Mon Voyage aventureux en Russie communiste - Madeleine Pelletier - E-Book

Mon Voyage aventureux en Russie communiste E-Book

Madeleine Pelletier

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Beschreibung

Depuis longtemps je désirais voir, de mes yeux, l’expérience socialiste qui se fait en Russie. Je n’espérais pas, certes, trouver là le paradis. J’avais lu tout ce qui a été traduit en français, de Lénine, Trotsky, etc., et j’y avais appris que la Russie n’était pas encore en communisme, mais dans la période de transition qui doit nécessairement séparer l’état capitaliste de l’état communiste.
Ayant milité toute ma vie pour la révolution sociale, il me tardait de voir, ne fût-ce que le commencement de sa réalisation.
Le voyage, par les voies légales, m’était impossible. On m’avait refusé un passeport que je demandais innocemment pour Carlsbad, et même le simple sauf conduit qui donne accès dans les régions occupées. Je résolus donc d’adopter les voies illégales.

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Madeleine Pelletier

MON VOYAGE AVENTUREUX EN RUSSIE COMMUNISTE

1922

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383834007

CHAPITRE PREMIERParis-Moscou en six semaines

Depuis longtemps je désirais voir, de mes yeux, l’expérience socialiste qui se fait en Russie. Je n’espérais pas, certes, trouver là le paradis. J’avais lu tout ce qui a été traduit en français, de Lénine, Trotsky, etc., et j’y avais appris que la Russie n’était pas encore en communisme, mais dans la période de transition qui doit nécessairement séparer l’état capitaliste de l’état communiste.

Ayant milité toute ma vie pour la révolution sociale, il me tardait de voir, ne fût-ce que le commencement de sa réalisation.

Le voyage, par les voies légales, m’était impossible. On m’avait refusé un passeport que je demandais innocemment pour Carlsbad, et même le simple sauf conduit qui donne accès dans les régions occupées. Je résolus donc d’adopter les voies illégales.

Je m’adressai d’abord aux camarades, mais je n’obtins que l’accueil que je me croyais en droit d’attendre. Chez nous comme partout, les questions de personnes, les rivalités, etc., priment de beaucoup les idées. Je ne pensais pas que pour aller en Russie, il me faille la permission de qui que ce soit ; n’étais-je pas libre d’aller là aussi bien qu’ailleurs.

Puisque les camarades refusaient de m’aider, je comptais me passer d’eux, comme du Gouvernement.

J’avais plusieurs moyens de sortir de France, je choisis la frontière suisse. À Bâle, les frontières franco-suisse et suisse allemande, sont très près l’une de l’autre ; j’espérai donc réussir plus rapidement de ce côté.

Des camarades m’avaient fortement conseillé d’entourer mon départ de précautions pour éviter d’être arrêtée à la frontière. J’étais bien tranquille, personne que moi, à Paris, ne connaissait l’endroit où j’avais résolu de passer. Néanmoins, pour donner à mon départ des apparences normales, je déclarai, dans ma maison, que j’allais en Bretagne pour les vacances ; on était à la fin de juillet c’était tout naturel.

Poussant les précautions à l’extrême, je me dirigeai ostensiblement vers la gare Saint-Lazare. Ce n’est qu’en route que, changeant de taxi, je me fis conduire à la gare de l’Est.

On ne saurait croire combien le fait de se savoir dans l’illégalité rend timide. Il me semble qu’en demandant directement un billet pour Saint-Louis, ville frontière, je devais attirer l’attention ; je pris donc ma place pour Mulhouse ; de Mulhouse j’irai à Saint-Louis, ce serait plus long, mais plus sûr.

Ce n’est pas sans appréhension que je m’installai dans le wagon. Je quittais mon petit bien-être de demi-bourgeoise ; qu’allai-je trouver à la place ? Même dans les formes légales, les voyages à l’étranger ménagent, depuis la guerre, plus d’ennuis que de plaisir ; qu’adviendrait-il de moi dans ce voyage de conspirateur ? Je calmai ma nervosité en me commandant à moi-même de n’envisager que le présent, sans songer à l’avenir. Le présent, il était très acceptable ; wagon-restaurant, confort : à travers la portière ouverte, le défilé des champs ensoleillés de juillet. Je ne pouvais que me réjouir.

