda de se représenter l’année suivante, mais il n’avait pas grandi d’un centimètre. On lui demanda de revenir pour une troisième visite, mais on le réforma définitivement. Et soudain, Francesco commença à grandir et prit douze centimètres en moins d’un an. L’Italie en 1916 était un royaume, et la Première Guerre mondiale avait besoin de soldats, et Francesco évita la guerre à cause de sa petite taille, d’où la chansonnette satirique pour se moquer du roi.

Cette enfance difficile et les difficultés pour nourrir ses enfants ont conduit Francesco à courber l’échine devant les riches propriétaires, qui le faisaient travailler. Il se montrait aimable et respectueux tel le serf assujetti au seigneur. Il demandait à ses employeurs de lui faire l’honneur d’être le parrain de ses enfants, afin de s’assurer quelques journées de travail même mal payées. Chose plus grave, il battait ses enfants, pour chaque réclamation justifiée ou pas, sans vérification, et plus terrible encore, il laissait même l’accusateur se faire justice en sa présence, tellement il craignait le pouvoir des riches.

Une énième réclamation, et Francesco voulut battre un des petits frères de Giovanni. Maintenant, il avait dix-huit ans et ses frères se confiaient au grand frère. Giovanni savait que la réclamation était injustifiée, et il intervint énergiquement, en arrachant le ceinturon des mains de son père.

— Vous êtes mon père, je vous respecte, mais je ne veux plus que vous frappiez mes frères sans raison, et devant la personne qui se moque de vous en place publique.

Francesco, à partir de ce jour, ne frappa plus ses enfants devant les gens, et se renseigna sur les accusations pour savoir si elles étaient justifiées ou pas.

Giovanni garda au fond de lui comme un fardeau, la rancune, pour la faiblesse d’un père qui ne protégeait pas ses enfants.

Il se jura de ne jamais travailler comme journalier, pour ces riches exploiteurs de la misère humaine.

Giovanni décida de se lancer comme tâcheron, dans toutes les activités qu’il maîtrisait parfaitement, moisson à la main, fourniture de bois de chauffage, bonifications de terrains pour les rendre cultivables, extraction calcaire pour fabrication de la chaux.

Rapidement, il se fit une solide réputation de travailleur sérieux et efficace. Il aida beaucoup son père financièrement, et encouragea ses deux frères Giuseppe et Michèle à le rejoindre pour faire équipe.

À partir de ce moment, c’est lui qui apportait le pain quotidien en suffisance à la maison.

À dix-neuf ans, Giovanni a pu s’acheter un char et deux bœufs, et il se lança dans la fabrication de charbon de bois, aidé par ses deux frères. Pendant trois ans, ils travaillèrent très dur à leur compte. Ensuite, Giovanni fut appelé pour le service militaire, et partit comme tous les Sardes l’effectuer en Italie continentale. Il en profita pour apprendre à lire et à écrire, car il n’était pas allé à l’école à six ans.

À son retour de l’armée, une nouvelle perspective s’offrit à Giovanni. Les constructions de maisons se multipliaient dans la région, et les besoins de pierre taillée importants. Aussi il se forma au métier de tailleur de pierre, et en quelques mois il pouvait débiter un rocher de granit, en cubes et pavés, utilisés par les maçons. La construction de maisons était réalisée en pierres, moins chères que la brique et l’agglo, qui n’étaient pas utilisés dans les petits villages en Sardaigne.

Giovanni était son propre patron, il travaillait sur commande et les clients, nombreux, car il respectait les délais et les maçons, lui firent une réputation de tailleur de pierre de qualité. Mais les commandes étaient irrégulières, aussi il prenait des chantiers de bonification de terrain, pour de riches propriétaires terriens, et d’extraction de racines de lentisque, pour bois de chauffage.

Fin mille neuf cent cinquante, il reçut une commande pour des linteaux en granit, façonnés pour le passage des chars à bœufs et à poser au ras des portails. La commande émanait du plus gros propriétaire de Loculi, et Giovanni s’appliqua pour réaliser un travail sans défaut. Le jour de la livraison, le client très satisfait du travail de Giovanni, le paya comptant et lui dit de passer à la cave à vin, pour recevoir quelques litres de vin en cadeau. Une jeune servante passa près de lui, et tout de suite il fut charmé par la beauté de la jeune fille. Elle avait un beau visage régulier, des yeux très noirs et le teint très mat, les cheveux noirs étaient peignés en arrière et formaient un chignon rond ; nous dirions qu’elle était très typée. Il ne la connaissait pas, car elle n’était pas du village. Pasqualina, comme beaucoup de jeunes filles de son âge, était au service d’un riche propriétaire, pendant deux ou trois ans, pour pouvoir se constituer le trousseau. Pasqualina était la seule da sa famille à être allée à l’école, et terminera son premier cycle, chose rare à cette époque.

Pendant les semaines qui suivirent Giovanni, chercha par tous les moyens de croiser à nouveau la jeune fille, il s’était renseigné sur elle, et maintenant il savait qu’elle venait de Galtelli, s’appelait Pasqualina Soro et qu’elle avait dix-neuf ans. En ce temps-là, il n’était pas question de flirt, et on ne s’adressait aux jeunes filles qu’en présence d’autres personnes, afin de ne pas ternir sa réputation.

Aussi Giovanni se débrouilla pour lui parler en présence d’autres servantes, mais put constater qu’elle le regardait avec intérêt, et toujours aimablement. Comme on ne déclarait pas sa flamme, sans être sûr de la réciprocité des sentiments, Giovanni se montra le plus souvent possible, et les regards et sourires confirmèrent que Pasqualina accepterait une demande en mariage en bonne et due forme.

