Mrs Dalloway - Virginia Woolf - E-Book

Mrs Dalloway E-Book

Virginia Woolf

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Beschreibung

Clarisse Dalloway, Londres, Westminster, Big Ben, dès le matin, à la mi-juin, fin de la guerre. Et la journée commence. Chaque petit fait réveille des souvenirs en elle, avec tout le fumet de l'aristocratie anglaise, dans un vagabondage léger de l'esprit. Chaque passant lui suggère une cavalcade de sentiments. Tout cela ,ponctué par Big Ben sonnant inexorablement, se termine par la soirée qu'elle donne chez elle.

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Mrs Dalloway

Mrs DallowayL'ŒuvrePage de copyright

Mrs Dalloway

 Virginia Woolf

L'Œuvre

Mrs Dalloway dit qu’elle irait acheter les fleurs elle-même.

Lucy avait de l’ouvrage par-dessus la tête. On enlèverait les portes de leurs gonds ; les hommes de Rumpelmayer allaient venir. « Quel matin frais ! pensait Clarissa Dalloway. On dirait qu’on l’a commandé pour des enfants sur une plage. »

Comme on se grise ! comme on plonge ! C’était ainsi jadis à Bourton, lorsque, avec un petit grincement des gonds qu’il lui semblait encore entendre, elle ouvrait toutes grandes les portes-fenêtres et se plongeait dans le plein air. Il était frais, calme et plus tranquille encore que celui-ci, l’air de Bourton au premier matin ; le battement d’une vague, le baiser d’une vague, pur, vif, et même – elle n’avait alors que dix-huit ans – solennel ; debout devant la fenêtre ouverte, elle sentait que quelque chose de merveilleux allait venir ; elle regardait les fleurs, les arbres où la fumée jouait, et les corneilles s’élevant, puis retombant. Elle restait là, elle regardait… Soudain la voix de Peter Walsh : « Rêverie parmi les légumes ? » Est-ce bien cela qu’il disait ? Ou : « J’aime mieux les gens que les choux-fleurs. » Était-ce bien cela ? Il devait l’avoir dit au déjeuner, un matin qu’elle était sur la terrasse. Peter Walsh… Il allait revenir de l’Inde un de ces jours, en juin ou en juillet, elle ne savait plus, car ses lettres étaient bien ennuyeuses. Mais ses mots, on s’en souvenait ; ses yeux, son couteau de poche, son sourire, ses grogneries, et, lorsque tant d’images s’étaient évanouies, – quelle drôle de chose ! – quelques mots comme ceux-là, à propos de choux.

Elle se redressa un peu au bord du trottoir, laissa passer le camion de Durtnall.

« Charmante personne ! pensa Scrope Purvis (qui la connaissait, comme on se connaît à Westminster quand on vit porte à porte) ; un peu de l’oiseau en elle, du geai, bleu-vert, léger, vif… bien qu’elle ait plus de cinquante ans et qu’elle soit devenue très blanche depuis sa maladie. » Elle se tenait perchée, ne le vit pas, attendait pour traverser, très droite.

Quand on a vécu à Westminster – combien d’années maintenant ? plus de vingt – on sent au milieu du mouvement, si on s’éveille la nuit (Clarissa l’affirmait), une sorte d’arrêt, quelque chose de solennel, une pause qu’on ne peut décrire ; tout semble se figer (c’était son cœur peut-être, disait-on, son cœur troublé par la grippe) avant que Big Ben sonne. Ah ! Il commence. D’abord, un avertissement musical, puis l’heure, irrévocable. Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air. « Quels fous nous sommes ! pensait-elle en tournant dans Victoria Street… Qui sait pourquoi nous l’aimons ainsi, pourquoi nous la voyons ainsi, pourquoi nous l’élevons autour de nous, la construisons, la détruisons – et la recréons à chaque minute ? Les plus tristes mégères, les plus misérables débris assis au seuil des portes (l’ivrognerie les a perdus) font comme nous. Aucune loi ne pourra les mater, j’en suis sûre. Pourquoi ? Parce qu’ils aiment la vie. » Dans les yeux des hommes, dans leurs pas, leurs piétinements, leur tumulte, dans le fracas, dans le vacarme, voitures, autos, omnibus, camions, hommes-sandwich traînant et oscillant, orchestres, orgues de Barbarie, dans le triomphe et dans le tintement et dans le chant étrange d’un aéroplane au-dessus de sa tête, il y avait ce qu’elle aimait : la vie, Londres, ce moment de juin.

Car c’était le milieu de juin. La guerre était finie. Sauf pour certains : Mrs Foxcroft qui hier à l’Ambassade se rongeait de chagrin parce que ce joli garçon avait été tué et que maintenant le vieux Manor House passerait à un cousin ; Lady Bexborough, qui, disait-on, avait ouvert une vente de charité en tenant à la main un télégramme : John, son préféré, tué. C’était fini, Dieu merci, fini. Et voilà le mois de juin. Le Roi et la Reine étaient au Palais. Et pourtant, bien qu’il fût encore très tôt, il y avait un bruit sourd de poneys galopants, des claquements de crosses et de crickets ; Lords, Ascot, Ranelagh et tous les autres, voilés par le doux réseau gris-bleu de l’air matinal qui, plus tard, se dissiperait, laisserait voir sur les pelouses et sur les pistes les poneys bondissants, qui frappent à peine le sol de leurs pieds de devant et s’élancent, les ardents jeunes gens et les jeunes filles rieuses, aux transparentes mousselines, qui, ce matin même, après avoir dansé toute la nuit, promenaient leurs ridicules chiens au poil de laine. Déjà de discrètes douairières partaient dans leurs voitures pour des courses mystérieuses ; les marchands s’agitaient dans leurs vitrines avec leurs pierres fausses et leurs diamants et ces charmantes vieilles broches vert-de-mer aux montures XVIIIe siècle qui tentent les Américains (mais il faut économiser, ne pas faire pour Élisabeth trop de folles dépenses), et elle aussi qui aimait ces choses d’une absurde et fidèle passion, qui en faisait partie, puisque sa famille avait figuré à la Cour sous les George, elle allait, ce soir même, se mettre en frais et illuminer, elle allait donner sa soirée. Mais quelle chose étrange, en entrant dans le Parc, que ce silence, cette brume, ce bourdonnement, les canards heureux qui nageaient lentement, les oiseaux pansus qui se dandinaient ! Et qui vient donc là-bas, du côté des Ministères, justement, avec un portefeuille aux armes royales ? C’est Hugh Whitbread, son vieil ami Hugh, Hugh l’admirable.

