Noire est la pluie - Bertrand Dumeste - E-Book

Noire est la pluie E-Book

Bertrand Dumeste

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Beschreibung

Maud Beloze est "croquemort digital", elle efface les traces des morts sur Internet, et va découvrir que certains secrets feraient mieux d'être enterrés...

L’utilisation d’Internet laisse de nombreuses traces numériques : historique, comptes, identifications bancaires, mots de passe… Des réseaux sociaux en passant par des abonnements à des revues, tout est sauvegardé. Au décès d’une personne, ces données restent en ligne, accessibles en quelques clics. La famille du défunt peut alors faire appel à un croquemort digital qui est chargé d’effacer ces traces et de procéder ainsi à de véritables obsèques numériques. C’est le métier que pratique Maud Beloze. Envoyée pour une mission spéciale, elle découvre avec effroi qu’il vaut mieux que les morts emportent certains de leurs secrets dans la tombe…

Découvrez cette enquête originale alliant numérique et dangers !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après des études de lettres modernes, Bertrand Dumeste a longtemps été tiraillé entre les livres et les bancs de l’école. D’abord professeur puis libraire, il est aujourd’hui en passe de retourner vers l’enseignement.

L’écriture, il la pratique depuis qu’il a eu un stylo entre les mains. Ouvert à tout, il a écrit de nombreuses nouvelles, dont certaines ont été primées lors de concours, mais aussi des contes pour enfants et des scenarii de courts-métrages. Meurtre sur le Bassin est son premier roman.

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Noire est la pluie

© 2020 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Bertrand Dumeste Noire

est la pluie

À Vinciane, Juliette et Olivia, qui savent mettre du soleil dans chaque jour de pluie.

– I –

 Crocodile Tears, Little Hurricane

Les cris se répandaient sur les murs comme des taches de peinture qu’on aurait jetées au hasard. S’ils avaient pu, les types des tableaux se seraient protégés et les femmes auraient rougi. Y’a que le Christ dans son cadre doré qui n’aurait rien dit parce qu’il est déjà mort et qu’il sait que les morts, ça ne la ramène pas, ça n’ouvre même plus sa gueule quand ça a quelque chose à dire. Ça crie juste parfois, de ce plaisir qui se donne et qui se prend.

Les souvenirs, c’est comme la poussière, ça se fiche partout, sous les meubles et dans les coins. Maud Béloze observait le guéridon, la cheminée en marbre, elle dévisageait la Vénus de Milo qui n’osait même pas la regarder en face, et puis la tapisserie à fleurs et le canapé en velours cramoisi. Même si elle mettait les pieds pour la première fois dans la villa Rose-Alice de Pyla-sur-Mer, elle le connaissait déjà, au moins de vue, ce mobilier qui jurait avec les gens parce qu’ils ne vivaient pas à la même époque.

Sur la petite table basse au milieu du salon, elle avait posé un ordinateur qui diffusait une vidéo et elle seule avait les yeux levés. Elle avait déjà tout visionné mais de loin, d’un œil distrait, tandis qu’elle s’occupait à autre chose. Pas amatrice de ce genre de spectacle qui lui donnait la nausée, bien qu’elle ait déjà vu pire. Pour passer le temps, elle s’amusait à deviner où telle et telle scène avait été jouée. Même si le film est dégueulasse, ce n’est pas tous les jours qu’on a la chance de se retrouver sur un lieu de tournage. Faut mettre de la magie partout, dans le crade et le scabreux aussi.

Ce secrétaire en bois verni avec des couleurs brunes, elle était sûre que c’était là-dessus que la vieille s’était fait prendre en levrette, car elle se souvenait s’être demandée comment le meuble, avec ses pieds élancés de biche fragile, pouvait résister à des assauts d’une telle sauvagerie. Le ficus dans le coin, elle l’avait aperçu dans « Old Lady takes facial » où on ne voyait quasiment que lui. Et puis il y avait cette scène de chasse en canevas qu’on pouvait admirer dans le fameux gang-bang où ses partenaires devaient bien se mettre à quatre pour totaliser son âge. Maud se pencha un peu sur la droite pour essayer de distinguer, au bout d’un couloir, un peu de la cuisine et de sa cuisinière en fonte. Le fameux quickie aux 250 000 vues. Comme elle aurait également voulu visiter la salle de bains, la remise, le patio, le cabanon, la cave et la chambre, bien entendu. Les voisins l’ignoraient sans doute, mais la villa Rose-Alice était un studio de cinéma à portée de main.

Des silences gênés et de consternation naquirent des silences d’orgueil bafoué, des silences assassins. L’orage se préparait. Sous les pieds lourds s’enfonçant dans la moquette, dans les poings qui se fermaient sur les accoudoirs, autour des yeux qui se gorgeaient de haine et des veines qui gonflaient à se fendre, à cracher le venin de ceux qui, toujours, cherchent une tête à poser sur un plateau d’argent ou un bouc pour nourrir le diable dans le désert.

Quand un type sculpté dans du roc et de cinquante ans son cadet retourna l’octogénaire pour lui enfoncer dans l’anus un membre raide comme un barreau de chaise et dur comme de l’acier trempé, Hervé Duthil appuya sur la barre d’espace.

— Je pense qu’on peut arrêter là, dit-il d’une voix enrouée qui trahissait sa gêne.

Il avait sans doute raison. Il y a des angles sous lesquels il vaut mieux ne pas connaître sa mère.

— Je t’ai déjà dit que je veux pas aller à ces rendez-vous. Je suis pas à l’aise avec les familles.

Maud regrettait de ne pas avoir tenu ses engagements, de s’être déplacée jusqu’à l’agence. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait exigé de travailler depuis chez elle. La mort est toujours plus terrifiante quand elle se lit dans les yeux des autres.

— Ce sont des clients importants, avait cru bon de préciser Hervé Duthil. Tu es la mieux placée pour expliquer ton travail. La plupart du temps, moi j’y pige que dalle.

