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Rien dans la nature n’étonne, n’attire plus les regards de l’homme que ces boursouflures de notre globe, qu’on nomme les Alpes. Les tableaux en sont grands, riches et variés. Ces monts sourcilleux, chargés d’une glace éternelle, offrent des aspects si imposants, si majestueux, et les richesses qu’ils étalent, sont si diversifiées qu’il faudrait(1)une langue plus énergique, plus pompeuse que la nôtre pour les bien décrire.
Il n’y a pas vingt années qu’on parle des Alpes et qu’on y voyage. Annibal ne traversa, à ce qu’on croit, que la partie voisine du Dauphiné, qui est la plus basse de cette grande chaîne ; son centre fut même inconnu des Romains, et les hommes qui s’y étaient cantonnés, ne subirent jamais le joug de ces vainqueurs des nations.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
Théodore Bourrit
NOUVELLE DESCRIPTION DES GLACIÈRES ET GLACIERS DE SAVOYE
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385747329
Intendant du Jardin-Royal des Plantes, et du Cabinet du Roi, de l’Académie française, Trésorier de l’Académie royale des sciences, et membre des Académies de Londres, de Berlin, de l’Institut de Bologne, de Florence, d’Édimbourg, de Philadelphie, etc.
MONSIEUR,
Vous m’avez permis de vous dédier cette partie de mon ouvrage, et cette indulgence est un préjugé heureux en sa faveur ; puissai-je le justifier, j’aurai rempli mon but.
Mais, qu’ils sont grands les objets que j’ai peints ! que la teinte en est sublime ! Et comment les rendre, les exprimer dignement sans ce style qui anime tout ce qu’il trace, qui semble créer tout ce qu’il offre à l’imagination, ce style qui n’appartient qu’à vous, Monsieur ? Que de fois environné de toutes parts des merveilles de la nature, j’ai évoqué votre génie, et pouvais-je chercher à les rendre ces merveilles, sans penser à celui qui sait si bien les peindre, sans me sentir comme environné de sa gloire ? J’en dois faire l’aveu, Monsieur, rien ne m’a plus soutenu dans la carrière laborieuse que j’ai parcourue, que l’espérance de vous être agréable ; elle était inséparable des objets que j’avais sous les yeux ; j’oubliais alors mes peines, et j’étais satisfait. Daignez donc, Monsieur, accepter mon hommage ; il est faible, je le sens, mais il est pur, désintéressé, et par cela même plus digne de vous être offert.
J’ai l’honneur d’être avec un profond respect,
MONSIEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Marc Theodore BOURRIT.
Tableau général des Alpes et leur beauté : des premiers voyageurs qui y furent.
Rien dans la nature n’étonne, n’attire plus les regards de l’homme que ces boursouflures de notre globe, qu’on nomme les Alpes. Les tableaux en sont grands, riches et variés. Ces monts sourcilleux, chargés d’une glace éternelle, offrent des aspects si imposants, si majestueux, et les richesses qu’ils étalent, sont si diversifiées qu’il faudrait(1) une langue plus énergique, plus pompeuse que la nôtre pour les bien décrire.
Il n’y a pas vingt années qu’on parle des Alpes et qu’on y voyage. Annibal ne traversa, à ce qu’on croit, que la partie voisine du Dauphiné, qui est la plus basse de cette grande chaîne ; son centre fut même inconnu des Romains, et les hommes qui s’y étaient cantonnés, ne subirent jamais le joug de ces vainqueurs des nations.
Les peuples qui avoisinaient ces masses colossales, repoussés par leurs aspects terribles et menaçants, ne les contemplaient qu’avec effroi, ne les regardaient que comme un mal dans la nature. Les orages qui s’y forment, les chutes de rochers, celles des neiges qui renversent, bouleversent et détruisent tout sur leur passage ; les débordements des torrents, des rivières étaient regardés comme les agents d’un esprit malfaisant, ou d’un dieu en courroux : comment pouvaient-ils imaginer que ce théâtre d’horreur en contînt les contrastes, qu’il méritât jamais l’attention de l’homme, qu’il devînt un vaste champ à ses observations, et qu’au milieu de ce désordre, il y démêlât les lois de la nature et la marche lente du temps ! Tels sont les phénomènes qui distinguent ces lieux de tous les autres, et les font rechercher des hommes qui veulent s’instruire.