« Comment va, Clarissa ? s’écria Hugh en exagérant un peu (ils s’étaient connus tout enfants). Où allez-vous ainsi ?

– J’adore marcher dans Londres, dit Clarissa, c’est beaucoup plus agréable qu’à la campagne. »

Ils venaient d’arriver en ville, hélas ! pour consulter les docteurs. On vient à Londres pour voir les expositions, aller à l’Opéra, faire sortir ses filles. Les Whitbread venaient « pour consulter les docteurs ». Que d’innombrables visites Clarissa avait faites à Evelyn Whitbread dans des cliniques ! « Evelyn est de nouveau malade ? – Evelyn est assez patraque », dit Hugh avec une moue et en gonflant un peu son très beau corps, un peu gros, mais si noble, si parfaitement soigné (il était comme d’habitude trop bien mis, à cause de sa petite charge à la Cour, c’était sans doute nécessaire). Il voulait dire par là que sa femme souffrait d’un mal interne – oh ! rien de sérieux ! – Clarissa, sa vieille amie, comprendrait parfaitement sans l’obliger à préciser. Mais oui, elle comprenait. Quel ennui ! et elle se sentit émue comme une sœur, et aussi drôlement gênée à cause de son chapeau. Ce n’était pas exactement le chapeau du matin, n’est-ce pas ? Car, devant Hugh, qui s’empressait, la saluait très bas, lui disait qu’elle avait dix-huit ans, et que certainement il irait à sa soirée (Évelyn y tenait absolument, mais peut-être arriverait-il tard à cause de la réception du Palais où il devait conduire un des fils de Jim), elle se sentait toujours un peu empruntée, un peu pensionnaire. Mais elle avait de l’affection pour lui : elle l’avait toujours connu, et puis, c’était un bon garçon, à sa manière il est vrai, car il exaspérait Richard, et Peter… Peter n’avait jamais pardonné à Clarissa cette amitié.

Tant de scènes à Bourton ! Peter était toujours furieux. Bien sûr, Hugh ne pouvait pas lui être comparé, mais ce n’était pas non plus un parfait imbécile, une tête de coiffeur, comme Peter le disait. Quand sa vieille mère lui demandait de ne plus chasser, de l’accompagner à Bath, il le faisait sans rien dire ; vraiment, il n’était pas égoïste ; Peter déclarait qu’il n’avait ni cœur ni cervelle, rien que les manières et l’éducation d’un gentleman anglais. Oui, c’était bien là son cher Peter dans ses pires moments ; il était intolérable, impossible. Mais quel délicieux compagnon ce serait par un matin comme celui-ci !

(Juin avait fait sortir toutes les feuilles sur les arbres. Les mères de Pimlico allaitaient leurs bébés. Des messages passaient de la Marine à l’Amirauté. Arlington Street et Piccadilly semblaient échauffer l’air du Parc et soulever ses feuilles brûlantes, brillantes, sur les ondes de cette divine vitalité que Clarissa adorait. Danser, monter à cheval, elle avait tant aimé tout cela.)

Ils pourraient bien, Peter et elle, rester séparés pendant des siècles (elle n’écrivait jamais et ses lettres à lui étaient si sèches), mais un jour, tout à coup, cette pensée lui viendrait : « S’il était ici, avec moi, que dirait-il ? » Certains jours, certains spectacles l’évoquaient pour elle, doucement, sans rien de l’ancienne amertume, ce qui, peut-être, est la récompense d’avoir aimé les gens. Ils reviennent, au milieu de St. James Park, par un beau matin ; oui vraiment. Mais, de la beauté du jour, des arbres, de l’herbe, de la petite fille en rose, Peter ne voyait jamais rien. Si elle lui disait de regarder, il mettrait ses lunettes, il regarderait. Ce qui l’intéressait, c’était l’état du monde, Wagner, Pope, et surtout les caractères des gens et les défauts de Clarissa. Il la grondait ! Ils discutaient ! Il disait qu’elle épouserait un Premier Ministre et se tiendrait en haut de l’escalier. Maîtresse de maison parfaite, disait-il (ce jour-là, elle avait pleuré dans sa chambre). Elle avait tous les traits d’une maîtresse de maison parfaite.