Maud s’était donc retrouvée assise là, sur un fauteuil baroque aux boiseries laquées ivoire et recouvertes de feuilles d’or à regarder une femme de presque cinquante ans écraser son nez dans un mouchoir brodé et le recouvrir de morve dans un bruit de vieille trompette. L’envie de s’en moquer, de rire intérieurement, la prit, puis lui passa. En fin de compte, elle s’apercevait que la mort avait sur elle le même effet que sur les autres. À son contact, elle devenait plus tolérante et passait outre les cris et les pleurs, les hystéries comme les crises d’angoisse. Elle se contentait d’accepter en silence, et même, parfois, de poser une main sur l’épaule et d’afficher un sourire complaisant. Maud Béloze avait toujours considéré cela moins comme une expression de notre humanité que comme un reste d’éducation. Très tôt, les enfants apprennent à fermer leur gueule dans les moments graves.

La femme au mouchoir avait les narines rougies et un peu enflammées de les avoir trop sollicitées. Ses traits étaient tirés, son visage pâle. Elle dormait peu, mangeait presque rien. D’ici une semaine, elle perdrait quelques kilos. Elle n’avait pas la force nécessaire pour supporter ce deuil et ne s’en remettrait sans doute jamais.

À côté d’elle, un type un peu plus jeune, presque un gamin, la tignasse vaincue par un litre de gel et un peigne tyrannique. L’air hagard, perdu, comme soufflé par une explosion : il n’avait pas encore saisi toute l’étendue du cataclysme. Si on le lui avait proposé, il aurait donné tout ce qu’il possédait au monde pour être n’importe où sauf ici.

De l’autre côté du canapé, leur frère à tous deux. Une espèce de roc, plutôt beau mec, grand et large d’épaules, qui toisait Maud et Hervé Duthil de son regard mi-clos comme un soldat prêt à monter à l’assaut. Il portait un costard sur mesure et une cravate rayée de rouge parfaitement nouée. Lui non plus n’avait pas envie d’être là mais ce n’était pas pareil. Lui, il détestait perdre son temps. Maud pouvait le voir à ses ongles rongés jusqu’au sang et à sa montre Omega qu’il consultait nerveusement.

Leur mère à tous trois était morte trois jours plus tôt, chez elle, à quatre-vingt-un ans, d’une crise cardiaque tandis qu’elle surfait sur son ordinateur. En l’apprenant, Maud avait souri : c’est sans doute comme ça qu’elle finirait elle aussi. Sur le canapé, ils ne formaient pas un bloc uniforme, des Lego emboîtés pour affronter le deuil. Ils assumaient bien au contraire leurs différences. Les deux frères et la sœur se fréquentaient sans doute peu.

— Excusez-moi, dit la femme en repliant soigneusement son mouchoir sur les cuisses.

— Il n’y a pas de quoi, madame, répondit Hervé Duthil d’une voix douce. Nous comprenons parfaitement.

— Merci.

— Nous pouvons continuer, peut-être ? demanda le frère aîné sans empathie pour sa sœur.

— Bien entendu. Selon votre souhait et la formule à laquelle vous avez souscrit, ma collaboratrice a procédé aux obsèques numériques de votre mère. Mademoiselle Béloze, voulez-vous bien nous faire un compte-rendu ?

Dans la vie de tous les jours, Hervé Duthil tutoyait Maud. Il l’appelait « miss » comme tous ces quadragénaires crétins qui y voient la plus belle des politesses. Ses yeux louchaient sur son décolleté et ses fesses, mais il était persuadé qu’elle n’avait rien remarqué. Il traînait pas mal dans les bars avec ses potes du collège Henri Dheurle, les seuls qu’il ait jamais eus. C’est lors d’une de ces soirées arrosées qu’il avait rencontré Laura, une fleuriste de vingt-sept ans, qu’il baisait trois fois par semaine dans sa voiture ou dans la chambre 12 de l’hôtel Atlantique au bord de la voie rapide, avant de s’empresser de noyer ses conversations Messenger sous les détails les plus salaces. Il revenait toujours auprès d’Adèle, son épouse depuis onze ans, avec le sourire du parfait mari. Éperdument amoureux d’elle, il aurait juré sur tout ce qu’il y avait de plus beau qu’elle était la plus fidèle des femmes. Adèle se laissait pourtant draguer par Jean-Baptiste, un éphèbe tout droit débarqué de Martinique, qui déposait des origamis sur son bureau et qui lui citait des répliques de films suédois que personne n’avait jamais vus. Et quand elle prenait des bains, elle se mettait à rêver de promenades sur des plages de sable fin, de langoustines cuites au barbecue et de sexe torride à l’ombre des cocotiers.

Hacker Hervé Duthil avait été un jeu d’enfant. Enfin, non, pas un jeu. Découvrir que son patron utilisait « bogossdu33 » comme mot de passe n’avait rien d’amusant. Sa femme avait fait preuve de plus d’imagination, même si associer le prénom de son chat avec la date de sa disparition n’était pas non plus l’idée du siècle.

Le frère aîné, le roc à la montre de luxe, jeta un regard dédaigneux sur l’ordinateur que Maud sortit de son sac. Serpent se mordant la queue, mouton noir échappé du troupeau, diable s’arrachant les cornes, une armée de stickers disparate s’y déployait sans ordre ni discipline, brisant de son insolence la solennité du moment.

— Bien, commença-t-elle. J’ai prévenu de son décès tous les contacts mail de votre mère ainsi que du lieu et de la date de ses obsèques. J’ai également laissé un message sur son profil Facebook avec la photo que vous m’avez fournie. Je supprimerai ces deux comptes vingt-quatre heures après l’inhumation.

Elle parlait machinalement, sans y mettre les formes ni adopter un ton cérémonieux. Son phrasé était même un peu trop rapide. La sœur en fut décontenancée.

— Entre-temps, j’ai pris soin de fermer chacun de ses comptes sur les sites de commerce, comme Amazon et Intermarché, et j’ai résilié son abonnement à sudouest.fr.