La partie des Alpes que nous allons parcourir, est la plus belle dans son ensemble, la plus étonnante dans ses effets. Le Mont-Blanc, ce colosse immense de neige et de glace, séjour où l’hiver a établi son empire, y joue le principal rôle ; on le voit dominer des amas de montagnes, élever sa cime sur une chaîne de plus de cent lieues d’étendue ; étendre ses rameaux blanchis au fond des plus belles vallées, et près des habitations où règnent l’abondance et la paix. La vallée de Chamouni qu’il a rendu célèbre, est située à ses pieds ; celle de Cluse et de Salanches qu’on passe pour y aller, présentent des aspects du genre le plus pittoresque. Les sinuosités des montagnes et des rivières, leur contour gracieux, les mélanges d’une belle verdure avec d’arides rochers, les coteaux en pentes douces, opposés à des mâts taillés à pic, la teinte noire des bois, l’éclat éblouissant des glaces, tout fait spectacle et intéresse vivement ; l’imagination en est frappée, de nouvelles idées naissent à mesure que les objets se développent, et les sensations prennent la teinte de ces objets extraordinaires et nouveaux.
Ces monts qui bordent l’horizon de Genève à l’orient et au midi, n’en sont éloignés que de quinze à dix-huit lieues ; mais les montagnes qui sont en avant, paraissent comme des masses jetées pour leur servir de remparts. On voit que, pour y pénétrer, il faut s’engager dans des défilés étroits, la plupart sauvages, et l’on s’imagine que les difficultés augmenteront à mesure qu’on s’y enfoncera. Ce furent sans doute ces craintes qui retardèrent si longtemps la connaissance de ces lieux. L’illustre Pockocke fut le premier qui voulut les connaître ; le célèbre Abauzit suivit ses traces, et après lui M. de Saussure, que ses talents et ses voyages dans toutes les Alpes ont fait connaître de l’Europe savante.
Route de Genève à Salanches. Aspect du mont Salève, du Môle et du Brézon, de la Bonneville, de la vallée de Cluse, de celle de Maglan, caverne de Balme, cascade d’Arpenas, première vue du Mont-Blanc près de Salanches, et situation de cette ville.
Genève, assise au centre d’une vallée de dix-huit lieues d’étendue du nord au midi, et de cinq lieues de l’orient au couchant, jouit du bel aspect des Alpes. C’est entre le mont Salève et celui des Voirons qu’elles se font voir. Le Môle, grande sommité conique, placée entre ces deux montagnes masque une partie de la chaîne, qui sans lui se présenterait avec plus de majesté encore.
La Bonneville, située au pied de ce mont à la distance de quatre lieues et demie de Genève, est placée sur le chemin qu’on prend pour entrer dans les Alpes. Il est beau, et les points de vue en sont pittoresques ; dès l’entrée on distingue les trois sommités du Mont-Blanc qui se présentent comme des nuages que le soleil éclaire, et qui, au coucher de cet astre, ressemblent à de l’or pur(2). À une lieue et demie de Genève, le mont Salève se présente sous des points de vue très variés ; derrière ce mont est une vaste vallée, où La Roche, petite ville, est située, et l’Arve qui y circule, se fait apercevoir au travers des arbres. Ce côté est embelli encore par de grandes montagnes ; l’une est le Brézon, plus loin celle du Reposoir, derrière lesquelles la ville de Salanches est située. À leur pied l’on aperçoit des gorges sauvages qui conduisent dans de beaux et fertiles vallons. À gauche du Môle, c’est la Mortine dont le sommet arrondi et couvert de glace, est devenu accessible depuis que M. De Luc y monta, et que j’en ai découvert le seul bon chemin. Le Môle dont on approche, trompe les voyageurs ; de pyramidal qu’il était, il devient allongé, et son sommet se cache derrière ses bases ; des voyageurs qui voulurent y monter, ne lui voyant plus sa première forme, crurent l’avoir perdu, et s’en revinrent sans avoir rempli leur but.
Près de là, Bonneville le paysage prend un aspect alpin : Le Môle et le Brézon l’encadrent et forment la première entrée des Alpes. L’Arve passe entre eux ; le Brézon qui est de l’autre côté de la rivière, a de beaux rochers et des esplanades d’un vert agréable ; son sommet à pic présente un affreux précipice.
