Nuit tombée - Simon-Peter Cakpo - E-Book

Nuit tombée E-Book

Simon-Peter Cakpo

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Beschreibung

Demain, école : deux mots sortis de la bouche d’Olos, un soir à l’heure du conteur. Deux mots référant l’un à un temps, et l’autre à un lieu. Un temps et un lieu inconnus où un petit bonhomme d’une demi-douzaine d’années se vit tout à coup projeté lorsque, sans rien lui demander, sans rien lui dire, un père décida d’aller mettre le cadet de ses fils à l’école, de l’autre côté de La Grande Rivière. Loin de son village natal. Loin des siens. Loin de ses amis d’enfance. Comme un saut dans l’inconnu. Comme une bouteille à la mer…
Nuit tombée relate, sous forme de récit autobiographique, les péripéties douloureuses d’un commencement problématique.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Titulaire d’un Master of Arts et d’un doctorat en études théâtrales, Simon-Peter Cakpo a exercé le métier d’enseignant de langues – anglais, français – pendant toute sa carrière. Consacrant à présent une partie de ses loisirs à la lecture et à l’écriture, il réalise son deuxième ouvrage publié, Nuit tombée, un récit autobiographique.

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Seitenzahl: 457

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Simon-Peter Cakpo

Nuit tombée

Roman

© Lys Bleu Éditions – Simon-Peter Cakpo

ISBN :979-10-377-6557-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un soir, en attendant l’Oiseau Mâle

« Demain », dit Olos, des frères aînés, le cadet. « Demain », dit-il ! Un mot comme par hasard. Un son quelconque émis sur un ton si neutre qu’on eût cru qu’il n’était point destiné à être entendu. Entrant par une oreille et sortant aussitôt par l’autre, sans laisser la moindre trace. Demain. Un mot qu’on n’attendait pas ! Car entre le souper et le coucher, avec ou sans clair de lune, c’était le temps où, les ventres bien remplis, les enfants de différents groupes d’âge se retrouvaient à l’écart des adultes pour se raconter des histoires. Un temps privilégié où ils venaient écouter la parole du conteur. Un rendez-vous régulier, quasi quotidien, qu’un enfant ne manquerait sous aucun prétexte.

Ce soir, comme bien d’autres soirs, au lieu-dit du rassemblement, Olos et son jeune frère, arrivés les premiers, étaient à attendre que les autres enfants les rejoignent avant le décollage pour un voyage au pays des merveilles. Tous ensemble unis dans l’attente de la venue de Hesú.

De tous les maîtres-conteurs, Hesú, alias L’Oiseau Mâle, était celui qui jouissait de la plus solide réputation. Celui à qui allaient sans conteste l’admiration et la préférence d’un auditoire qui lui était plus que fidèle, tant il excellait dans l’art du conte, sachant offrir à chaque séance les mots et les gestes, les tons et les rythmes propres à captiver tout un auditoire et à le tenir en haleine des heures, parfois, puisant à une source d’inspiration apparemment intarissable.

Mieux que tous les autres, L’Oiseau Mâle savait agrémenter sa parole de mélodies improvisées dont, de sa voix de soprano, il berçait les cœurs autant que les âmes. Et quand, à force d’être entendu, un air devenait familier, le refrain était repris en chœur par un public juvénile avec une telle ardeur que le vent du soir en était empli et que les notes s’envolaient de loin en loin, ricochant de cime en cime. Et quand venait le temps tant attendu du retour, le temps du dénouement, l’Oiseau Mâle dévoilait la morale de l’histoire avant d’annoncer la fin du voyage par une formule connue de tous : « Nbla yého ché gédé gédé ». Par quoi il recueillait dans le creux de ses mains la parole contée, l’emmaillotait tendrement, la dorlotait et la hissait tout en douceur jusqu’au sommet de Gedehunsu, le fromager. Tout là-haut, en lieu sûr, à l’abri des regards profanes, elle se rechargerait d’énergies nouvelles, en attendant la prochaine sollicitation quand, se faisant de nouveau parole, elle redescendrait afin d’être livrée aux âmes innocentes.

Alors, un peu à contrecœur, les enfants prenaient congé de L’Oiseau Mâle et s’en allaient retrouver l’intimité de leurs nattes, heureux d’avoir pris part à la fête et pensant déjà au prochain rassemblement de la petite tribu des aficionados de L’Oiseau Mâle.

Ce soir, entre le souper et le coucher, au lieu-dit, Olos et son jeune frère attendaient. Du coin de l’œil et de l’oreille, Tibo guettait avec une impatience qui commençait à croître à mesure que les instants se succédaient et que la nuit avançait. Mais les autres enfants tardaient à se manifester. Et L’Oiseau semblait prendre son temps, ce qui n’était guère dans ses habitudes !

Ce soir, au lieu-dit, à l’heure dite, ils étaient deux. Deux à attendre… Soudain, sorti de nulle part, « Demain » se fit entendre à nouveau. Et sentant un début de frustration, voire d’agacement chez son jeune frère, Olos s’empressa d’associer à ce mot qui ne voulait rien dire quelques éléments qui ne lui permirent pas d’en dire davantage. En effet, autant que l’on sache, qu’il veuille dire « le jour à venir » ou qu’il veuille dire « le jour d’avant », sô est un mot qui n’avait rien à faire ici ce soir.

« Demain, tu vas à Wéhomin ! » dit Olos. Un peu plus de mots pour un peu moins de sens.

