Meurtres au Ferret - Bertrand Dumeste - E-Book

Meurtres au Ferret E-Book

Bertrand Dumeste

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Beschreibung

Paul et Maryam ont tout pour être heureux... Jusqu'à leur assassinat sauvage !
L’amour, la jeunesse, la beauté, un travail de rêve, des amis précieux et une belle maison dans les 44 hectares au Cap-Ferret... la vie de Paul et Maryam pourrait s’étaler sur le papier glacé des magazines. Leur assassinat sauvage, un matin d’automne, laisse tout le monde sans voix. Voisins, famille, police, chacun essaie de rejouer les dernières heures, les derniers jours pour tenter de comprendre, de mettre une image sur l’indicible. Une question reste sur toutes les lèvres : Pourquoi le meurtrier a-t-il pris soin de refermer la porte à clef derrière lui ?
Encore un ouvrage de Bertrand Dumeste qui vous tiendra en haleine jusqu'à la dernière page !


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après des études de lettres modernes, Bertrand Dumeste a longtemps été tiraillé entre les livres et les bancs de l’école. D’abord professeur puis libraire, il est aujourd’hui en passe de retourner vers l’enseignement.
L’écriture, il la pratique depuis qu’il a eu un stylo entre les mains. Ouvert à tout, il a écrit de nombreuses nouvelles, dont certaines ont été primées lors de concours, mais aussi des contes pour enfants et des scenarii de courts-métrages.  Meurtre sur le Bassin est son premier roman.


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© 2021 – – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

Bertrand DUMESTE

meurtres au ferret

Ce produit non-essentiel est dédié à ceux qui en font leur survie.

I

C’est une chambre avec vue, offerte à la lumière d’un matin d’automne. Où le soleil, jaillissant entre les pins parasols, éclaire les draps rouges. C’est une pièce nue, ouverte sur le monde.

Un couple, jeune, les cheveux épars sur l’oreiller, sous des draps de soie, dort. Ils sont étendus côte à côte, sur le dos, bercés par la lumière naissante.

Les membres engourdis, ils dorment. Souriant comme souriraient des animaux traqués, ils se reposent. Cherchant une chaleur qu’ils ne trouveront plus.

Les rayons du soleil n’agitent pas leurs paupières. Ils dorment dans des draps sales, les yeux ouverts, tranquilles. Ils ont d’innombrables trous dans la poitrine.

II

La nouvelle a transpiré dans les journaux, inondant le papier jusqu’à en faire une pâte difforme, de la bouillie même pas bonne à manger. Normal, un crime pareil, ça ne se voit pas tous les jours. Et puis ils étaient beaux, ils étaient riches, jeunes, amoureux. Leur vie aurait pu s’étaler sur le papier glacé des magazines. Ça plaît aux gens, ça les fascine de savoir que les riches se font assassiner aussi bien que les pauvres. Qu’il n’y a pas que leur violence à eux, l’ordinaire, la médiocre. Qu’il en existe une autre au-dessus, et parce qu’elle n’est pas embourbée, que rien ne la tire vers le bas, elle peut s’exprimer librement, décuplée, mystifiée, embellie.

Le sang des riches, il n’est pas bleu comme celui des rois. Il est rouge, mais d’un rouge plus beau, plus brillant, mieux nourri. Il est plein de fer alors il attire les aimants, les journaleux, les badauds, les autres aussi. Un crime aux 44 hectares, c’est mieux qu’un crime au Paradis. Au Cap-Ferret, comme pour le Nil ou l’Orient-Express, c’est pas normal, ça ne sonne pas juste. C’est comme assassiner en plein cœur du Louvre, on se demande si on n’a pas commis là un crime de lèse-majesté et est-ce que le paysage va retrouver sa lumière d’avant.

Quand les sirènes sont venues embarquer les corps pour les conduire hors de la vue des hommes, la presse n’était pas encore prévenue, elle ne savait pas pour l’arme du crime, pour les portes fermées à clef. Il n’y avait là que les intimes, et quelques voisins par l’odeur et le bruit alléchés. On a voulu faire un cordon pour empêcher les gens de trop s’approcher. On a craint des scènes de désespoir, de panique, mais le gendarme à qui on a confié la besogne, un jeune tout frais moulu, il a bien vu qu’il n’y aurait pas d’esclandre, que personne n’irait se jeter sur les brancards, pleurant, criant, implorant et que ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, pourquoi, pourquoi. La mort de Paul et Maryam, ça les a tous anesthésiés. Éteints. Comme des figurines à qui on a retiré les piles. S’ils ne se sont pas aplatis de tout leur long, raides, la face dans le sable, c’est grâce à l’habitude, cette force qui défie même la gravité et fait dire aux ruines de rester debout. Alors, le cordon, ce n’était pas la peine.

