Notes d'une frondeuse - Séverine - E-Book

Notes d'une frondeuse E-Book

Séverine

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Extrait : "Cette nuit, sur la plage d'asphalte que dominent mes croisées, des épaves humaines, le père, la mère, et deux petits, avaient échoué sur un banc. Des hauteurs où, bien malgré moi je plane, on ne distinguait rien, qu'un tas de chairs grises et de nippes terreuses d'où émergeaient, par-ci par-la, un bras, une jambe, au mouvement lent et douloureux comme une patte de crabe écrasé..."À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN : Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants : • Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin. • Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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LA TOMBE D’IXELLES
Préface

« LEUR AVENIR »

 

« Je ne souhaite de malheur à personne ; mais, vraiment, le jour où, entrant dans la lâcheté du Parlement comme dans du beurre, un général ayant un coq peut-être au lieu d’un aigle à son képi – qu’importe ! – nous emballerait pêle-mêle : les socialistes, les radicaux et les tricolores, ce jour-là, je ne pourrais m’empêcher de rigoler un brin de la penauderie de mes voisins, poussés dans le panier à salade à coups de pied au derrière, comme en décembre, et se grattant la place avec un gros soupir.

Nous, les socialistes, on nous fusillerait d’emblée et avec colère, parce qu’on ne redoute que nous ; et que, depuis que notre idée est sortie du sol, on en veut tuer la graine. On a raison, car, seuls, nous sommes un danger, et nous méritons le mur, ayant toujours accepté la révolte, même quand elle nous paraissait précoce ou d’avance écrasée.

 

Mais il est possible qu’à la prochaine razzia on canarde, à l’hasard de la fourchette, les Spuller comme les Vingtras.

Nous qui avons secoué le prunier, nous nous attendons à recevoir des prunes ; et, si dur à passer que soit le moment où elles pleuvent, comme on s’y attend depuis le commencement de sa carrière – puisqu’on s’en est payé pendant l’orage – on en prend son parti sans trop geindre. La mort était l’atout promis dans le jeu que l’on joue – on reçoit l’atout et c’est fini.

Il n’en serait pas de même pour ceux qui se sont crus des malins – de vrais malins ! – qui font de petites moues de pitié quand on parle devant eux du péril en épaulettes ; et qui ont l’air de dire que c’est de la rhétorique de plumitifs.

Quelle grimace, mes enfants ! Et il n’y aurait pas à les traiter de poltrons, ces votants de Panurge, qui passeraient, en une nuit, du pré à l’abattoir.

 

D’où me viennent ces idées goguenardes et cruelles ?

C’est que je sors de la pétaudière où ils jacassent, du poulailler où ils pondent leurs phrases.

Ils devaient se plumer comme des coqs, s’ouvrir le crâne à coups de bec, s’enfoncer les ergots dans le cœur ; les aigles du ministère devaient enlever la minorité dans leurs serres, les oies de l’opposition devaient sauver le Capitole.

Et toute la volière est du salmis de coup d’État !

 

Leur affaire est claire, ça leur pend au croupion !

Il y a de braves gens et des gens braves là-dedans – des fourvoyés ! Mais le soudard en question n’a qu’à montrer son nez pour que la rigolade que nous nous promettons, mes camarades et moi, nous soit servie toute chaude.

Ou bien, ces « honnêtes et modérés » reprendront les traditions scélérates des égorgeurs de juin et de mai. Ils feront foncer sur le peuple roussins et soldats. Ces infamies ont leur envers :

 

Qui du glaive a vécu, périra par le glaive.

 

Je ne les vois pas blancs, quoi qu’il arrive !

Une nation a besoin du sabre ou de l’idée.

L’idée, ils la roulent dans des périodes longues, bêtes, lourdes, qui l’empâtent et la tuent.

Reste le sabre – qui coupera la gorge du socialisme, mais qui empalera le Parlement ! »

JULES VALLÈS.

(Cri du peuple, 1er novembre 1883.)

 

Pour bien donner à ce livre sa véritable signification, pour bien en souligner l’indépendance, pour bien affirmer quels sentiments il traduit, nulle autre préface n’eût valu cet article de Vallès, prédisant l’aventure cinq ans à l’avance – et redevenu d’actualité aujourd’hui… cinq ans après !

SÉVERINE.

Liberté – Égalité – Fraternité

14 juillet.

Liberté ?

Cette nuit, sur la plage d’asphalte que dominent mes croisées, des épaves humaines, le père, la mère, et deux petits, avaient échoué sur un banc. Des hauteurs où, bien malgré moi je plane, on ne distinguait rien, qu’un tas de chairs grises et de nippes terreuses d’où émergeaient, par-ci par-là, un bras, une jambe, au mouvement lent et douloureux comme une patte de crabe écrasé.

Ils dormaient, serrés les uns contre les autres, blottis en un seul tas, par une habitude de meurt-de-froid – même sous cette tiède nuit d’été !

Des agents sont venus qui ont tourné autour, les flairant du regard, avec cette curiosité hostile des chiens de garde et des sergots envers les mal vêtus – pas trop méchants, pourtant. Ils ont tapé sur l’épaule de l’homme, qui a sursauté, s’est frotté les yeux, s’est mis debout d’un effort de reins, décalant le groupe où les moutards, éveillés brusquement, ont commencé de crier.

Aux gestes, j’ai compris qu’il racontait leur histoire ; et encore aux larmes silencieuses de la femme, s’épongeant les yeux avec le coin de son tablier, tandis que l’autre, en les rappelant, ravivait ses douleurs.

Ni des gouapes, ni des bohêmes – des ouvriers ! Des ouvriers parvenus aux plus extrêmes limites de la détresse ; ayant tout engagé, tout vendu, tout perdu !