Aussi Giovanni procéda dans les règles, et missionna un vieil oncle, pour parler aux parents de la jeune fille de Galtelli. L’oncle se renseigna sur la famille de la jeune fille, se présenta à son domicile, et fit la demande en nom et place de son neveu. Le papa de Pasqualina se renseigna à son tour sur Giovanni, sa famille, son métier. Il promit de donner une réponse dès qu’il aurait parlé à sa fille. La jeune fille confirma à son père ses sentiments pour Giovanni, et par conséquent le messager eut la réponse positive. Maintenant, Giovanni pouvait envoyer ses parents, faire la demande officielle de mariage.

Francesco, son papa et Vincenza, sa maman prirent rendez-vous un dimanche, pour demander la main de Pasqualina, pour leur fils. Ils reçurent l’accord officiel en présence de la jeune fille, mais sans Giovanni, qui devait attendre dans les parages qu’on l’autorise enfin à se présenter aux beaux-parents, et faire la cour à sa bien-aimée.

Giovanni se présenta chez ses futurs beaux-parents, qu’il ne connaissait pas et en voyant le papa de sa fiancée, reconnut le berger à qui il voulait voler une brebis, quelques années auparavant. Biagio lui aussi reconnut le jeune garçon qui rôdait autour de ses bêtes :

— Tu te souviens de moi, demanda Biagio.

— Oui, bien sûr, je garde un bon souvenir de notre rencontre, et de votre générosité. Cela m’empêcha de faire une bêtise.

Giovanni résuma rapidement leur rencontre, et tout le monde trouva cette histoire assez cocasse et amusante.

Giovanni voulant se marier dès que possible se mit à la recherche d’un terrain, pour y construire une petite maison.

Il trouva une parcelle à la sortie de Loculi, sur le point le plus haut du village, avec une vue sur les rives du fleuve et de Galtelli. Le terrain était rocailleux, et couvert des figuiers de barbarie. Giovanni se mit au travail et coupa tous les figuiers, les repoussant à la limite de propriété. Ensuite, les rochers furent cassés et servirent pour faire un mur de clôture.

Une fois le terrain défriché, il fit venir un maçon, cousin de Pasqualina, et ensemble ils déterminèrent l’emplacement de la maison et les besoins en matériaux. La maison, très modeste, comporterait deux pièces, une grande cuisine avec cheminée servant aussi pour recevoir, et une chambre à coucher de bonne dimension.

Giovanni tailla chaque pierre, de sa future maison, prépara la chaux, coupa et façonna les poutres pour le toit et enfin coupa avec l’aide de ses frères des cannes type Provence, qui poussaient sur les berges du fleuve, pour soutenir les tuiles. Les cannes du fleuve Cedrino sont surtout connues, grâce au roman de l’écrivaine sarde Grazia Deledda, prix Nobel de littérature en 1926 qui a écrit son roman « Canne al vento », inspirée lors de séjours à Galtelli où elle venait pour écrire en toute tranquillité, dans sa maison de vacances.

Les travaux de construction s’étalèrent sur un an, et la petite maison fut terminée en juin 1953. Il y avait l’électricité, mais pas l’eau courante.

Pasqualina et Giovanni se marièrent au mois d’août, et s’installèrent dans leur petite maison.

Pasqualina quitta son village natal, sa famille et ses amies pour venir habiter Loculi. Elle s’adapta très bien à sa nouvelle vie, connaissant bon nombre d’habitants, puisqu’elle avait travaillé dans ce village. Ses beaux-parents Francesco et Vincenza traitèrent Pasqualina comme leur propre fille, et en retour celle-ci les considéra comme ses parents, et fut adoptée par ses beaux-frères et belles-sœurs. Elle aida toujours Vincenza pour faire le pain sarde de la région, appelé « pane carasatu ». Ce pain typique de la région Barbagia est un pain spécial qui du fait de la double cuisson permet de se conserver un mois et plus. Le travail pour élaborer ce pain est fastidieux, car après le mélange farine, eau, sel et levure il faut le pétrir, laisser la levure agir et ensuite confectionner des boules de pâte de taille homogènes. Après ce travail, commun à la fabrication de tout type de pain, il faut abaisser la pâte à l’aide d’un petit rouleau en bois, afin d’obtenir un disque d’environ quarante-cinq centimètres de diamètre, et de trois millimètres d’épaisseur. Cela demande une grande dextérité, pour obtenir un disque parfait que les femmes de la Barbagia acquièrent, et Pasqualina était une championne par sa rapidité et qualité d’exécution. Après avoir fini d’abaisser la pâte, commence la cuisson dans un four à bois. Chaque disque est introduit dans le four et aussitôt, la cuisson fait que ce pain enfle en une boule. Cela signifie que la première cuisson est terminée, et aussitôt on divise ce pain en deux, découpant tout autour suivant la ligne du diamètre qui reste marquée. Les deux disques ainsi obtenus sont empilés, tous, face intérieure vers le haut, pour être recuits une deuxième fois. Après la deuxième cuisson, « la carasatura » en Sarde, le pain est rangé dans un bahut, est peut se conserver ainsi, sans perdre ses qualités, pendant plusieurs semaines. On peut le manger sec, craquant (carta da musica en Italien) ou aussi réhydraté en le mouillant avec de l’eau. C’est le pain idéal pour les bergers, qui restent une, voire deux semaines, sans rentrer à la maison, à suivre les brebis.

Pasqualina savait aussi faire le fromage, la ricotta, ainsi que la confection de spécialités ancestrales, sardes, telles que le boudin de sang de brebis dans sa panse « su sambeneddu », l’andouille, appelée « sa corda » ou encore des fressures d’agneau. La confection de pâtes maison telles que les raviolis de ricotta ou fromage frais de brebis « gulurjones de barbagia », les gnocchis, les macaronis étaient pour elle des jeux d’enfants. Dans la famille et chez les amis de la famille, elle fut souvent sollicitée pour aider, lui conférant une notoriété dans le village.

Elle avait aussi appris la broderie, mais surtout la couture, et pouvait confectionner une chemise, un pantalon. Giovanni encouragea les talents de sa femme et chose rare à cette époque, acheta une machine à coudre.