À Mulhouse, quatre heures à attendre ; je quitte la gare pour une promenade en ville. À la sortie, un homme, le commissaire spécial, sans doute, dévisage tout le monde. Il ne me remarque pas ; j’ai changé ma coiffure ordinaire, sur mes cheveux courts, je porte une « transformation », je suis une femme comme les autres.

Cependant, je dois subir dans les rues de Mulhouse la curiosité des passants. L’esclavage de la femme est encore à tel point enraciné dans les mœurs qu’on n’admet guère qu’une femme puisse voyager seule.

Et, à cet égard, la guerre a fait singulièrement reculer la civilisation ; en raréfiant les étrangers, elle a fait que l’on traite en suspect quiconque se hasarde hors de sa ville.

Si j’avais mon passeport dans ma poche, je me soucierais peu des regards ; mais dans les conditions où je suis, ils me gênent sensiblement. J’ai hâte de regagner la gare où on a plus de liberté.

À Saint-Louis, nouveau contretemps. J’ai donné rendez-vous pour huit heures à l’homme qui doit me faire passer la frontière : il n’est que quatre heures, j’ai pris un chemin plus court. L’homme que je ne connais pas, m’a averti qu’il porterait une fleur à la boutonnière. Justement, un homme attend devant la gare. Sa boutonnière est fleurie ; c’est lui, sans doute. Il a deviné que j’arriverais plus tôt. Je vais vers l’homme, mais il ne sait pas ce que je veux dire.

Mon correspondant m’a indiqué un hôtel. Cet hôtel est au bout de la ville et pas de voitures. Je me décide à y aller à pied, portant mes deux lourdes valises. Sur mon passage, des enfants m’injurient en allemand.

Quoique la frontière ne soit pas franchie, je me sens déjà à l’étranger.

Enfin, à l’heure et au lieu indiqués, je trouve l’homme ; il est accompagné d’un de ses amis et d’une femme assez bien vêtue. Je me sens rassurée.

L’homme, cependant, me présente le passage de la frontière comme une chose dangereuse. Mes valises l’effrayent ; il me demande si elles ne contiennent pas de journaux bolchevistes.

Nous prenons un tramway qui mène à la frontière. Nous descendons et mon correspondant me dit d’attendre avec son ami. Lui passera la douane avec la femme ; il emporte mes bagages.

L’homme ne revient pas ; je commence à m’inquiéter fortement. Je me souviens que j’ai oublié dans ma valise la lettre d’un camarade de Petrograd ; cette lettre doit me servir de recommandation en Russie. Sans doute le douanier l’a trouvée et mon correspondant est arrêté.

Il revient enfin ; il est seul. « Vous devez, me dit-il, payer d’audace. » Pendant que tous deux montreront leur passeport au guichet, je me glisserai derrière eux. J’exécute ce programme qui prend à peine un quart de minute ; je suis en Suisse.

Nous voilà à Bâle installés à la terrasse d’un café. Vous ne pouvez songer, me dit-on, à aller coucher à l’hôtel. Tous les matins, à six heures, les hôtels sont visités par la police ; vous n’avez pas de passeport, vous seriez infailliblement arrêtée. Après bien des tergiversations, l’ami de mon correspondant consent à me prêter sa chambre. On m’entraîne à l’extrémité de la ville, dans un quartier ouvrier, et je dois monter tout en haut de la maison. La chambre est une pauvre mansarde ; on m’y laisse en me recommandant de ne faire aucun bruit qui puisse révéler ma présence.

Impossible d’entrer dans le lit dont on a négligé de changer les draps. Je me résigne à m’étendre tout habillée sur la couverture. Mais je ne puis dormir. J’ai déjà perdu ma confiance en ces gens qui me paraissent bizarres. Ils ont déchargé mon revolver et l’ont gardé sous prétexte que ce serait dangereux pour moi d’être trouvée porteur d’une arme au cas où je serais arrêtée.