Seulement, une consolation pouvait demeurer à cet infortuné : celle d’avoir vécu en homme libre dans un siècle libre ; et les drapeaux pavoisant l’auberge de la Belle Étoile (son dernier gîte !) rappelaient éloquemment combien il était heureux, pour lui et les siens, d’avoir été « délivrés » un siècle avant !

Misérable, oui – mais électeur et citoyen ! C’est tout de même bien profitable qu’on ait affranchi plèbe et glèbe !

Quand il a eu fini, les gardiens de la paix ont conciliabulé, avec de grands écarts de bras qui semblaient dire : « Que faire ? »

Rien, évidemment, qu’obéir à la consigne, exécuter la loi… la loi équitable qui a succédé à l’affreux règne du bon plaisir !

Au nom de la liberté, ils ont emmené l’homme libre et sa nichée au poste lui, résigné, courbant le dos ; la mère et les enfants, créatures inconscientes des bienfaits de l’indépendance, presque allègres à l’idée que la captivité leur réservait un lit et du pain…

*
**

Égalité ?

Sous mes fenêtres aussi, hier, vers deux heures, soudain, une galopade de cavalerie, un bruit de roues rapides, des cris ! Dans son landau, c’est le Président qui passe…

L’enthousiasme n’a rien d’excessif, mais, cependant, des gens lèvent leur chapeau, braillent, courent derrière, avec un grand élan de domesticité.

Comme c’est heureux, quand on y réfléchit, pourtant, qu’il y a cent ans on ait coupé le cou à un roi ; qu’il y a vingt et un ans, on ait renversé un empereur ! Plus de sceptres, plus de trônes, plus de couronnes !

Rien que la monnaie de la monarchie : roitelets à l’Hôtel-de-Ville, roitelets au Palais-Bourbon, roitelets au Luxembourg, et ce spectre de souverain coûtant cher, mais ne régnant point. Ah ! la nation a vraiment gagné au change !

*
**

Fraternité ?

Sur le pavé, encore le pas des chevaux, le roulis de l’artillerie, un tumulte de horde régulière qui passe, avec des cliquetis d’acier. Ce sont des régiments qui partent à la revue.

Et les hurrahs, les bravos, s’en vont moins à ces braves petits soldats à figure rougeaude, tout suants et tout soufflants sous l’œil dur des gradés, qu’au formidable attirail de tuerie qu’ils traînent.

Ah ! les beaux fusils, qui portent si juste et se chargent si bien ! Ah ! les jolis canons, ouvragés et fins comme de l’horlogerie, avec leur cou de sloughi, leurs flancs évidés, leur museau long qui mord à tant de distance !…

Comme tout cela en fera couler, du sang ! Comme tout cela hachera menu, menu, menu, comme chair à pâté, la viande humaine !

Et du regard, de la voix, la multitude flatte ces bêtes de massacre qui, au premier signe pourtant – vous le savez, ô prolétaires ! – enfonceront aussi bien leurs crocs en peau française qu’en peau teutonne !

Hélas !

 

Et, tandis que vers mon logis mélancolique montent les clameurs des passants, je songe aux roublardises antiques, livrant pour un jour Rome à ceux qu’on opprimait toute l’année ; leur donnant, vingt-quatre heures durant, plus que la liberté : la licence ; leur laissant traiter en égaux les plus hauts de la République, fraternisant avec eux parmi les réjouissances, – et profitant de la torpeur de leur ivresse pour, le lendemain, à l’aube, alourdir leurs fers, augmenter leur tâche, leur dénier toute justice et tout droit !

Danse et ris, bon peuple de France, si tel est ton caprice ; mais ouvre l’œil en même temps ! L’anniversaire que tu célèbres n’est pas tien ; la victoire qu’on fête n’est pas tienne ; et pour toi, nigaud, ainsi que le Veau d’or, la Bastille est toujours debout !

Quand la prend-on ?…

La maison du coin du quai

Avant-hier, les députés ont failli ne pas tenir séance, n’étant guère plus de huit douzaines, disséminés sur les bancs de l’hémicycle comme hannetons sur les premières feuilles.

Malheureusement, on a passé outre. La Chambre a perdu là une belle occasion d’être utile, en se suicidant pour un jour.

C’était toujours vingt-quatre heures de gagnées – et en vingt-quatre heures sait-on jamais ce qui pourra éclore, dans ce Paris exquis et fou ?

Oh ! cette Chambre !…

J’ai passé là des heures, qui toujours m’ont semblé brèves, à écouter, non pas ce qui se disait à la tribune – à quoi bon ? – mais ce qui se disait autour de moi, dans le public ; à regarder, non point les visages d’honorables qui s’efforcent de ressembler à leur photographie, mais les bonnes faces étonnées et curieuses des naïfs qui, entrés avec respect, sortaient avec colère… une colère gouailleuse parfois, qui avait des mots à l’emporte-pièce et des trouvailles de génie !

Étant femme, je n’allais point dans la tribune de la Presse, changement de milieu qui me permettait d’habiller à neuf mon esprit ; d’échapper au « métier », à ses traditions, à ses habitudes, à ses jugements préconçus, à son parti pris de dénigrement ou de louange, à tout ce qui fait enfin du journaliste chargé « d’éclairer l’opinion » un isolé sourd et aveugle – pas muet, hélas ! – enfermé dans sa profession comme Robinson dans son île, si de temps en temps il ne s’évade point, ne plonge pas en pleine foule, ne va pas, sous d’autres latitudes, chercher de nouveaux horizons.

N’étant pas une officielle, j’ignorais les voluptés mondaines de la tribune présidentielle ; celle où l’on est lorgnée par les sous-préfets en congé ; celle où l’on a l’air d’attendre sous l’horloge l’avènement de la République athénienne préconisée par M. Jules Simon – la République de toutes les grâces et de toutes les élégances !