Pasqualina aussitôt maîtrisa l’outil, et bientôt confectionna des habits, et effectua rapiéçages et autres réparations pour les gens du village.

Giovanni refusait toujours de travailler comme journalier, il préférait travailler dur comme tâcheron et être payé au juste prix.

En février 1954, sur un chantier à Nuoro, on engageait des ouvriers pour sortir des rhizomes de bruyère, pour bois de chauffage. Giovanni et son beau-frère Gaetano sont donc partis pour une semaine de travail loin de chez eux. Du pain et du fromage dans leurs besaces, et les voilà partis. Pasqualina attendait un enfant et tous les jours se rendait chez les beaux-parents en attendant le retour de son mari. Antonina, la sœur de Giovanni, femme de Gaetano s’y rendait elle aussi quotidiennement. Après six jours, Gaetano est rentré, et tout content de son gain, il remit huit mille lires à sa femme, en disant que le travail était dur et que Giovanni restait quelques jours de plus. Pasqualina, résignée, attendit le retour de son mari, pour le mercredi soir, chez ses beaux-parents.

Giovanni rentra le mercredi soir et tous, autour de la cheminée, le pressèrent de questions. En premier, Gaetano :

— Alors cette fin de chantier, profitable ? Tu as gagné au moins dix mille.

— Un peu plus, dit Giovanni.

— Je connais mon fils, intervint Francesco, au moins quinze mille.

— Encore un peu plus, surenchérit Giovanni.

— Là, je demande à voir, reprit son beau-frère.

Et Giovanni sortit le gain de dix jours de travail qu’il remit à sa femme ; vingt-sept mille lires.

Il avait gagné deux fois plus qu’un bon journalier.

Je vins au monde le 13 juillet 1954, et on m’appela Francesco comme mon grand-père paternel, comme le veut la coutume.

Pasqualina, ma maman et Giovanni mon papa me firent baptiser sous huitaine.

Ma marraine, s’appelait Giovanna Flore, cousine de papa et mon parrain, cousin de maman, Emmanuèle Poddighe, le maçon qui a construit notre maison.

Deux ans plus tard, le 27 juillet 1956 est né mon frère Antonio. Son prénom lui a été donné en souvenir du décès accidentel, du frère de maman, quelques mois auparavant. Le jeune homme de quatorze ans s’est pendu en jouant avec une balançoire faite de cordes.

Mes premiers souvenirs datent de l’année 1957. Je me souviens des visites que nous faisions à Galtelli, chez mes grands-parents maternels. Nous allions à pied, car à vol d’oiseau c’est à peine deux kilomètres, et nous traversions le fleuve Cedrino en barque en hiver, sur des fagots de cannes, en été lorsqu’il était presque à sec. Mon papa portait Antonio sur ses épaules et moi je suivais avec maman. Il chantait toujours en sarde des quatrains improvisés, souvent pour se moquer gentiment de quelqu’un du village ou de lui-même. Je peux encore, soixante ans après, en chanter deux.

Papa, en fonction des commandes, allait dans les environs de Loculi repérer les meilleurs rochers de granit, qu’il allait tailler. Une fois le chantier démarré il partait le matin, emmenait du pain et du fromage pour son déjeuner et rentrait vers 16 heures. Il rapportait toujours des merles, des grives qu’il piégeait et le soir les cuisait au feu de la cheminée, c’était la viande pour ses enfants et pour les parents, si la chasse était bonne. Le braconnage était pratiqué par tout le monde, le gibier était abondant et souvent la seule viande pour la famille.

J’ai souvent mangé des oiseaux en brochette, du lièvre, des asperges sauvages, de la moelle de férule cuite dans les braises.

En cette année, il y eut deux évènements qui me rendent particulièrement fier de mon papa.

Le premier, concerne une action qui caractérise les Sardes en général, méfiants vis-à-vis de la justice et de la police.

Un matin, il partit pour son chantier, aux environs du village. Comme chaque fois, il plaça des pièges, espérant capturer quelques grives ou merles voire un lièvre pour le repas du soir. Il vit au loin passer deux carabiniers, qui, avec leurs jumelles, semblaient chercher quelqu’un. Une fois les carabiniers éloignés, mon père, intrigué, resta aux aguets, surveillant les alentours. C’est alors qu’il vit surgir d’une petite grotte, camouflée par des broussailles, un jeune homme portant des habits rayés. L’inconnu se dirigea vers mon papa, mais surveillait les alentours, sans doute la crainte des carabiniers.

Il se présenta, et expliqua très franchement qu’il était un prisonnier et que par un heureux hasard, il a pu fausser compagnie à ses gardiens, lors d’un transfert. Il précisa qu’il n’était pas un assassin et demanda de l’aide. Mon papa partagea son repas avec l’évadé, et ils firent un peu plus connaissance.

L’intention de l’homme était de pouvoir prendre un bateau de ligne Olbia – Civitavecchia, mais il avait besoin d’un peu d’argent et surtout des habits, qui lui permettraient de prendre le bateau comme n’importe quel passager.

Ma maman fut mise à contribution, et après avoir prêté des habits de papa, ceux de prisonnier furent teints en noir, et après lavage et repassage on ne les distinguait pas d’un costume.

On lui offrit une chemise et un peu d’argent, il remercia mes parents, et on ne le revit plus.

Six mois ont passé, et mes parents ne pensaient plus au prisonnier évadé.

Pourtant un jour ils eurent un colis venant d’Italie continentale, et sans indication d’expéditeur. Le colis contenait une chemise, et dans une enveloppe un billet de dix mille lires avec un petit mot : « je suis bien arrivé à destination, encore merci pour votre gentillesse, jamais je ne vous oublierai » et pas de signature.

Le deuxième évènement se produisit la même année. Mon papa avait commandé un camion pour livrer du granit servant à la construction d’une maison. Arrivé sur le lieu du chantier, il trouva son client affairé avec deux autres personnes, à la préparation de chaux pour construire la maison.