Et la voilà, dans St. James Park, qui discutait encore, qui se prouvait encore qu’elle avait eu raison de ne pas l’épouser. Oui, bien raison. Car dans le mariage il faut un peu de liberté, un peu d’indépendance pour qu’on puisse vivre ensemble, tous les jours de la vie, dans la même maison. Cela, Richard le lui accordait, et elle aussi. Où était-il par exemple ce matin ? À un comité sans doute. Elle ne le lui demandait jamais. Tandis qu’avec Peter, tout devait être partagé, tout examiné. C’était intolérable. Aussi, quand arriva la scène du petit jardin, près de la fontaine, elle fut obligée de rompre. Ç’aurait été leur ruine, leur perte à tous les deux, elle en était sûre ; pourtant, pendant des années, elle avait senti, comme une flèche plantée dans son cœur, le chagrin, la souffrance de cette rupture ; et puis, quel horrible moment le jour où, dans un concert, quelqu’un lui dit qu’il venait de se marier ! Une femme rencontrée sur le bateau des Indes ! Jamais elle n’oublierait ! « Vous êtes prude, froide, sans cœur, disait-il, vous ne comprendrez jamais combien je vous aime. » Sans doute, elles comprenaient, ces Orientales, ces jolies sottes, niaises, frivoles. D’ailleurs, elle plaçait mal sa pitié ; il se disait heureux, tout à fait heureux, bien qu’il n’eût jamais rien fait dont on pût parler. Il avait raté sa vie. Cela l’irritait encore.

Elle avait atteint les grilles du Parc. Elle s’arrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.

Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelqu’un : « Il est ceci, il est cela ». Et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. Elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. Et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait-elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fraülein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. Elle ne savait rien ; ni langue étrangère, ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni d’elle-même : je suis ceci, je suis cela.

Un seul don : connaître les gens presque par instinct, pensait-elle, en marchant. Laissez-la seule avec quelqu’un, et son dos se hérissera ou elle ronronnera, comme une chatte. Devonshire House, Bath House, la maison au cacatoès de porcelaine, elle les voit encore tout illuminées ; elle se souvient de Sylvia, de Fred, de Sally Seton, de quantité de gens, et d’avoir dansé des nuits entières ; les camions passaient pesamment, allant au marché, et elle rentrait en voiture par le Parc. Une fois elle avait jeté un shilling dans la Serpentine. Se souvenir… tout le monde se souvient. Ce qu’elle adore, c’est cela, qui est là, devant elle : cette grosse dame dans ce taxi. « Mais alors, se demande-t-elle en marchant vers Bond Street, alors, cesser de vivre ce n’est rien ; tout ceci continuera sans moi ; est-ce que j’en souffre ? au contraire, n’est-il pas consolant de penser que la mort met fin à tout ? À moins que, dans les rues de Londres, sur le flux et le reflux des choses, ici ou là, je ne survive, Peter aussi, que nous survivions l’un dans l’autre ; je suis mêlée – c’est sûr – aux arbres de chez moi, à cette maison bien qu’elle soit laide, qu’elle tombe en ruine, à des gens que je n’ai jamais vus, je m’étends comme de la brume entre les personnes que je connais le mieux, qui me soulèvent comme j’ai vu les arbres soulever la brume sur leurs branches ; cela s’étend si loin… ma vie… moi-même… » À quoi rêvait-elle devant la vitrine de Hatchard ? Qu’essayait-elle de retrouver ? Quel souvenir de blanche aurore dans la campagne ? Elle lut dans le livre grand ouvert :

Ne crains plus la chaleur du soleil

Ni les colères du furieux hiver.

Cette récente expérience de l’humanité a fait naître chez tous, hommes et femmes, une source de larmes. Des larmes, des chagrins, du courage, de l’endurance, une attitude absolument vaillante et stoïque. Par exemple la femme qu’elle admire le plus, Lady Bexborough lorsqu’elle a ouvert la vente…

Il y avait à l’étalage, Jaunts and Jollities de Jorrocks, Soapy Sponge, les Mémoires de Mrs Asquith, et Big Game Shooting in Niagara, tous ouverts. Que de livres ! mais aucun qu’elle puisse vraiment apporter à Évelyn Whitbread dans sa clinique ; il n’y a pas le livre qui l’amuserait, qui pourrait donner à cette petite femme incroyablement sèche un air aimable juste pour un moment, quand Clarissa entrera… Ce sera ensuite l’interminable causerie habituelle sur les maux des femmes. « Comme je le désire, que les gens aient l’air content, quand j’entre ! » pensa Clarissa, et elle se détourna et revint vers Bond Street, ennuyée parce que « c’est si sot de faire les choses pour des raisons extraordinaires. Pourquoi ne pas être comme Richard qui fait les choses pour elles-mêmes, tandis que moi, pensa-t-elle en attendant pour traverser, la moitié du temps je fais les choses pour que les gens pensent ceci ou cela, et c’est idiot (le policeman levait la main), car personne ne s’y laisse prendre. Oh ! si je pouvais recommencer ma vie, pensa-t-elle en montant sur le trottoir, avoir même une autre figure ! »

D’abord, elle aurait été brune comme Lady Bexborough avec une peau basanée et des yeux magnifiques. Puis, comme Lady Bexborough, lente et imposante, assez forte, elle se serait intéressée à la politique comme un homme ; elle aurait eu une maison de campagne : elle aurait été une femme très digne, très sincère. Tandis qu’elle était mince comme un échalas avec un petit visage ridicule et un nez en bec d’oiseau. Elle se tenait bien, c’est vrai, et elle avait de jolies mains, de jolis pieds et elle s’habillait bien ; elle ne dépensait presque rien. Mais souvent ce corps qu’elle habitait (elle s’arrêta pour regarder un tableau hollandais), ce corps avec toutes ses facultés, semblait n’être rien, rien du tout. Drôle d’impression ; elle se sentait invisible, inaperçue, ignorée ; plus de mariage à présent, plus de maternités, rien que cette promenade étonnante, un peu solennelle, avec la foule, dans Bond Street, et c’est là Mrs Dalloway, non plus même Clarissa, c’est là Mrs Richard Dalloway.

