Nouvelles d'Elles - Philippe de Boissy - E-Book

Nouvelles d'Elles E-Book

Philippe de Boissy

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Beschreibung

Des personnages attachants pour un petit bonheur de lecture.

Des amoureux, des petites filles, des vieilles dames, des demoiselles et des princesses, des empereurs et même des alouettes de mer : Philippe de Boissy nous entraîne dans son univers littéraire subtil et tendre.
Les personnages, profondément humains, s’accrochent comme ils le peuvent à ce que leur offre la vie, parfois douce, souvent cruelle.

Grâce à ce recueil de nouvelles, plongez dans un univers littéraire subtil et tendre, et suivez le parcours de personnages humains qui s’accrochent comme ils le peuvent à ce que leur offre la vie, parfois douce, souvent cruelle.

EXTRAIT DE L'efface

Adeline s’approche de la clôture et appelle. Sa voix, toute tiède encore, s’orne de buée, et vole. Sa voix dans l’air a la rondeur d’une pomme. Arrivent les dindons, les canards, bien sûr pas les poulets. Et pas les moutons. Adeline se dit : « Mes brebis sont comme moi ce matin, un peu frileuses. Elles ne veulent pas sortir de la bergerie, là-haut au bout de la lande, parce qu’il y fait bon quand le petit matin pince, et que la paille y est bien sèche. » Elle se dit cela à voix haute, et puis elle le répète aux dindons, aux canards, et même à la barrière qu’elle tapote de sa main. De la vapeur sort de ses lèvres quand elle parle.
Une fois encore Adeline appelle ses moutons d’une voix qui toucherait la lune, bien droite en plein ciel. Mais le pré, clos de barrières muettes, reste désert. Les dindons et les canards appellent à leur tour, à coups de cris pointus, de roulades. Cela dérange à peine les rares flocons qui passent encore un peu dans la lumière. Clodomir, le coq, échappé aux fouines et à la grande cocotte de fonte noire, observe Adeline. Elle ne jette ni blé ni maïs rouge pour attirer son monde. Elle a posé ses mains sur la barrière, et elle attend. Et sous ses paumes, la neige fond. Et la septième ride, la plus belle, celle qu’on ne voit pas, tressaille. Adeline, immobile contre le ciel blanc, épie le silence. Pas un bêlement. Pas de galopade. Pas un coup de corne du bélier contre les piliers de l’étable.
« Ils sont partis, lance Clodomir.
— Mais partis où, grands dieux ?
— Ils se sont envolés, Adeline, ce matin.
— Envolés ! des moutons ! mon pauvre Clodomir, on n’a jamais vu ça ! »

A PROPOS DE L'AUTEUR

Écrivain, peintre et poète, Philippe de Boissy habite une ferme en Isère. Il a publié une trentaine d'ouvrages : poésies, nouvelles et romans, aux éditions Flammarion et dans des revues (NRF, Esprit, Sud…).
Il a obtenu la bourse Guy Levis Mano de poésie en 1985, avec la publication de La Lampe sous le boisseau.
Il a été instituteur, professeur d'anglais et animateur chargé de la littérature à la Maison de la Culture de Grenoble, où il crée des ateliers d'expressions écrites en 1972, puis des ateliers d'écriture en 1974. Il lance en 1981 le Centre de création Littéraire de Grenoble, qui éditera plusieurs ouvrages de poésie, des nouvelles et des livres d'histoire dans la série «Modestie de l'Histoire». En 2004, il reçoit le prix de poésie Charles Vildrac de la Société des Gens de Lettres pour son recueil Jubilations du désert, aux Éditions du Jasmin. .
Lecteur à voix haute, il enregistre entre autres Le Silence de la mer de Vercors. Il travaille actuellement sur des contes, et un récit : L'enfant de ma tête (à paraître aux Éditions du Jasmin).

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Couverture

Collection

CollectionJASMIN LITTÉRATURE

1.Nouvelles d’Elles

Philippe de Boissy

2.De retour

Marie Geffray

CollectionJASMIN LITTÉRATURE POCHE

1.Temps croisés

Jean Clavilier

2.Une si brève rencontre

Jean Clavilier

3.Chemins de soi

Amel Isyès

4.Semoule de blé dur

Amel Isyès

5.Bonhomme Écriture

Philippe de Boissy

Titre

Copyright

Philippe de Boissy

Philippe de Boissy est né en 1933. Poète, peintre et écrivain, il a publié une quarantaine d’ouvrages. Animateur chargé de la littérature, il crée des ateliers d’écriture à La Maison de la Culture de Grenoble au début des années 1970. En 1981, il lance le Centre de Création Littéraire de Grenoble, qui édite plusieurs ouvrages de poésie et d’histoire.