Le premier coup-d’œil sur la Bonneville en donne une idée avantageuse : on y voit une grande place, où l’on devrait planter des arbres, qui, en l’embellissant, la garantiraient des chaleurs excessives qu’on y éprouve, et contribueraient à la salubrité de l’air. Cette ville, où l’on compte huit cents âmes, est le séjour de l’intendant de la Province. Ses habitants sont honnêtes : ils font commerce de vins ; les Barnabites de Thonon y ont des possessions et une maison agréablement située ; le gibier et le poisson de l’Arve y abondent, et les Genevois viennent s’y promener, lorsque, rassasiés des rives de leur beau lac, ils veulent jouir de près de l’aspect des montagnes.
Au sortir de la Bonneville, on passe l’Arve sur un pont de pierre à l’extrémité duquel on entre dans la vallée de Cluse. Le fond de cette vallée, souvent dégradé par l’Arve, n’est pas riche ; c’est une plaine marécageuse, où l’ombre des bois obscurcit la verdure riante qu’elle présente souvent ; mais ses côtes et ses montagnes sont fertiles et bien cultivées. L’extrémité en est couronnée par la Mortine et quelques autres sommités du Valais, telles que la Morcle et la Dent du midi, dont les têtes altières s’élèvent par-dessus celles de la vallée.
Autrefois, le chemin côtoyait les montagnes, aujourd’hui, il est tracé dans la plaine en droite ligne ; il passe dans des villages bien ombragés, et de distance à autre, l’on voit des habitations tout-à-fait champêtres, dont les possesseurs paraissent être dans cette aisance rustique qui fait le bonheur de ceux qui en jouissent. Après une lieue de marche, l’on cesse d’être resserré par le Môle, et la vallée devient circulaire ; cette forme l’embellit, les maisons de campagne qu’on découvre au loin, lui donnent la vie, de belles prairies, de beaux champs, inspirent cette douce satisfaction qui fait oublier nos peines.
Plus près de Cluse, la vue est attirée en haut par les montagnes, dont les formes et les couleurs varient ; les unes sont revêtues de bois et de pâturages, les autres de rocs nus : l’une de celles-ci est remarquable par ses couches régulièrement ployées ; c’est le Vergy où l’on aime se promener et du sommet duquel l’on a de belles vues qui se varient et s’adoucissent par celle de frais pâturages dispersés çà et là ; tranquilles demeures abandonnées aux chamois qui s’y retirent, parce qu’ils découvrent fort au loin, et longtemps avant qu’on puisse les y atteindre. Ce mont est séparé de celui de Nanzi, par la gorge qui mène à la Chartreuse du Reposoir ; gorge d’un aspect si sauvage, qu’elle semble n’être qu’un repaire d’animaux féroces, mais où l’on trouve la sûreté, et des sites autant intéressants qu’inattendus. Le village de Songi est au pied de cette montagne : on ne se lasse point d’admirer les champs, les prairies, les vergers et les bois qu’on y voit s’élever en amphithéâtre et dans le plus beau désordre jusqu’aux rocs nus.
De Songi, qui est à demi-lieue de Cluse, l’on ne découvre pas encore cette ville : la beauté du paysage contribue aussi à la faire oublier. Ici, des touffes d’arbres couronnent une colline ; là, les prairies verdoyantes s’élèvent parmi les rochers. L’on ne saurait encore entrevoir par où l’on doit sortir de la vallée ; les rochers qui surplombent le chemin, marquent le passage, qu’on ne découvre que subitement, lorsqu’on parvient aux rives de l’Arve. Cet endroit, qui forme la seconde partie des Alpes, est l’un des plus beaux et des plus pittoresques ; on voit le fleuve descendre d’une sombre vallée, resserrée par de hautes montagnes magnifiquement boisées, ou couronnées de rochers sourcilleux : les nues qui s’y promènent les coupent à différentes hauteurs, les relèvent, les éloignent, et augmentent par leurs effets magiques, les beautés de cet aspect déjà si imposant et si neuf.
Avant de passer le pont élevé sur l’Arve, l’on voit un petit sentier taillé dans le roc, du haut duquel l’on jouit de la vue de toute la vallée qu’on a parcourue, et d’une petite partie de celle de Maglan où l’on va entrer : ce site est agréable, et l’ensemble des montagnes forme un beau tableau.