Bond Street l’enchanta ; Bond Street, de bonne heure, le matin, au printemps, ses drapeaux flottants, ses magasins, rien de voyant, rien d’éclatant, une pièce de tweed dans la maison où son père avait acheté ses vêtements pendant cinquante ans ; quelques perles, un saumon sur un bloc de glace.

« C’est tout ! » dit-elle en regardant la poissonnerie. « C’est tout ! » répéta-t-elle, arrêtée un instant devant un magasin où l’on trouvait avant la guerre des gants presque sans défauts. Et son vieil oncle Williams aimait à dire qu’on reconnaît une lady à ses gants et à ses souliers. Il s’était retourné sur son lit un matin, au milieu de la guerre. Il avait dit : « En voilà assez ». Les gants et les souliers ; elle avait un faible pour les gants. Mais sa fille Élisabeth n’y tenait pas du tout.

Pas du tout, pensa-t-elle, en remontant Bond Street vers un magasin où on lui gardait des fleurs quand elle donnait une soirée. Élisabeth préférait son chien à tout. La maison entière ce matin sentait le goudron. Et Miss Kilman ! Ah ! plutôt le pauvre Grizzle que Miss Kilman ; plutôt la maladie, le goudron, et tout ce qui s’ensuit que de rester des journées entières claquemurée dans une chambre étouffante avec un livre de prières. Plutôt n’importe quoi, avait-elle envie de dire. Peut-être n’était-ce, comme le disait Richard, qu’une de ces crises que toutes les jeunes filles traversent. Peut-être était-elle amoureuse. Mais pourquoi de Miss Kilman ? certainement on avait mal agi avec Miss Kilman, il ne fallait pas l’oublier, et Richard disait qu’elle était très intelligente, qu’elle avait vraiment l’esprit historique. Toujours est-il qu’elles étaient inséparables et Élisabeth, sa propre fille, allait communier ! Quant à sa toilette et aux invités de sa mère, elle s’en moquait. L’exaltation religieuse, pensait Clarissa, est comme la maladie : elle rend les gens revêches, ennuyeux, durs ; Miss Kilman ferait n’importe quoi pour les Russes, pour les Autrichiens, elle se laisserait mourir de faim, mais dans la vie privée, elle vous cause de vraies souffrances à force d’insensibilité. Et son mackintosh vert ! Depuis des années, elle portait ce vêtement ; elle transpirait ; elle n’était pas cinq minutes dans une pièce sans vous faire sentir combien elle vous était supérieure, qu’elle était pauvre, et vous, riche, et que dans le bouge où elle vivait, elle n’avait ni un coussin, ni un tapis, ni peut-être même un lit ; elle avait l’âme toute rongée par cette injustice qu’elle ne pouvait oublier, son renvoi de l’École pendant la guerre. Pauvre fille aigrie, malheureuse ! Ce n’est pas elle qu’on déteste, mais l’idée qu’on a d’elle, une idée grossie de beaucoup de choses qui certainement n’étaient pas Miss Kilman, une sorte de spectre pareil à ceux contre lesquels on se débat la nuit, qui nous saisissent et sucent une partie de notre sang, oppresseurs, tyranniques. Il eût suffi peut-être d’un hasard, d’un autre coup de dé, le noir dessus et non le blanc, pour qu’elle pût aimer Miss Kilman. Mais en ce monde, elle ne pouvait pas. Non.

Elle s’énervait pourtant de sentir ce monstre, cette brute remuer en elle, de sentir dans son âme, au profond de cette forêt encombrée de feuilles, des griffes se planter et d’entendre des rameaux craquer. Jamais n’être tout à fait contente, tout à fait tranquille. À tout moment, le monstre, cette horreur, pouvait bouger. Depuis sa maladie, surtout, cela l’irritait, la blessait dans ses nerfs, lui faisait mal, et toute la joie qui vient de la beauté, de l’amitié, que l’on éprouve à se bien porter, à être aimée, à rendre sa maison charmante, semblait chanceler, branler, et ployer comme si, vraiment, il y avait un monstre qui rongeait les racines, et que toute la panoplie du bonheur ne fût que de l’égoïsme. L’horreur !

« Sottise ! Sottise ! » s’écria-t-elle en poussant la porte de Mulberry, le fleuriste.

Elle entra, légère, grande, très droite, saluée aussitôt par Miss Pynn au visage joufflu, dont les mains rouges faisaient penser qu’elles avaient séjourné dans l’eau avec les fleurs.

Ah ! les fleurs ! delphiniums, pois de senteur, gerbes de lilas, œillets, des masses d’œillets ! Et les roses, les iris ! Oh ! oui, elle respirait la douce odeur du jardin terrestre, en causant avec Miss Pynn, qui était son obligée, et qui pensait qu’elle était bonne, parce qu’elle l’avait été plusieurs années avant : « Elle a été très bonne, mais elle a l’air vieillie, cette année ! » et elle tournait la tête, à droite, à gauche, au milieu des iris et des roses, et elle s’approchait des gerbes de lilas, les yeux à demi clos, humant, après le tumulte de la rue, le délicieux parfum, la fraîcheur exquise. Puis, elle ouvrit les yeux : qu’elles étaient pures, les roses, pareilles à du linge tuyauté, frais blanchi, sur des claies d’osier ; les œillets rouges dressaient la tête, affectés et mystérieux ; débordant des coupes, voici tous les pois de senteur, violet chiné, blancs de neige, pâles – c’est le soir, et des jeunes filles vêtues de mousselines sont sorties pour aller cueillir les pois de senteur et les roses, à la fin de ce jour d’été superbe, avec son ciel bleu si foncé, ses delphiniums, ses œillets, ses arums ; c’est l’instant, entre six et sept heures, où toutes les fleurs – roses, œillets, iris, lilas – s’embrasent ; blanche, violette, rouge ou orange, chaque fleur semble brûler toute seule, douce, pure, dans la plate-bande embrumée. Ravissants aussi, les papillons gris-clair qui tournoient sur l’héliotrope, sur les primevères du soir !