Mais j’ai besoin d’eux ; il y a encore une frontière à traverser et je ne sais pas le chemin.

Ce n’est qu’à une heure de l’après-midi, le lendemain, que l’un des hommes vient me délivrer. « Il a demandé, me dit-il, un passeport pour moi, en me faisant passer pour sa sœur. » Nous allons ensemble au bureau ; on nous dit d’attendre cinq jours.

C’est fou ; pendant les cinq jours, on fera une enquête et on verra bien que j’ai donné un faux nom. J’insiste pour passer de suite la frontière suisse-allemande. Les deux hommes – mon correspondant est revenu – n’en finissent pas de se concerter en allemand ; une partie de l’après-midi est perdue.

Enfin, j’obtiens qu’on se mette en route. Nous marchons deux heures à travers une forêt ; un homme nous croise et l’un de mes compagnons me dit : « Détective ! »

Nous nous appliquons à prendre les allures de promeneurs inoffensifs. Mon correspondant retire sa jaquette et la met sur son bras ; moi, je cueille des fleurs sauvages et commence un bouquet. Nous côtoyons la frontière, que marquent des bornes de pierres grises échelonnées tous les vingt mètres ; nous la franchissons enfin, sans paraître nous en douter ; nous sommes en Allemagne. Mais nous avons manqué le train, à la petite gare où je devais le prendre, il faut aller à pied jusqu’à Lörrach.

Au bout d’une heure de marche, voilà que nous tombons devant un poste de police. On demande leurs papiers aux hommes, comme je suis une femme, on néglige de me les demander ; mais il faut retourner en Suisse.

Je suis au désespoir. Les hommes, eux, prennent la chose avec désinvolture ; ils ne connaissaient pas, disent-ils, le chemin ; ils se sont trompés.

Je suis brisée de fatigue et veux aller à l’hôtel. « Impossible, affirment-ils ; tous les hôtels sont visités par la police, d’ailleurs le village est petit, il n’y a pas d’étrangers, on vous remarquerait tout de suite ; il faut retourner à Bâle. » J’ai déjà dépensé deux cents francs et je ne suis pas plus avancée.

Nous rencontrons un jeune ouvrier, à la physionomie éveillée. C’est un ami de mes compagnons ; il descend de sa bicyclette pour leur dire bonjour ; au guidon de la machine est attaché un gros bouquet de roses.

Tous trois se concertent en allemand, et je ne comprends rien à ce qu’ils disent.

Comme conclusion, mon correspondant, qui parle un peu français, me dit que le nouveau venu accepte de me passer la frontière à la condition que je lui paierai le voyage jusqu’à Francfort où il a une amie.

J’accepte ; je n’ai pas le choix des moyens dans ce pays dont j’ignore tout et qui est plein de policiers. Le jeune homme demande à changer de vêtements, nous l’attendons trois grandes heures.

Enfin le voilà ; mais il est près de dix heures, il fait nuit et j’hésite à passer par des chemins perdus avec cet homme que je ne connais pas ; je me sens d’ailleurs tout à fait hors d’état de fournir une longue course en montagne.

Nous retournons coucher à Bâle, il se trouve que mon nouveau guide connaît un hôtel sûr.

Au matin il arrive avec une heure de retard ; il insiste pour payer la dépense ; mon mauvais allemand, dit-il, me compromettait. Je lui donne cinquante francs ; il oublie de me rendre la monnaie : enfin !

Il est huit heures du matin ; un soleil radieux illumine les rues de Bâle, les ouvrières par bandes vont au travail. J’ai oublié mes fatigues et me sens toute ragaillardie. Nous prenons un tramway, puis nous marchons à pied très longtemps hors de la ville.

Il fait une chaleur torride. Nous devons franchir une colline assez élevée, mon cœur bat avec violence ; tous les cinquante mètres je me couche à terre pour récupérer mon souffle. Par malheur nous nous égarons : mon compagnon ne retrouve pas le banc qu’il a repéré dans ses précédents voyages ; il faut redescendre un peu. Enfin le banc est trouvé, on remonte et je vois avec joie les fameuses bornes de pierre grise.