La ville de Cluse qu’on domine en entier, est adossée à des rochers qui semblent la menacer de leur chute : habitée en grande partie d’horlogers et de quelques autres artisans peu riches, elle serait oubliée des gens aisés, qui passent la plus grande partie de l’année dans leurs campagnes, s’ils n’y étaient rappelés par des fêtes patriotiques. Chaque année, à l’une des fêtes de la Pentecôte, les bourgeois en armes et en uniforme, vont tirer un oiseau sur un roc fort élevé, celui qui le renverse est reconnu Abbé de la Basoche, et le premier usage qu’il fait de son titre, est de créer un bourgeois.
Le maniement des affaires de cette ville est entre les mains d’un conseil formé de quatre syndics et de douze conseillers qui gouvernent par des lois écrites. Cluse a encore un Marquis, mais il n’y possède que le droit singulier d’avoir à lui toutes les langues du gros bétail qu’on y tue.
De Cluse, l’on croirait ne pouvoir continuer sa route qu’au travers des montagnes, tant la gorge, de laquelle descend l’Arve, est étroite et sauvage : mais on est agréablement surpris de trouver un beau chemin à gauche de la rivière. Je m’arrête ici pour parler de l’impression profonde que m’a toujours fait ce chemin, et des objets qui vont nous passer sous les yeux.
De tous les aspects des Alpes, il en est peu qui, dans un aussi court espace que celui que nous allons parcourir, présentent autant de beaux contrastes.
Dès l’entrée de ce détroit, l’œil est frappé de la majesté des montagnes, de la variété de leurs formes, vraiment neuves, et de leur belle décoration : tout enchante et fait éprouver d’agréables sensations. L’Arve rapide, les prairies verdoyantes qui la bordent ; et les monts couverts de noirs sapins y donnent une fraîcheur qui délasse et fait plaisir. Mais en avançant, la vallée s’élargit et prend la forme d’un cirque d’une grande magnificence, dont l’Arve occupe le fond. Les monts y présentent quelques pentes arrondies et vertes, mais la plupart taillés à pic sont des rocs vifs et tranchants. À considérer leurs couches horizontales, leurs fêlures, on les prendrait pour d’antiques forteresses. Leur figure gigantesque, leur belle vieillesse est relevée d’arbustes de toute espèce et de fourrés de bois, les uns foncés, les autres d’un vert clair : toutes ces diverses décorations embellissent tellement la route, qu’il n’est pas d’endroit où l’on ne voulut s’arrêter pour en jouir en détail.
Parmi toutes ces beautés, il est un site qui m’enchante, me transporte, et dont l’image me suit partout. C’est un petit parc d’un vert superbe, situé à l’opposé de l’Arve, que le fleuve baigne d’un côté, et qui, de l’autre, est protégé par de magnifiques bois : c’est le théâtre de mon imagination ; c’est là, où j’aimerais à me transporter, pour me rappeler les beautés de la nature, et les magnifiques scènes des montagnes, et que je croirais en jouir plus à mon aise. De ce lieu solitaire, mais gai, mes regards se promèneraient sur les beautés piquantes de la vallée, et je sourirais avec une sorte de pitié, en me rappelant ces hommes qui, croyant voyager et jouir, parcourent cette route au galop, ou renfermés dans leur berline.
Ces montagnes, dont l’ensemble est si théâtral, ne sont pas moins intéressantes de près ; leurs larges couches forment des galeries d’où l’on a de ravissants coups d’œil : les sentiers en sont pénibles, souvent l’on n’y parvient qu’en les escaladant : mais la peine qu’on éprouve n’est pas sans dédommagement : des péristyles, des voûtes exhaussées qui les surplombent, présentent mille beautés. La caverne de Balme, dont l’entrée se voit à deux cents toises au-dessus de la vallée, est un objet des plus pittoresques. On y entre avec des flambeaux, et bientôt on est enseveli sous deux cents toises de rochers tapissés de stalactites réfléchissant la lumière ; les formes de ces productions singulières, leurs jeux sous ces voûtes spacieuses et de formes gothiques, prêtent à l’imagination : l’on se croit transporté dans le séjour des fées(3).
Près du village de Maglan, on ne voit pas sans plaisir les prairies charmantes et les jolis bosquets qui occupent l’espace entre l’Arve et le chemin ; ces bosquets abritent de petites collines d’un beau vert, au pied desquelles circulent des ruisseaux d’une eau limpide ; tous ces lieux présentent des tapis frais et ombragés, de jolis réduits où l’œil aime à s’égarer.