Ils ont pleuré, bien sûr, et ils pleurent encore, mais ce sont des larmes qu’ils ne comprennent pas, qui les dépassent, qui coulent sur leurs joues sans pouvoir les saisir. Elles aussi, elles répètent « c’est pas possible, c’est pas possible », à voix si basse qu’il faut tendre l’oreille.

La veille, juste quelques heures plus tôt, ils étaient tous là, déjà. Et Paul et Maryam étaient de cette vie qui les chérissait plus qu’ils ne la chérissaient. Maryam, avec sa beauté forte, ses yeux déterminés qu’elle posait sur le monde comme on défie un animal en cage de se rebeller, de mordre la main qui le nourrit. Et Paul, avec sa beauté de cinéma et le regard du conquérant pas encore lassé des victoires, pas rendu sourd par le chant de sa propre gloire. Leur mort à Paul, puis à Maryam, c’est une anomalie, un détour que la réalité n’aurait jamais dû prendre. Parce que même si on peut trouver cela injuste parfois d’être aussi beaux, aussi amoureux, aussi riches et intelligents, et qu’on aimerait que, de temps en temps, la merde leur tombe aussi sur la gueule, qu’ils comprennent que ramper, ça ne fait même pas mal quand c’est votre seule façon de marcher, on se dit aussi que c’est malheureux de devenir si vite un fait-divers. Que c’en est triste à se jeter des pierres. Il y a des destins qui doivent s’exprimer et d’autres qu’on doit ignorer, qui ne sont qu’un petit tas de poussière qu’une brise légère enlève et éparpille. Celui de Paul et Maryam, ce n’était peut-être pas de changer le monde et de sauver des gens mais c’était bien plus que de crever les yeux grand ouverts.

III

Parce qu’il habite en face, Julius arrive le dernier. Il guette toujours l’apparition de la lumière sur le perron, signe moderne que le havre est ouvert. À travers les arbres pas encore dévêtus de leurs habits d’été, il ne distingue cependant pas grand-chose. Des silhouettes le jour, parfois, en se penchant depuis son balcon, tandis qu’il fume une cigarette. Quelques ombres, le soir, à l’étage, se détachant du salon aquarium. Il préfère l’hiver et ses squelettes d’arbres qui lui offrent une meilleure vue sur les allées et venues, sur les courses que l’on décharge de la voiture, le feu que l’on allume dans le poêle.

Un dimanche de janvier, il a surpris Maryam enrobée d’une serviette bleue à la sortie de la douche. Depuis, il guette, espérant qu’on lui repasse le film dans lequel il a, avec elle, toujours l’impression de jouer. Un film en demi-teinte, où il ne se passe grand-chose et où l’on reste sur sa faim. Pas imprudent pour autant, il a profité d’une invitation, un soir, pour vérifier ce que l’on voit de sa propre maison depuis le balcon, le salon, la chambre. Il a trouvé ainsi le poste idéal, celui à l’angle du garde-fou.

Avant lui, arrive Clémence, toujours un peu à la bourre, justifiant qu’elle habite à l’autre bout des 44, et qu’elle vient à pied, rapport aux chemins qu’il faut préserver. Mais le retard lui appartient comme certains mettent le succès en esclavage. Sa vie est faite de courses effrénées, désespérées, dans les escaliers, les couloirs, sur les trottoirs, le palpitant toujours en alerte, le souffle toujours court, attrapant son client juste avant l’ouverture du procès qui la voit débarquer comme un chevalier en armure rouillée, bringuebalante dans sa robe d’avocate respirante, sa lourde sacoche de cuir dans une main et d’épais dossiers dans l’autre, au cœur des pas perdus. Plus rapide qu’elle, la précédant toujours d’une ou deux foulées, sa réputation n’est pas pour autant exacte. On la juge désinvolte, elle est une travailleuse acharnée. Fantasque, elle est désespérément terre à terre, à la limite de la bonne sœur, chiante à souhait, qui ne vit que pour un seul autel auquel elle sacrifie sa vie, ses amours, son sommeil. Chez les autres, elle ne sait pas, mais pour elle et ceux de sa promo, Maryam en tête, le Droit est une divinité à l’ancienne, mésopotamienne au nom imprononçable, jalouse et exigeante. À coups d’holocaustes de notes de frais et de dévotions silencieuses consacrées à l’étude du Code pénal, Clémence est devenue paladin, répurgatrice d’infidèles, protectrice de la veuve, de l’orphelin et du criminel de droit commun. Elle n’a jamais perdu un procès et n’a pas l’intention de le faire jusqu’à sa crucifixion.