On les franchit, mais deux paysans nous ont vus et, contretemps plus fâcheux encore, j’ai déchiré tous mes bas. Que pensera-t-on de cette femme bien vêtue qui, avec des chaussures élégantes, porte des bas déchirés ? Car le danger n’est pas fini quand on a passé la frontière ; il y a des postes de douaniers sur une longueur de plusieurs kilomètres. Les villages aussi sont dangereux tout étranger est suspect, surtout une femme que l’on remarque davantage. Le jeune homme se retourne à chaque instant pour voir si nous sommes suivis ; il trouve compromettante une magnifique carte du pays que j’ai achetée à Bâle et il la jette dans le ruisseau.

Il fait, je le répète, une chaleur torride et nous devons faire des kilomètres sous le soleil brûlant, mes vêtements sont entièrement mouillés de sueur ; enfin, on arrive à Lörrach. Au premier mercier, mon compagnon achète des bas, il tient absolument à entrer seul dans la boutique, mon accent français, dit-il, me trahirait. Je comprends qu’il a pour exagérer le danger des raisons qui ne sont pas toutes honnêtes, mais j’ai besoin de lui, tant pis si je suis volée, il faut passer, tout est là.

Impossible de prendre le train à Lörrach ; il fait un détour ; il nous ramènerait à Bâle et on aurait passé la frontière inutilement. Il faut faire huit kilomètres en montagne pour gagner une petite gare dont j’ai oublié le nom. Je me sens incapable de les faire à pied, heureusement on peut prendre une voiture.

Nous allons au restaurant et, à la cabine de toilette, je change de bas ; me voilà redevenue une personne normale.

Mon compagnon cependant tient absolument à ce que nous nous dissimulions dans un coin obscur. J’ai dans un papier quelques mouchoirs neufs portant l’étiquette de « La Samaritaine » de Paris, il trouve cela très compromettant ; il arrache les étiquettes et les déchire en petits morceaux. Et je me trahis à chaque instant, dit-il, par exemple en demandant un verre de cognac. Une allemande ne boit pas de cognac. Enfin la voiture qu’il a commandée est annoncée ; c’est un landau, s’il vous plaît, mais tout à fait délabré. Tel qu’il est, il nous vaut le respect du garçon d’hôtel qui s’incline très bas devant nous, lorsque nous montons en voiture.

Enfin nous voilà partis ; on baisse la capote pour éviter d’être vus ; les chevaux marchent très lentement à cause de la grosse chaleur ; d’ailleurs la route monte. Des nuées d’insectes volent autour de nous. Mon compagnon les attrape et leur arrache la tête en disant : « Ich bin bolchevick ! » J’essaie de le faire cesser car je trouve que même un insecte a le droit à la vie, et je tente aussi de lui faire entendre, avec mon mauvais allemand, que le bolchevisme n’est pas ce qu’il croit. Vains efforts : mon compagnon est une jeune brute et il me devient de plus en plus antipathique.

Nous arrivons enfin au village où se trouve la gare à laquelle nous devons prendre le train. Mais il y a trois heures à attendre, nous les passons dans un cabaret où nous prenons force bière pour nous faire tolérer de la préposée pendant un temps aussi long. Je regrette vivement d’avoir accepté d’emmener le jeune homme à Francfort ; mais tout de même je juge qu’il m’est encore utile dans ce coin perdu où il n’y a pas un étranger. Si on nous interroge, il peut répondre en bon allemand.

La gare est pleine de paysans et d’ouvriers ; les femmes portent un costume analogue à celui des Suissesses ; un grand chapeau de paille, larges manches de toile blanche, énormes chaînes de métal en manière de collier. On prend des secondes, nous y sommes seuls, je respire.

Fribourg ! Oh la jolie ville moyenâgeuse avec ses maisons en briques rouges décorées de motifs dorés. Je n’ai malheureusement guère le temps de la voir, le train pour Frankfort part à minuit et je dois absolument me reposer, car je suis brisée de fatigue.