La préparation de la chaux sous forme de crème est connue et maîtrisée depuis des millénaires. Sa fabrication est obtenue à partir de calcaire que l’on fait chauffer à haute température. On obtient la chaux vive, qu’il faut ensuite immerger dans l’eau, pour la transformer en une pâte qui, mélangée à du sable, constitue un excellent mortier. L’opération qui consiste à immerger la chaux vive dans l’eau est dangereuse, car la réaction chimique est spectaculaire. Les pierres de calcaire au contact de l’eau provoquent un réchauffement, et pendant cette opération le contact avec la peau peut provoquer des lésions graves.

Donc, sur le chantier, mon papa vit une demi-douzaine de bidons de deux cents litres, remplis aux trois quarts d’eau, à proximité d’une fosse qui servait à stocker la chaux en pâte, après refroidissement.

Il remarqua qu’un enfant d’environs cinq ans ou six ans jouait près du chantier.

Les ouvriers commencèrent à immerger le calcaire dans les bidons, et aussitôt l’eau commença à bouillonner.

Prudents, ils s’éloignèrent, pour laisser le temps à la chaux de s’éteindre. Pendant ce temps, mon papa avait fait décharger le camion de granit, et saluait le client pour repartir.

Mais quelque chose l’intrigua, l’enfant avait disparu, et en quelques secondes, le gamin ne pouvait parcourir la cinquantaine de mètres, qui le séparait des autres habitations.

Réagissant d’instinct, il se précipita vers les tonneaux, et plongea ses mains dans les bidons pleins de chaux en ébullition. Au deuxième bidon inspecté, il en retira un petit corps qui bougeait encore. Tous les hommes accoururent pour aider mon père, il fallait agir vite et laver l’enfant à grande eau, pour arrêter la brûlure de la chaux. Cela fait, on appela les parents du petit, et il fut immédiatement transporté à l’hôpital de Nuoro. Les médecins confirmèrent aux parents de Giorgio Chessa, que sans la rapidité d’intervention de mon papa celui ici serait mort dans les dix secondes suivantes, mais que grâce à la présence d’esprit de mon papa, il était sauvé.

On questionna Giorgio, pour savoir pour quelle raison, il était tombé la tête la première, dans ce tonneau de chaux. Le petit garçon expliqua que depuis deux ou trois jours, en passant devant ces tonneaux pleins d’eaux, il se penchait pour se rafraîchir, mais cette fois il fut surpris, car ce n’était pas de l’eau et sa réaction fut telle qu’il paniqua et glissa dans le tonneau la tête la première.

Après quelques semaines de soins, le petit Giorgio était pratiquement guéri, sauf ses yeux qu’il fallait soigner encore quelque temps, pour qu’il retrouve sa vue intégralement. La chaux vive, avait modifié la couleur de ses cheveux, qui s’éclaircirent vers un blond roux et on le surnomma « piliruiu ».

Les parents du petit rendirent une visite solennelle à mon père, le remerciant pour avoir sauvé l’enfant, le priant de devenir son parrain. La maman de Giorgio manifesta sa gratitude à mon père sa vie durant, mais j’aurai l’opportunité de reparler de Giorgio plus loin dans mon récit.

J’ai de vagues souvenirs du frère de papa, Pasquale qui était malade, des soins et attentions, que lui prodigua pendant des mois ma grand-mère Vincenza. Ce garçon d’une vingtaine d’années atteint d’un mal incurable est décédé en 1957.

Outre ce frère décédé, mon père avait encore cinq frères Giuseppe, Michèle, Sebastiano, Nicola et Pietro et trois sœurs Antonina, Elena et Maria.

Le quinze décembre 1958 est né mon deuxième frère, que l’on appela Pasquale, en souvenir de l’oncle décédé.

Le soir de la naissance de Pasquale, nous avons dormi Antonio et moi dans la cuisine, sur des paillasses. Mon papa faisait la navette entre la cuisine et la chambre à coucher, ou maman était en compagnie de la femme, qui l’assistait pour l’accouchement, car toutes les femmes accouchaient chez soi dans les années cinquante.

De l’eau était en train de chauffer sur le trépied dans la cheminée, et tard dans la nuit j’entendis le cri de mon petit frère.

Le parrain de mon frère Pasquale, monsieur Angelo Ruiu, était un officier, garde des finances, qui habitait Irgoli. Homme influent et très riche, il était en train de bonifier son domaine, enlever les rochers et en faire des murets pour clôturer ses terres. Un jour, il demanda à mon papa, qu’il ne connaissait que de réputation et à son cousin Stefano Flore, aussi grand tailleur de pierre, de passer pour un travail. Il leur expliqua son but et les laissa travailler cinq jours. À la fin de la semaine, il les appela pour le salaire et comme c’était un homme très cultivé et juste, il demanda à Stefano :

— Combien je te dois pour ton travail ?

— Bien, vous savez, je travaille pour mille lires par jour, donc cinq mille lires.

Et monsieur Ruiu paya sans discuter les cinq mille lires, sachant que les journaliers travaillaient pour huit cents lires par jour.

— Et toi, Giovanni, je te dois combien ?

— Cela fera sept mille cinq cents lires, soit mille cinq cents par jour.

Là encore sans discuter, il paya Giovanni, et ils prirent congé de leur client.

En rentrant à pied chez eux, Loculi est à un kilomètre de Irgoli, Stefano, le plus âgé des deux prédit :

— À mon avis, tu n’es pas près de retourner travailler chez Monsieur Ruiu, vu le montant que tu as demandé.

— C’est la somme, qui correspond au travail que j’ai fourni, répliqua Giovanni.