Avant eux, Gaspard et Carmen, toujours à l’heure, parce que Carmen, le corps impatient, pousse Gaspard qui prendrait bien un « petit quart d’heure de politesse » avant de se déplacer. Mais elle aime les repas qui commencent tôt, surtout ceux chez Paul et Maryam, rompant ainsi avec la tradition ancestrale de tout un peuple qui a tant séduit Gaspard lors de ses errances espagnoles.

Ils habitent à deux pas, rue des colverts, et ne saluent jamais Paul parce qu’ils se sont déjà vus plus tôt, les deux hommes étant deux indissociables partenaires, d’affaire comme de jogging. Le matin même, sur les coups de huit heures, Paul a débarqué chez eux comme à son habitude. Avec son short et ses runnings pour seules justifications. En attendant que Carmen descende lui ouvrir, en nuisette et encore endormie, il sautille sur place pour ne pas refroidir.

Puis, un prénom fait irruption dans toute la maison, avec ses tercios de R superflus, se cogne contre les murs avant de fondre sur l’homme encore endormi, le contraindre à la capitulation.

— Gasparrrrrd !

Il est des luttes inutiles, des coups de poing faibles lancés sans conviction contre le vent, contre les pierres. Des combats que l’on ne mène pas, écrasés par la perspective d’une défaite évidente et irrémédiable. On ne contredit pas Paul. Et l’on se retrouve entraîné à sa suite comme le deuxième chien d’un attelage, poussé en avant avec la certitude béate d’être à sa place. Gaspard le suit, rouge, suffoquant, une foulée insécable derrière lui, autour des 44. À les voir passer comme cela, chaque mercredi, chaque samedi, chacun se demande par quelle laisse invisible Paul dirige Gaspard, pourquoi celui-ci accepte de n’avoir que son dos comme point d’horizon. Gaspard ne l’a sans doute pas remarqué mais jamais il ne rattrapera Paul. Sa foulée est belle, gracieuse, parfaite. Paul est de ceux, rares, qui flottent au-dessus du monde tandis que les autres luttent pour ne pas s’y enfoncer. Il a toujours tout réussi, tout obtenu, les meilleures notes, les félicitations, les tapes dans le dos et les étoiles dans les yeux. Très tôt, vers le milieu de l’adolescence à peu près, Gaspard a compris qu’il ne serait qu’un partenaire, un copilote. Le sidekick si cher aux héros de comics. Que sa place, éternellement, serait dans les coulisses, dans l’ombre de celui qu’il aime comme un frère.

Il apporte une bouteille d’un vin dont il ignore tout car il les choisit selon l’étiquette. Sur celle-là, un dessin de cerf aux bois immenses s’étalant à l’infini. Quelque chose l’a touché, il ne saurait pas dire quoi, une certaine idée du vivant et de l’ordre des choses, peut-être.

Paul les accueille avec son beau sourire, qu’on pourrait juger artificiel, exagéré, mais qui est pourtant toujours sincère. Il n’est jamais aussi heureux que lorsque la maison est pleine d’amis. Paul se prend la chaleur humaine par intraveineuse.

IV

La prescription n’est pas vieille, à peine un jour ou deux. Un cachet, tous les soirs, presque de la complaisance, signée sans jeter un œil vers elle, pour ne pas regarder sa misère au fond du spectre. « J’en peux plus, parole », la boîte de Xanax est d’ailleurs là pour témoigner : il y a moins de cachets que de jours écoulés.