Wéhomin ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que cela peut bien être ? Une terre étrangère ? Un pays lointain ? Un pays de cocagne où les fruits de la félicité tombent en abondance ? Un pays imaginaire ? Un ailleurs incertain que lui-même ne connaît peut-être pas ou que jamais il ne connaîtra ? Des questions de cette nature, Tibo avait à peine fini de se les poser que la bouche d’Olos s’ouvrit à nouveau.

« Tu vas à Wéhomin demain », dit-il. En mettant un soin tout particulier à modifier l’ordre des mots. Comme s’il suffisait de changer l’ordre des mots pour changer l’ordre des choses !

« Demain, tu vas à Wéhomin » ou « Tu vas à Wéhomin demain » : une inversion des termes de l’énoncé qui n’est pas sans rappeler cette autre inversion d’une célébrité bien établie : « Sô gbô yi dokan » et « So kan yi dô gbo ». En réalité, « qu’on emmène la chèvre à la corde » ou « qu’on emmène la corde à la chèvre ». Qu’est-ce que cela peut bien changer, si au bout du compte, la bête se retrouve la corde au cou ?

Des propos apparemment incohérents et sans intérêt. Alors, à quoi bon rester ici à attendre ? À entendre des mots qui ne veulent rien dire ? Et qui ne servent à rien qu’à perdre le temps. Tout ce temps perdu ! Au point où on en était, il paraissait de plus en plus évident que ce soir, L’Oiseau ne viendrait pas. Et que l’on ferait mieux de prendre congé de ce lieu-dit pour aller chercher ailleurs le repos.

Ce soir, entre le souper et le coucher, L’Oiseau Mâle n’est pas venu se poser sur son perchoir, hélas ! Mais demain, un autre jour viendra. Le soleil se lèvera et suivra son parcours jusqu’au coucher. Un autre soir où L’Oiseau reviendra ici. Il reviendra proférer quelques formules incantatoires qui iront résonner tout autour du corps du grand arbre, comme une sollicitation poétique. Les mots se feront parole. Et de la plus haute des cimes, la parole redescendra. Cette parole que seules, entendent les âmes innocentes.

Allongé sur sa natte, plein de regrets pour une soirée paradoxale, et déjà tout entier tendu vers le soir prochain, Tibo ne sut quand le sommeil vint et l’emporta au pays des rêves d’enfant. Il n’eut pas le temps de ruminer sa frustration ni de songer à demain…

Un lendemain, du matin jusqu’au soir

Et demain vit le jour ! Un jour nouveau qui s’ouvrit plus tôt que les autres jours. Longtemps avant le petit matin, bien avant les premières lueurs, Tibo fut tiré du sommeil par une agitation quelque peu inhabituelle qui s’efforçait de se faire discrète, mais que, collé à sa natte, les yeux mi-clos, l’enfant observait. Il observait et voyait que les choses ne se passaient pas de la même façon ni au même rythme que les autres matins.

D’habitude, Père, ce lève-tôt, rendait grâce avant de sonner le réveil général. À peine réveillés, quelques restes de sommeil sous les paupières, les corps engourdis, les enfants se levaient, se blottissaient dans leurs pagnes et, à la suite du père, se mettaient en marche en direction de la Maison de Dieu. Ici, sans se faire prier, du plus grand au plus petit, suivant l’exemple du père, les enfants se jetaient à genoux, les têtes reposant sur les avant-bras appuyés au sol, les mains jointes, les paupières closes. Alors, tous unis dans cette posture d’humilité si caractéristique, les enfants se mettaient à l’écoute du père, offrant au Père Céleste leurs prières matinales entrecoupées d’une succession d’Amin ! Amin ! Amin ! : « Ainsi soit-il ! » Et il en était ainsi tous les matins aux aurores ! Tous les matins, sauf les jours où, dû aux nécessités de son commerce, Père devait se rendre dans un pays lointain pour une plus ou moins longue absence. Tous les matins priant le Père Céleste de veiller sur nos vies, et de se faire protecteur de nos allers ainsi que de nos retours : Aaamin ! Or, ce matin, contrairement aux habitudes de cette maison et aussi étrange que cela pût paraître, Père se rendit seul au temple ! « Qu’avait-il de tellement important à dire au Père Céleste qui nécessitât qu’il aille au temple tout seul, sans nous, de si bon matin ? » se demanda Tibo. « Quoi qui pût justifier un tête-à-tête avec le Père Céleste ! »

Voyant que le réveil se prolongeait au-delà du raisonnable, Tibo décida qu’il était temps d’arrêter de jouer au faux dormeur. D’un geste, il écarta le pagne, se leva, roula la natte qu’il repoussa du bout des orteils contre le mur. Ensuite, il se rendit à l’arrière de la maison afin d’y accomplir quelques gestes post-réveil essentiels. De retour, il manifesta à l’égard de chacun les égards rituels qui lui étaient dus, comme il seyait à chaque lever du jour. Or, tandis que Tibo eut l’impression quelque peu gênante de n’avoir pas été entendu par le père, la mère, elle, prit le temps de le lui rendre au-delà même de ce à quoi il pouvait s’attendre. Bien plus qu’un simple « Ookú omon ! Se dada l’aji ? », elle s’autorisa à aller cueillir sur les branches de l’arbre généalogique quelques fruits d’émotion qu’elle lui offrit de bon cœur, avec beaucoup de tendresse.