Mais la montagne au pied de laquelle on passe, présente un contraste frappant avec tous ces objets : c’est un mur taillé à pic, dont les ruines menacent le chemin ; Maglan en est si près, qu’il n’est pas douteux qu’il n’en soit un jour écrasé. Déjà l’on voit de grands blocs détachés de cette montagne, qui ont roulé au milieu des prairies. Cette idée attriste les âmes sensibles, surtout lorsqu’on pense que ce petit endroit est habité par des hommes industrieux, par des femmes honnêtes, et dont plusieurs ont des grâces naïves et piquantes.
Après Maglan, la vallée s’élargit, et la vue s’étend au-delà de Salanches. La route, qui continue à serrer de près les montagnes, est neuve et belle ; les blocs de rochers qui y étaient semés, ont été fendus par la poudre et brisés sous le marteau. La voix, les pas des chevaux retentissent le long du chemin, et le voyageur, qui ne voit autour de lui que des rochers sauvages, ne soupçonne pas qu’ils soutiennent des collines charmantes, de beaux vallons, et des habitations tranquilles et heureuses. Le village d’Arache y est perché ; de petits sentiers y conduisent ; le principal se voit au-dessus du hameau de Balme, entre une coupure de la montagne ; les autres sont à peine visibles.
À trois quarts de lieues de Maglan, on passe au pied d’une cascade, qu’on nomme le nant d’Arpenas. La montagne qu’elle mouille, est remarquable par de larges couches circulaires, et de minces feuillets, qui les recouvrent dans la même direction. La cascade qui coule au milieu de ces rochers, est belle : dégagée de la montagne, on la voit se plier par le vent, comme un ruban légèrement agité. À la suite de cette montagne, on voit des rochers non moins beaux ; ils forment un large mur crénelé, au-dessus duquel s’élèvent des pyramides de rochers nus, qui, éclairées par le soleil couchant, prennent une teinte de pourpre. Une échancrure embellit encore cette partie ; un gazon d’un beau vert la tapisse, et de petits bois recèlent des lieux qui nous rappellent les descriptions attrayantes qu’on trouve dans les romans.
Au-delà de l’Arve, dont le lit est masqué par des bosquets, la vue se repose avec plaisir sur des habitations champêtres et gaies, semées le long des croupes des montagnes et à différentes hauteurs ; la culture en est soignée, les vergers entourent les champs, et les bois peuplés de gibiers exercent l’adroit chasseur. Ces montagnes sont couronnées par de majestueuses sommités d’une forme gigantesque, recouvertes de monceaux de neiges.
On quitte à peine les objets que je viens de décrire, qu’il s’en prépare de nouveaux. La perspective qu’on a devant soi, s’étend pour offrir le spectacle d’une région où l’hiver a établi son empire ; c’est près de Salanches qu’on voit pour la première fois le Mont-Blanc ; ce colosse énorme de glace étonne les regards. Du sommet de ce mont fameux, la vue descend avec plaisir sur les beaux talus de verdure au pied desquels Salanches est située. C’est une ville plus considérable que Cluse et la Bonneville ; pour s’y rendre, on passe l’Arve sur un pont qui a souvent été entraîné par les débordements du fleuve. La ville elle – même est exposée à ceux de sa rivière, et je ne lis pas sans intérêt ces vers adressés à la Vierge, écrits à la chapelle, située sur le chemin :
Vous, que le ciel couronne et la terre révère,
Fille du Tout-puissant, et mère de son fils,
Vous qu’il daigna lui-même appeler notre mère ;
Daignez de vos enfants écarter les périls.
Salanches est une ville ancienne qui jouit d’assez beaux privilèges : elle n’était d’abord qu’un hameau où demeuraient des tanneurs ; mais elle s’agrandit insensiblement, surtout après la réunion des habitants d’une ville voisine, que des inondations détruisirent. Les bourgeois de Salanches en sont les seigneurs. Cette bourgeoisie s’achète quarante-cinq livres. Vingt-quatre conseillers gouvernent, quatre syndics sont à leur tête. Salanches a encore un chapitre fondé depuis près de 700 ans ; composé d’un doyen gentilhomme, de douze chanoines et de quatre prêtres d’honneur. L’église qu’ils desservent est grande, assez bien décorée, et riche en ornements. Outre cette église, il y a un couvent d’Ursulines, et un de Capucins qui possède des peintures passables.