Il a obtenu la bourse Guy Lévis Mano de poésie en 1985 avec La lampe sous le boisseau. Il a été lauréat du prix de poésie Charles Vildrac 2004 décerné par la SGDL pour son recueil Jubilations du désert, publié aux Éditions du Jasmin.

Tous droits de reproduction, de traduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.

© 2012 Éditions du Jasmin

Dépôt légal : 2etrimestre 2012

www.editions-du-jasmin.com

ISBN 978-2-35284-707-6

Avec le soutien du

Du même auteur

DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS DU JASMIN

L’enfant et l’oiseau(Illustrations), 1999

L’histoire de Séédimwé(Illustrations), 1999

L’empereur et le poète(Texte et illustrations), 2000

La baleine bleue(Texte et illustrations), 2000

Un loup dans la vitre, roman, 2001

La légende du Mont(Texte et illustrations), 2002

L’enfant de ma tête, récit autobiographique

Jubilations du désert, 2003, Prix de poésie Charles Vildrac de la Société des Gens de Lettres 2004

Ça saute aux yeux, 2006 (poésie)

Petite suite des choses, 2009 (poésie)

bonhommeécriture, collectionJASMIN LITTÉRATURE POCHE, 2012

CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS

Où dorment les baleines, Motus, 1994

Les oreilles à l’air, Motus, 2003

Pour l’actualité de Philippe de Boissy et une bibliographie plus exhaustive, consulter www.philippedeboissy.fr.

Don Juane

Lorsque Sarah pose ses yeux sur la mer, elle ressent un grand bonheur. Un doux incendie mouille ses pupilles. Les paupières closes, elle s’écrie dans un souffle lent : « Comme je suis bien ! » et se tient immobile, debout, à regarder les flots jusqu’au coucher du soleil. Quand elle quitte la plage, la mer est calme et le ciel tranquille.

« Mon Dieu ! » s’écrie l’homme qui vit avec elle, qui l’attend sur le seuil de leur appartement. Elle lui demande pourquoi ce cri, et sent aussitôt, à l’empressement qu’il met à lui prendre le coude, à la guider vers la salle de séjour, qu’il se passe ou s’est passé quelque chose.

« Pourquoi as-tu crié“Mon Dieu” en me voyant ? »dit-elle. Il parle de surprise, elle est si belle, de soulagement, il est si tard, et finit par lâcher une phrase encore plus explicite en la faisant asseoir : « Mon Dieu, Seigneur, tes yeux ! »

Elle dit « Quoi mes yeux ? » en riant.

Il manque répondre « Mais tu n’en as plus », et n’ose, tant cette nouvelle incroyable risque de la tuer. Comme elle insiste, « Quoi, mes yeux ? » il avoue : mais, tu n’en as plus !

Elle rit. Se frappe les cuisses du plat des paumes. « Je n’en ai plus, et je te vois ! » Elle touche ses paupières, découvre des vides, répète « J’y vois », et se demande où elle a bien pu poser son regard.

Il lui explique que des yeux ne se posent pas sur un meuble comme une paire de lunettes. Il crie presque que des yeux, ça ne se perd pas. Mais elle nie ses phrases, les ponctuant de deux mots – c’est faux – avant de murmurer qu’elle connaît des yeux perdus dans les étoiles, des regards égarés dans des yeux, qu’elle a même lu dans Balzac une histoire d’yeux restés posés sur un buffet.

Comme il va encore lui expliquer qu’elle se trompe, qu’elle a dû faire quelque chose d’inouï pour revenir à la maison les paupières vides, elle le prie de se calmer, et lui dit qu’elle n’a fait que regarder la mer.

À ces mots, il bondit. La prend par le bras. Lui fait enfiler un imperméable, la fait courir jusqu’au rivage.

« Je les ai posés là, dit-elle d’un ton très sûr, indiquant d’un seul doigt la surface des flots.

— Là où ? »

L’index toujours pointé, elle répète, « Mais là », avec agacement.