Branche maternelle : « Omon Ogódó njá ekun lenpe ! » (et cetera)

Digne fils d’Ogódó

De la race des dompteurs de lions ! (et cetera)

Branche paternelle :« Omon Eboró Jagosun

Omon agesin l’ojú otá kara kara

Omon aké tantan l’ógun

Omon arógunyo ! ! (et cetera)

Toi, digne fils d’Eboró Jagosun

Fils du cavalier intrépide

Caracolant kara-kara au-devant des troupes ennemies

Fils de Lui qui s’élançait sur les champs de bataille

En poussant des cris de joie

Toi, digne fils de Lui qui s’en allait en guerre

En jubilant ! » (et cetera)

Sa propre branche : « Igi jégédé sowó Ole oriká ! »

Petit arbre chargé de fruits d’argent

Que le fainéant ne sachant où le trouver

Ne parviendra à cueillir !

De nombreuses fois, au gré des circonstances, Tibo avait entendu proclamer l’oríki de sa lignée. C’était néanmoins la toute première fois que cette parole ancestrale lui allait droit au cœur ! Certes, le contenu, le sens intime de cette parole lui était alors inconnu, voire inaccessible. Mais c’était la première fois qu’il se sentait si profondément touché, ému, bouleversé par les sonorités musicales et poétiques de ces louanges dont, plus tard, il découvrirait les références explicites à la race du redoutable félin, à la race des vaillants chevaux de bataille, ainsi qu’aux prouesses chevaleresques et guerrières de ses ancêtres.

Quant au « Petit arbre chargé de fruits d’argent », c’est, paraît-il, le surnom qu’un jour, le grand-père attribua à ce petit-fils tout mignon et tellement heureux d’être bébé qu’il en oubliait de grandir ! « Igi jegédé », que sa taille de bonsaï n’empêche guère de porter des « fruits d’argent » : tout un programme ! Un surnom cependant si long, si lourd à porter pour un bébé ! Grand-père aurait pu choisir quelque surnom du genre « Haut comme trois pommes » ou « Petit bout d’homme ». Et pourquoi pas « Petit Bonhomme » qui, compte tenu d’une certaine prédilection pour les diminutifs, aurait permis un raccourci bien plus simple et plus commode : Tibo !

La proclamation de l’oriki résonna dans l’âme et le cœur de Tibo qui alla se poser sur le bord du lit en terre battue, à l’autre bout du salon, et à l’opposé du coin-cuisine d’où il pouvait observer à sa guise tous les détails d’une agitation faussement discrète.

Lilly, qui venait de se réveiller, émergea de la chambre des parents et vint prendre place à ses côtés. Et pendant qu’elle lui disait des tas de petites choses auxquelles il ne prêtait pas vraiment attention, le grand frère avait l’air absorbé par cet étrange lever du jour où les choses se déroulaient autrement qu’aux autres levers du jour, selon un ordre et sur un rythme tout à fait inhabituels. Au point que Tibo peut s’apercevoir, quelque peu perturbé que certains regards qu’il cherchait à accrocher semblaient se détourner et se porter ailleurs, sur d’autres objets. Un mouvement incessant, des gestes et attitudes plus ou moins obliques qui finirent par créer chez l’enfant le pressentiment de l’imminence d’un événement.

Père se rendant seul au temple bien avant les premières lueurs du jour et allant directement dans la chambre des parents à son retour, sans un mot ni un simple regard pour personne en cette demeure. Au point que le rituel matinal d’échanges de bonnes manières en fut pour ses frais et que Tibo en vint à se demander pour quelle raison le père se comportait de la sorte.

« À moins… À moins que l’homme ait entamé une période de jeûne », se dit l’enfant.

Il faut reconnaître que depuis un certain temps, les raisons ne manquaient pas, ni les occasions de jeûner ou, selon l’expression consacrée, d’attacher la bouche ! Et on l’attachait volontiers, tant et si fort que ni les aliments ordinaires ni même l’eau ne puissent y circuler librement. De là à entamer un jeûne des mots et de la parole ! L’unique fois où le père daigna « détacher » cette bouche pour la première fois depuis son retour du temple, ce fut pour donner des instructions aux frères aînés, priés de s’en aller au champ là-bas, à Akiaga, où quelques tâches saisonnières seraient en attente d’être exécutées. Récupérant dans un petit panier les restes du repas de la veille ainsi qu’une gourde pleine d’eau fraîche, houes sur l’épaule et coupe-coupe à la main, Ikem et Olos passèrent le seuil de la porte et s’en allèrent sans mot dire à personne, ni un regard pour les tout-petits occupés dans un coin de salon à se raconter des histoires.

À l’autre bout du salon, près de la porte d’entrée, le foyer s’alluma. En un rien de temps, à coups de pleins poumons d’air, le feu de bois se mit à crépiter. Bientôt, les flammes ardentes enserrèrent d’une folle étreinte la marmite fermement soutenue par un trépied en terre cuite. Et il ne s’en fallut pas d’un long temps pour que toute la demeure se mît à chavirer au gré d’arômes épicés que l’on ne perçoit que dans la tiédeur des soirs, et qui ont la vertu de titiller les papilles et d’autres sens encore…

Une fois le tour de magie accompli, à l’aide de feuilles d’akasa en guise de manique, Mère souleva la marmite brûlante qu’elle reposa délicatement par terre à l’écart du foyer. Puis, elle fit signe à son assistante Ersa d’éteindre le feu qu’elle avait allumé. En retirant du feu les bouts de bois, d’eau froide elle les aspergea d’un geste de la main qui déclencha aussitôt une violente éruption de cendres et de vapeurs vite maîtrisée. Ensuite, comme si elle s’en amusait un peu, elle aspergea de même la braise ardente qui rendit l’âme dans un fracas de crépitements et d’une éruption de colère plus violente encore !