Ouvrir les yeux, pour Clémence, c’est comme ôter le bandeau dans une partie de colin-maillard, c’est l’espace d’un instant, se demander où est-ce que le monde l’a crachée et à quelle époque. Le plafond blanc, pas habitué à répondre, ne lui offre que de maigres indices. Il lui faut quelques secondes, un peu plus qu’à l’accoutumée, pour comprendre qu’elle est allongée dans un lit, pour admettre l’évidence. Les anxiolytiques ne sont pas des pilules magiques qui donnent de jolis rêves, ceux-là se contentent de la laisser dormir.

Elle trace le contour de son œil du bout du doigt. Elle a encore pleuré dans son sommeil sans s’en rendre compte. Avant, elle ne savait même pas que c’était possible. Depuis que sa tête s’est mise en pause, son corps fait un peu ce qu’il veut. Il expérimente sans doute, explore des territoires inconnus dans lesquels elle ne le suit pas.

Puis, elle se tourne, se retourne dans son lit, en quête d’une motivation qu’elle ne trouve pas. Un poids sur les draps lui fait dresser la tête. Un épais cahier de cuir brun. Son journal intime a dormi avec elle. Une vieille habitude sans doute. D’un coup de pied sous la couette, elle l’envoie valser entre le lit et le radiateur. Pas envie de savoir ce qu’elle a pu écrire. Les mots du soir sont habituellement les plus terribles, lorsque la fatigue brouille les idées, que le corps peu à peu relève ses défenses. Depuis quand ne se relit-elle plus ?

Un bruit, soudain, la fait sursauter. Quelqu’un dans les escaliers. Des pas minuscules, légers, qui ne souhaitent surtout pas faire de bruit, cessent d’exister pour ne pas déranger. Clémence veut se précipiter, ouvrir la porte, crier, sauter par la fenêtre, prendre son téléphone, implorer au secours.

Puis, elle se ravise. Se rappelle où elle est, qui elle est.

— Lily ?

Mais la petite fille ne répond pas. Elle ne répond jamais plus.

Alors Clémence se lève et s’avance sur la mezzanine. À l’étage en dessous, Lily est assise sur le canapé, elle s’est allumée la télé et serre, à l’en étouffer, son doudou contre elle. Clémence ignore si elle a remarqué sa présence. Quand elle a le regard comme ça, c’est à peine si le monde existe. Parfois, elle lui parle et l’enfant ne réagit pas, comme sourde. Il faut insister, élever la voix, faire des gestes, ohé, et Lily sursaute, Lily sort de ses rêves et vous regarde comme si elle ne vous reconnaissait pas. Clémence, je le sais, aimerait lui dire quelque chose, n’importe quoi, ouvrir la communication. Mais, elle ne trouve jamais quoi dire. Ce sont des idées qui n’ont pas pris forme, qui volettent autour de sa tête, aériennes, gazeuses.

Elle descend la rejoindre sans se soucier de sa tenue, un peu trop légère, reste plantée devant le canapé un moment à la regarder. Comme prévu, Lily ne l’a pas vue. À la télé, chien, loup, renard et koala se disputent le dernier bonbon. Elle s’assoit juste à côté d’elle, se creusant les méninges pour trouver quelque chose à dire, juste quelques mots, un souffle, un ou deux rien. Il se passe un moment comme ça, flottant, entre deux, et Clémence, comme toujours, se montre incapable, mutilée des relations humaines. Alors Lily prend les devants et vient s’allonger sur ses genoux.

Par la fenêtre qui appelle les deux pins géants du jardin, Clémence remarque soudain qu’il fait beau.

V

Clémence regarde le liquide transparent remplir son verre avec une certaine appréhension. Elle est de ceux qui soupèsent toujours le poids de ce qu’ils consomment. Une part de gâteau, un plat en sauce, un verre d’alcool. Faut pas croire qu’elle porte plus d’attention à sa santé qu’une autre fille de son âge. Non, elle voit plutôt cela comme une déformation professionnelle : connaître les préjudices que ne manqueront pas de commettre tous les corps étrangers qui osent pénétrer dans son corps. En somme, tout le contraire d’un Gaspard ou d’un Julius. Le premier n’a pas plus de jugeote qu’un adolescent et à trente ans passés, il s’envoie encore des bouteilles par litres comme si son honneur en dépendait, un honneur de pacotille dont il est le seul à soupçonner l’existence. Et le second se fiche de tout, du monde, des gens, de lui-même surtout. Il rendrait à la vie, écœuré, le plus farouche des nihilistes.