Alors il pénètre dans l’eau, en chaussures et costume, et s’avance vers l’horizon. De temps à autre, il se retourne vers elle et crie « Là ? » Elle lui indique d’un geste que c’est peut-être plus loin.

L’eau devenant profonde, il doit bientôt nager. Il s’arrête entre les vagues, criant encore sans trop boire : « Là ? » Elle ne l’entend pas, et ne le voit guère, mais tient toujours son index pointé vers le large, qu’elle a tant aimé.

Bientôt, elle ne le voit même plus. Par habitude un peu, car c’est quand même triste, elle se frotte les yeux. C’est bien moi qui ai raison, pense-t-elle. Je n’ai rien perdu. Elle a compté les vagues pendant qu’il disparaissait, une centaine puis encore plus puis beaucoup plus, peut être mille. Oumille unaoumille dueoumille tre…

À ce moment, un promeneur la salue, lui dit que le temps prête à la rêverie plus qu’à la baignade. Qu’elle va s’abîmer les chevilles à rester trop longtemps debout. Que l’air mouillé du soir risque de lui rouiller les bronches. « C’est vrai, chuchote-t-elle. Je crois que vous avez raison. » Ils partent donc ensemble. « Vous verrez, disait-il, vous verrez, de ma chambre d’hôtel, vous pourrez voir la mer… »

La Mémé moi

Qu’est-ce que vous voulez que je dise ! C’est comme ça. Je ne peux rien dire d’autre. C’est plus fort que moi. Je n’y peux rien. Je suis comme ça depuis toujours. Bébé, je devais être comme ça. Je ne sais pas d’où ça vient. C’est total. Je ne peux changer une telle chose… Enfin, non. Je n’en souffre pas. Physiquement, ça ne me fait mal nulle part. Et autrement (je ne sais jamais la différence exacte qu’il y a entre moralement, mentalement, ou intellectuellement, alors je dis autrement) donc, autrement que physiquement, je ne souffre pas plus. Je veux dire : ça ne me rend pas malheureuse. Ça ne me fâche pas avec mon boucher, ou mon boulanger, ou même mon supermarché. Non non. Ça me pose problème, quand même, avec ma fille. Voilà. Qu’avec elle. Et alors, sur ce sujet, elle est idiote. Bête à tuer. Trop jeune quoi. Moi j’aime pas les Noirs, j’aime pas les Noirs, c’est tout. Je ne les ai jamais aimés : point. On n’en parle plus ! À cinq ans, j’aimais pas les mineurs de fond. On en voyait beaucoup à Longwy, et pas toujours débarbouillés. J’aimais déjà pas.

Mon père est blanc, natif de Charleville. Ma mère est blanche, native de Lille. Blanche et même blonde. Ma fille est blanche aussi, et blonde un peu. Disons qu’elle accentue. Elle a raison. Blonde jusqu’à la racine. Faut pas de noir à la racine. Et un soir je lui demande où elle va. Et elle me dit : avec Dédé, Ginette, Paulo, Sosilé, Jean-Pierre et Denise. J’ai rien dit d’abord. Une bande, on n’entend pas tous les noms d’un coup. Et puis il y a les diminutifs. Les surnoms.

Qui tu m’as dit avec Paulo ? Elle me répond mais je t’ai tout dit ! Et je réponds que je n’ai pas tout compris. Et j’ajoute : tu peux me redire ? Alors furieuse elle répète Dédé Ginette Paulo Sosilé Jean-Pierre et Denise.

Ah bon ! Bon. Cette fois ça y est. J’ai entendu. Je ne suis pas sûre d’avoir compris, mais j’ai entendu. Sosilé. Alors je lance : Sosilé ? Elle me répond ben oui. C’est pas une réponse à faire à une personne stupéfaite, non ? Elle se coiffait. Je lui demande Comment ça s’écrit ? Elle pose la brosse à cheveux. J’insiste : hein ? Comme tu l’as dit maman, So-si-lé. Avec deux s ? Non. Et on prononce si ? Oui. C’est lui qui te l’a dit ? Oui.

Je me suis assise. Ce n’était ni breton, ni basque ni auvergnat ni corse ni alsacien. Ça me faisait un effet terrible. Comme si ma fille m’avait dit tout d’un coup : mais Djamila, qu’est-ce qu’il y a ? Je m’appelle France Meslin Jarowitz : Jarowitz, c’est mon mari. France Meslin, c’est moi vous vous rendez compte, tout d’un coup, elle m’appelle Djamila, et elle me dit c’est pas grave ! Moi, Djamila ? Heureusement, elle me dit maman. Mais quand même ! Maman, sous-entendu France, c’est pas maman Djamila !