Elle allait avec Miss Pynn de vase en vase, elle choisissait : « Sottise ! Sottise ! » se disait-elle de plus en plus doucement, comme si cette beauté, ce parfum, cette couleur et Miss Pynn qui l’aimait, qui l’approuvait, formaient un flot, comme si ce flot la baignait, noyait cette horreur, ce monstre, le noyait tout à fait, la soulevait plus haut, plus haut encore… Oh ! une détonation dans la rue !

« Mon Dieu ! ces automobiles ! » dit Miss Pynn, en allant regarder à la fenêtre et en revenant avec un sourire d’excuse, les mains pleines de pois de senteur, comme si ces automobiles, ces pneus d’automobiles, étaient sa faute à elle.

La violente explosion qui fit sursauter Mrs Dalloway et conduisit Miss Pynn à la fenêtre en s’excusant, venait d’une automobile qui s’était approchée du trottoir, juste en face de la devanture de Mulberry. Les passants qui, naturellement, s’arrêtèrent et regardèrent, eurent à peine le temps d’entrevoir un visage de la plus haute importance contre le capitonnage gris perle, avant qu’une main d’homme n’eût rabattu le store et qu’il n’y eût plus rien à voir qu’un carré d’étoffe gris perle.

Cependant des rumeurs se mirent tout de suite à circuler depuis le milieu de Bond Street jusqu’à Oxford Street d’un côté, jusqu’à la parfumerie d’Atkinson de l’autre, passant invisibles, silencieuses, comme un nuage, rapides, comme un voile sur les collines, tombant avec quelque chose de la sobriété et de la tranquillité soudaines d’un nuage sur une foule qui, une seconde auparavant, était tout à fait désordonnée. Mais, à présent, le mystère l’avait effleurée de son aile ; la voix de l’autorité s’était fait entendre ; l’ange de la religion était dans l’air, les yeux bandés étroitement et les lèvres entrouvertes. Mais personne ne savait quel visage on avait vu. Celui du Prince de Galles, de la Reine, du Premier Ministre ? Quel était ce visage ? Nul ne savait.

Edgar J. Watkins, avec son rouleau de plomb autour du bras, dit tout haut, en plaisantant naturellement : « La bagnole au Miniss… »

Septimus Warren Smith, qui n’avait pu passer, l’entendit.

Septimus Warren Smith, trente ans environ, le visage pâle, le nez aquilin, des souliers bruns et un pardessus râpé, et des yeux couleur de noisette, avec ce regard d’anxiété qui rend anxieux les étrangers eux-mêmes. Le monde a brandi son fouet. Sur qui s’abattra-t-il ?

Tout s’était arrêté. La trépidation des moteurs résonnait comme un pouls battant irrégulièrement à travers tout le corps. Le soleil devint extraordinairement chaud parce que l’automobile s’était arrêtée en face de la devanture de Mulberry ; de vieilles dames, sur l’impériale de l’autobus, déployèrent leurs ombrelles noires ; ici une ombrelle verte, là une rouge, s’ouvrirent avec un petit crac. Mrs Dalloway à la fenêtre, les bras pleins de pois de senteur, regarda, son petit visage rose froncé par l’attention. Tout le monde regardait l’automobile. Septimus regardait. Des gamins sautèrent de leurs bicyclettes. Les voitures s’accumulèrent. Et l’automobile restait là, avec ses stores baissés ornés d’un dessin bizarre. « C’est un arbre », pensait Septimus qui, voyant toutes les choses se réunir peu à peu en un centre devant lui, fut terrifié, comme si quelque objet monstrueux surgissait et allait prendre feu. Le monde vacillait et tremblait et menaçait de prendre feu. « C’est moi qui barre le passage, pensa-t-il. Est-ce qu’on ne me regarde pas en me montrant du doigt ? Si je suis là, fixé, enraciné au sol, il y a une raison. Mais laquelle ? »

« Continuons, Septimus ! » dit sa femme, une petite personne, avec de grands yeux dans un pâle visage pointu, une Italienne.

Mais Lucrezia elle-même ne put s’empêcher de regarder l’automobile et sur les stores le dessin en forme d’arbre. Était-ce la Reine qui était dans la voiture ? La Reine qui faisait des courses ?

Le chauffeur, qui avait ouvert quelque chose, tourné quelque chose et fermé quelque chose, remonta sur le siège.

« Allons ! » dit Lucrezia.

Mais son mari – car ils étaient mariés depuis quatre ou cinq ans à présent – sursauta, tressaillit et dit : « Très bien ! » avec irritation comme si elle l’avait interrompu.

Les gens les remarquent ; les gens comprennent. « Les gens », pensait-elle, devant la foule qui regardait l’automobile ; les Anglais, avec leurs enfants et leurs chevaux et leurs vêtements, qu’elle admirait en un sens ; mais ce n’étaient à présent que des « gens » parce que Septimus avait dit : « Je me tuerai ! » Affreuse parole ! L’a-t-on entendu ! Elle regarda la foule. Au secours ! au secours ! avait-elle envie de crier aux femmes, aux garçons bouchers. Au secours ! Pas plus tard que l’automne dernier, ils s’étaient arrêtés tous les deux sur un des quais de la Tamise, enveloppés du même manteau, et comme Septimus lisait un journal au lieu de bavarder, elle le lui avait arraché des mains et elle avait ri au nez du vieux monsieur qui les avait vus. Mais le malheur, on le cache. Il fallait l’emmener dans un parc.