Parfois, Clémence se demande ce qu’elle fout là. Ces gens qui font partie de son quotidien, elle ne les apprécie pas plus que ça. On lui a imposé toute sa bande d’amis. Sans Maryam, sans Paul, elle ne serait pas ici, elle n’habiterait même pas le Ferret. Où serait-elle ? Y serait-elle mieux ?

— C’est quoi cette bouteille ? demande Gaspard.

— Cadeau d’un client, répond Paul en lui servant un verre.

— Il y a quoi dedans ? rectifie Gaspard.

— Vodka. Tu le remarques pas à l’odeur ?

Gaspard ne veut pas l’avouer mais il en est bien incapable. Pour lui, tous les alcools ont tous le même goût, celui du feu. Chaque gorgée de whisky, de rhum, de tequila, de gin, de vodka lui arrache une grimace, un rictus ridicule d’enfant surpris par la chaleur d’une lampée de vin et qui provoque l’hilarité familiale. Un réflexe musculaire dont il n’a jamais réussi à se défaire et qu’il essaie, honteux, de cacher en avalant très vite quand il est persuadé que personne ne regarde.

— Ah oui, c’est vrai, ment-il. Mais l’odeur est un peu différente. Elle est spéciale, non ?

Paul se lance alors dans une longue explication que Gaspard écoute avec autant de sérieux qu’il écouterait un prêcheur dans le désert. Et Carmen, déjà, est convertie.

— T’en connais un bout sur la vodka ! dit-elle, la voix gangrenée d’admiration.

« Pas que sur ça » pense Julius, se gardant bien de le dire, de dire tout ce qui pourrait flatter Paul mais sa mimique ne trompe personne. C’est vrai que son frère connaît à peu près tout sur tout, que c’est le genre de gars qu’on place en joker à Qui veut gagner des millions ? Si Julius ne contredit pas l’évidence, il déteste l’entendre dire. Pas dénué de culture non plus, mais d’une culture dilettante, du dimanche, qu’il n’a jamais poussé bien loin. Il peut nourrir la plupart des conversations et en éblouir plus d’un, à condition de ne fréquenter que des ignares et des imbéciles, ce qui lui arrive plus souvent qu’il ne le souhaiterait. Une culture qui, il en a tout à fait conscience, ne tiendrait pas une minute face à son frère. Alors, il ferme sa gueule et enchaîne les shots de cette vodka hors de prix sous le regard réprobateur de Maryam.

C’est Maryam qui a invité Julius. Comme toujours. Paul ne lui envoie jamais de message. Il aime à penser que c’est la conséquence d’un vœu. Ça ouvre une nouvelle dimension, plus symbolique. Faut pas hésiter à embellir les histoires quand elles ne sont pas à la hauteur, quand elles sont d’une laideur banale. Faut en inventer d’autres et faire semblant d’y croire.

Parfois, le prénom de son frère s’affiche sur son écran de téléphone. C’est rare mais cela n’arrive jamais par hasard. Paul cultive ses raisons pour en avoir toujours une à servir : le boulot que Julius ne trouve pas, l’argent qu’il lui doit.

— Julius, bonjour.

Paul le fait à l’anglaise. Il inverse les mots. Une manie qui l’a toujours irrité. Certains, ce sont les craies que l’on écrase sur les tableaux noirs, Julius, c’est ça. Quelques fois, il en a des frissons qui lui courent sur l’échine et dans la nuque comme un squelette qui le caresserait de ses métacarpes.

— Paul, répond-il toujours sans autre fioriture.

Ça aussi, ça peut énerver, l’absence du bonjour. Julius peut l’entendre. Mais, comme il le dit souvent, ce qu’il faut que tout le monde comprenne, et Paul le premier, c’est que bonjour est un mot bien trop galvaudé. Dire « bonjour », c’est souhaiter une bonne journée. C’est bien plus qu’un simple salut. Pourquoi diable irait-il souhaiter une agréable journée à son frère ?