Là, Maud marqua un temps et leva les yeux par-dessus son écran. Le frère aîné affichait une moue quelque peu contrariée. Pas besoin d’être médium pour comprendre ce qui se passait dans sa tête. Il n’appréciait que très peu le manque de solennité de Maud. Ses épaisses chaussures qu’elle n’avait pas lacées jusqu’en haut, son short en jean délavé, son t-shirt à l’effigie des Kills, ses piercings, ses tatouages, même sa longue crinière qu’elle avait oublié de coiffer, tout en elle le révulsait. Elle pouvait le sentir.

— C’est bien, déclara la sœur sans lever les yeux de son mouchoir qu’elle avait plié et replié une bonne dizaine de fois. Je vous remercie de votre travail, mademoiselle.

Maud fit un sourire poli.

— Bien, je pense que… commença Hervé Duthil.

— Concernant l’autre identité de votre mère… interrompit Maud.

Les trois frères et sœur écarquillèrent de grands yeux.

— Je vous demande pardon ? Quelle autre identité ?

— Votre mère fréquentait assidûment les sites pour adultes. Sous les pseudonymes de Desirea, Felatio ou Zula la Lionne de Tunis, elle s’exhibait dans des salons privés via webcam.

Le frère aîné se leva d’un bond et pointa un doigt menaçant vers Maud.

— Mais pour qui vous prenez-vous ? Comment osez-vous proférer de telles atrocités sur ma mère ?

S’attendant à ce genre de réaction, Maud ne sourcilla même pas.

— Tunis ? s’interrogea la sœur. Mais c’est là qu’elle a rencontré papa.

Tandis qu’Hervé essuyait à sa place les premières tornades hurlantes, Maud baissa les yeux vers son écran.

— Elle tournait également des vidéos pornographiques, ajouta-t-elle d’une voix calme. Je pense que, comme moi, vous reconnaîtrez facilement les lieux.

Elle posa l’ordinateur sur la table basse et le tourna vers eux.

Jamais on avait traité Maud de petite pétasse avec tant de virulence. Mais ces mots crachés comme des lames de rasoir étaient comme un soldat sans munitions qui agite son fusil au-dessus de sa tête comme un bâton, comme un con, parce qu’il ne connaît pas d’autre langage.

Sans y prêter plus d’attention que cela méritait, elle reprit l’ordinateur et poursuivit son exposé. Au cœur des pleurs et des hurlements, sa voix posée agissait comme un baume. Le frère aîné se tut mais resta debout.

— Votre mère passait par Tor pour assurer son anonymat, mais utilisait sa boîte Gmail. Le routage en oignon se retrouve du coup totalement inefficace puisque Google connaît déjà son identité. Et puis, elle pensait sans doute que supprimer les mails d’inscription à « pornchan.com » résoudraient le problème. Mais elle ne les avait pas effacés du dossier mbox de la library.

Jargon obscur, phrasé rapide, cela suffit pour calmer les ardeurs, les velléités mauvaises. Maud avait vu juste. Le frère aîné, bouffi d’orgueil, se déstabilisait quand les choses échappaient à son contrôle.

— Mais qu’est-ce qui lui a pris ? demanda la sœur. Qu’est-elle allée chercher dans ces horreurs ?

— Sans doute la même chose que les autres, madame. Ce qui lui manquait dans sa vie. Peut-être qu’à cause de son grand âge, elle s’est dit qu’elle voulait tenter de nouvelles expériences pour ne pas mourir sans avoir essayé ce qui l’avait toujours fait fantasmer.

Maud vit la colère bouillir chez le frère aîné. Ses veines du cou apparurent soudainement très menaçantes.

— J’ai supprimé les vidéos de pornchan.com. Mais je les ai dénichées sur le disque dur de son ordinateur. Elles étaient cachées dans un dossier nommé « Souvenirs perso ». Je ne peux en revanche rien faire si ces vidéos ont été téléchargées par d’autres personnes. Elle entretenait notamment une relation régulière avec Braquemart616, un homme de trente-six ans, boucher-charcutier dans un petit village des Deux-Sèvres, dont j’ai ici les coordonnées mail, le numéro de téléphone ainsi que l’historique de leurs conversations.

Elle leur tendit une enveloppe kraft que le frère aîné prit comme si elle avait contenu de l’anthrax. À l’intérieur se trouvaient en réalité plusieurs feuillets et un DVD. Hacker Braquemart616 ne s’était pas révélé très compliqué non plus. Son mot de passe : « MisterBiggg » avec trois g. Pour faire encore plus gros sans doute.

— Mais où a-t-elle appris à faire ça ? C’est à peine si elle savait faire ses courses sur le net…

Maud laissa passer un silence. Elle observa d’abord la sœur, puis le frère aîné, enfin assis et plus silencieux que jamais, puis s’attarda sur le petit frère. Il faisait du cinq litres de sueur à la minute. Il la dévisagea comme si elle était sa vieille maîtresse qui allait l’envoyer au tableau réciter une fable de La Fontaine à laquelle il n’avait rien pigé.

Le frère aîné suivit son regard. Au terme de ses recherches, Maud avait flairé ce qu’il venait tout juste de saisir.

— Attends, c’est toi ! s’emporta-t-il.

Le petit frère poussa le cri d’un animal apeuré.

— C’est toi ! C’est toi ! hurla le frère aîné comme un roc brisé.

— Je ne savais pas ! Je vous jure que je ne savais pas !

Sans se soucier de leur sœur qui se trouvait assise entre eux ni même de la présence de Maud et d’Hervé, il sauta au cou de son jeune frère.

— Tu ne savais pas quoi ? Que maman faisait la pute grâce à toi ?

— Elle m’a juste demandé de l’aide pour utiliser la webcam, pleura-t-il. Et puis, elle voulait savoir comment se connecter à un tchat…

— Et t’as pas fait le rapprochement ! Mais t’es qu’un abruti !

Il balança plusieurs coups de poing dans la figure de son frère. La sœur se mit à crier.

— Connard ! Raté ! Espèce de crétin congénital ! C’est ta faute ! C’est ta faute !