La semaine suivante, un coursier est venu demander à mon papa de retourner à Irgoli, terminer le chantier. Le client avait constaté que mon papa aurait pu demander plus, pour le travail effectué. Il considéra papa comme un honnête travailleur, ils firent connaissance et à la fin ils devinrent des amis, et le parrain de mon frère Pasquale.

La famille s’agrandissant, les besoins étaient plus importants, et mon père n’avait pas un travail régulier.

Il prenait à son compte tous les travaux qui se présentaient. Puis comme les commandes n’étaient pas régulières il n’avait pas de travail pendant un mois et l’argent vite gagné devait suffire jusqu’au prochain contrat, sinon maman achetait à crédit chez Madame Maria Ruiu, seule épicière du village et peut-être la plus riche.

Cette dame âgée d’une quarantaine d’années n’avait pas eu d’enfant et elle en souffrait énormément. Elle en était arrivée à envier ces familles de pauvres qui avaient plusieurs enfants, et le manque de maternité la faisait souffrir. Ma maman me raconta que lorsque j’avais six ans, Madame Maria Ruiu avait proposé à mes parents de m’adopter, et me faire faire des études. Mon papa, bien qu’étant redevable de crédits fréquents, à cette dame, lui signifia gentiment, que si j’avais des aptitudes pour les études, c’était lui qui s’en chargerait, et qu’il travaillerait dur pour élever dignement ses enfants. Maria ne se vexa pas, et elle me montra toujours une affection particulière.

Papa a essayé d’élever une vingtaine de poules, pour la viande et les œufs. Un soir, en rentrant de Galtelli, il constata que le poulailler était vide, on lui avait volé toutes les poules. C’était chose fréquente, les vols de bétail entre bergers, mais très rarement on s’attaquait à la bassecour, à part des gens sans scrupules. Mon grand-père Biagio vint le lendemain, et étant habitué et sollicité lors de vols de bétail, il était capable de retrouver des indices laissés par les voleurs. Il examina méticuleusement les lieux, et les alentours de la maison, et il trouva que l’un des voleurs avait des chaussures avec des semelles cloutées. En moins d’une semaine, il avait repéré le voleur et en fit part à mon papa. Mon grand-père proposa, comme il en avait l’habitude, de servir de médiateur et de ne pas attaquer frontalement le voleur. Mais mon papa hors de lui agressa verbalement le voleur devant témoins, il se trouvait que c’était le fils du maire de Loculi. Mon père eu la visite des carabiniers et de victime, il fût accusé d’injure publique. Les choses s’arrangèrent, chacun retirant ses accusations.

Ce genre de litiges se termine souvent assez mal, dans une région où les litiges se règlent à coups de couteaux et de fusil. Les vengeances se perpétuent de génération en génération, et souvent on ne se rappelle même plus l’origine, mais des familles se haïssent à jamais.

Un jour le curé de Loculi, demanda à papa de passer le voir, car il avait du travail à lui confier. Derrière l’église en pente douce, un petit jardinet pouvait se faire, à condition de casser les quelques gros blocs de granit qui gênaient. Papa travailla une semaine, cassa les blocs de granit, et en fit un muret, pour clôturer le futur potager du curé. Une fois le travail terminé, il voulait être payé, mais le curé lui demanda de patienter, car il voulait le compenser en nature lorsque la paroisse aurait à distribuer les aides régionales, en faveur des familles besogneuses. Il ne reçut aucune aide, et certaines familles eurent des colis bien qu’étant plus aisées que la nôtre.

Cela conforta Giovanni dans l’idée que dans son village, aucun avenir n’était possible, le maire, le curé, et les riches propriétaires constituaient une entente pour briser toute atteinte à leur domination. Une bagarre pouvait se déclencher, car il était impulsif, et pouvait se terminer par un drame.

Ce n’est que pour son parrain que papa acceptait de travailler comme journalier. En effet, son parrain lui demandait comme un service de lui réserver une quinzaine en juillet, pour moissonner, connaissant son efficacité. Aussi le jour venu le parrain, monsieur Pascal Ruiu, en tête d’une quinzaine de journaliers et deux chars à bœufs, s’arrêtait devant notre maison à cinq heures du matin, et réveillait papa :

— Giovanni, il est l’heure tu viens ?

— Commencez à avancer, je vous rattrape, répondait papa.

Mais ce n’est que vers sept heures du matin qu’il se présentait aux champs. Il prenait sa faucille, et en huit heures de travail fauchait autant que trois journaliers. Son parrain le laissait faire à sa guise, ne le contrariait pas et à la fin de la moisson, en plus d’un salaire supérieur aux autres journaliers, le récompensait toujours généreusement.

Certains jeunes hommes du village ont commencé à émigrer, soit en Italie dans la région de Milan, pour les usines demandeuses d’ouvriers peu qualifiés, soit en France ou en Belgique dans les mines de charbon. Papa en était maintenant convaincu, en restant à Loculi, il n’avançait pas, ne voyait pas d’avenir pour ses enfants, et il prit la décision d’émigrer.

Mon papa avait fait une tentative d’émigration, en France en mai 1958, et a travaillé quelques mois en Isère, dans une fonderie. Les travailleurs étrangers n’étaient pas les biens venus, et les conditions de travail pas satisfaisantes. Il résista six mois, mais la solitude, l’éloignement de la famille, le manque de considération du pays d’accueil l’amenèrent à rentrer au pays fin octobre 1958. Cela lui permit d’être présent pour la naissance de mon frère Pasquale.

Au mois de novembre 1959, mon papa tenta encore une fois de partir en France, mais cette fois dans le Pas de Calais dans les mines de charbon. Cette fois, il trouva sur place une logistique plus humaine. Les mineurs étaient hébergés par l’employeur, ils avaient la Sécurité sociale, et ils se retrouvaient entre compatriotes après le travail.

Nous n’avions des nouvelles de mon père que par courrier, environ tous les trois mois.

Sa bonne humeur, ses chansons, sa protection m’ont manqué, bien que je fusse choyé par maman et mes grands-parents.