Ambiance saturée, sensations embrouillées ! Mais quel spectacle, quel spectacle grandiose qu’une incandescence soudain éclaboussée !

Peu à peu autour du foyer, les éléments s’apaisèrent, et les choses retournèrent à l’équilibre précaire d’avant.

Était-ce un petit-déjeuner qui ainsi se préparait ? Sûrement pas, car pour cela il eût suffi de quelques restes du repas de la veille ou, à défaut, d’un bol de bouillie de maïs bien chaude. Mais jamais de si bon matin, de toute manière !

Dehors, le village entier s’éveillait. Répondant au chant du coq, le soleil venait de se lever, dispensant sa lumière et son énergie au monde. Les oiseaux des airs et de la basse-cour mêlaient leurs chants aux chants du monde. Les chemins des champs, les chemins des marchés, les chemins du marigot s’animaient. Les salutations matinales s’échangeaient à haute voix. Les uns et les autres mêlant leurs bruits aux bruits du monde. Les sons, les couleurs, les senteurs d’un petit matin ordinaire.

« Kókó mion dowu », entendit-on à l’approche de la vendeuse de bouillie qui venait d’entamer sa tournée quotidienne. « Kókó mion dowu » – une bouillie ayant le « feu au corps » ! Comme si toute l’énergie reçue du feu était préservée à l’intérieur de ce produit, prête à être restituée aux amateurs fidèles autant qu’à une clientèle occasionnelle.

Anticipant la visite de la vendeuse, Lilly, la première, prit un bol et alla se présenter à l’entrée où elle n’eut pas à attendre bien longtemps. Pas plus que le temps de quelques pas tranquilles. En saluant la petite fille impatiente et en s’aidant de ses deux mains, elle reposa délicatement au sol la grosse calebasse d’où on vit s’échapper tout à coup une légère bouffée chaude quand elle en souleva le couvercle. Aussitôt servie, Lilly revint s’installer au bord du lit en sirotant sa bouillie subtilement aromatisée. Sans se faire prier, Ersa et Tibo se levèrent et allèrent tour à tour se faire servir. Au menu du petit-déjeuner ce matin-là, une bouillie de maïs que les enfants dégustaient pendant que la marmite de sauce se reposait tout doucement de l’épreuve subie, distillant dans l’espace quelques délicieuses senteurs. « Alors, se dit Tibo, à quoi sert de se lever de si bon matin et de cuisiner une sauce qu’on ne consomme pas ? À quoi bon ? »

Ainsi passait le temps de cette matinée. Père et Mère ne semblaient pas pouvoir tenir en place, bougeant sans cesse, entrant à tour de rôle ou à deux dans cette chambre des parents. À un moment donné, Père émergea, tenant à bout de bras une malle en bois de sapin qu’il disposa sans l’ouvrir contre un mur du salon avant de disparaître à nouveau sans un mot ni un regard pour personne.

Une malle en bois de sapin ! « Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est que cet objet-là ? » se demanda Tibo qui n’avait jamais à ce jour rien vu ni aperçu de semblable ici. Un objet dont il n’avait pas la plus petite idée de ce à quoi il pouvait servir ! Un objet insolite qui ne manqua pas de susciter chez Tibo une part de curiosité, et dont il ne parvenait pas à détourner le regard. Étonnement et curiosité ne durèrent qu’un temps bien court ; jusqu’à l’instant où celui qui l’avait posé là y revint, l’ouvrit et se mit à y introduire quelques bricoles…

Pour la énième fois, Tibo, comme ses sœurs, dut se précipiter à l’arrière de la maison pour aller répondre à quelque urgence. Les prises matinales de bouillie de maïs ont ce vilain défaut de vous soumettre à l’injonction répétée des visites du côté de l’arrière-maison…

Lorsqu’il revint, il vit que la malle en bois de sapin était refermée. Il vit aussi qu’à proximité de la malle, Mère était venue installer son kinvi, une grosse corbeille multicolore dans laquelle elle entreposait ses vêtements et bijoux, mais qui paraissait, ce jour, destinée à une autre fonction. Mère allait et venait y déposer, en les rangeant avec soin, quelques objets plus ou moins familiers.

Bien étrange, voire un peu stressante, l’atmosphère en cette demeure où les mots semblaient réduits au silence, et où les gestes mêmes semblaient correspondre à une logique ou à une nécessité que Tibo s’efforçait vainement de décoder. Enfin, il lui apparaissait avec une évidence croissante l’imminence d’un événement. Tandis que peu à peu, l’ombre du doute commençait à se dissiper.

Dehors, le soleil poursuivait, imperturbable, sa course tout là-haut au-dessus des êtres et des choses. Et plus le temps passait, plus une impatience angoissée se manifestait durablement à travers le corps et à travers l’esprit de l’enfant. « Que pouvait-il y avoir de si important que les mots ne puissent exprimer ? Et si on se parlait ? Et si on se disait les choses ? Et s’il y avait quoi que ce soit le concernant, pourquoi, au nom de quoi s’empêche-t-on de lui faire entendre ? Avec des mots, tout simplement ! »

Un peu de frustration, un peu d’incompréhension voire une petite dose de colère. Mais rien qu’une colère d’enfant…

Tout à coup, une bouche jusqu’ici « attachée » s’ouvrit et une langue se délia. Une parole, enfin ! Et sur un ton de conseil, la voix de la mère. Une voix venue à point nommé rompre un lourd et trop long silence.