Je n’ai pas non plus, je l’avoue humblement, connu les joies austères de la loge des questeurs. Je n’ai pas fréquenté les questoresses ; je n’ai pas voisiné avec les vénérables dames qui auraient pu me dire vers quelle époque M. de Mahy eut l’ouïe libre, en quel temps M. Madier de Montjau fut urbain.

Non ; j’ai apporté une espèce de coquetterie bizarre – j’ai comme cela un tas de sentiments cocasses ! – à rester avec le public : le vrai public, le bon public, qu’au Palais-Bourbon on reçoit comme un troupeau de chiens ; qu’on parque dans une niche grande comme la main, avec défense de prendre l’air sur le seuil lorsqu’on étouffe trop dedans ; qu’on musèlerait presque ; et que les élus laissent parfois gémir jusqu’à la fin de la séance, sans répondre à leurs appels désespérés.

Ce public-là a ses revanches, je le sais bien, quand les faubourgs descendent, et entrent – sans billets ! Mais ces visites cordiales se font vraiment rares…

Et lorsqu’un profane, las de languir, se glisse dans le couloir, il est vite rattrapé, honni, conspué, jeté dehors !

Si ce profane est une femme, et si cette femme parvient jusqu’à la petite rotonde qui précède la salle des Pas-Perdus (quelque chose comme la troisième antichambre du Parlement) l’effroi devient indescriptible. Le petit père Mathieu, chef des huissiers, court prévenir M. Madier de Montjau ; M. Madier de Montjau avertit M. de Mahy ; M. de Mahy appelle à la rescousse M. Martin Nadaud – et tous trois accourent, hirsutes, les bras au ciel, la barbe en avant, tels des dieux scandinaves ! Un cri se répand, lugubre, dans les couloirs : « La Chambre est envahie ! », et le poste prend les armes.

C’est ainsi que le journaliste qui s’appelait Claude Vignon, c’est ainsi que le très aimable écrivain qu’est madame Adam ont dû renoncer à assister aux séances législatives, plutôt que de rester parquées en leurs tribunes, comme en un ghetto, par la pudibonderie de la République « athénienne ».

Et celles-là étaient des privilégiées !

– Zuze un peu pour les autres ! dirait Clovis Hugues.

*
**

Les autres, ceux qu’on bourre et qu’on malmène, constituent cependant une aristocratie ; par rapport au peuple… qu’on ne laisse pas entrer du tout, lui !

La loi dit : « Les séances sont publiques », mais le règlement dit : « Tu ne seras admis qu’avec un carton que tu mettras trois quarts d’heure à ne pas obtenir ; car, tandis que tu fais antichambre, les créanciers, les électeurs influents de province, les amis du concierge d’un député, et autres, arrivent avec un ticket donné d’avance, et emplissent la salle. Tout à l’heure, nous te dirons : Désolés, mon bonhomme, mais nous manquons de place. File ! »

Et le tour sera joué !

Sans compter les mesures vexatoires, et odieuses de la part de ces jacobins qui ont substitué aux droits des seigneurs le droit des mufles.

La blouse n’est pas admise au Palais-Bourbon. Elle ne franchit même pas la grille du quai, ne peut « salir » la cour de sa note blanche ou bleue. « Une mise soignée est de rigueur », et l’ouvrier n’est admis à contempler ses élus que s’il s’endimanche.

Voilà ce que fait pour les siens ce régime d’égalité.

Est-ce que c’est juste ? Est-ce que, à part trois ou quatre tribunes, la salle entière ne devrait pas être livrée à ceux qui en paient l’entretien, le mobilier – et les habitants, par-dessus le marché ? Est-ce qu’on ne devrait pas laisser s’installer, à la bonne franquette, les trois ou quatre cents premiers arrivés ?

Les parlementaires craignent, dit-on, la mauvaise éducation de la foule. C’est qu’ils ne savent pas combien le peuple est respectueux, quand on le traite respectueusement. Parmi les ouvriers, les plus timides que j’aie connus étaient des forgerons, ces rudes gars qui ont des mains comme des éclanches de mouton, et qui font de la dentelle de fer rouge sous leur marteau puissant.

Puis, quand le peuple veut être irrespectueux, il n’a pas besoin de contremarques pour entrer. Que les députés se mettent bien cela en tête, et que la questure fasse replanter les lilas arrachés par Montjau… ennemi des femmes et des fleurs !

Je sais des insurgés farouches qui assiéraient sur ses artichauts de fonte Madier – ennemi des fleurs et des femmes ! – et qui éviteraient de passer par le petit bastion, s’il était, comme jadis, fortifié de grappes fleuries ; si, pour l’escalade, il fallait briser les cassolettes de parfum mauve se balançant sous le ciel de mai.

*
**

Je crois donc que les inquiétudes manifestées sur la « tenue » des électeurs sont pure et simple plaisanterie.

C’est un prétexte, en tout cas.

Si, pour arriver de la rue à l’hémicycle, on fait traverser au patient autant d’épreuves qu’il fallait en subir jadis pour être admis dans la franc-maçonnerie ; si l’on a ce soin d’épurer l’assistance, de filtrer le public, de trier les spectateurs, c’est qu’en effet on a une crainte, mais bien autre et bien autrement grave que celle exprimée tout à l’heure.

Ils ont la peur, une peur irraisonnée, inconsciente, – mais combien juste ! – que le populo ne voie ce qui se passe là-dedans, qu’il n’assiste à leurs débats, qu’il ne les pèse… et ne les juge !

Pour cela, ils ont raison. Et je n’oublierai jamais ma stupeur profonde le premier jour où j’assistai, il y a cinq ans, à l’une de leurs séances.