Hervé Duthil se précipita pour les séparer tandis que Maud rangeait tranquillement l’ordinateur dans son sac. Son attention fut alors attirée par un portrait discret cerné de ruban noir, posé sur une petite table près de la fenêtre. Avec sa tête de Mamie Nova, la vedette du jour y souriait de toutes ses dents, un gros chat persan dans les bras.

– II –

 Blood Like Lemonade, Morcheeba

Moins d’un quart d’heure plus tard, la berline noire d’Hervé Duthil descendait du Pyla pour rejoindre le centre-ville.

— Eh ben, tu peux te vanter d’avoir mis un sacré bordel.

Il n’allait pas l’engueuler. Il ne l’engueulerait jamais. Hervé Duthil était de ces hommes qui s’écrasent pour tout, mais qui ne sont pourtant pas dénués de courage. Un courage d’imbécile heureux au nom duquel il répétait les conneries à la cadence d’une mitraillette à sourires.

— Les gens voient toujours leurs parents comme des saints, répondit Maud le regard perdu dans le défilé des villas délaissées pour l’hiver. Surtout leur mère. En réalité, ce sont des êtres humains comme les autres. Avec leurs faiblesses, leurs désirs, leurs perversions.

— La tienne aussi ?

— La mienne ? demanda Maud en se tournant vers lui. La mienne, elle a eu la bonne idée de mourir avant que je me mette à la détester comme mon père.

Et, sans attendre une réponse ou un sourire compatissant, Maud retourna à son observation lascive. Le reste du trajet se passa dans un silence de cathédrale.

Arrivés devant l’agence Lebran-Delienne dont il était le gérant, Hervé lui demanda si elle ne voulait pas rester. Son regard s’attarda sur sa main posée sur la poignée de la porte. Derrière l’attendaient un petit bureau calé dans un coin qui râpait la peinture des murs à chaque frottement, une chaise qui donnait mal aux fesses et dans son pot en terre cuite, un cactus ridicule qu’elle n’arrosait jamais. Et puis, la journée, voir défiler des vieux qui se sont déjà fait une raison, qui se sont déjà enterrés eux-mêmes. Et des jeunes aussi qui veulent ce qu’il y a de mieux pour leur père et leur mère parce que c’est ce qu’ils auraient voulu et que ça se fait quand même. Toute la journée, voir Hervé Duthil sourire poliment, prendre des airs de circonstance et compter son argent, aussi, espérer que les clients opteraient pour le modèle le plus onéreux qui lui laisserait une belle marge. Le pire, c’est qu’il n’était pas un mauvais homme. Sa compassion était réelle, son empathie non simulée, mais fallait bien vivre, hein ? Une entreprise qui ne fait pas de profit, c’est une entreprise qui meurt. Un comble pour la profession.

— Non merci, répondit-elle.

Et elle s’engouffra dans la rue.

Trois mois.

Trois mois que Maud avait claqué son boulot de barmaid dont elle avait fini par se lasser. De l’odeur de l’alcool et du graillon, des rires d’ivresse comme des bastons de soûlards, des rails de coke sniffés dans les chiottes et des pipes aussi, des plans drague à la con comme des filles qui disent jamais non, par manque de vocabulaire. Lassée surtout de cet état d’urgence qui fait que les corps électriques arrivent à la surcharge et qu’on reste planté là, à les regarder exploser sans nous, à se dire qu’on n’est peut-être pas à sa place. Vaut mieux être un feu d’artifice qu’une étoile qui ne sait pas comment on fait pour filer.

Trois mois que sa mère avait pesté pour la dernière fois. Avec, comme il se doit, assez de tuyaux pour refaire toute la plomberie et ce regard vague qui dit que le cerveau a déjà foutu le camp, que le corps est tout seul pour assurer la maintenance de la machinerie. Et on sait qu’il ne va pas y arriver, qu’une fois que, dans les orbites, le contremaître s’est fait la malle dans la nuit, qu’il a délocalisé sans prévenir personne, il n’y a plus d’espoir. Mais on est comme le cœur, on s’accroche, on vient tous les jours pour être là, pour être présent, on vient même pour chialer et pourtant, on sait que ce corps dans le lit de la chambre 212, ce n’est plus la personne que l’on connaît, que c’est juste un corps et des tuyaux et cette putain de machine qui fait bip-bip.

Trois mois que Maud s’était retrouvée plus seule que jamais. Comme si l’absence de sa mère se remarquait par son trop-plein de présence. Dans les étagères de son appartement, dans sa façon de coiffer ses cheveux ou de cuire les lasagnes, même dans ses colères et ses migraines, elle était là, infinité d’invisibles qui se glissaient entre les pages des livres, dans les scènes des films, les miettes de pain sur le comptoir et les peluches du tapis.

Trois mois qu’elle n’avait plus d’attaches que son père qu’elle détestait pour l’amour qu’il lui avait donné et qu’il lui avait repris, pour la confiance aussi, et puis deux petits frère et sœur qu’elle appelait ses demis, mais n’en étaient même pas un quart puisque de commun, ils n’avaient ni papa ni maman.

Trois mois à fumer des joints et à boire aussi, à gueuler plus fort et à gueuler plus haut, à se resservir de la vodka, à se battre et se tordre, à brûler et à se brûler, à baiser et à se faire baiser, à rouler vite dans les rues, à péter les assiettes et à chialer aussi. À lui faire des reproches et à lui en vouloir, à regretter ses colères, à regretter sa lâcheté et son abandon, à se resservir, à remettre le couvert, à se consumer, à haïr et à se haïr, à bosser pour payer son loyer, pour payer ses clopes et ses boissons, payer pour voir le soleil se lever le matin suivant, pour un peu de temps, un peu plus, juste un peu, pour atteindre le fond.

Trois mois que Maud avait trébuché.

Et qu’elle attendait les yeux fermés de prouver les lois de la gravité.

Le curseur blanc clignotait sur le fond noir de l’invite de commande.

Parfois, elle se figeait comme ça. Attendre, les yeux fixés dessus mais sans le regarder. Attendre que son corps bouge le premier, qu’une impulsion électrique descende jusqu’à ses mains.