« Allons, dit la voix à l’enfant. Allons, il est temps d’aller faire couler un peu d’eau sur ce petit corps. Dans la palissade à l’arrière de la maison, il y a de l’eau dans la jarre. Du savon, aussi…

— Viens, dit Lilly. Viens, dit-elle, en s’accrochant au poignet de Tibo. Moi aussi, je veux laver mon corps !

— Laisse-le donc ! Tibo est assez grand pour se laver tout seul, non ? » dit la voix de la mère, frustrant ainsi en peu de mots une petite joie d’enfant.

« Assez grand », en effet ! Six ans à peine ! À cet âge-là, un enfant n’est-il pas sensé savoir certaines choses, y compris savoir prendre soin de son corps !

Tibo se leva, passa le pas de la porte puis disparut du côté de l’arrière-maison. Là, il enleva et accrocha son pagne à un pieu. Puis, en s’aspergeant les pieds, il vit que l’eau était bonne. Alors, de quelques bols successifs, il s’arrosa tout le corps, de la tête aux pieds, en se frottant vigoureusement. Quelques bols d’eau qui parvinrent à insuffler un peu de fraîcheur dans un petit corps et un esprit tourmentés. D’un geste, il décrocha le pagne sans s’en couvrir et revint à l’intérieur tout dégoulinant, laissant à l’air ambiant le temps de lécher les gouttes d’eau.

Soudain, on vit Père ressortir de la chambre des parents, en tenant des deux mains une tenue inédite : une culotte courte et une chemise à manches courtes taillées dans un tissu d’une teinte hésitant entre le gris et le bleu.

« Tiens, elle est à toi ! Mets-la sur ton corps. »

Les tout premiers mots que l’on entendit de cette bouche depuis le lever du jour ! Une fort belle surprise en effet, car ces mots furent accompagnés d’un geste comme on n’en reçoit qu’à l’occasion du Jour de l’An, alias la Grande Fête. Quand on avait rendez-vous avec le Nouvel An, se débarrasser des dépôts de crasse et autres impuretés paraissait la moindre des formalités, en effet ! Il fallait quitter les habits que l’on avait traînés tout au long de l’année finissant et rentrer dans des habits tout neufs. Faire peau neuve, en somme, afin de s’attirer les faveurs du Grand Créateur de l’espace et du temps. À cette fin, aucun sacrifice n’était de trop ! La plupart y consacraient leurs maigres économies. Quant à ceux qui n’avaient rien épargné, ils n’hésitaient pas à aller dans les champs d’ici ou d’ailleurs offrir leur force de travail en échange d’un pécule qui leur permettrait de sauver la face. La veille au soir, ou le jour même de l’An Nouveau, il était de bon ton de prendre une douche intégrale, la bien-nommée Xwewú (douche du Nouvel An), avant de se glisser dans ses habits neufs. Les trempettes plus ou moins régulières dans tel étang ou tels marigot ou rivière ne faisant jamais tout à fait l’affaire, Xwewú venait à point nommé offrir aux uns et aux autres l’opportunité de nettoyer les impuretés du corps, en attendant que les prières ferventes se chargent d’évacuer les souillures de l’âme. Or, voici que loin de toute célébration officielle, Tibo se vit offrir une tenue toute neuve taillée dans un style fort peu usité à l’époque ! Qu’était-ce qui pouvait lui valoir tant de bienveillance ? Une question pensée sans être formulée, et à laquelle à vrai dire aucune réponse n’était attendue.

« Merci, mon Dieu ! » dit-il en pensée. Et ce disant, il enfila sa belle tenue et alla s’asseoir sur le rebord du lit en terre battue. En attendant la suite…

Mère s’approcha de la marmite à présent apaisée, souleva le couvercle et servit dans un petit plat quelques cuillérées de cette sauce qui ce matin, avait mis tous les sens en émoi. Puis elle le tendit à Esra : « Tiens, porte ça à mon petit bonhomme. Il faut qu’il se mette quelque chose dans ce ventre ! »

« Je ne veux pas manger. Je n’ai pas faim ! » réagit l’enfant, avant même qu’Ersa ait eu le temps de venir à lui. Pourtant, il y avait déjà pas mal de temps que la bouillie de maïs avait fini son travail ! Et puis, goûter à cette sauce, combien y auraient résisté ? Mais il faut croire que l’envie n’y était pas. Et le cœur encore moins…

On n’insista point !

« Et toi, dit la voix de la mère à l’adresse de Lilly, approche, que je te serve un peu de sauce.

— Je ne mange pas, répondit la petite. Je ne mange pas si Tibo ne mange pas ! »

On ne la pria point. Aucun des deux parents n’avait rien mangé depuis ce matin – ni eau ni aliment ! « Bouches attachées », un jour de jeûne…

Dans un bol, Mère transféra presque tout le contenu de la marmite. Puis elle remit le couvercle et reposa délicatement le bol de sauce au fond de la corbeille, en essayant de le stabiliser à l’aide de boules d’akasa et autres objets. Ensuite, l’une après l’autre, Père et Mère se succédèrent du côté de l’arrière-maison, sans doute pour quelques ablutions. Un petit tour dans la chambre à leur retour et les voilà refaisant surface dans des habits qui sentaient le propre et la naphtaline.

Depuis son poste d’observation, non sans impatience, Tibo attendait. La petite serrée contre lui, il attendait. Pas pour longtemps…

« Eiya ! », dit la voix du père, annonçant le départ. Le temps de se mettre en chemin. Le temps de partir. Père porta sur sa tête la malle en bois de sapin pendant qu’Ersa aidait Mère à se charger de la corbeille de provisions.