J’ai rien dit. Elle se recoiffait. Et puis j’ai demandé quand même, mais comme ça, parce que je ne savais pas, mon ton était tout à fait naturel, Sosilé, c’est d’où ? Je crois qu’elle n’a pas compris c’est d’où. Alors j’ai amélioré : je veux dire, de quel pays ? Alors, sans même poser sa brosse, elle a dit du Sénégal, je crois. Comme si c’était à côté ! Et même pas sûre d’elle ! Alors moi ! Comment ça tu crois ? Oui, je crois. Tu n’es pas sûre ? Je ne sais pas si le Sénégal est en Casamance, ou la Casamance au Sénégal. Mais enfin un pays n’a pas deux noms !

Faut croire que si : c’est lui qui me l’a dit.

Je suis restée assise. Du coup, je n’osais plus demander le nom de famille. Je savais que le Sénégal était en Afrique. Peu importe où. C’est assez bas sur la carte pour qu’il soit noir, Sosilé. J’en ai vu, des cartes, toute petite, à l’école, le Sénégal, c’est déjà bas, en bas, dans le bas de la moitié nord. Verte et jaune la carte : forêt, désert. Je n’arrivais pas à l’imaginer. À me faire une idée, même vague. J’en ai vu des Noirs à la télé. Plein. Ils dorment, ils dorment, ils se promènent. Ça ne sert à rien de les voir. Ils ne font pas les courses, moi si. J’ai vu un film, j’étais petite et je me souviens qu’ils avaient de gros yeux, des barbichettes et des lunettes noires dès qu’ils étaient arrivés à quelque chose.

Son nom de famille, c’est quoi ? Écoute bien : Sosilé Fassi Kautoumbé. Deux noms de famille ! Mais comment tu le sais ? Parce que c’est lui qui me l’a dit ! Moi Sosilé il ne m’a rien dit, je ne le connais pas, il est noir. S’il était jaune, rouge, vert ou bleu, je ne l’aimerais pas plus. Quand il te l’a dit ? Où te l’a-t-il dit ? Étiez-vous seuls ? Étiez-vous plusieurs ? Était-ce à l’extérieur ou à l’intérieur ? À l’intérieur de quoi ? Dans un appartement ? Ou bien chez nous ? Ici ? Mais quand ? J’étais là ? Je l’aurais vu ! Un Noir, ici. En plus ils sont grands ! Au travail ? Au bar ? C’est qu’il y en a des extérieurs et des intérieurs ! Vous aviez parlé avant ? De quoi ? Longtemps ? Comment te l’a-t-il dit ? Il te regardait, il te souriait, il marchait à côté de toi ? il t’a pris la main ? Ils ont les mains molles. Ils marchent mou aussi.

J’ai seulement pensé : si Pierre était là, au moins ! Pierre, c’est mon mari. En polonais, Pierre, c’est Piotr, je crois, tout d’un coup, j’ai un doute. Mais Piotr, en français, ça fait Pierre. Sosilé, en français, c’est traduisible ? Oui, je crois. Comment, tu crois ? Y en a qui l’appellent François, et il répond. François Fassi Kautoumbé, c’est déjà mieux. C’est un copain à toi, le François ? Sosilé ? Oui, c’est mon copain. Et elle est partie. Vous allez où ? Au cinéma. Voir quoi ? On ne sait pas encore… Elle m’a embrassée. Et hop ! Partie avec Sosilé, au ciné. Et Pierre qui n’est plus là. Parti lui aussi. Et avec une Lilloise en plus. Fatigué, parce que j’étais soi-disant fatigante.