Cette stupeur-là, je l’ai vue se refléter, depuis, sur bien des visages. J’ai causé, dans ces tribunes, avec des maîtres-gueux et des maîtres-clercs, avec des curés de village et des avoués de chef-lieu. Comme je leur semblais « une personne au courant », ils me priaient de leur désigner « les notabilités ». Très amusée de ce rôle de cornac, je disais les noms : ils ajoutaient leurs réflexions. J’aurais donné lourd pour que les intéressés les entendissent ! Tout ce que la province a de bon sens, tout ce que Paris a de jugeote, se traduisait en exclamations indignées.

Et quand le chahut parlementaire battait son plein ; quand les glapissements atteignaient leur maximum d’acuité ; quand les couvercles des pupitres claquaient à tire-d’aile ; que la représentation nationale semblait une troupe d’Hanlon Lee atteinte d’épilepsie, une phrase unique résumait l’impression des contribuables :

– Et c’est pour ça que nous les payons !

Ce n’est pas tout à fait pour cela qu’on les paie ; mais ce qu’on peut affirmer sans crainte d’erreur, c’est qu’ils s’en sont payés « jusque-là », comme on chante dans la Vie parisienne.

Les voici gavés de scandales, truffés de parjures, saoulés de vin en pot… Et, phénomène bizarre, c’est la France qui a la nausée, c’est le pays qui a l’indigestion !

Moi qui suis d’un naturel doux, je demande simplement que personne ne fasse obstacle, le jour où les électeurs voudront vraiment, – à quelques-uns – causer avec leurs chers élus.

Il y aura ce jour-là une bien jolie séance ! Quand elle sera terminée, on ramassera les morceaux, et, si l’on veut écouter ma faible voix, on fera de la maison du coin du quai un asile de retraite pour les électeurs indigents.

La Sainte Méline du suffrage universel !

Lettre à Boulange

Mon général,

Il y a trois jours, ici, le mot de haine a été prononcé, accolé à votre nom. Dans cette maison libre, chacun, éprouvant le sentiment qui lui plaît, le traduit comme il lui convient. Je ne me reconnais pas plus le droit de retoucher la prose de mes collaborateurs, que je ne leur reconnaîtrais le droit de modifier la mienne. Et, puisqu’ils ont exprimé leur opinion, je vais dire ma pensée, sans ambages, tout bêtement.

Je ne vous hais pas. J’ai, envers votre jeune popularité, de l’inquiétude, et un peu de l’angoisse qu’ont les mères vigilantes devant la couvée menacée. J’aime mes pauvres comme d’autres aiment leurs enfants ; ils sont l’âme de mon âme, la chair de ma chair, et (rappelez-vous cette parole) gare à qui les frapperait !

Ils ont, eux, la méfiance du sabre – combien permise ! Il en est du peuple comme du dogue fidèle, mais fier. À force d’être battu, il se rebiffe, s’arc-boute sur ses pattes, grogne… et montre les dents, dès la vue du fouet. On ne songeait aucunement à le maltraiter ? Qu’importe ! Il ne menaçait pas – il se souvenait !…

Le peuple se souvient. Chaque fois que les pages de son histoire sont estampillées avec le pommeau d’une épée, ces pages-là sont enluminées de rouge comme les feuillets d’un missel gothique.

Il sait par cœur la légende du glaive – du glaive rude aux misérables, dans l’antiquité comme dans le temps présent !

On lui a dit, à l’école, le mot de Brennus jetant sa lourde lame dans la balance et criant : « Malheur aux vaincus ! » alors que lui, paria, a le respect et l’amour des vaincus – qui toujours furent siens. Et il se rappelle la parole brutale du grand cuirassier blanc, qui, appuyé sur la haute épée de Charlemagne, regarde la France par-dessus les Vosges, et a proclamé que « la Force primait le Droit. »

On le sait par expérience, allez, dans nos faubourgs, que la force prime le droit !

*
**

C’est pourquoi, général, vous avez avec vous la population, cette masse irrésolue et flottante qui crie vive celui-ci, vive celui-là ; qui est partout où l’on fait du boucan ; qui a pour chef un gâte-sauce à toque blanche, un épicier à blouse bise ; qui, aux heures tragiques, parfois, d’enfantine devient féroce, et, indifféremment, fusille Lecomte ou lapide Varlin, à la rue des Rosiers.

Vous avez plus cependant – car je ne voudrais pas être injuste – vous avez tous ceux qui sont las de l’état de choses présent : les petits boutiquiers menacés de faillite ; les politiciens menacés de liquidation ; les femmes, qui adorent l’imprévu ; et aussi les exaltés de patriotisme, qui vous voient, j’en jurerais, avec les yeux bleus, les cheveux rouges, et le teint blanc… vive le drapeau français !

Tous ceux-là vous suivent parce que vous parlez bien, parce que vous portez beau, parce que vos dorures flamboient au soleil, parce que vous incarnez, mon général, les folies héroïques de la France guerrière !

Mais c’est la foule cela, ce n’est pas le peuple ! Tandis que l’une se mire dans le fourreau de votre sabre, l’autre songe qu’il y dort une lame aiguë, tranchante – et que cette lame a été tirée contre lui, en 1871…

Oh ! je sais tout ce que pourront dire les vôtres : que vous aviez trente ans, et que la trentaine est l’adolescence des hommes d’État ; que quiconque appartient à l’armée doit choisir entre l’obéissance ou la mort, alors que, de par l’éducation d’école et de caserne, on est incapable de choisir – le cerveau ayant reçu, à peine formé, le coup de pouce effroyable de la discipline.

Je sais tout cela, et ne dis point que ces arguments soient négligeables. Je suis d’une famille de soldats, et n’ai qu’à me rappeler les propos qui ont enragé mon enfance, pour savoir ce que pesait alors, au point de vue philosophique, le bagage d’un officier.

Il y a plus.