Ça arrivait toujours.

D’un coup, ses mains se mouvaient, très vite, toujours plus vite. Elle se lançait et c’était tout. Sur un clavier, rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Et autour d’elle le monde pouvait bien cramer qu’elle n’aurait pas levé les fesses. Son deux-pièces, rue Jean-de-Grailly, tombait dans ce silence studieux des bibliothèques et même les bruits de la rue se prenaient à chuchoter.

Faire la fossoyeuse numérique pour les pompes funèbres Lebran-Dellienne, c’était juste une façade. S’amuser avec la vie et la mort des autres, c’était toujours mieux que de le faire avec la sienne. Et puis, fallait bien qu’elle ait un moyen légal de gagner de l’argent. Histoire de rassurer son banquier.

Parce que ses mains, Maud les mettait surtout à profit pour d’autres activités, plus souterraines. Craquer des mots de passe, ouvrir la porte des réseaux, uploader du logiciel, bouffer du code, tout cela lui rapportait pas mal. Assez pour se priver des angoisses de fin de mois en tout cas.

Elle avait même créé son propre site sur le dark web, au fin fond d’Internet, un pays qui l’avait toujours fait kiffer. Plein de pervers et de terroristes, c’est sûr, mais à peine plus que sur Facebook.

The Dead Hackers Society.

Un nom choisi à dessein. Pour tout un tas de raisons. Surtout une : ce nom suggérait un groupe de plusieurs membres dont elle occupait cependant le seul et unique poste. C’était la protection idéale. Si elle se faisait choper, on chercherait à atteindre ses complices avant de la mettre sous les verrous. Au pire, elle négocierait sa libération en les vendant.

Alex, Peter, Fatima, Aidan, Björn, Felaz, Pedro, Joana, Sandro, Paul, Tomar, Veronika, Abdul, Kim, Toshiro, Julian, Felicia, Najmeh, Étienne, Radu.

Ils étaient nombreux chez The Dead Hackers Society. On pouvait les contacter et les recruter via le forum de son site dont l’adresse en .onion changeait régulièrement. Si l’un d’entre eux était la cible de menaces ou mettait les pieds là où il ne fallait pas, elle l’éliminait. Direct et sans cérémonie. D’une balle à l’arrière du crâne ou d’un plongeon dans la rivière avec des chaussures en béton, selon son imagination du moment. C’était rapide et définitif.

De toute façon, il existait des millions de candidats de par le monde prêts à se donner corps et âme à Maud. Elle n’avait qu’à choisir un prénom au hasard. C’était terriblement jouissif. Surtout, cela lui procurait un anonymat presque total qui là encore assurait sa protection.

Et dire qu’elle avait eu cette idée en repensant à cette réflexion sur le fait que les Anonymous étaient peut-être une seule et même personne.

Son portable vibra. Un SMS.

— Tu serais intéressée par une mission spéciale ? lui demanda Hervé Duthil.

L’art d’enjoliver les choses, de faire croire aux gens qu’ils sont plus importants qu’ils ne le sont en réalité. Le mensonge commun des managers. Maud n’était pas salariée chez Lebran-Delienne mais indépendante. Toutes ses missions étaient donc spéciales.

— T’entends quoi par là ?

— Notre antenne d’Oléron a besoin de quelqu’un de ton talent. Ce serait l’affaire de deux semaines grand max. Tu aurais un logement et tes frais de déplacement seraient payés bien entendu.

Oléron. Elle ouvrit Lilo et vérifia où ça se trouvait. Elle avait toujours été une bille en géographie.

— Il faudrait partir quand ?

— Ce soir.

Elle vérifia l’heure. Quinze heures. Putain, il faisait vraiment chier.

— Ce soir ?

— Je viens d’avoir l’information à l’instant. Et j’ai de suite pensé à toi.

Forcément. Il n’avait qu’elle sous la main.

— D’après ce que j’ai compris, c’est un client très privilégié dont le père est décédé début octobre. Son fils aurait besoin de faire faire le ménage. Apparemment, c’était un sacré no-life niveau Internet. Il avait des comptes partout, sur des forums et tout.

Ça pouvait être intéressant. Pas question cette fois d’avertir les proches sur les réseaux sociaux, de répondre à chaque question, de mettre un like ou un smiley qui pleure sous chaque commentaire. Il s’agissait de faire de l’investigation et sûrement contourner une ou deux protections et les lois qui vont avec.

— Je peux très bien le faire d’ici.

— Ah bon ? C’est possible ça ?

Évidemment que c’était possible. C’est Internet, andouille. En ce moment même, Maud lisait les dernières confessions d’Adèle à sa meilleure amie sur Messenger. Il y avait eu encore plus de remous que d’habitude dans son bain.

— Je peux téléphoner à leur client, lui demander d’activer la connexion bureau à distance. Après, j’aurai la main sur son ordinateur.

— Wow ! Ça fiche les ch’tons.

Il avait fait une faute d’orthographe et ajouté trois smileys façon Cri de Munch. Mais ce qui agaçait le plus Maud, c’était son ignorance et sa crédulité.

— De toute façon, continua-t-il, tu peux oublier l’idée. Il a scrupuleusement exigé qu’il voulait quelqu’un devant lui, en chair et en os. Qu’il voulait même le rencontrer avant qu’il ne commence quoi que ce soit.

— C’est moi, le « il » ?

— Ouais bon, tu vois ce que je veux dire.

Plutôt, oui. Maud avait une décision à prendre. Du genre rapide.

— Alors, miss, tu décides quoi ?

Si elle avait pu hésiter au début, ce « miss » acheva de la décider. Deux semaines loin d’Hervé Duthil, ça ne pouvait être que bénéfique.

— OK, dit-elle.

— Parfait ! Je préviens l’agence d’Oléron. Toi, fais tes valises. Je t’envoie ton billet de train par mail.

Elle se leva pour chercher sa valise lorsque son téléphone vibra de nouveau.