Mes grands-parents paternels étaient présents pour soutenir ma maman, nous nous rendions tous les jours chez eux, et la famille était très soudée.

Mon grand-père Francesco me portait une attention particulière du fait que j’étais le premier petit fils, et je portais son prénom. Il m’emmenait souvent avec lui soit à la petite place du village, où il se rendait pour papoter, avec son frère Giovanni et les anciens du village, soit aux champs pour inspecter son potager.

Il fallait marcher lentement, je ne comprenais pas la raison, mais de temps en temps il sortait une petite pompe et soufflait dans sa bouche. Plus tard, on m’expliqua qu’il souffrait d’asthme.

Mes grands-parents paternels étaient assez pauvres, car un journalier vivait au jour le jour. Chez eux, il n’y avait que le pain en quantité, car c’était l’aliment de base. Grand-mère fabriquait elle-même l’huile de lentisque. Grand-père récoltait dans la nature les baies bien mûres. Grand-mère faisait bouillir les baies et l’huile plus légère que l’eau remontait à la surface. L’odeur de l’huile de lentisque est inoubliable, et encore aujourd’hui je n’ai pas oublié son parfum.

Ma maman nous emmenait une fois par semaine chez mes grands-parents maternels à Galtelli. C’était une vraie expédition avec trois enfants, nous passions par le raccourci à travers la plaine du Cedrino que nous traversions selon la saison à pied sur des fagots de cannes en été, en barque en hiver.

Mon frère Antonio et moi dormions avec notre oncle Salvatore, qui n’avait que six ans de plus que moi, c’était comme un grand frère plus qu’un oncle. Nous dormions dans une pièce qui servait à stocker les provisions, pois chiches, fèves, haricots. Au plafond des étagères supportaient des dizaines te tommes de fromage de brebis, du lard et des saucissons secs. Quelques dames-jeannes contenant de l’huile d’olive ou du vin complétaient les provisions. Chez mon grand-père Biagio, on sentait une certaine aisance au moins pour la nourriture, les bergers ne manquaient que de pain qu’ils pouvaient se procurer en échange de fromage. D’ailleurs, il avait incité ses deux premiers garçons, Agostino et Emanuele à devenir bergers. L’oncle Agostino reprenait le troupeau de mon grand-père en le développant pour avoir chacun un revenu, oncle Emanuele s’est mis au service d’un autre berger, pour se constituer son propre troupeau, progressivement.

En effet, le berger doit rester en permanence avec ses brebis, car il faut les suivre toute la journée au gré de la pâture, les traire quotidiennement, et surtout les surveiller pour éviter de se les faire voler. Donc le berger ne peut pas rentrer chez lui tous les jours et souvent plutôt toutes les deux semaines, si un collègue surveillait ses brebis. Donc souvent, il prenait un jeune qui voulait se constituer un troupeau et ils convenaient que le salaire serait une part des agneaux à venir. Chacun y trouvait son compte, les deux bergers se relayaient au travail, pour pouvoir rentrer plus souvent à la maison.

Un cochon était engraissé et tué à la Toussaint. C’était une fête le jour où grand père Biagio tuait le cochon. Il utilisait un poinçon long de vingt centimètres qu’il enfonçait dans le cœur de la bête, cette technique servait à éviter que le sang, n’échappe par une plaie ouverte, afin de tout récupérer pour faire du boudin.

Ensuite, le cochon était débarrassé de ses poils et lavé, et enfin ouvert pour sortir le sang en premier et les abats ensuite.

Tout était récupéré, cœur, foie, poumons et intestins qui serviraient pour le boudin et la saucisse. Ensuite, venait la découpe, et quelques bons morceaux, étaient destinés aux personnes à qui grand-père voulait marquer son respect, parrains des enfants, quelqu’un qui lui avait rendu un service, sa sœur, son beau-frère.

Antonio et moi dormions aussi chez notre tante Luigia. Mon cousin Antonio, fils aîné de la tante, faisait ses études à Sassari, il serait instituteur. Avec mon cousin Michele et mes cousines, Teodora et Pasqua, nous passions du temps ensemble, car tous les autres cousins avaient quitté le village.

L’oncle Salvatore ne serait pas berger, grand-père Biagio l’avait envoyé à l’école, jusqu’au collège et après le plaça en apprentissage, chez le tailleur du village.

Grand-mère Carmela était une femme discrète que les malheurs ont rendue triste. Elle a perdu accidentellement plusieurs enfants et cela l’a marquée pour le reste de ses jours.

Nous rentrions à Loculi avec de la nourriture que nous donnait grand-père Biagio, surtout le fromage qui n’a jamais manqué à la maison.

Maman travaillait davantage, en prenant des travaux de couture, et en allant faire du pain chez des connaissances, amis et membres de la famille. Malgré le fait qu’elle venait d’un autre village, son savoir-faire lui permit de se faire outre des clients, des amies. La femme du parrain de papa, Petronilla Capra devint sa meilleure amie, et outre les travaux qu’elle confiait à maman elle passait souvent chez nous, pour lui tenir compagnie. Maman allait chez elle faire le pain sarde, et souvent on allait prendre le petit-déjeuner avec ses filles.

La famille Floris passait des commandes de couture à maman, et Madame Giuseppa Mercuri, était aussi une très bonne amie. Chez eux aussi maman faisait le pain en on a souvent pris le petit-déjeuner avec la famille.

Maman aidait aussi toujours grand-mère Vincenza à faire le pain, et aussi ma tante Antonina, qui habitait à trois cents de notre maison. J’ai passé peu de temps avec mon cousin Salvatore, qui a le même âge que mon frère Antonio. En effet, son papa a trouvé un travail à Nuoro, et ils ont déménagé début des années soixante.

La vie quotidienne de maman était difficile, élever trois enfants sans mari à ses côtés pour l’aider. Nous n’avions pas l’eau courante et la lessive se faisait à un ruisseau, qui coulait à une centaine de mètres derrière notre maison, et cela été comme hiver.