Mon éducateur en littérature et en politique, ce Vallès qui fut un citoyen sachant écrire et un monsieur sachant penser, Vallès avait plus la haine des bourgeois ignobles, suant de peur et de lâcheté dans les allées de Versailles, que des soldats, lancés par eux, qui risquaient leur vie dans les rues de Paris.

Il ne faisait exception que pour un seul, qui, celui-là, ne s’était pas contenté de faire la guerre civile comme on fait la guerre étrangère, atout par-ci, atout par-là, mais qui avait été le virtuose du carnage, le ténor du massacre ; qui avait apporté, dans l’égorgement des vieillards, des femmes, des enfants, une incomparable maestria !

*
**

Cependant, la logique des simples est implacable. Ils voient le fait : la croix de commandeur reçue après 1871 – allez donc leur dire qu’on récompensait seulement alors les états de service de la campagne, et qu’il s’agissait bien plus du sang répandu devant les Prussiens, que des deux balles attrapées dans Paris !

Voici que je calomnie les miens, en les traitant d’implacables. Personne ne l’est moins qu’eux ; et les braves gens, croient à toutes les conversions – c’est ce qui fait leur gloire et leur sainte bonté ! En vous reprochant le passé, j’oubliais Cluseret, qui, après avoir été décoré pour sa part de répression contre les insurgés de juin 48, devint l’un des plus fougueux généraux de la Commune ; j’oubliais ce jeune tribun du parti socialiste qui, après avoir été sous-officier dans l’armée de Versailles, défend aujourd’hui ses adversaires d’il y a dix-sept ans.

Certes, en voilà la preuve, ils ne sont pas implacables ! Et votre phrase, à propos de la grève de Decazeville, a plus fait pour votre popularité que les refrains de Paulus et les articles de vos lèche-éperons.

C’était humain, cette idée de faire partager la gamelle du soldat par le gréviste ; d’atténuer les insurrections de la faim par l’entrée en ligne du fricot.

On m’a dit plus. Chacun sait que vous êtes sans le sou ; c’est peut-être ce qui rend votre gloire gaie et bonne enfant. On m’a raconté que les gros actionnaires de là-bas auraient bien aimé rincer avec du plomb les gueules noires ; qu’ils auraient volontiers ferré d’or le cheval de celui qui leur aurait payé cette joie. Ils ont raté leur coup – et vous, votre fortune ! Si c’est vrai, c’est bien… vous avez commencé à payer la dette de 1871.

Mais je m’attarde, et je veux en arriver à vous dire ceci :

Si jamais, mon général, la fantaisie vous prenait de fiche la Chambre à l’eau, ne vous gênez pas pour les socialistes – les socialistes ne vous gêneront pas. J’ai même idée que le peuple rigolera ferme, et que la Ligue des Anti-Propriétaires vous donnera un coup de main… pour peu que le cœur vous en dise.

On s’expliquera après, voilà tout.

Car j’ai une théorie bizarre, qui peut déplaire à première vue, mais qui, à la réflexion, a vraiment du bon. Dans les tirs de foire, je préfère l’unique lapin de plâtre – joie et orgueil de l’établissement – plus facile à jeter bas, parce qu’il est plus « conséquent » ; plus flatteur aussi, parce que la galerie s’enthousiasme davantage ; je préfère cette grosse pièce-là aux centaines de misérables petites pipes, difficiles à viser, peu glorieuses à atteindre.

Ils sont, au Palais-Bourbon, cinq cents glaireux, qui collent aux doigts et seraient le diable à dégluer. Tandis qu’un seul homme…

Soyez le lapin, mon général !

Le salut

À M. Ranc.

Il y a trois jours, monsieur, vous jetiez, dans le Matin, un cri d’alarme, devant le flux sans reflux de ce mouvement d’opinion qui vous effraie et qui nous effare ; devant cet élan d’un pays vers un homme ; devant ce spectre d’une dictature dont, nous autres socialistes, nous avons autant que vous, ô jacobins, l’angoissante terreur.

Et comme tous ceux qui ont failli être Brutus, de 1850 à 1860, vous criez de toutes vos forces : « À bas César ! »

À bas César ! soit. Je me rappelle avoir entendu ce cri-là, par une soirée pluvieuse, sur les hauteurs de Charonne, dans une petite rue noire qui s’appelle la rue Saint-Blaise. Il y a tout juste de cela sept ans comptés – et ce n’était ni vous, ni les vôtres, qui vous égosilliez à le proférer.

Il en reste pas mal, des « esclaves ivres » de ce temps ; ils ont même fait des petits, au fond de leurs « repaires » ; et toute une marmaille à culotte fendue piaillerait avec les papas aux trousses de votre demi-cent d’opportunistes, si votre demi-cent d’opportunistes s’avisait d’aller rôder par là, et de demander leur appui à ceux qu’on insulta jadis.

Cela s’est passé de même en décembre, rappelez-vous. On avait affamé le peuple – comme en 71 ; on l’avait mitraillé – comme en 71 ; on l’avait emprisonné et déporté – comme en 71 ! Et quand l’Empire apparut, les députés coururent aux faubourgs :

– Défendez-nous !

Les faubourgs répondirent :

– Et juin ?…

*
**

Il n’en serait peut-être pas tout à fait de même aujourd’hui.

En 1851, les pavés saignaient encore du récent massacre ; on n’avait pas eu le temps de recoudre les façades qu’avait éventrées le canon de Cavaignac.

En 1888, dix-sept ans ont passé sur la tuerie, ceux d’alors sont presque des vieillards, ceux d’aujourd’hui sont presque des enfants. Combien risqueraient leur peau pour la vôtre, je n’en sais rien. Mais ce que je puis vous jurer d’avance, c’est que le flingot se tromperait de cible, si l’on voyait, en haut d’une barricade, traîner sur les pavés, comme du lichen, les favoris de Ferry.