Julius n’est pas invité à chacune de leurs soirées. Ils reçoivent bien plus que ça. Tant mieux dans un sens. Les voir plus souvent, ce serait chaud pour lui et cela virerait au drame. Mais quand c’est le cas, il y va sans hésitation. Qui pourrait dire non à Maryam ? Quel homme, quel être vivant, normalement constitué pourrait refuser la moindre occasion d’apercevoir ces seins puissants, ces fesses rebondies, et ces courbes, ces putains de courbes dessinées du bout des doigts, là où la délicatesse flirte avec la possession charnelle ? Il faut l’avoir vue pour comprendre, parce que les mots ne suffisent pas à convaincre. Sans les yeux, la beauté du corps humain n’est que statue. Il faut avoir plongé une fois dans son regard et sentir tout ce qu’il allume en vous. Il a raison l’autre, quand il chante que « les filles qu’ont les yeux vendus au diable, c’est plus généreux que les promesses dans les cieux ».

Souvent, Julius se demande si Paul a conscience de tout cela, de la chance prodigieuse d’être tombé sur une femme comme elle. Mais peut-être qu’il ne veut simplement pas s’abandonner à l’évidence. C’est plus simple de penser que son frère, et même les autres hommes, la voient comme la petite avocate de bonne famille, sage et sérieuse comme une image chiante. Ce que, en toute franchise, elle est sans doute un peu. Faut reconnaître que Maryam a un sacré côté psychorigide. Même Julius, même Clémence l’ont remarqué, c’est certain. Pas un qui supporte ces plans de table à la con. Je me demande souvent comment Paul fait pour accepter cela. Le temps qu’elle doit passer à cogiter tout cela, à tester les différentes combinaisons dans sa jolie petite tête.

Lorsqu’elle propose de passer à table, Clémence remarque Julius qui regarde les fesses de Maryam s’éloigner avec la ferveur d’un naturaliste.

VI

L’air est encore doux mais, déjà, flotte l’idée d’une saison morte, froide et sèche. À regarder le pin qui n’en finit plus de trouver ses aises et se couche, peu à peu, inexorablement, à regarder les genêts, et toutes sortes de feuilles qui tombent à l’eau d’une piscine verdissante, Clémence réalise que c’est la première fois qu’elle vient chez Gaspard et Carmen. Elle a toujours su où ils habitaient mais jamais ils ne l’ont invitée. À quoi bon d’ailleurs ? Toutes les soirées, sans la moindre exception se déroulent chez Paul et Maryam. Paul aime recevoir, être entouré, faire plaisir. Maryam, c’est un peu la même chose. Elle aime qu’il y ait du bruit à la maison, du monde qui vient manger, qui vient boire, les voir. « Vint, venait, était venu… quelle plaie ces temps du passé » soupire-t-elle et ne peut-on pas toujours conjuguer la vie au présent ?

— Voilà, excuse-moi.

Gaspard apparaît sur le balcon, ferme la baie vitrée derrière lui, sort une cigarette du paquet qu’il pose ensuite sur le garde-corps.

— Je t’en prie, répond-elle.

Clémence se choisit une chaise assez loin de lui pour ne pas avoir à respirer sa fumée. C’est la première fois qu’elle est seule avec Gaspard. Il a toujours été le meilleur ami de Paul, elle, celle de Maryam. Jusqu’à aujourd’hui aucune occasion ne s’était présentée pour les réunir en tête à tête, pas même lors des préparatifs du mariage. D’ailleurs, elle ne se souvient pas de lui avoir jamais passé un seul coup de fil. Elle ne s’entend pas plus que ça avec Gaspard. Elle le trouve un peu beauf, caricatural. Il a un côté fan boy de Paul qu’elle juge ridicule et un poil immature. C’est comme on dit dans les contes, les BD, les dessins animés : « Et si Paul se jetait du haut d’une falaise, tu le suivrais ? ». Gaspard ferait bien plus que ça : il se jetterait le premier, deux fois, pour que Paul n’ait pas à le faire. Une conception de l’amitié, admirable sans doute, mais qu’elle a toujours eu du mal à cerner. Oui, elle n’en doute pas un instant, ce qu’elle sent dans ses yeux, c’est du chagrin palpable. Un chagrin énorme, lourd de plusieurs tonnes, que rien ni personne ne pourra jamais lui ôter.

— Il fait bon ce matin.

— Oui.

— C’est agréable en cette saison aussi, j’aurais pas cru. Avant, je ne venais jamais en automne.