L’eau potable, il fallait la prendre à la fontaine du village, avec une grande cruche en terre cuite sur la tête. La cruche à double anse, contenant une quinzaine de litres d’eau, était posée sur la tête, sur une serviette en tissu roulée comme une couronne, qui permettait de la stabiliser et la maintenir en équilibre. Elle portait mon petit frère Pascal dans ses bras, et Antonio et moi accrochés à ses jupes, et sans jamais se plaindre.

Pour vous donner une idée de la pauvreté de la région Baronia, il suffit de se référer au reportage photo fait en 1959 à Loculi par le photographe Carlo Bavagnoli qu’il a intitulé « L’africa in casa » en français (l’Afrique chez nous).

Notre maison était constituée de deux pièces, une grande cuisine et une grande chambre à coucher. Dans la cuisine sur le coin de droite, une belle cheminée utilisée en automne et en hiver pour se chauffer et cuisiner, un trépied et des broches de différentes longueurs. Sur le mur de droite, une fenêtre pour la lumière. En face de la porte un bahut contenant la vaisselle et les ustensiles de cuisine et une place pour le pain sarde et le fromage. Une table et six chaises au milieu et enfin sur la gauche, un plan de travail en maçonné, avec un réchaud à gaz utilisé en été. Sous le plan de travail, deux grandes cruches à eau.

La chambre à coucher était de même dimension que la cuisine, sur la droite en entrant un bahut pour les habits et le linge, en face une fenêtre et ensuite deux grands lits, un pour les parents et un pour les enfants. Les murs étaient crépis et peints à la chaux en blanc, au plafond on voyait les cannes soutenues par des chevrons. Les « bambous » apparents soutenaient les tuiles et constituaient un super isolant, frais en été, tempéré en hiver. Le cabinet d’aisances était derrière la maison.

Au sol il n’y avait pas de carrelage, mais du ciment lissé, chaque pièce avait sa porte, et pour passer de l’une à l’autre, il fallait aller dehors. En hiver, nous avions chaud dans la cuisine près de la cheminée, mais dans la chambre il faisait bien frais. Maman prenait une brique de terre cuite, et la mettait dans les braises pendant un quart d’heure, avant d’aller nous coucher. Lorsque la brique était à bonne température, maman l’enveloppait dans une serviette de bain, et tout le monde au lit. Nous dormions dans le même lit, papa n’étant pas là, tête-bêche, maman, Pasquale d’un côté, et Antonio et moi de l’autre. La serviette avec la brique était nichée au milieu du lit, et nous posions nos pieds contre, pour avoir chaud.

En hiver 1959, un évènement vint perturber notre petite vie. Mon oncle Agostino comme je l’ai déjà mentionné était berger et après son service militaire il avait retrouvé son troupeau, que mon grand-père Biagio avait maintenu, durant son absence.

Agostino était amateur d’armes à feu, fusil de chasse, pistolets, seulement il ne faisait aucune démarche pour légaliser la possession de ses armes.

Un soir particulièrement pluvieux, il a suivi ses brebis et a remarqué qu’un renard traînait dans les parages. Mais la pluie redoublant d’intensité, il décida de regagner la maison qui servait aussi de bergerie. Son collègue berger avait allumé un bon feu de bois, et Agostino après avoir déchargé le fusil déposa les deux cartouches pour sécher, sur le rebord de la cheminée, car les jupes des cartouches étaient en carton à l’époque.

Dans la nuit, il fut réveillé par un mouvement des brebis, aussitôt il se leva et saisit le fusil, et le chargea avec les deux cartouches encore humides, et se précipita au-dehors. Il supposait que le renard essayait de tuer quelques brebis ou agneau, se dirigea vers l’endroit où les animaux semblaient effrayés et vit le renard à une cinquantaine de mètres de lui. Il épaula et tira sur le renard, mais il ressentit aussitôt une violente douleur à la main gauche. Les cartouches humides avaient fait exploser le canon et lui arrachèrent deux doigts, l’annulaire et l’auriculaire, et le bout du majeur.

Perdant beaucoup de sang, il rentra très vite à la bergerie et son collègue lui fit un garrot, lui posa quelques compresses pour ralentir l’hémorragie. Il se mit en route vers une autre bergerie, car il savait que l’autre collègue berger avait une moto.

Ce dernier le transporta à l’hôpital de Nuoro et on le soigna en urgence. La police a été informée d’une blessure par balle, et après enquête Agostino était informé qu’il ne pouvait plus détenir d’arme à feu.

Cela affecta beaucoup mon grand-père, mais surtout il se demandait comment Agostino allait reprendre son travail et surtout traire les brebis, avec une seule main valide.

Mais Agostino était décidé à continuer son métier et durant quelques semaines d’entraînement il était à nouveau capable de traire ses brebis manuellement, et aussi rapidement que n’importe quel berger.

Au cours de l’année 1960, mon oncle Michele, frère de mon papa, fiancé avec Elena Piredda, une jeune fille de Siniscola, village distant d’une vingtaine de kilomètres de Loculi, annonça qu’il se mariait en été. Il avait connu sa fiancée par l’intermédiaire de son frère Giuseppe, qui s’était marié deux ans auparavant avec la sœur aînée Maria. Donc deux frères mariaient deux sœurs et devenaient aussi beaux-frères.

Quelques jours avant le mariage, mon grand-père Francesco vint trouver ma maman, et sachant que cette dernière ne viendrait pas au mariage, du fait de l’absence de papa, demanda s’il pouvait m’emmener avec lui. Bien évidemment, ma maman accepta, sachant à quel point, mon grand-père s’occupait de moi tous les jours. S’appeler Francesco et être le premier petit fils me donnait une importance particulière.