En passant à son tour le seuil de la porte, Mère prit le temps de passer quelques consignes concernant la gestion de la maison quand Ikem et Olos reviendraient des champs. Pour finir, elle demanda à Ersa de prendre bon soin de la petite qui ne l’entendit point de bonne oreille et qui, fermement agrippée au bras de Tibo, tenait à le faire savoir à grands cris ! Or, comment ne pas prendre en compte son refus, quand on a fait le choix de la discrétion par rapport à l’entourage…

Déjà, Père avait pris quelques pas d’avance sur le reste de l’équipe qui n’avait plus qu’à se dépêcher de suivre, en direction de la maison de Dieu. Arrivés au seuil de la maison, Mère se déchargea de sa corbeille à côté de la malle, et ils allèrent en silence rejoindre le père déjà agenouillé au pied de l’autel. Genoux et coudes à terre, paupières closes, voici quatre corps prosternés !

« Sío, Oba Ogo ! » C’était la voix de Père, interpellant Le Père Tout-Puissant ! Qu’il descende parmi nous et qu’il entende nos « prières ».

« Père Très Saint, nous voici à nouveau réunis en ta glorieuse présence pour te redire que voici venu le moment ! Ce moment où nous allons nous mettre en chemin. Père Très Saint, éclaire notre chemin !

— Amin ! dirent trois voix à l’unisson.

— Père très Saint, protège notre chemin !

— Amin !

— Père très Saint, nous te le demandons, guide nos pas !

— Amin !

— Père Très Saint, dans quelques instants, nous allons nous mettre en chemin avec cet enfant. Dieu de miséricorde, entre tes mains nous remettons cet enfant. À ta divine bienveillance nous le confions. Père Très Saint, veille sur lui… Protège-le !

— Amin !

— Père Très Saint, sous les ailes de ta divine bienveillance, abrite-le !

— Amin !

— Père Très Saint, accorde-lui l’écoute et l’obéissance !

— Amin !

— Père Très Saint, accorde-lui la sagesse !

— Amin !

— Père Céleste, Dieu de miséricorde, évite-lui d’être exposé au danger !

— Amin !

— Dieu de miséricorde, nous t’en supplions, tiens-le à l’abri du malheur !

— Amin !

— Père Très Saint, voici que nous l’emmenons au loin. En un lieu où ne seront ni Père ni Mère ! Père Céleste, toi qui veilles sur l’animal sans queue ni défense, veille sur cet enfant !

— Amin !

— Dieu de miséricorde, entre tes mains nous remettons cet enfant ! Sois pour lui le père !

— Amin !

— Sois pour lui la mère !

— Amin !

— Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, à cet instant précis où nous allons nous mettre en chemin, nous te le demandons, ordonne aux anges du paradis de précéder chacun de nos pas tout au long du parcours !

— Amin !

— Père Tout-Puissant, toi qui sais lire dans nos pensées avant même qu’elles soient élaborées ! Toi qui sais entendre nos paroles avant même qu’elles soient prononcées ! Nous t’en supplions, précède nos pensées.

— Amin !

— Nous te supplions, pense plus loin que nos pensées !

— Amin !

— Nous te prions, entends davantage que ce que nos mots peuvent exprimer !

— Amin !

— Seigneur, veille sur nos allers ainsi que sur nos retours !

— Amin !

— Nous confions à ta divine vigilance ceux qui partent autant que ceux qui restent. Seigneur, veille sur nous !

— Amin !

— Puisse la lumière de ta grâce rejaillir sur chacun de nous. Toi à qui appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles.

— Aaamin ! »

Ces paroles, adressées au Père Très Saint, jaillirent avec une ferveur telle que Père s’en trouva presque à bout de souffle ! Silence… Puis, d’une voix apaisée, il proclama : « Baba wa tin’be nlé orun. » Le pater noster que les voix accompagnèrent sur un ton et un rythme imprégnés de piété filiale. Dans un même élan et sans transition, la voix de la mère enchaîna avec Oore ofé, afin que grâces soient rendues à qui de droit : au Père, au Fils, au Saint-Esprit, « à qui reviennent tout honneur et toute gloire, pour les siècles des siècles ».

— Amin… Aamin… Aaamin Oluwa !

Ayant confié aux bons soins de sa divine providence « cette petite sortie », quatre corps rassurés se levèrent et se dirigèrent en silence vers la corbeille et la malle en bois de sapin qui attendaient, à l’entrée du temple, leur retour.

Prenant Lilly par la main, Mère se rendit en la demeure d’Ogá Manu, le prédicateur. Quelques instants plus tard, on la vit ressortir seule sans la petite qu’on crut confiée aux bons soins de la dame du prédicateur. Mère n’eut pas franchi le pas de porte que, comprenant tout à coup qu’elle n’était pas de la fameuse « sortie », la petite se mit à pleurer et à se débattre de toutes ses forces pour s’arracher à l’étreinte de la dame qui tentait non sans mal de l’en empêcher. Pendant que Lilly pleurait et se débattait ainsi, le père se chargea de sa malle et la mère de sa corbeille, comme si de rien n’était. À cet instant précis, la petite laissa littéralement exploser sa colère, sa rage même.

« Ne pleure pas, Lilly, ne pleure pas ! Calme-toi, Lilly, calme-toi ! Ils ne seront pas longtemps absents. Ton père, ta mère seront de retour bientôt ! Bientôt, entends-tu ? Bientôt ! Pleure pas, Lilly, pleure pas ! » etc.