Y en a partout, des Noirs. Demain, je regarderai mieux, dans la rue. Je ne leur en veux pas d’être pauvres, les pauvres ! On n’en voit pas de riches, dans la rue. Je ne sais même pas où ils habitent vraiment. C’est au marché qu’on en voit le plus. Avant, je ne les aimais pas, bon. Mais maintenant, en avoir un si proche… Elle va l’amener ici. Quand ? À quelle occasion ? J’y pense tout le temps, mon cerveau c’est un Sénégalais, mes oreilles l’entendent rire, il a des grandes dents qu’il gratte avec des bouts de bois. J’en suis sûre. Moi si j’étais blonde, je ne tomberais pas dans les bras d’un Noir. Ma fille ne pense plus à moi. Ça ne sert à rien d’être blanche. Une maman blanche. Je ne suis rien, même plus maman. Ce n’est pas mon fils et l’enfant ? Vous vous rendez compte, moi au milieu de ça. Ma fille c’est moi, tout moi, en plus blond. Les enfants de ma fille c’est moi en blond. Pas l’Afrique. Rien à voir avec le continent africain. Native de Lille, mère, grand-mère. Vraie mamie. Native de Lille.

J’y pense tout le temps. J’en ai plein les yeux. Qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu pour avoir un Noir dans les yeux ! Même ici il va manger noir, boire noir, faire du noir à la cuisine, boire du vin noir. C’est forcé.

Ils sourient tout le temps ceux qu’on rencontre. C’est forcé. On leur donne tout ! À moi qu’est-ce qu’on donne ? Une Blanche, blonde, maman, native de Lille, belle femme encore, la preuve ? Ils me regardent.

J’ai mon certificat moi. On me l’a pas payé. J’ai mon brevet professionnel. On ne m’en a pas fait cadeau. J’ai un métier, je commande. Même à des machines, je commande. Au Sénégal je serais chef des machines, des gens derrière les machines, chef de la clientèle, chef de moi. Et ici, rien ? À cause de Sosilé, avec deux s si ça se trouve.

C’est tellement plus fort que moi que j’en ai parlé à ma boulangère. Avec prudence, pas comme ça tout d’un coup, et quand y avait personne. Votre fille ? Elle me dit. Je la vois souvent avec ses copains, quand ils sortent du bureau, ils passent devant la vitrine, et ils achètent parfois des pains au chocolat. Y a un Noir avec eux, gentil, poli, tout. C’est souvent lui qui paye. Il a des mains longues ! Superbes !

Des mains longues ! Moi aussi j’ai des mains longues ! C’est souvent lui qui paye. Elle est bonne celle-là ! C’est moi qui paye ! Ils ont tout dès qu’ils débarquent. Comment il a fait pour pas être éboueur ? Je me le demande. À l’aéroport, l’année dernière, quand je me suis envolée pour le club d’Haïti, un camp de vacances, y avait que des Noirs pour balayer la gare. Des Noirs et des Jaunes ! Que ça ! J’arrive au camp de vacances, à Haïti, c’est bien. Mais alors le trajet jusqu’au camp : que des Noirs, que des pauvres ; ça fiche tout par terre. Même si on ne sort pas. Il fait doux, il fait beau, et on ne voit que des pauvres ! On ne voit presque pas de Blancs, ou alors, dans des voitures. Au camp, c’est différent, y en a qui travaillent. Je dis au camp, mais c’est un club. C’est très bien. Bonne nourriture. On est pris en charge pour tout. C’était bien, mais quand même. J’y suis allée en août, deux mois avant, c’était la révolution. J’ai failli tout annuler. Parce que un Noir calme, je ne supporte pas. Alors un révolté ! Comment pourrait-on ! Leur nombre aussi ça fait peur. Ils sont nombreux. Ils sont trop nombreux partout, c’est simple. Même à Haïti, ils sont trop. Et c’est vrai. Trop trop nombreux ici. Trop nombreux ailleurs, trop nombreux partout.

Je me fais peur des fois. Je me fais peur. Depuis que le fils du Tabac s’est mariée avec une petite Marocaine, ou Tunisienne, ou Algérienne, enfin une Arabe, je me fais peur. Regardez comme elle est jolie m’a dit sa belle-mère, pendant que je faisais mon grattage du millionnaire. Et elle me met sous le nez la reine de Saba, avec un œil humide, les cheveux effilochés avec des perles, au côté de son fils, un normal, un costaud, buraliste aussi, et qui souriait de toutes ses dents le pauvre. J’ai dit, elle est musulmane ? Et l’autre bien sûr, mais mon Gilles il ne croit pas, et ça va bien tous les deux. Elle attend un bébé pour juin…

En juin ? J’en ai un bébé moi, en juin, un vrai, un blanc, un fils de sa mère ? Tous les bébés à naître en juin me courent après. Voilà ce qui arrive un jour. Moi j’aime les bébés, pas les bébés des autres. J’ai fui ! D’abord, j’avais pas gagné. Mais un bébé, et un bébé comment ? Je suis rentrée au pas de charge. Ça me fait peur tout ça. Ma fille, avec un bébé musulman ou bouddhiste, sénégalais catholique, gabonais fétichiste, camerounais baptisé, le monde à l’envers. Et moi débaptisée de ma chapelle. Je me suis inscrite à l’association Patrie d’abord.