Paul et Carmen ont emménagé aux 44 hectares, il y a deux ans à peine. Sur une suggestion – une insistance plutôt – de Paul. Tout comme Julius. Tout comme elle. Pourtant, Clémence sait que Gaspard a hésité, qu’il a évoqué les kilomètres quotidiens de trajets jusqu’à Bordeaux, le manque de bars, de distractions de la ville. Mais Paul a beaucoup insisté et il a comme pour chacun d’eux, trouvé la maison idéale, à un prix défiant toute concurrence. Paul et son génie des affaires. Paul et ses relations.

— Tu connaissais déjà le coin ?

— Oui, bien sûr. La grand-mère de Paul avait une maison ici, vers la digue. Il y passait un mois chaque été en vacances et m’apportait dans ses bagages. Les premières baignades, les premières filles, c’était au Mimbeau. Il avait déjà ce charme, cette aisance à parler avec tout le monde, alors c’était facile.

— Vous étiez amis depuis quoi… toujours ?

Clémence connaît déjà la réponse. Depuis le temps, elle a eu l’occasion de se renseigner mais elle a envie de l’écouter, de le laisser parler.

— Ouais, depuis toujours. Ou presque. Avant lui, façon, c’est bien trop flou, je m’en souviens pas. On était en primaire ensemble, à Cocteau.

Il tourne les yeux vers elle pour la première fois, attend une réaction qui tarde à venir.

— C’est une école à Croix Blanche. C’est rue… merde, je sais plus. Enfin, on s’en fout. Disons que nos familles sont du même quartier, qu’on se quitte plus depuis qu’on est gosses. Et toi et Maryam ? Le lycée ?

— La fac.

— Voilà, c’est ça. Copines de chambrée.

— Colocataires.

— C’est ce que je voulais dire. Bref, à la mort de sa grand-mère, la famille de Paul s’est entre-déchirée. Pour la maison, l’héritage, tout le bordel. Paul était le mieux placé pour estimer la maison ou juger la plus-value qu’il était possible d’en faire, les meilleurs placements, il les connaissait. Merde, c’est quand même son boulot, non ?

Nouvelle attente, d’une approbation cette fois, que Clémence donne en hochant très légèrement la tête.

— Eh ben, les autres, ses cousins, ses oncles, ses tantes, ses parents, personne n’a voulu l’écouter.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il voulait la garder intacte la baraque. Dans le respect de ce qui se faisait à l’époque. Parce que la maison, tu l’aurais vue, c’était un pur style début de siècle, façon petite maison de noble, avec des boiseries magnifiques, que la pauvre vieille, à la fin, n’entretenait plus du tout. Paul avait conscience que c’était du boulot, qu’il faudrait investir du pognon, peut-être mettre la main à la pâte. Crois-moi, il l’aurait fait. Moi aussi, d’ailleurs. Et aujourd’hui, la famille se partagerait la plus belle baraque du Ferret.

— Ils ont fait quoi, du coup ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Ils l’ont vendue bien sûr. À un prix ridicule. Et ils se sont partagé le pognon pour s’acheter des merdes qui prendront même pas de valeur avec le temps.

— La maison existe toujours ?

Il tire une taffe plus longue que les autres et le nuage de fumée poussé par l’air doux va se perdre loin au-delà du toit.

— J’en sais rien. J’ai pas eu l’occasion de passer devant. Pas trop le cœur, non plus.

— Paul ne t’en a jamais parlé ?

— Non. Et il n’a jamais plus parlé à sa famille non plus. Même pas pour les mariages et les enterrements.

— Et Julius ?

— Julius, je crois bien que c’est la première fois que je l’ai vu d’accord avec son frère. Lui non plus, il ne voulait pas la vendre la baraque. Pas pour le fric, il s’en est toujours foutu. « Trop de souvenirs », qu’il disait. Mais son avis n’a jamais compté dans cette famille. Tu te doutes pourquoi… Sauf pour Paul, car je crois bien qu’il y avait dans son choix de ne pas vendre, des motivations sentimentales. D’ailleurs, le fric de la vente, il n’y a pas touché. Il l’a donné à Julius. Avec deux parts, ça lui a permis d’acheter la maison que tu connais.

Chez Julius non plus, Clémence n’a jamais mis les pieds. Mais elle ne dit rien, elle a remarqué que Gaspard est ému, fait des efforts pour retenir ses larmes. Le nom de Paul, si doux à ses oreilles, semble à présent lui écorcher la langue. Alors, elle laisse le temps passer, un petit peu, juste une minute ou deux de décence, la marge ténue avant le silence gêné.