Ces belles paroles de la dame du prédicateur n’y purent rien changer, chaque mot ayant l’effet immédiat de gouttes d’huile sur la braise…

Comme si de rien n’était, un trio se mit en mouvement. En tête, le père. À l’arrière, la mère. Entre les deux, Tibo. En chemin vers cette terre inconnue. Et à mesure des pas qui, petit à petit, les éloignaient de la petite, on pouvait l’entendre gémir et pousser des cris de détresse qui allèrent en s’amplifiant. Dégénérant par moments en hurlements désespérés…

« Ne t’en va pas, Tibo, ne t’en va pas ! Ne me laisse pas… Je veux te suivre… Moi aussi, je veux y aller… »

Des supplications vaines ponctuées de sonorisations vociférées qui se répandirent par ricochets à travers la proximité verdoyante des bosquets, pénétrant au plus profond des âmes en y laissant des traces que rien, ni même le temps, ne peut effacer.

Et tandis que, tournant le dos à la scène, un trio avançait et s’éloignait, les vocalisations insoutenables de la petite Lilly les poursuivaient. Droit devant, sans regarder en arrière, ils avançaient. En silence. En silence, ils avançaient vers ce pays que Tibo ne connaissait pas.

Submergé par ses émotions, Tibo sentit tout à coup s’accumuler sous ses paupières une chaleur irrépressible qui se mit à couler à volonté et qu’il n’essaya même pas de retenir. Le père devant, la mère derrière, il ne pouvait s’empêcher de se demander si, face à des scènes à celle-ci pareilles, les adultes éprouvaient les mêmes sensations, les mêmes sentiments que les tout-petits, si fragiles, si vulnérables !

Petit à petit, le trio avançait. Et déjà s’était écoulé ce qu’il fallait d’espace et de temps pour que baisse l’intensité poignante des sonorités d’une douloureuse séparation, et avant qu’elles ne deviennent peu à peu imperceptibles aux oreilles de qui était en route vers ailleurs. Imperceptibles bientôt aux oreilles du corps, mais point imperceptibles aux oreilles du cœur ! Signaux qui collent à l’âme, indélébiles. Douleurs inapaisées !

Pas à pas, en silence, ils poursuivaient leur chemin vers cet ailleurs d’incertitudes profondes. Car autant il apparaissait de plus en plus à l’enfant, comme une certitude, que Père et Mère savaient où on allait et vers quoi on allait, autant la destination ainsi que le but de cette « petite sortie » étaient nimbés d’une brume épaisse.

La seule chose qui ne laissait plus place à aucun doute dans la tête de l’enfant est que le demain annoncé la veille était arrivé ! Que le soleil s’était levé depuis longtemps déjà. Et que le trio était bel et bien en chemin vers ce lieu qui devait exister puisqu’on s’y rendait.

À petits pas pressés alternant par moments avec de petites foulées nues, l’enfant s’efforçait tant bien que mal de tenir le rythme. Lui devant avec ses pas de géant, Mère derrière et lui au milieu des deux, le trio avançait.

En ce temps-là, à défaut de mesures métriques, la distance parcourue s’évaluait en fonction d’éléments spatiaux qui ne manquaient pas. Tous les parcours étant, pour ainsi dire, jalonnés de repères géographiques et toponymiques grâce auxquels les gens pouvaient s’orienter ou se localiser à travers l’espace et à travers le temps…

En un rien de temps, ils laissèrent derrière eux tour à tour le Carrefour des Offrandes, la porte de la forêt sacrée d’Oro, sur la gauche, l’Autel de Gadi sur la droite ; puis le Marché du Serpent avec le célèbre arbre à bicyclettes trônant en son milieu. Virage à gauche comme si on allait à Akiaga. Un peu plus loin sur la gauche, au bord du chemin, l’Iroko de Nagba. Puis, Djegán, le marigot où, à la bonne saison, nos mères et nos sœurs allaient récolter dans des jarres l’eau pour arroser nos vies. Ainsi de suite jusqu’à Viso, la rivière où, tantôt à l’hameçon, tantôt à la nasse, jeunes et moins jeunes gens du village et des hameaux environnants venaient pêcher le silure de taille variable et autres petits poissons dont on se régalait. Plus loin, en pente ascendante jusqu’à la Butte d’Awé. Virage à droite direction nord jusqu’à Pedepo, ce fameux « lieu de la réconciliation » au bord du chemin où quelques cabanes et autres abris de fortune indiquaient vaguement une place du marché. Bien que cette après-midi-là, le lieu fût à peu près désert, Tibo aurait apprécié que l’on s’y arrêtât un peu ; le temps de reprendre haleine ! Hélas, le trio ne s’offrit ni le temps ni le loisir de s’arrêter ou de s’attarder ici. En tournant à gauche en direction de l’ouest, on put s’apercevoir que le soleil rougeoyait doucement à travers les cimes, vers le lointain où il va se coucher.

Sans répit, le trio poursuivait sa marche qui n’en finissait pas.

Les voilà tout à coup aux abords d’une pente à déclivité vertigineuse. Jamais l’enfant n’avait rien vu, ni même imaginé d’aussi étourdissant ! Tout en bas, dans son lit rugissant, une rivière phénoménale dont jamais l’enfant n’avait entendu parler. De cette rive à l’autre, une distance considérable. Entre les deux, une immense étendue d’eau coulant à flots tumultueux et produisant, par endroits, de grosses écumes blanchâtres. Une rivière qu’on aurait dite en colère ! D’une colère si folle que nul être de raison n’oserait entreprendre de la traverser à pied : c’était Wôgbó en sa majesté ! Le fleuve Ouémé en crue !