— Oh, Maud. Ça m’embête de te demander ça, mais… Dis, tu ne veux pas faire un effort sur ta tenue ? Ça peut choquer certains de nos clients. C’est une période difficile pour eux, et tu sais, les convenances… Pas que ça me dérange, moi, hein ? J’adore ton look. Mais voilà, on a des clients, on est une société sérieuse. Même ton ordinateur, là, tous ces stickers.

— C’est quoi déjà le slogan de la boîte ?

— « Nous sommes au service des défunts ».

— Quand un macchabée viendra se plaindre de moi, je te promets que j’y réfléchirai.

– III –

 Otherside, Red Hot Chili Peppers

La pluie assourdissante autour d’elle hurlait. Elle ne prenait pas la peine de sautiller entre les flaques, inondée qu’elle était dans ses pieds, dans son cou, ni de longer les murs car aucune voiture ne venait l’éclabousser. Seules quelques gouttières lui vomissaient dessus une eau sombre et glaciale.

La mer rugissait comme un fauve lointain qu’elle débusquait parfois par une crête blanche telle une craie jetée sur un tableau noir. Elle avait cette impression, grandissante, qu’elle entrait dans une ville morte où les rares lumières qu’elle apercevait étaient celles de maisons abandonnées par leurs propriétaires partis en oubliant d’éteindre. En cette nuit de novembre, Saint-Trojan-les-Bains n’avait jamais aussi mal porté son nom.

— Je ne vais pas plus loin, avait-elle dit comme une sentence, sa conductrice.

Le prétexte du détour et de la nuit qui s’avançait, de la fatigue qui s’abattait sur ses épaules et de la prudence, cette déesse susceptible qu’il valait mieux ne pas froisser, Maud ne l’avait pas vu venir. Lasse, elle aussi, par de nombreuses nuits de mauvais sommeil, la répartie anesthésiée, elle n’avait pas réagi.

— Mais en marchant par là, tu seras arrivée dans ta rue en moins de dix minutes.

Voilà presque une demi-heure que Maud marchait. Une demi-heure qu’elle maudissait la pluie soudaine et son covoiturage. Une demi-heure qu’elle pensait à des représailles.

En la prenant à la gare de Saintes, Émilie s’était engagée à la déposer juste devant sa porte, bien sûr, avec grand plaisir. Mais à vingt-trois heures passées, son engagement avait disparu plus vite que l’eau à marée basse. La plupart des gens auraient laissé une note négative et un commentaire assassin sur BlaBlaCar. Mais Maud n’était pas comme la plupart des gens qui ne pouvaient, façon, pas faire grand-chose de plus. Elle connaissait son prénom, son adresse mail, son numéro de téléphone et, désormais, après avoir voyagé avec elle, sa ville, son métier, ses goûts musicaux, le dernier film qu’elle avait vu au ciné, autant d’informations qui pourraient s’avérer utiles quand elle déciderait de la hacker. Elle ne lui ferait pas grand mal, juste une petite vengeance de rien du tout pour marquer le coup. Rétablir l’équilibre. Œil pour œil, dent pour dent et bien fait pour ta gueule.

Comme les autres, la maison était gagnée par l’obscurité. Fouettée par les vents, les volets clos, elle n’avait rien du havre chaleureux que Maud s’était imaginé sur le chemin. Elle ouvrit le petit portail en bois qui ne tenait debout que par la force de l’habitude et s’avança jusqu’à la porte. Elle frappa trois fois, lourdement. La pluie de novembre qui s’abattait sur elle avait engourdi ses membres.

Sans attendre, elle frappa de nouveau, trois fois.

Elle s’éloigna de la porte, essaya de percevoir de la lumière à l’étage. Puis regarda autour d’elle. Il y avait une voiture garée dans le jardin. Quelqu’un était sans doute là. Quelqu’un qui s’était couché parce qu’elle avait trop tardé.Et qui, dans son sommeil, n’entendait rien à cause de la pluie et du vent.

Un frisson la prit.

Elle frappa de nouveau trois coups, très fort.

— Putain, laissa-t-elle échapper.

La perspective de devoir dormir dehors, calée contre la porte ou sous un avant-toit venait de lui surgir dans le crâne.

Elle vérifia ses SMS. Les coordonnées de la propriétaire, Mme Kolini, y figuraient.

Le numéro sonna, sonna, mais resta muet. Elle s’éloigna de nouveau, regarda à l’étage, puis retourna dans la rue. Pas l’ombre d’une maison éclairée.

C’était encore un des plans foireux à la Hervé Duthil.

— Pourquoi est-ce qu’il faut partir aussi vite ?

— Le client a exigé de te voir dès demain matin.

— Exigé ?

— Il est extrêmement occupé et n’a que ce créneau de libre.

Le téléphone posé à côté de sa valise tandis que celle-ci se remplissait à vue d’œil, Maud discutait toujours par SMS.

— Et puis il a dit que c’est une affaire très urgente.

— Urgente ? Son père est pas mort y’a un mois ?

— Écoute, j’en sais pas plus que toi. Mais faut que tu sois à Oléron demain matin à la première heure.

Maud referma la valise d’un geste vif. Quelque chose ne sentait pas bon.

Elle s’avança d’un bond jusqu’à la porte et frappa une demi-douzaine de coups, très appuyés.

— Allez, putain ! Allez !

La lumière s’alluma à l’étage et le visage de Maud s’éclaira. Bientôt, la porte, de quelques centimètres, laissa entrevoir le visage surpris d’une femme, la soixantaine bien tassée.

— Oui ?

— Bonsoir, madame Kolini. Je suis Maud Béloze, on a dû vous téléphoner pour…

— Ah, c’est vous, les pompes funèbres ?

— Euh, oui… voilà.

Elle avait encore du mal à se faire à l’idée que c’était ça sa vie désormais.

— Entrez, entrez, ne restez pas sous cette pluie. Il est tard, je vous attendais un peu plus tôt.