« Nous allons traverser, maintenant », dit-elle.

Elle avait droit à son bras, quoiqu’il fût insensible. Mais il n’avait à lui donner à elle – si simple, si impulsive, vingt-quatre ans seulement, sans amis en Angleterre, et qui avait quitté l’Italie pour l’amour de lui, – qu’un bout d’os.

Stores baissés, réservée, impénétrable, l’automobile continua vers Piccadilly. Tout le monde regardait ; tous les visages, des deux côtés de la rue, reflétaient la même vénération profonde. Pour la Reine, le Prince, le Premier Ministre ? on ne savait pas. Trois personnes seulement, pendant quelques secondes, avaient entrevu un visage. On discutait même sur le sexe. Mais nul ne doutait qu’un grand personnage ne fût à l’intérieur. La grandeur passait, cachée, dans Bond Street, tout près des gens ordinaires qui se trouvaient – un jour dans leur vie – à portée de voix des Majestés de l’Angleterre, du symbole durable d’un État qu’étudieront plus tard les archéologues dans les fouilles et dans les ruines. Alors, quand Londres ne sera plus que sentiers couverts d’herbe, et quand de tous ceux qui, ce mercredi matin, se pressent dans la rue, il ne restera plus que des ossements avec quelques alliances mêlées à leur poussière et l’or d’innombrables dents cariées, on saura quel était ce visage qui se cachait dans l’automobile.

« C’est sans doute la Reine, pensa Mrs Dalloway qui sortait, avec ses fleurs, de chez Mulberry, la Reine ! » Et elle prit pour une seconde un grand air de dignité, debout, à côté du magasin, dans le soleil, tandis que la voiture passait lentement, stores baissés. « La Reine va visiter un hôpital, la Reine va ouvrir une vente », pensa Clarissa.

L’encombrement était terrible à cette heure-là ! Lords, Ascots, Hurlingham ? « Y a-t-il quelque chose ? se demanda-t-elle, car la rue était embouteillée. Ces gens, assis sur l’impériale des autobus, ont des paquets, des parapluies et même des fourrures, par un jour comme celui-ci ! Quoi de plus ridicule, de plus invraisemblable que la bourgeoisie anglaise ! Et la Reine elle-même est arrêtée, la Reine elle-même ne peut passer. » Clarissa était retenue d’un côté de Brook Street, Sir John Buckhurst, le vieux juge, l’était de l’autre ; la voiture entre eux deux. (Sir John, avec toutes ses années de magistrature, aimait les femmes élégantes.) Mais le chauffeur, se penchant un petit peu, dit quelque chose au policeman qui salua, leva le bras, fit ranger l’autobus d’un signe de tête, et la voiture passa. Lentement, très silencieusement, elle prit sa route.

Clarissa devina, comprit : elle avait vu quelque chose de blanc, de magique, de rond, dans la main du valet de pied, un disque où était inscrit un nom – la Reine, le Prince de Galles, le Premier Ministre ? – qui, par son éclat, s’ouvrait un passage (voilà la voiture qui diminue, qui disparaît) vers Buckingham Palace où ce soir, au milieu des lustres qui scintillent, des dorures qui étincellent, se trouveront, la poitrine chamarrée de broderies, Hugh Whitbread et ses collègues, toute la société de l’Angleterre. Et Clarissa aussi donnait une soirée. Elle se redressa un peu. C’était vrai : elle se tiendrait au sommet de son escalier.

La voiture avait passé, laissant derrière elle, comme un léger sillage, un peu d’agitation dans les magasins de gants, de chapeaux, des deux côtés de Bond Street. Pendant quelques secondes, toutes les têtes se penchèrent dans la même direction, vers la devanture. En choisissant leurs gants – jusqu’au coude ? au-dessus du coude ? beiges ? gris perle ? – les femmes s’arrêtèrent. Quand elles reprirent leurs phrases, quelque chose était arrivé ; une chose de si peu d’importance qu’un instrument de précision assez sensible pour déceler un séisme survenu en Chine, n’aurait pu en enregistrer la vibration ; mais dans son ensemble, presque formidable, presque émouvante. Car, chez tous les chapeliers, chez tous les tailleurs, des gens qui ne se connaissaient pas se regardèrent et pensèrent aux morts, au drapeau, à l’Empire. Dans un public-house d’une petite rue, un colonial insulta la Maison de Windsor, ce qui entraîna des injures, des bocks brisés, une rixe générale. De l’autre côté de la rue, les échos résonnèrent, étranges, aux oreilles des jeunes filles qui choisissaient pour leurs noces du linge frais garni de purs rubans blancs. L’excitation causée par le passage de la voiture effleurait, en se dissipant, des choses très profondes.