Le jour du mariage, ma maman me prépara des habits neufs, comme d’habitude cousus par elle-même, petit pantalon court en velours noir et chemisier blanc. Mon grand-père vint me chercher, car il fallait se rendre chez lui, où nous attendaient les autres invités, à savoir ma grand-mère Vincenza, mon oncle Nicola, ma tante Maria et quelques cousins et cousines du marié, soit une quinzaine de personnes au total.

Un camion-benne devait nous emmener tous à Siniscola, un ami bienveillant s’étant proposé de nous transporter. C’était la première fois que je sortais du village à part pour aller à Galtelli et cela me semblait une expédition en terre inconnue, car à part ma famille de Loculi et Galtelli, à Siniscola je ne connaissais personne.

Étant l’enfant du fils aîné, il n’y avait aucune chance de voir d’autres enfants à ce mariage, et j’appréhendais de me retrouver seul parmi les adultes. Le voyage dura environ une heure, car nous avions emprunté le chemin, non encore goudronné, mais plus court.

Le mariage à l’église terminé, tous les invités se retrouvèrent chez les parents de la mariée, comme c’est la coutume pour un repas commençant vers treize heures, et se terminant tard dans la soirée. Je me retrouvais, comme je l’avais craint, un peu seul parmi des adultes qui étaient fort occupés à festoyer. Donc je passais le temps comme je pouvais, allant de la table de mes grands-parents à celle de mes oncles Nicola, Pietro et Sebastiano qui nous avait rejoints avec sa moto APE, véhicule à trois roues, avec une petite benne.

Donc je m’occupais comme je pouvais et personne ne faisait vraiment attention à moi. C’était l’occasion d’explorer la maison, que je trouvais immense par rapport aux deux pièces de la mienne. À un certain moment, je me retrouvais dans une petite annexe de la cuisine, où se trouvaient les provisions alimentaires. Je remarquai tout de suite, suspendu par un fil, un chapelet de fruits rouges, que je ne connaissais pas. De forme conique, je n’avais jamais vu de pareils fruits. Tout de suite vu leur couleur appétissante, je me mis en tête de goûter à ce fruit. Surveillant d’un œil, pour ne pas me faire surprendre, j’arrachai un fruit, et de suite je le croquais.

Aussitôt, je sentis ma bouche en feu, c’était insupportable. J’avais des larmes qui coulaient, et je ne savais pas quoi faire pour atténuer la brûlure. Je me rendis dans la grande salle, et de suite avalai un grand verre d’eau, erreur fatale, car la douleur devenait plus vive. Je craignais de m’adresser à un adulte, car la peur de me faire gronder pour ce larcin était un obstacle pour me confier. Je ne voulais pas faire honte à mes grands-parents.

Je suis resté environ deux heures sans parler, assis sagement et me demandant quel était ce fruit, et à quoi il pouvait bien servir, puisqu’il était immangeable. La brûlure s’est lentement atténuée et vers neuf heures du soir, je pus manger et boire normalement.

Je compris bien plus tard, que j’avais croqué un piment rouge, en entier.

Vers minuit, la fête touchant à sa fin, mon grand-père voulut rentrer à la maison. Il fut décidé que mon oncle Sebastiono, nous emmènerait avec sa moto Ape, petit triporteur, ma grand-mère en cabine avec lui, et mon grand-père, l’oncle Nicola et moi-même à l’arrière, dans la petite benne. Bien sûr, il est totalement interdit de transporter des personnes, la petite benne étant faite pour le transport de marchandises exclusivement. Mais à cette époque, les gens passaient allègrement outre des lois, surtout par manque de moyens.

Donc nous nous sommes mis en route, et cette fois l’oncle Sebastiono a pris la route goudronnée plus rapide, mais plus fréquentée. En effet, à peine avions-nous parcouru quatre ou cinq kilomètres que nous aperçûmes derrière nous une voiture de carabiniers. Mon oncle a de suite compris que nous étions bons pour une forte amende, et nous le fit savoir. Il était trop tard pour nous faire descendre, les carabiniers avaient mis les gyrophares en route, car nous étions repérés. À cet instant, mon grand-père eut une idée, qui lui semblait géniale :

— Lorsque les carabiniers nous arrêteront, dites que je me sens mal, et que vous me ramenez d’urgence à la maison.

Aussitôt, il commença à tousser, pour montrer qu’il avait de l’asthme. Il toussait et toussait et se força ainsi, jusqu’au moment où les policiers nous interceptèrent. Mais à force de tousser, il provoqua une vraie crise d’asthme, et on ne pouvait que constater qu’il était vraiment malade. Aussitôt, les forces de l’ordre firent monter mon grand-père dans leur voiture, et avec gyrophares et sirène, emmenèrent celui-ci chez son médecin à Irgoli.

Nous nous remîmes en route, avec une grande inquiétude, quant à l’état de santé de grand-père. Mon oncle était en colère, car son père s’est mis en danger pour économiser une amende. Nous nous arrêtâmes chez le médecin, et celui-ci nous informa qu’il avait fait piqûre et que les policiers avaient ramené grand-père à Loculi.

Nous arrivâmes à Loculi, et ce fut une surprise de trouver mon grand-père assis sur le perron, l’air triomphant.

— Vous avez vu, comment je les ai feintés les carabiniers ?

Nous éclatâmes de rire, en pensant aux risques pris, pour éviter de payer une amende.

À bientôt six ans, je devenais plus autonome et je pouvais me rendre seul chez mes grands-parents. J’accompagnais mon grand-père partout et il arrivait souvent qu’il demande à grand-mère Vincenza.

— Donne-moi vingt lires, j’ai une dette au bar.

Grand-mère s’exécutait, et grand-père m’emmenait avec lui en direction de la place, vers les deux bars du village. Mais après une trentaine de mètres il s’arrêtait et me donnait la pièce et me disait :

— Tiens, va t’acheter des caramels.

Grand-mère de loin lui criait :

— Voilà pourquoi tu me demandes toujours des sous, c’est pour les donner au petit.