Salanches se divise en quatre quartiers. Le premier commerce en bestiaux avec Genève et la Suisse ; le second en draps et laine ; le troisième en ustensiles de fer et de cuivre, et le dernier fournit à la Savoye des charpentiers, maçons, cordonniers, etc. Il y a encore dans cette ville des marchés fréquents et très considérables, surtout en bestiaux, ce qui attire les habitants des montagnes et des villages voisins, souvent au nombre de huit à neuf cents personnes.
La position de Salanches devait être très belle, s’il est vrai qu’autrefois le fond de la vallée fut un lac : on le dit, et tout semble le faire croire, puisque ce fond est encore en grande partie submergé par l’Arve ; ce lac devait avoir deux lieues de long, sur une de large.
Les environs de cette ville sont champêtres, les montagnes sont très pittoresques. Le mont Varens qui est en face, présente des objets intéressants : l’on y distingue à la lunette des habitations, des parcs d’un beau vert, et sur des hauteurs de 800 toises ; l’on y voit de beaux rochers, des précipices, des cascades, de jolis détours et des pâturages de chamois.
Les sommités qui dominent la ville, ne sont pas moins remarquables ; il en est une d’une structure surprenante ; elle est très élevée, d’une forme hexagone, et tapissée d’un beau gazon. À deux cents toises au-dessous, on lui voit comme une guirlande de beaux rochers coupés à pic d’une construction admirable, qu’on dirait n’être élevés que pour lui servir de remparts : d’étroits intervalles d’une raideur extrême paraissent encore plus difficiles à vaincre, l’on y parvient cependant, et du haut de cette forteresse on domine un horizon immense ; d’un côté elle plonge sur le lac d’Anneci et celui de Genève ; d’un autre sur les vallées de Salanches et de Maglan. Le mont Varens est en face, et le Mont-Blanc, accompagné de ses magnifiques aiguilles, se voit dans toute sa grandeur. Le chemin pour y gravir, est des plus diversifiés ; l’on passe par de beaux chalets et des gorges, d’où l’on voit une grande chute d’eau qui se précipite de la hauteur de deux cents toises, et qui de-là va augmenter les eaux de la Salanches. Cette rivière dans ses débordements fréquents, déracine, entraîne une quantité de bois, seul tribut qu’elle donne, en dédommagement aux propriétaires des possessions qu’elle détruit ou dégrade : elle est poissonneuse, mais pas autant que l’Arve, qui fournit aux pêcheurs des truites et des brochets d’une grandeur considérable(4).
Du village de Passi ; inscription romaine ; belle vue sur l’Arve et les montagnes. Du pont des Chèvres ; magnifique chute de la rivière ; adresse et intrépidité des mulets ; superbe aspect du Mont-Blanc ; beau site du lac de Chède ; de Serves ; montagnes et mines de ce district ; chute terrible du mont d’Anterne ; premier aspect de la vallée de Chamouni, et magnificence de ses montagnes et glaciers.
Les objets que nous allons parcourir, ne sont pas moins variés que les précédents ; leurs beautés n’en sont pas moins piquantes.
Avant qu’on traçât une route nouvelle, il fallait atteindre le village de Passi, élevé de cent cinquante toises au-dessus de la plaine. Un chemin pierreux, étroit et rapide, y conduisait ; mais ces désagréments étaient compensés par de belles vues sur la vallée et les montagnes. Le village est grand, les environs sont champêtres : le portail de l’église contient un monument gravé sur le marbre. Le voici :
Ces deux inscriptions, qui sont d’un beau caractère, indiquent le siècle d’Auguste, ou à-peu-près ; les voici expliquées dans leur langue.
Ire. Marti Aulus Ifugius, Auli filius voluaturus flamen Augustalis II vir œrari ex voto.
IIe. Marti, Augusto pro salute Lucii Vibii, Lucii filii Flavini Lucius Vibius Vestinus, pater duumvir juridicendo, triumvir loco publico, posuit ex voto.