La voiture, glissant vers Piccadilly, tourna dans St. James Street. De beaux hommes, des hommes de robuste apparence, des hommes bien mis avec leurs jaquettes, leurs dépassants blancs et leurs cheveux ramenés en arrière, qui, sans but précis, se trouvaient dans le bow-window de White, et regardaient au-dehors, les mains derrière les basques de leurs habits, comprirent instinctivement que la grandeur passait ; et la pâle lumière de l’immortelle présence les toucha comme elle avait touché Clarissa Dalloway. Aussitôt ils se redressèrent, ramenèrent leurs mains et parurent prêts à servir leur souverain jusqu’à la bouche du canon, s’il le fallait, comme leurs ancêtres avaient fait avant eux. Les bustes blancs, dans le fond, et les petites tables couvertes de numéros du Tatler et de bouteilles de soda semblaient approuver, évoquaient le blé ondoyant et les manoirs de l’Angleterre, et renvoyaient le bruit léger du moteur comme sous les voûtes d’une galerie acoustique une simple voix est renvoyée, sonore, amplifiée de toute la puissance d’une cathédrale. Moll Pratt, dans son châle, sur le trottoir, près de ses fleurs, acclamait le cher garçon (pour sûr c’était le Prince de Galles) et aurait bien lancé le prix d’un pot de bière – une gerbe de roses – dans St. James Street, rien que par joyeux mépris de la pauvreté, si elle n’avait senti sur elle le regard du constable qui décourageait son loyalisme de vieille Irlandaise. Les sentinelles de St. James saluèrent ; le policeman de la Reine Alexandra approuva.

Une petite foule s’était formée, cependant, aux portes de Buckingham Palace. Badauds, confiants, tous pauvres gens, ils attendaient, ils regardaient le Palais et son drapeau au vent, la statue de Victoria massive sur son monticule, admiraient les fontaines en gradins, les géraniums, se méprirent et acclamèrent l’automobile d’un simple promeneur, reprirent leur enthousiasme et le gardèrent intact, tandis que passaient d’autres voitures ; tout le temps le bruit s’accumulait dans leurs veines et les faisait tressaillir d’excitation à la pensée du Roi qui les regarderait, de la Reine qui s’inclinerait, du Prince qui saluerait, de la vie merveilleuse que Dieu accorde aux rois : les écuyers, les profondes révérences et la vieille maison de poupée de la Reine et la Princesse Mary qui a épousé un Anglais, et le Prince – ah ! le Prince ! il tenait étonnamment, disait-on, du vieux roi Édouard, beaucoup plus mince cependant. Le Prince vivait à St. James, mais pourquoi ne viendrait-il pas voir sa mère le matin ?

C’est ce que dit Sarah Bletchey qui tenait son bébé dans ses bras et battait du pied comme si elle était chez elle, au coin de son feu, à Pimlico, mais elle ne quittait pas le Mall des yeux, tandis qu’Émilie Coates dénombrait les fenêtres du Palais et pensait aux servantes (combien peut-il y en avoir !) et aux chambres à coucher (que de chambres à coucher !). Un vieux monsieur avec un terrier d’Aberdeen, des gens inoccupés grossirent la foule. Le petit Mr Bowley, qui vivait à l’Albany et qui était froid comme du marbre devant les profondes émotions de la vie, mais qui pouvait s’échauffer tout d’un coup, maladroitement, sentimentalement, devant cette sorte de chose – de pauvres femmes attendant pour voir passer la Reine, de pauvres femmes, de gentils petits enfants, des orphelins, des veuves, la Guerre… chut ! chut ! – avait vraiment des larmes dans les yeux. La brise qui soufflait, si chaude, le long du Mall, à travers les arbres minces, près des héros de bronze, déploya un drapeau dans la poitrine anglaise de Mr Bowley et il souleva son chapeau quand la voiture tourna dans le Mall, le tendit très haut quand la voiture approcha, laissa les pauvres mères de Pimlico se presser contre lui et se tint très droit. La voiture arriva.

Tout à coup, Mrs Coates regarda dans le ciel. Le bruit d’un aéroplane vibrait formidablement aux oreilles de la foule. Le voilà au-dessus des arbres, et derrière lui, formant des boucles et des tortillons, une fumée écrivait quelque chose, traçait des lettres dans le ciel ! Tout le monde regarda en l’air.

Il piqua du nez, s’élança tout droit, fit une boucle, fila, s’affaissa, se releva, et toujours, partout, flottait derrière lui une épaisse barre floconneuse de fumée blanche dont les boucles et les arabesques formaient des lettres sur le ciel. Quelles lettres ? Était-ce bien un C ? un E ? puis un L ? Un instant seulement, elles restèrent immobiles ; puis elles bougèrent et se brouillèrent et s’effacèrent au ciel ; et l’aéroplane s’élança plus loin et, dans un autre coin du ciel, se mit de nouveau à écrire un K, un E, un Y peut-être ?

« Glaxo ! » dit Mrs Coates d’une voix tendue et solennelle ; elle regardait en l’air et son bébé raide et pâle dans ses bras regardait en l’air.

« Kreemo ! » murmura Mrs Bletchey comme une somnambule. Tenant son chapeau parfaitement immobile, Mr Bowley regardait droit en l’air. Tout le long du Mall, les gens s’étaient arrêtés et levaient les yeux vers le ciel. Tandis qu’ils regardaient, le monde entier faisait silence et un vol de mouettes traversa le ciel, d’abord une qui conduisait, puis une autre, et dans cet extraordinaire silence, dans cette paix, cette pâleur, cette pureté, les cloches sonnèrent onze fois, et le son s’éteignit là-haut parmi les mouettes.

L’aéroplane vira, fila et fonça exactement où il voulait, vif, leste, comme un patineur. – « C’est un E », dit Mrs Bletchey – ou un danseur. – « C’est toffee », murmura Mr Bowley, et la voiture passa les portes et personne ne la regarda ; puis, arrêtant sa fumée, il s’élança plus loin encore et la fumée se dissipa et se joignit aux larges formes blanches des nuages.