Puis, le peuple est logique. Et avec son net bon sens, il voit ce que je disais tout à l’heure : que cette popularité est fille de l’autre ; qu’elle a ses racines enfoncées dans un cercueil qui vous est cher ; que cette étoile trembla pour la première fois dans le ciel matinal, au-dessus de l’Arc-de-Triomphe, à la fin de cette même nuit où votre astre sombra, dans le ciel éteint, au sommet du Père-Lachaise. Cette étoile-là, voyez-vous, n’est que l’étincelle de vos torches funéraires !

Et la foule ne comprend pas pourquoi, après avoir crié : « Vive César ! » vous criez : « À bas César ! » pourquoi, après avoir clamé : « Vive le grand Patriote ! » vous clamez : « À bas le grand Patriote ! »

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Le populo est d’instinct moins complice ; il ne change pas, lui ; il garde ses méfiances ou ses amours. Et il ne vous écoute plus. Il se dit que vous avez mauvaise grâce à reprocher à celui-ci l’outrancier patriotisme qui édifia la gloire de celui-là. Il voit surgir le même Déroulède, les mêmes sociétés de gymnastique, la même Alsace et la même Lorraine fraternellement enlacées. Il entend crier : « Vive la République ! », ce qui le rassure ; il entend crier : « À bas Bismarck ! », ce qui le réjouit.

Qu’y a-t-il de modifié, – sinon vous ? Est-ce parce que celui-ci est blond alors que l’autre était brun ? Est-ce parce que l’autre portait une redingote et que celui-ci porte la tunique de général ?

Ah ! c’est que je vais vous dire ! Les temps sont changés – ou mieux, les temps sont proches. La guerre, l’effroyable guerre, est là qui guette. Elle est passée, l’époque où l’on menait la nation à coups d’éloquence ; qui sait s’il ne faudra pas bientôt défendre la patrie à coups de canon ? C’est peut-être pour cela que celui-ci n’est pas un avocat, mais un soldat…

C’est pourquoi aussi vous avez mauvaise grâce, je le répète, à vouloir remonter ce courant que vous avez créé.

Vous n’avez pas créé que cela, malheureusement pour vous, – et pour nous !

Vous demandiez l’autre jour ce que c’était que le boulangisme ?… Je viens de vous le dire, au point de vue chauvin ; je vais vous le dire maintenant au point de vue humain.

Le boulangisme, c’est le dégoût, non pas de la République, grand Dieu ! mais de « votre » république ; de la république telle que l’ont faite vos amis ; de ce régime bâtard, sans cœur et sans entrailles, qui, en dix-sept ans, n’a rien fait pour les pauvres, rien pour le peuple, rien pour ceux à qui il doit d’être tout !

Je ne dis point cela pour vous, monsieur, qui n’avez voulu rien être, et avez mené, à travers les tripotages, les intrigues et les vilenies de l’entourage, une existence digne du respect de tous.

Mais combien vous ont imité ?…

Et chaque fois qu’éclatait un scandale, chaque fois que se découvrait une ignominie, chaque fois qu’on envoyait mourir nos petits troupiers au bout du monde, pour la fortune de celui-ci ou l’ambition de celui-là, le scandale, l’ignominie, le crime, faisait des recrues pour la « boulange » – alors même que Boulanger était encore inconnu !

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Il n’est pas donné à tout le monde d’être socialiste. Je n’hésite pas une minute à reconnaître qu’à l’heure actuelle nous sommes une infime minorité dans le pays : un groupe d’êtres conscients qui se heurtent, lamentablement, à l’indifférence ou l’inconscience des foules.

Tout ce qui souffre n’est pas avec nous, hélas ; sans quoi nous serions le nombre, c’est-à-dire la force. Il est un degré de misère où l’homme abdique son humanité et ne vit plus qu’animalement. Celui qui n’a qu’un sou n’achète pas un journal, mais du pain.

Ils sont beaucoup ainsi ; vous les avez laissés devenir trop – les famines de l’antiquité faisaient des mercenaires et non des citoyens. Ces êtres hâves, déguenillés, qui grelottent sans chemise, par ces temps de gelée, dans leurs habits de toile ; qui couchent sous les ponts, dans les taillis, à l’angle des bornes ; allez donc secouer leur déchéance, et les adjurer de sauver ce que vous appelez la République !

Votre République, qu’a-t-elle fait pour eux ? Où est leur toit, où est leur fierté ? Leurs femelles crèvent à l’hôpital – quand il y a de la place ! – et sont déchiquetées par les carabins. Leurs enfants (car ils ont des enfants, ô misère !) agonisent sur un matelas de pavés, avec un édredon de neige. Leurs morts pourrissent dans la fosse commune. Ils n’ont pas – sur tout ce territoire de France dont certains possèdent presque des départements ! – ils n’ont pas un lambeau de sol pour y reposer, dans le sommeil ou dans la mort !

Et vous vous étonnez que ces noyés se raccrochent à la première branche venue, cette branche fût-elle de laurier ! Et vous vous exaspérez de ce que ces malheureux (qui, depuis dix-sept ans, voient les Présidents succéder aux Présidents, les Assemblées aux Assemblées sans que leur sort soit en rien amélioré ; sans qu’il soit ajouté un cotret à leur feu ; sans qu’il soit retranché un sou au prix de leur pain), vous vous exaspérez de ce que, l’estomac vide et la tête perdue, ils emboîtent le pas, comme les pauvres de tous pays, au premier régiment qui passe, s’enrichissant de la dorure des uniformes, grisant leur peine de la musique soûlante des cuivres ! Le pain est à quatre sous la livre – la France est, je vous le jure, à quiconque rognera ces quatre sous-là de moitié !