Du haut de sa fragilité, avec ses cinquante kilos bien tassés et les sillons que la fatigue et le temps avaient dessinés dans son visage, Mme Kolini regardait Maud en levant la tête, plissant les yeux à cause de la lumière qui les abîmait. Elle partageait cette faiblesse qu’ont les arbres malades, rattrapés par l’âge et le poids des souvenirs et Maud se surprit à tendre le bras pour la soutenir, de peur de la voir s’effondrer, de se disperser en un nuage de poussière comme un mort-vivant qui aurait vu le soleil.

— Mon covoiturage n’a pas voulu m’emmener jusqu’ici. Elle m’a déposée à l’entrée du village.

— Et vous avez marché jusqu’ici ? Sous la pluie ?

— Oui, depuis plus d’une demi-heure.

— Ah oui, il y a bien ça. Dites donc, votre covoiturage, là, elle était pas sympa. Faut pas vous laisser faire, mademoiselle. Faut faire quelque chose.

— Oui, c’est prévu.

Dans sa tête, un seul mot tournait en boucle : vendetta.

— Bon, venez avec moi, je vous conduis à la maison. Ce n’est pas loin, c’est juste en face.

Maud avait bouclé sa valise en deux temps, trois mouvements, puis elle s’était précipitée vers la gare de La Teste. Hervé avait fait ce qu’il fallait : un billet pour Bordeaux, un autre pour Saintes. Il s’excusait cependant de ne pas pouvoir lui payer de taxi une fois sur place, ça l’embêtait, mais vu la conjoncture actuelle avec toute cette concurrence… Sans lire la suite du message, Maud se trouva un covoiturage pour rejoindre l’île d’Oléron.

Mme Kolini fit pénétrer Maud dans une maison totalement plongée dans l’obscurité.

— J’étais chez mes cousins de La Rochelle, expliqua la propriétaire. Je suis rentrée tard et je n’ai même pas eu le temps de préparer la maison, alors le compteur est débranché.

Elle s’éloigna, s’éclairant de la seule lumière de son téléphone.

— À vrai dire, je ne suis même pas entrée depuis l’état des lieux de sortie des précédents locataires.

Maud l’entendit actionner le bouton du disjoncteur et la lumière apparut.

Elle découvrit une maison étroite et ancienne aux pierres apparentes dont certaines semblaient littéralement sortir des murs. La porte d’entrée débouchait directement sur un salon meublé d’un seul canapé et d’une table basse Ikea et d’une cuisine ouverte tout équipée. Dans un coin, on devinait un escalier menant à l’étage.

Mme Kolini restait plantée dans la cuisine comme si elle attendait que Maud dise « Je le prends ». Mais que pouvait-elle dire d’autre au beau milieu de la nuit et de la pluie ? C’était mieux que l’hôtel. Et apparemment beaucoup moins cher.

— Bon, où est le piège ? demanda Maud lorsqu’elle fut bien installée dans le train Bordeaux-Saintes.

Son pressentiment ne l’avait pas quittée depuis plus d’une heure.

— Bah, y’a pas de piège ! répondit Hervé presque aussitôt.

Elle pouvait voir d’ici son œil gauche cligner frénétiquement. C’était toujours ainsi quand il mentait. Maud se demandait souvent pourquoi Adèle ne s’en était toujours pas aperçue.

— Sûr ?

— Sûr. C’est une mission spéciale, des clients importants.

Maud se demanda si « clients importants » signifiait qu’ils mouraient en masse et régulièrement.

— Tu as quinze jours pour faire un travail qui ne va t’en prendre que quatre, cinq grand max. Après, tu pourras profiter de l’île. Il paraît que c’est super sympa en cette saison quand les touristes sont partis.

— Je répète : où est le piège ?

Maud avait horreur de se répéter. La réponse mit cinq bonnes minutes à arriver. Elle en profita pour regarder autour d’elle. Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas accompli un long trajet en train. Depuis l’époque des vacances en famille, des pique-niques avalés sur le pouce, des cahiers de jeux achetés au point presse de la gare, des siestes impromptues le visage déformé sur la vitre, l’époque des sourires sur les photos et des étoiles dans les yeux, l’époque d’avant le divorce, d’avant le déluge.

— Écoute, Maud… je ne vois pas ce que tu attends que je te dise. Je t’envoie là-bas parce que j’ai confiance en tes talents. Tu es un atout précieux pour l’agence.

L’ennui avec les conversations SMS, c’est qu’on ne peut pas couper la parole. Quand votre interlocuteur débite des conneries à la cadence d’une mitraillette, on peut être sûr qu’il les débitera jusqu’au bout.

— Tu me donnes une mission à la dernière minute alors qu’on est loin de taffer dans un service d’urgence. Je dois prendre le premier train pour Oléron, tu me loues même un meublé pour quinze jours alors que je n’en ai besoin que de quatre. Et tu n’arrêtes pas de vanter mes mérites. Alors, je te le demande une dernière fois : où est le piège ?

Un smiley à la grise mine répondit à la place d’Hervé Duthil. Ça l’agaça encore plus.

— C’est la mission de ce matin, c’est ça ?

Elle avait vu juste. Elle savait qu’elle avait vu juste.

— Les héritiers Berelli ont appelé dès qu’on est arrivé à l’agence. Ils sont furieux.

— Ils ont pourtant eu ce qu’ils voulaient. Ils ont signé la décharge, non ?

— Oui, mais disons que tu leur as annoncé brutalement que leur mère décédée était une camgirl.

Elle ne se demanda pas comment il connaissait ce terme spécifique. Elle avait accès à son historique Internet.

— Et alors ? Vaut mieux ça que d’apprendre qu’elle vote Le Pen. Et puis, aux morts, on pardonne toujours tout.

— Et s’il leur prend de nous attaquer en diffamation ? Ou pour atteinte à leur vie privée ? L’image de l’agence est…

— Je me fous de l’image de l’agence.

— Je sais. Je le sais parfaitement. Et c’est justement pour ça que je pense qu’il vaudrait mieux que tu t’éloignes quelque temps.

— Attends, écrivit Maud après quelques secondes de réflexion. Tu me vires ?

Maud remercia Mme Kolini et referma la porte derrière elle.