Avec beaucoup de peine on trouve un hôtel ; c’est le soir, les sons harmonieux d’un violon arrivent jusqu’à ma chambre et dans la cour retentissent des appels de jeunes filles : Frida ! Frida ! sur un ton affectueux. Je pense à la jeunesse de Goethe et une grande impression de fraîcheur et de paix m’envahit. Hélas, tout ce charme n’est pas moi. Si ces gens me connaissaient, ils me chasseraient avec des injures, car je suis la Française détestée et, plus haïe encore, la bolcheviste qui s’en va vers l’Est, là où le peuple en fureur a abattu les classes dominantes.

Mon compagnon doit venir me prendre à l’heure du train ; il arrive ; nous nous dirigeons vers la gare à travers la ville presque obscure. Des bandes d’étudiants, coiffés de leur casquette d’uniforme déambulent en discutant sur le trottoir. J’envie leur âge et leurs illusions ; à vingt ans, on croit aux livres, on prend les théories philosophiques au plus grand sérieux ; il est de ces jeunes gens qui se sont suicidés pour un philosophe. J’évoque Stirner, Nietzsche et je voudrais rester là à discuter aussi en me promenant dans cette jolie ville. N’en ai-je donc plus d’illusions, moi qui tente ce voyage plein d’embûches pour aller là-bas voir la réalisation de mon rêve. Non, non, au fond de moi-même, je n’en ai plus et depuis longtemps, je le sais bien. Je n’ignore pas que la vie est peu de chose et que les hommes ne valent pas cher.

Mon compagnon me rappelle sa fâcheuse présence ; il prétend que nous devons avoir peur de ces jeunes gens et qu’il faut les éviter ; ils détestent les Français, dit-il.

Nous nous engageons dans les rues étroites et noires où nous perdons le chemin. Enfin, après avoir demandé plusieurs fois aux rares passants, nous finissons par regagner la gare.

Nous sommes seuls dans le compartiment de seconde. J’appréhende de dormir aux côtés de ce jeune homme qui ne m’inspire aucune confiance. Je ne le crois pas capable de m’assassiner, mais il peut bien me voler et s’enfuir. Ma fatigue cependant est si grande qu’elle l’emporte sur la crainte, je perds conscience.

Au réveil, le jeune homme me présente mon porte-monnaie qui est tombé, dit-il, de ma poche. Heureusement il ne contient pas grand chose, la plus forte part de mon avoir est cachée dans mes sous-vêtements.

Voilà que maintenant ce jeune Suisse veut m’accompagner jusqu’à Berlin. Il insiste sur les dangers que mon ignorance de la langue allemande me fait courir. Ces dangers, je les connais, je suis déjà allée en Allemagne l’année précédente ; je sais qu’ils ne sont plus à beaucoup près, aussi grands qu’à la frontière Suisse. Avec de la prudence en prenant soin de parler le moins possible, j’ai les plus grandes chances de voyager sans encombre. L’année précédente j’avais un passeport ; mais jamais on ne me l’a demandé en Allemagne. Je refroidis donc l’ardeur de mon compagnon en lui disant que j’ai peu d’argent et que j’ai déjà fait un grand sacrifice en l’emmenant jusqu’à Francfort.

À l’hôtel francfortois où nous sommes descendus mon guide me réclame pour prix de ses services mille francs suisses, soit environ deux mille quatre cents francs français. C’est plus que je ne possède, je refuse naturellement. Il parle tant, menace de me dénoncer et notre discussion attire déjà l’attention des clients, dont les têtes se tournent vers nous ; vite je règle l’addition et quitte l’hôtel.

Nouvelle discussion dans la rue où le personnage m’a suivie ; on lui a dit paraît-il que je suis couverte d’or ; quand on va en Russie faire de la politique, affirme-t-il, c’est qu’on a de l’argent. Je n’ai pas trop peur de ses menaces ; n’est-il pas mon complice ; en me dénonçant, il se dénonce lui-même. Ce que je crains, c’est que cette dispute n’attire les passants, un policier viendra, on me demandera mon passeport et comme je n’en ai pas je serai arrêtée et conduite à la frontière française. À la fin, le sympathique jeune homme me dit qu’en lui donnant cinq cents francs et ma montre en or, je serai délivrée de sa présence. Je cède, que faire d’autre dans les conditions où je me trouve.