 

Voilà le salut, monsieur. Vous avez signalé le mal, je vous indique le remède. Que ceux de vos amis qui sont au pouvoir jettent de côté, par un effort brutal, tout ce qui, dans les travaux parlementaires, n’intéresse pas immédiatement le peuple. Qu’ils s’occupent de la question des loyers ; de la question des salaires ; de la retraite des vieux travailleurs ; de l’éducation des petits enfants ; des asiles pour les sans-logis ; de la soupe pour les sans-travail ! Ce serait autrement beau, allez, que la nuit du 4 août !

Là est le salut.

Vous qui voulez tuer le boulangisme, abaissez la taxe de la boulangerie !

Les persécutés

Sont-ils bêtes, ces gouvernants !

Je ne m’amuserai point à discuter la mesure dont ils ont frappé le général Boulanger ; mais, juste ou injuste, elle n’en constitue pas moins la suprême maladresse.

Comment ne l’ont-ils pas senti, comment ne l’ont-ils pas compris ?

Voilà un homme qui est populaire. Pourquoi, je n’en sais rien, et peut-être ne le sait-il pas lui-même ; enfin il est populaire à tel point que les ministres tremblent, que la Chambre claque des dents, que le Sénat sanglote sous lui, rien qu’à l’écho de ce nom. Et pour éteindre cette popularité, pour détacher le peuple de cet homme, que fait-on ?… On l’expédie dans un coin de province ; on lance à ses trousses tous les mouchards de France ; on lui inflige trente jours d’arrêts de rigueur ; on espionne ses amis ; on intercepte ses lettres – on le révoque !

Or, quelle est la situation de l’officier révoqué ? À peu de chose près celle qu’indique Victor Hugo dans le premier chapitre des Misérables, en parlant du forçat libéré Jean Valjean.

Il est sous la surveillance de la haute police militaire – sinon de la haute police civile – ; il n’aura pas d’autre résidence que celle qui lui sera assignée par les « autorités » ; il devra y justifier de sa présence à toute réquisition, n’en pourra sortir, fût-ce pour un jour, qu’avec un permis motivé ; et, là uniquement, recevra les quelques subsides qui lui sont alloués. C’est le passeport jaune imposé à un général français.

C’est davantage.

C’est la mesure vile qui frappe non seulement l’honneur, mais la bourse ; qui rogne les trois cinquièmes du traitement ; qui enlève un plat à la table et une bûche à l’âtre.

Nous ne sommes pas pour les généraux, ici, il s’en faut ! Mais le peuple a cela de grand, que, s’il foudroie parfois, il n’humilie jamais. Il supprime l’adversaire, il ne lui inflige pas de supplices mesquins. C’est pourquoi seul il fait et défait les hommes, et tient les popularités les plus ailées, comme des oiseaux frêles, dans sa large main.

Mais ces gouvernants !

Ils n’ont pas le courage du crime – qui a un résultat, au moins, et une consécration. Ils n’ont que les petites férocités de la peur, les lâchetés minuscules qui, nuisant à qui les commet, servent qui les subit.

Le pauvre triomphe ! Voilà tout ce qu’ils ont trouvé, nos maîtres : cette dégradation déguisée, et ce raclage de solde, pour tuer un élan populaire !

Est-ce que l’interdiction a jamais tué quelque chose ? Est-ce que la persécution a jamais étranglé une idée, étouffé un dogme ?

Il fait bon parfois regarder en arrière : c’est ainsi que l’on apprend à juger le présent, à déchiffrer l’avenir.

Que nous enseignent les leçons du passé ?… Elles nous disent que seuls restent debout, dans la postérité, les penseurs ou les pensées proscrites ; qu’aux époques barbares le bûcher a été immuablement le piédestal de toutes les figures symbolisant une théorie, une foi nouvelle – qui renaissaient des cendres, et s’élançaient d’un coup d’aile, phénix merveilleux, en pleine lumière, en plein azur !

Ce sont les Césars qui ont fait le Christianisme, c’est l’Inquisition qui a fait les Juifs, c’est la Saint-Barthélemy qui a fait les protestants ! Ils existaient avant, certes – ils n’ont eu de force cependant que le jour où leur sang a coulé pour la première fois.

Et sans aller chercher si loin, voyez combien cela est juste pour nous autres. Si l’on avait laissé se développer librement, se discuter sagement les doctrines nouvelles, auraient-elles la vitalité qu’elles ont aujourd’hui ? Si le Prolétariat n’avait pas eu ses hécatombes et ses martyrs, ses captifs et ses exilés, l’Idée sociale aurait-elle cette envergure et cette puissance ?…

Non !

La persécution n’a jamais que grandi ceux qu’elle a atteints. Voilà pourquoi l’évènement d’hier est la dernière des sottises ; pourquoi nous devons garder une rancune profonde à ceux qui ont compliqué encore une situation déjà suffisamment menaçante ; pourquoi nous n’aurons pas assez de reproches pour des gouvernants à qui on ne demanderait même pas d’être un peu moins malhonnêtes s’ils étaient seulement tant soit moins idiots.

Non, mais les voyez-vous, ces gens qui, sous prétexte qu’un homme captive trop l’attention publique, trouvent moyen, dans notre France généreuse, d’ajouter à son prestige l’auréole de la persécution !…

Les ricochets

Hier, pendant la manifestation boulangiste, tandis que je regardais, du haut de mon cinquième, les sergots stimuler l’enthousiasme des passants à coups de poing et à coups de botte, quelqu’un m’a dit :

– Bah ! laissez donc ! Vous avez grand tort de vous indigner. Ce sont des boulangistes qu’on tape, après tout !…

Je sais bien que c’est des boulangistes que l’on tapait, mais j’ai là-dessus, comme sur beaucoup d’autres choses, de singulières idées.

Quand la police cogne sur une foule, je ne m’inquiète pas de savoir ce qu’est cette foule ; mon sang de Parisienne frondeuse ne fait qu’un tour ; je bats des mains et crie bravo si les rôles changent une minute, si les bonapartistes, royalistes, anarchistes, ou boulangistes, font écoper à leur tour les agents qui ont la main si leste et le pied si prompt.