— Et Carmen, elle n’est pas là ? finit-elle par demander.

— Non, je ne sais pas où elle est.

— Faudrait qu’elle rentre…

— Ouais, mais je ne sais pas où elle est.

— Tu ne peux pas l’appeler ?

Il ne répond pas tout de suite, regarde devant lui, les arbres, les feuilles. Clémence se demande s’il a entendu sa question, dois-je lui reposer, lui demander si ça va ou…

— Souvent, elle disparaît comme ça. Elle sort tout simplement de la maison, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, à pied, en voiture. Quand elle rentre et que je lui demande où elle était, elle me répond toujours la même chose. « Dehors ». Comme une ado.

Clémence n’apprécie pas Carmen et Maryam non plus. Mais elle sait que Gaspard en est raide amoureux. Elle aimerait lui dire d’attendre que Carmen dorme ou soit sous la douche pour vérifier son téléphone, lire les derniers SMS, remonter l’historique d’appels, mais elle se retient. Peut-être que Gaspard en a déjà eu la tentation, peut-être même qu’il y a déjà cédé.

— Tu sais ce qu’ils me veulent ?

— T’interroger, tout simplement.

— Ils l’ont déjà fait le jour où… le premier jour.

— Oui, mais ce sont juste des premières déclarations pour les gendarmes dépêchés sur place. Tu n’auras pas affaire aux mêmes personnes aujourd’hui. Là, ce sont les vrais enquêteurs.

— Et la présence d’un avocat est nécessaire ? Je veux dire, j’ai rien contre toi, hein ? Maryam s’est toujours occupée de tout dans mes affaires. Mais, je suis suspecté de quelque chose ?

— T’inquiète, fit-elle avec un sourire volontairement rassurant. Il n’y a pas de soucis. Moi non plus, je ne suis pas à l’aise en présence d’avocats. Mais tu n’as rien à craindre, c’est une simple convocation en tant que témoin. Ils nous interrogeront tous. Habituellement, elle a lieu à la gendarmerie, tu es libre de t’y rendre, libre d’en partir quand ça te chante. La présence d’un avocat n’est pas obligatoire mais c’est mieux d’en avoir un.

— Ça ne me fera pas paraître coupable ?

— Non, aucun souci de ce côté-là. Et puis, ils savent que nous sommes amis.

Clémence a eu envie de dire « voisins » mais si elle ne veut pas voir Gaspard renoncer à son droit de se faire accompagner, elle doit jouer habilement sur les cordes sensibles.

— Et il y en a pour longtemps ?

— En moyenne, deux heures. Parfois plus. Ça dépend des questions qu’ils ont à te poser. Légalement, ça ne peut pas dépasser quatre heures.

— Quatre heures ? Mais il y en a jusqu’à cet après-midi ! J’ai pas que ça à foutre, moi ! Et toi ? Et Lily ? Elle est où d’ailleurs ?

— À la maison.

— Toute seule ?

— Non, avec la psy.

— La psy ? Elle te sert de nounou ?

— Elle voulait un temps rien qu’avec elle, dans son environnement particulier. Elle m’a proposé d’aller faire des courses, je me suis plutôt arrangée pour que les gendarmes viennent au même moment.

Gaspard affiche un air décontenancé qui le rend un peu idiot. Clémence a l’habitude. Les gens sont souvent surpris de son sens poussé de l’organisation. Même son journal intime ressemble à un cahier d’école, garni de schémas, bien ordonné, avec des titres, des intertitres, du soulignement à la règle, du surlignement au fluo. Parfois, il lui arrive de coller une photo prise avec son Instax, pour illustrer.

— Elle ne communique toujours pas ? demande-t-il.

— Oh si, elle communique. À sa façon. Par miettes. Mais non, aucun son ne sort de sa bouche. Ça ne fait pas peur à la psy. Elle a déjà vu ça, elle a bon espoir de…

Clémence se redresse, tord le cou pour s’offrir un meilleur angle de vue sur la rue.

— Les voilà.

Gaspard se penche également et aperçoit la voiture de gendarmerie qui s’approche inexorablement. Et sur le trottoir, non loin, il reconnaît une silhouette familière.

— Et voilà Carmen. Le show va pouvoir commencer.

VII