Me voilà libre enfin ; mais le train de Berlin ne part qu’à neuf heures du soir et il est midi. Je n’ose me promener en ville, Frankfort, qui a subi l’occupation, est très montée contre les Français. J’ai déjà eu à subir les injures des passants ; je me tiens donc au buffet de la gare, il y a des étrangers, je ne suis pas remarquée.

Mon billet est pris, mais je ne sais pas à quel perron viendra le train, grave contretemps ; l’année dernière je me suis trompée de train en Allemagne et j’ai dû faire inutilement un long voyage. Il y a dans le hall un tableau très bien fait donnant les heures des trains et les perrons, mais il est en allemand et je n’y comprends rien. Il n’y a pas à hésiter, il faut me renseigner auprès de quelqu’un malgré toute la crainte que cette démarche m’inspire.

J’appelle le garçon, mais il ne sait pas, il va chercher le surveillant du hall. Les questions commencent, ce que justement j’appréhendais. Ah ! vous allez à Berlin ? Pourquoi faire ? De quel pays êtes-vous ? etc. etc. Je réponds que je suis de Genève et que je vais à Berlin voir ma sœur, mariée à un Allemand : – Ah bien, alors, on vient vous chercher, à quelle gare ? J’ignore le nom des gares de Berlin où je ne suis jamais allée. Je feins une grande inquiétude : comment faire, dis-je, j’ai oublié le nom de la gare. Mais l’employé est bien bon enfant, il veut m’aider. N’est-ce pas, dit-il, Friedrischs Bahnhof ? Je saute sur ce nom. Ah oui, c’est cela. – Alors le train est à neuf heures, perron numéro trois, – grand merci – Je donne deux marks à l’homme, il est enchanté, moi aussi.

J’arrive à Berlin à sept heures du matin ; toutes les boutiques sont fermées ; je vais au hasard par les rues. J’ai plusieurs adresses, mais ce sont des boutiques ou des bureaux, ils seront fermés aussi. Dans les rues on se retourne sur mon passage, mais ce n’est pas la malveillance de Frankfort. Je sens qu’ici, en prenant des précautions, il me sera possible de me promener en ville. J’ai faim ; je me risque dans une crémerie charcuterie comme il y en a beaucoup en Allemagne. Que de saucisses ! Si l’Allemagne a jeûné pendant la guerre, elle se rattrape à présent. Je sors mon mauvais allemand pour demander à manger, on me sert sans réflexions.

Je hèle un fiacre pour me faire conduire à une adresse. C’est très loin. Je traverse des quartiers ouvriers d’assez belle apparence, les rues sont larges et tous les balcons sont pleins de fleurs. J’arrive à destination, le cocher me réclame quatre-vingts marks pour la course. Je sais que l’Allemagne paiera, mais en attendant !

Me voilà dans la boutique d’un libraire. Personne ne parle français et j’ai toutes les peines du monde à m’expliquer en allemand. C’est tout ce que vous savez d’allemand, me dit le camarade sur un ton de reproche. Je montre mes papiers, on les Juge bons, mais je suis tombée chez les syndicalistes. Adressez-vous, me dit-on, au Parti. Un jeune homme m’y conduit et j’arrive au bureau de la secrétaire des femmes. Elle parle français et me reçoit bien, car elle connaît mon nom.

Ah ! Madeleine Pelletier ! Vous faites bien d’aller en Russie, tous les propagandistes devraient faire ce voyage ; vous en reviendrez transformée. Je lui raconte mes petites misères ; le guide malhonnête, la montre extorquée, etc.

— Bah, fait-elle, une montre, qu’est-ce que cela ; vous en achèterez une autre, l’essentiel, c’est d’arriver là-bas !