Sosilé dit Silou serait ingénieur. Ça alors ! Un ingénieur au cul d’une poubelle. Patrie d’Abord va m’expliquer.

J’y suis allée. Dix rue des Colombes, rez-de-chaussée, un joli bureau, que des blancs, des fauteuils. Ils m’ont fait monter au premier. Un chef, complet, cravate et tout, derrière une belle table, des drapeaux derrière la tête, les miens. Asseyez-vous madame, que puis-je pour vous ? Tu peux tout monsieur, écoute ; ma fille connaît un Noir. Un homme, je sais pas le nom, c’est pas Maurice, c’est pas Bernard, c’est pas Robert, pour la famille j’en sais pas plus. Ma fille non plus. Elle est blonde. Il paraît qu’il est ingénieur. Il paraît. Je ne sais pas d’où il vient, où il habite, qui il commande. Ma fille est native de Lille, moi aussi. J’ai des papiers, tout ça. Ma fille aussi. J’ai un travail. Je peux vous montrer des preuves mais chez moi, un Noir avec ma fille qui aurait pas de preuves, c’est pas possible. Il a peut-être pas du tout de preuves. Pas une. Pas une petite. Il a que sa peau pour preuve. Vous comprenez ? Je crois qu’il est en trop chez moi, avant d’y être. Il faudrait qu’il n’y soit pas. Vous comprenez ? Qu’il n’y soit pas maintenant, pour ne pas y être plus tard. Pour ma fille native de Lille, vous comprenez ? Je voudrais qu’il ne soit plus ici, que vous m’aidiez. J’aime les gens, vous savez. On peut les aimer pour leur bien, vous comprenez ? J’aimerais le voir ailleurs cet homme, vous comprenez ? Chez eux, c’est mieux pour eux qu’ici. Chez eux y’a tout grâce à moi. Vous pouvez faire quelque chose ? M’aider ? C’est possible ?

Mais oui madame, c’est possible. Le chef de bureau pousse une feuille de papier blanc devant mémé moi. C’est une fiche de renseignements. Vous remplissez ça madame, sans la signer.

Nous allons voir si c’est possible, si on peut, on peut toujours essayer. On peut toujours si on veut. Il souriait. La mémé moi souriait aussi. Elle rentrait chez elle en marchant au pas et en se fredonnant un cantique qu’elle avait appris au catéchisme polonais, que des Polonais, par des Polonais que des chants polonais, avec des belles voix graves. Elle était petite, c’était beau, Dieu en personne allait aussi lui venir en aide ! D’ailleurs il l’avait dit, il y a des Noirs à Patrie d’Abord, madame. C’est pour toi ma fille. Tout ça. Tout. Et c’est légal, ma chérie, légal.

La tristesse d’Alberte

Ce qui me trouble le plus dans la vie, au bout du compte, ce sont les accidents d’avion. Ça me trouble, comment pourrait-on dire ça… Ça ne me fait pas peur. Ça me trouble. Comme s’il fallait d’abord ne plus exister pour pouvoir y penser. Et c’est impossible, ça ! Voilà pourquoi je suis troublée au delà de toute mesure. Enfin au delà de la mienne, d’abord, pour commencer. Toutes ces chutes, ça ne devrait jamais arriver, jamais ! D’autant plus qu’il y a le ciel autour, il est là pour qu’on vole, le ciel, non ? Quand même ! Quand même ! D’accord, répéter dix fois quand même, ce n’est pas un raisonnement. D’accord Alberte. N’empêche que les accidents que j’écoute le plus, ce sont les accidents d’avion. Les accidents d’avion ont quelque chose de rare, de surhumain. Même pour moi. C’est tentant le surhumain. Les accidents d’avion ont quelque chose d’inadmissible. Vous tombez de votre chaise, bon, c’est idiot, et on ne va pas dire au pied de la chaise c’est inadmissible. Pour un avion qui tombe, on peut.