Il était parti, derrière les nuages. Plus de bruit. Les nuages auxquels les lettres E, G, ou L s’étaient jointes s’avançaient librement, chargés, semblait-il, dans leur traversée d’ouest en est, d’une mission de la plus grande importance qui ne serait jamais révélée. Sûrement c’était cela, une mission de la plus grande importance. Puis, tout d’un coup, comme un train sort d’un tunnel, l’aéroplane bondit hors des nuages, avec ses boucles de fumée derrière lui, perçant les oreilles de toute la foule dans le Mail, dans Green Park, dans Piccadilly, dans Regent’s Street, dans Regent’s Park, et il descendit et il s’éleva et traça des lettres les unes après les autres. Quel mot écrivait-il ?

Lucrezia Warren Smith, assise à côté de son mari sur un banc dans la Grande Allée de Regent’s Park, leva la tête.

« Regarde, Septimus, regarde ! » cria-t-elle. Car le docteur Holmes lui avait dit de tâcher d’intéresser son mari (qui n’avait rien du tout de grave mais était un peu mal en point) aux choses extérieures.

« Tiens, pensa Septimus en regardant en l’air, les voilà qui me font des signaux ! » Pas en mots véritables, il ne pouvait pas encore comprendre leur langage, mais c’était assez clair, cette beauté exquise ! et des larmes remplirent ses yeux tandis qu’il regardait les mots de fumée et qu’il les voyait répandre sur lui, avec une charité inépuisable, avec une joyeuse bonté, des formes et des formes d’une beauté inouïe ; et il n’aurait qu’à regarder toujours et on lui prodiguerait pour rien de la beauté, plus de beauté encore ! Des larmes coulèrent le long de ses joues.

« C’était toffee, c’était une réclame pour du toffee », expliqua une nurse à Rezia. Ensemble ils commencèrent à épeler t… o… f…

« K… R… » dit la nurse, et Septimus l’entendit prononcer, Ka, Er, tout près de son oreille, profondément, doucement, d’un accent moelleux, mais aussi avec une rudesse pareille à celle du cri des cigales qui le chatouillait délicieusement et lui envoyait au cerveau des ondes sonores, qui se brisaient en se choquant. Quelle merveilleuse découverte que la voix humaine, dans certaines conditions atmosphériques (car il faut être scientifique, avant tout scientifique), puisse donner la vie aux arbres ! Heureusement Rezia posa sur son genou une main d’un poids terrible, et le maintint cloué au sol, car ces ormes qui tombaient puis se redressaient, tombaient, se redressaient encore, – avec toutes leurs feuilles allumées et leur couleur claire d’abord, puis fonçant du bleu au vert des vagues profondes, comme des panaches sur la tête des chevaux, des plumes sur la tête des femmes, – ces ormes qui tombaient puis se redressaient si superbement, si fièrement, l’auraient rendu fou. Mais il ne voulait pas devenir fou. Il allait fermer les yeux. Il ne regarderait plus.

Les ormes lui faisaient signe ; les feuilles étaient vivantes, les arbres étaient vivants. Et les feuilles unies par des millions de fibres à son corps, là, sur le banc, descendant et montant, l’éventaient. Quand la branche s’étendait, lui aussi suivait le mouvement. Les moineaux voletant, s’élevant et retombant en nappes découpées, faisaient partie du décor : du bleu et du blanc barré de branches noires. Les sons produisaient des harmonies préméditées ; les intervalles, entre eux, étaient aussi expressifs que les sons. Un enfant cria. Très loin, une trompe sonna. Tout cela, pris ensemble, signifiait la naissance d’une nouvelle religion…

« Septimus ! » dit Rezia. Il tressaillit violemment. On devait le remarquer.

« Je vais marcher jusqu’à la fontaine, et je reviendrai ! » dit-elle.

Elle ne pouvait plus y tenir. Le docteur Holmes avait beau dire que ce n’était rien. Elle aurait mieux aimé qu’il fût mort ! Comment rester à côté de lui quand il avait ce regard fixe et qu’il ne la voyait pas et qu’il faisait paraître tout terrible : le ciel et l’arbre, les enfants qui jouaient, traînaient leurs chariots, sifflaient, tombaient ; tout était terrible. Et il ne se tuerait pas ; et elle ne pouvait se confier à personne. « Septimus a trop travaillé », c’est tout ce qu’elle pouvait dire, même à sa mère. Aimer rend solitaire, pensa-t-elle. Elle ne pouvait se confier à personne, pas même à Septimus à présent. Elle se retourna et l’aperçut, avec son pardessus râpé, assis tout seul sur le banc, le dos rond, le regard fixe. C’était lâche pour un homme de dire qu’il se tuerait, mais Septimus avait fait la guerre, il était brave ; ce n’était plus Septimus à présent. Si elle mettait son col de dentelle, si elle mettait son chapeau neuf, il ne s’en apercevait même pas ! il était heureux sans elle. Rien ne pourrait la rendre heureuse sans lui. Rien ! Il était égoïste. Comme tous les hommes. Car il n’était pas malade. Le docteur Holmes disait qu’il n’avait rien. Elle étendit sa main. Voyez ! son alliance glissait, elle avait tant maigri. C’était elle qui souffrait, mais elle n’avait personne à qui le dire.

Loin était l’Italie, et les blanches maisons et la chambre où ses sœurs faisaient des chapeaux, et les rues pleines tous les soirs de gens qui n’étaient pas à demi morts comme ceux d’ici qu’on voit enfoncés dans leurs fauteuils roulants, devant quelques vilaines plantes en pots.

« Si vous voyiez les jardins de Milan ! » dit-elle tout haut. Mais à qui ?