Elle ôta ses vêtements mouillés qu’elle accrocha au portemanteau de l’entrée, prit sa serviette de bain dans sa valise et s’enroula à l’intérieur avant de s’affaler sur le canapé. Elle aurait bien offert un royaume ou deux pour un bon bain bien chaud, mais la proprio venait juste d’allumer le chauffe-eau. C’était raté pour ce soir.

Elle regarda autour d’elle. Pas de télé dans le salon. Pas grave, elle ne la regardait jamais, sauf parfois les quelques chaînes qui résistaient encore et toujours à l’envahisseur publicitaire. À la place, elle avait ses séries perso, rien que pour elle.

Elle s’appelait Sonia, était femme au foyer et cachait à sa famille que la journée, elle jouait au poker en ligne et avait déjà englouti une bonne partie du ménage.

Elle s’appelait Laurie et économisait sur son argent de poche pour se refaire les seins dès qu’elle aurait dix-huit ans.

Il s’appelait Yvan et sortait avec la sœur de son meilleur pote sans lui dire.

Elle s’appelait Roselyne et achetait trop de vêtements sur Zalando.

Chacun d’entre eux avait comme point commun d’avoir téléchargé le fichier « starwars9 » sur un site de torrent. Le fichier ne contenait pas grand-chose, à part un malware créé par Maud. Tous les soirs, elle s’installait sur son ordinateur et lisait leurs mails, suivait leurs conversations Messenger, apprenait à les connaître, les surveillait aussi. Quand elle ne les trouvait pas intéressants, elle arrêtait de les suivre, comme on le fait d’une série après plusieurs épisodes décevants.

C’était le cas de Tristan qui avait lu tout ce qu’il avait pu trouver sur les bombes et le moyen d’en fabriquer. Quand il avait également dessiné le plan de son lycée sur un logiciel d’architecte, elle avait prévenu la police. Tristan ne le savait pas encore, mais son personnage allait être supprimé.

— Non, je te vire pas. Je t’éloigne pour quelque temps. C’est tout.

— Quinze jours, tu crois vraiment que ça va suffire ?

— Tu as des congés à prendre, je crois ? Tu pourrais les utiliser dès ton retour et comme ça…

Il laissa sa phrase en suspens. Pile au moment où Maud lui aurait raccroché au nez. Mais cette conversation n’était pas une conversation téléphonique. C’était un échange de messages courts, concis, dans lesquels on ne pouvait pas lire les expressions de ses interlocuteurs. Elle n’avait jamais autant détesté les SMS qu’à ce moment-là.

Jusqu’à l’arrivée à Saintes, jusqu’à la fin du trajet et pour le reste de la nuit entière, elle ne lui répondit plus.

Pas d’autres portes au rez-de-chaussée. La chambre, la salle de bains, les toilettes même devaient donc se trouver à l’étage auquel on accédait par le petit escalier caché dans le coin.

C’était étrange de se retrouver là, de débarquer dans une maison inconnue en pleine nuit. Bien qu’elle ait appris depuis son adolescence à apprivoiser la nuit et à ne pas avoir peur de la pierre, elle se sentit un peu perdue dans cet environnement étranger, presque hostile. La maison semblait contenir tant de souvenirs qu’elle pouvait presque les sentir, les apercevoir sous leur forme diaphane tout autour d’elle.

Ce n’était pas le moment de se rappeler le nombre de films d’horreur qui commencent comme ça.

Dégoûtée à vie de toute forme de hiérarchie, Maud se promettait d’y renoncer pour le reste de ses jours. En attendant ce jour merveilleux, elle possédait suffisamment d’informations sur Hervé Duthil pour détruire son existence. Tout était déjà prêt depuis un moment à l’intérieur d’une clef USB marquée des initiales trompeuses HD. Il lui suffisait d’envoyer tout ça à sa femme et elle se sentirait beaucoup mieux après.

Elle n’en ferait pourtant rien. Pas pour le moment. Tout n’était pas encore foutu. Et puis elle se disait qu’une confrontation AFK, loin du clavier, ce n’était pas mal non plus. Peut-être que ça tournerait mal et qu’elle lui balancerait son cactus à la gueule ou l’attraperait par la cravate. Là aussi, elle se sentirait beaucoup mieux.

— Jamais plus, se jurait-elle, je ne laisserai quelqu’un avoir du pouvoir sur moi.

Et si elle n’avait pas trouvé cela complètement ridicule, elle aurait pris le couteau dans la poche arrière de son jean et elle aurait signé cette promesse de son sang.

Toujours emmitouflée dans sa serviette de bain qui lui tenait chaud, Maud alla plutôt chercher son ordinateur portable et retourna s’asseoir sur le canapé. Il lui fallait rassembler des informations sur les Berelli. Prendre les devants, assurer ses arrières, au cas où les choses empireraient. Elle n’avait pour commencer que l’identité de la sœur qu’elle dénicherait dans les dossiers de l’agence. C’était peu, mais elle avait le temps. Les quinze jours à Oléron lui donnaient suffisamment d’espace. Elle ne savait pas encore ce qu’elle allait trouver, mais il y aurait quelque chose. C’était une évidence. Le frère aîné avait des trucs à cacher. Maud le sentait autant que l’agressivité de son eau de Cologne.

– IV –

 Doing It To Death, The Kills

Planté dans son coin, les mains croisées devant lui comme un joueur de foot, Hervé Duthil faisait acte de présence. La crémation était en cours, bientôt un de ses collègues viendrait lui glisser à l’oreille que l’urne était prête et qu’il pouvait en avertir la famille.

La cérémonie avait été belle, très émouvante, avec des témoignages poignants et de belles photos. Une cérémonie comme il les aimait et qui laisserait un bon souvenir dans la mémoire des gens. Il avait veillé surtout à ce que chacun se sente à sa place, ne manque de rien. C’était pour lui le service plus, celui qui invitait à le recommander.

Les proches s’étaient ensuite réunis dans la salle d’attente où, par petits groupes, ils se remémoraient leurs souvenirs avec la défunte en écrasant une larme ou commentaient l’actualité avec un sourire obligé.