À présent, on suit l’Arve pendant trois quarts d’heure, par un chemin agréable, mais que la rivière a entamé dans quelques endroits : ses débordements causent de grands dégâts ; le pont qu’on passe pour aller à Salanches, éprouva ses fureurs il y a peu d’années. Tout le pays jusqu’à Cluse, enseveli sous les sables, parut ruiné pour longtemps ; mais il ne tarda pas à reprendre toute sa fraîcheur et sa première beauté.
Le coteau de Passi, sous lequel la route continue, est d’un bel aspect. Les vignobles, les arbres fruitiers, les prairies, les rochers pyramidaux du mont Varens, entrecoupés par de riantes plateformes d’un beau vert ; tous ces différents objets où l’on ne voit pas l’apparence d’ordre, de symétrie, s’élèvent en amphithéâtre, et présentent une décoration singulière. Au loin, du même côté, deux pointes de rocher se font remarquer par leurs figures gigantesques : lorsque les nuages abandonnent les hauteurs et descendent dans la plaine, ces pics ressemblent aux voiles d’un navire enflées par le vent.
Le côté à droite de la vallée offre un coup d’œil non moins théâtral : on voit une profonde coupure, creusée par le Nant-Borand, torrent considérable qui descend du haut du Bonhomme, montagne au travers de laquelle on pénètre dans la Tarentaise et le Piémont. Cet endroit, un peu sauvage, est surmonté par de riantes cultures et de grandes forêts : le mont Jovis, vaste sommité à moitié couverte de neiges, termine la perspective.
Après deux heures de marche, on arrive au petit village de Chède. Ici, la plaine cesse, et le chemin contourne les bases rapides des montagnes. Occupé par la fatigue d’une montée fort raide, l’on ne désire d’abord que de l’avoir franchie ; mais bientôt on est ralenti dans sa marche par des objets donc l’intérêt redouble à chaque pas. La vue plonge sur l’Arve écumante ; resserrée longtemps entre d’énormes rochers, on la voit se presser, se précipiter, bondir, pour arriver dans le sein de la vallée qu’elle arrose, embellit et ravage tour-à-tour. Puis, l’on traverse des vignobles qui contrastent avec les monts revêtus de noirs sapins. À cette culture succèdent des vergers en pentes rapides, des prairies que de grands arbres couvrent de leur ombre. C’est là qu’on voit un sentier qui descend à l’Arve, où le pont des Chèvres est lancé. Les beautés de ce lieu méritent qu’on aille les contempler.
Ce pont est ainsi nommé parce qu’il n’est composé que de deux planches, et que souvent il n’y a que des chèvres qui osent s’y hasarder. Ce passage est vraiment effrayant, lorsque la rivière est enflée par la fonte des neiges. Au-delà du pont, une petite vallée s’ouvre, et par elle on peut pénétrer à Chamouni, sans passer par Serves. Cette route abrège et offre des beautés piquantes : l’on semble errer de parcs en parcs, de rochers en rochers : de l’obscurité des bois, on entre au grand jour, chaque pas varie la scène ; mais c’est auprès de l’Arve qu’il faut voir un tableau d’un grand genre.
Depuis le pont on remonte ses bords jusqu’à la distance d’environ quatre-vingt-dix pas par un chemin qui demande des précautions pour ne pas glisser dans les précipices. Le bruit terrible de l’eau, qui s’accroît à mesure que l’on avance, annonce le lieu de la scène : on arrive, quel spectacle ! on voit en front devant soi la rivière écumante et bourbeuse se précipiter en flots tumultueux de la hauteur de quatre-vingts pieds, avec le bruit d’une effrayante tempête. Les rochers immenses qu’elle franchit, ceux entre lesquels elle se fraye un passage, en sont ébranlés ; les arbres qu’ils portent s’agitent, se tourmentent ; des parties de rocs minés, secoués par ce choc continuel, s’écroulent avec fracas, et entraînent dans leur chute des blocs, qui se brisent et se dispersent autour d’eux. Quoiqu’élevés de soixante pieds au-dessus de la tourmente, l’on se sent soi-même en mouvement, et atteint de bruines et de fumée, qui, du fond de l’abîme, s’élancent en tourbillons et vous environnent. L’on pâtit, l’on admire, l’on voudrait s’éloigner, détourner ses regards de cette scène terrible, et ils y sont fortement arrêtés par la grandeur, la sublimité qui l’accompagnent.
De ce lieu magnifique, l’on revient au pont : Je dois dire l’incident, dont j’ai été le témoin, dans l’un de mes voyages.