Puis, je regarde d’un peu plus loin.

Dans le vieil Évangile qu’on nous faisait apprendre quand nous étions tout petits, il y a une belle sentence qui se peut traduire ainsi : « Ne souhaitez pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît à vous-mêmes. » C’est très juste… et c’est très roublard.

Car, il en est des sergots – sauf leur respect ! – comme de tous les animaux dressés pour la chasse : ils y prennent goût.

Il y a l’entraînement de l’assommade, comme il y a l’entraînement de la bataille. Quiconque a tambouriné avec joie sur un crâne plébiscitaire, « sonnera » avec délices une caboche socialiste. Et quand la botte d’un agent entre en rapport direct avec les assises d’un citoyen, le choc se produit toujours avant que le citoyen ait eu le temps de décliner ses opinions.

C’est pourquoi je me méfie quand je vois les gardiens de la paix en humeur guerrière ; c’est pourquoi je considère toute intervention de la police dans la rue comme menaçante pour nous autres ! même quand elle est dirigée contre des adversaires ou des indifférents.

Et ces brutalités du 9 avril sont tout bêtement – à moins que le gouvernement ne ménage la Révolution par peur de la Boulange – l’apéritif de notre 28 mai.

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Mais ce n’est pas tout.

Mes indignations se sont heurtées, fréquemment, à ce qu’on appelle, en style de gouvernant, la raison d’État ; à ce qu’on appelle, en style de révolutionnaire, le qu’en-dira-t-on du Parti.

Or, je voudrais précisément que ce qu’en-dira-t-on fût mis de côté ; je voudrais que toutes fois qu’un acte mauvais ou vil est commis par le pouvoir, la Sociale demandât la parole et dénonçât l’infamie – eut-elle un intérêt direct à cette infamie-là !

Nous ne sommes pas des politiciens, nous autres ; et c’est parce que nous ne sommes pas des politiciens que nous n’avons ni à biaiser, ni à ruser. Nous n’avons point deux morales, comme les académiciens, nous n’avons qu’une honnêteté, qui est faite moitié de logique, moitié de probité.

La probité fait rarement défaut, chez nous – la logique, souvent.

C’est cependant à la logique que j’entends faire appel.

Nous assistons, en ce moment, à un duel curieux entre les opportunistes et les boulangistes : les uns ont la force, les autres la foule. À mon humble avis, n’était besoin ni de s’allier à M. Ferry, ni de s’inféoder à M. Boulanger ; le parti socialiste pouvait se croiser les bras, demeurer témoin, et attendre l’issue de la lutte pour y jouer le rôle du troisième larron.

D’autres ont pensé autrement – et l’Être suprême me garde de discuter le mot d’ordre des états-majors ! Je donne là une opinion personnelle que je n’ai jamais essayé d’imposer à aucun ; et je la donne pour ce qu’elle vaut, sans m’attarder à la défendre.

Mais ce que je m’acharne à soutenir par exemple, de toute l’énergie de ma conviction, c’est notre devoir de protester contre certains actes : d’abord, parce qu’ils sont odieux ; ensuite, parce qu’ils sont une menace envers nous et nos idées.

Dans la lutte dont je parlais tout à l’heure, il y a eu intervention policière, il y a eu des faits malpropres contre lesquels nous devons crier, sans nous soucier s’ils se sont passés chez celui-ci ou chez celui-là.

Pour avoir une correspondance du général Boulanger, la Sûreté générale a simulé un vol, forcé des secrétaires, faussé des serrures – disons que c’est une infamie !

Pour se procurer des arguments, soit devant le Conseil d’enquête, soit devant la Chambre, les Postes et Télégraphes ont rétabli le cabinet noir, volé des lettres, retenu des dépêches – disons que c’est une infamie !

Pour combattre une candidature que nous combattons, nous aussi, mais loyalement, les Fonds secrets ont stipendié la presse reptilienne, acheté des journaux, acquis des consciences – disons que c’est une infamie !

C’est notre rôle, rôle plein de grandeur et que le peuple seul peut jouer, de dire la vérité tout entière, sans restrictions, sans détours. C’est s’élever que reconnaître la taille de l’adversaire… et malheur à ceux qui ne sentent point la suprême force de la justice !

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Dans ces faits à flétrir il est, je l’ai dit, la menace pour nous.

C’est qu’en effet, jamais mesure n’a été prise contre tel ou tel personnage sans qu’elle ne s’abattît ensuite, plus pesante, sur des fronts obscurs.

Le vol simulé par un agent contre celui-ci, est frère de la bombe déposée par un agent en perquisitions chez celui-là. Le Cabinet noir rétabli, ce sont les lettres de Kropotkine violées comme les missives de Boulanger. La Presse vendue, c’est la vie de n’importe quel socialiste traînée dans l’ordure tout comme l’existence d’un général.

Défendons notre sécurité, défendons nos secrets, défendons notre honneur !

J’ai été à l’école d’un homme qui disait : « Les députés qui votaient l’article 7 votaient en même temps l’expulsion de Lawroff. Toute loi ou tout acte réactionnaire a son ricochet contre nous. »

Méditez cela, vous qui applaudissez !…

L’attentat X…

Un journal le prêchait, hier ; il est dans l’air, il nous le faut… on nous le doit !

Ce serait manquer à tous les us de la légende, à toutes les traditions de l’histoire, à toutes les habitudes du passé, si le peuple de France était privé de la tentative en icide qui, chez nous, consacre le succès, rallie les indifférents, et cale solidement, avec le manche d’un poignard ou la crosse d’un pistolet, le trône d’un roi, le fauteuil d’un président voire le siège d’un général.

Le dernier date de loin.