Là-bas ! L’enthousiasme me prend. Est-ce vraiment une vie supérieure qu’on va chercher là-bas. Je l’espère, puisque j’y vais, mais je n’en suis pas sûre. Les paroles de cette femme me galvanisent. Si vraiment l’idéal est là-bas, qu’importent en effet, les pertes d’argent. La fatigue, les dangers même ne sont rien : je me sens disposée à tout braver pour aller recevoir, à la Rome nouvelle, le baptême révolutionnaire.

La secrétaire des femmes m’a fait un papier et une jeune fille me conduit par les rues de Berlin. Nous pénétrons dans la boutique d’un tailleur ; on me fait passer dans une arrière chambre. Un homme d’une quarantaine d’années est là, assis devant une table minuscule en bois blanc. Il donne audience à un jeune homme : sur des chaises une vingtaine de personnes attendent leur tour d’être reçues.

On parle là toutes les langues de l’Europe ; c’est une vraie tour de Babel. Un grand sentiment de la force de la Troisième Internationale remplit mon cœur. Je m’imagine cet homme comme le point d’attache de nombreux fils qui aboutissent à toutes les capitales du monde et transmettent l’incitation révolutionnaire.

C’est mon tour. Le « chef » parle assez bien le français ; il m’interroge sur mon passé politique.

Je fais un résumé de ma vie de propagandiste et je remets les papiers qui prouvent mon affiliation au Parti. J’inspire confiance, je le sens bien ; il me déclare que j’irai en Russie.

Mais vous devez, ajoute le « chef » vous « laissez photographier » : ce n’est pas difficile, fait-il, vous n’avez qu’à vous asseoir.

Comment donc, mais tant que vous voudrez ; je comprends cette précaution, bonne contre l’espionnage. Comme je ne suis pas une espionne et que je n’ai pas envie de le devenir, elle ne me gêne en rien.

Ne vous inquiétez pas de l’argent, ajoute-t-il, quand vous en aurez plus, vous m’en demanderez.

Il m’a donné un guide qui me conduit dans un autre bureau où on doit me donner un « billet de logement », chez un camarade, car les hôtels sont dangereux pour moi, paraît-il. Aimable figure, ce guide. Il a dix sept ans et sort du lycée. Son père, me dit-il, l’a « jeté » parce qu’il a pris part aux émeutes de mars. Ce père est socialiste, mais pas communiste. Maintenant le jeune homme vit à son compte ; il est employé au Parti. Son admiration pour « le chef » éclate dans tous ses propos ; il ne parle que de lui.

Le bureau où nous allons ne m’impressionne pas aussi bien. Je retrouve là l’indifférence, l’impolitesse même que j’ai tant de fois rencontrée ailleurs. On me fait attendre une grande heure pour me donner les premières adresses venues, sans aucun égard pour ma qualité de docteur que j’ai déclinée à dessein, espérant qu’on me logerait chez des camarades cultivés intellectuellement.

Nous prenons le tramway et arrivons dans un quartier ouvrier. Après avoir grimpé cinq étages nous sommes reçus plus que froidement par un homme qui ne retire même pas sa pipe pour nous parler. Dans un coin de la pièce, une femme confectionne à la machine des uniformes militaires.

Il n’y a pas de chambre, tant mieux ; j’avais déjà peur d’être forcée d’habiter dans un pareil endroit. De nouveau, un tramway, suivi d’un escalier sordide. Cette fois, on ne trouve personne. Je suis brisée de fatigue, il y a plusieurs nuits que je ne me suis pas couchée ; tant pis, je préfère aller à l’hôtel et courir le risque d’être arrêtée.

Mais Berlin est plein de voyageurs : tous les hôtels sont complets. Je finis par en trouver un ; la chambre, l’unique qui reste donne sur une petite cour ; elle empeste l’odeur sui generis des hôtels mal tenus.

Le portier me fait un tas de questions. De quel pays êtes-vous ? Que venez-vous faire à Berlin ? etc. J’ai déjà peur. Je réponds que je suis Mlle Grandchamp, institutrice à Genève et que je viens à Berlin pour acheter des livres de classe.