Face à un si redoutable phénomène, Tibo sentit son être tout entier parcouru par une vague de frissons soudaine. Transi. Momentanément anéanti. Que ressentent-elles ? Que ressentent les âmes damnées à l’instant précis où s’ouvrent, béantes, les gueules de l’enfer ? Que ressentent-elles, si elles s’en souviennent ? La peur ? On la connaît. Pour l’avoir souvent éprouvée, on la connaît, la peur ! Mais ici, face à cette béance irascible, ce qui s’éprouvait était bien au-delà d’une peur ordinaire. Que faire, face à elle ? Se ressaisir. Reprendre ses esprits. Faire que les cordes du cœur ne se rompent point. Et avancer. Pas à pas. S’agripper aux choses pour ne pas décrocher. Prendre soin d’enfoncer ses dix doigts de pied dans le limon pour ne pas glisser. Coûte que coûte, éviter la chute. Suivre celui qui était devant.

« Dêdê ! Wa dêde ! » disait la voix de la mère. Prendre son temps. Faire preuve de prudence et de patience, de courage et de persévérance. Lentement mais sauf, jusqu’en bas…

Tout en bas, au bout de la descente, une ribambelle de pirogues côte à côte alignées. Comme si chacune d’elles attendait son tour pour être chargée. Néanmoins, au vu de toute l’agitation et de la chamaillerie tout autour, on avait peine à croire en un protocole tacite régissant les arrivées et les départs. Or, pendant que Tibo en était à se demander à quoi pouvaient servir tous ces objets flottants, voici qu’un des chamailleurs s’avança vers le trio et l’invita jusqu’à sa pirogue qui tanguait au gré des vagues, à quelques pas de la rive. Et avant même que Père et Mère trempent leurs pieds dans l’eau du fleuve, sans qu’on le lui demande, l’homme passa ses bras sous les aisselles de l’enfant, l’arracha à la terre ferme et l’emmena à sa pirogue.

Il ne fallut pas plus de quelques pas dans l’eau pour que Père et Mère parviennent à leur tour à l’embarcation. Avant de monter à bord, ils déposèrent chacun leur charge au creux de cet objet bien étrange, dangereusement soumis aux caprices des éléments. L’exercice de la montée à bord qui ne fut pas particulièrement facile pour nos deux « terriens » eut pour effet fort indésirable d’amplifier les mouvements plus ou moins désordonnés du drôle d’objet. Au point que pour limiter une sensation de vertige, l’enfant n’eut pas d’autre choix que de se mettre à genoux et de se cramponner de toute la force de ses mains fragiles aux bords de l’embarcation.

Une fois à bord, Père et Mère prirent place sur une de ces banquettes grossièrement marquées par les intempéries. En usant de termes appropriés, la mère tenta d’encourager l’enfant à se relever et à s’asseoir à côté d’elle. En vain ! De toutes ses forces, Tibo opposa une résistance qui lui permit de rester campé sur ses genoux. Mère parvint toutefois à l’attirer entre ses genoux dans l’espoir de le rassurer un peu. Un espoir vite déçu, car chaque fois qu’une passagère ou un passager venait installer ses bagages, l’embarcation était soumise à des oscillations d’une amplitude peu rassurante. Ces gens revenaient-ils des champs ou d’un marché du coin ? Ils embarquèrent tellement nombreux, tellement chargés, qu’au bout du compte, il ne manquait guère plus que la hauteur d’une ou deux mains pour que les bords de la pirogue descendent au niveau de l’eau du fleuve.

Pendant ce temps, Tibo sentit sous ses genoux la caresse traîtresse d’une infiltration à peine discrète.

Quand toute sa vie, on n’a jamais connu autre chose qu’une ou deux retenues d’eau de ruissellement dans lesquelles on prenait plaisir à patauger tout nu, avant que la terre et le soleil ne boivent tout jusqu’à la dernière goutte ; quand on n’a d’expérience aquatique que ces trempettes saisonnières, on imagine le profond désarroi dans lequel ce petit bonhomme se trouvait plongé en cette fin d’après-midi…

Ayant veillé à une répartition aléatoire des chargements afin d’assurer un degré approximatif de flottaison de l’embarcation, le capitaine poussa celle-là avec le soutien de quelques collègues afin de l’éloigner de la rive. Puis d’un bond athlétique, il se hissa à bord, prenant place assise sur une plateforme aménagée à l’arrière et se mit à donner des coups de pagaie dans l’eau du fleuve. Un coup à gauche, un coup à droite, la pirogue prenait le large au rythme saccadé d’un chant aux sonorités incantatoires.

Observant qu’au gré des oscillations plus ou moins désordonnées de l’embarcation l’enfant se figeait dans un immobilisme peu rassurant, Mère faisait ce qu’elle pouvait de ses jambes et de ses mains afin de diffuser un tendre message d’apaisement dans ce petit corps et esprit agités. À genoux dans une flaque d’eau, serré entre les jambes de la mère, tête baissée, les yeux fermés pour ne pas voir, l’enfant tremblait.

Ahlan, le petit village situé sur l’autre rive, était littéralement sous les eaux ! Et il était pratiquement impossible d’y accoster. Dans ces conditions, la ligne droite cessa momentanément de se poser comme le plus court chemin menant d’un point à un autre, de sorte qu’il fallut emprunter un détour interminable et périlleux à la fois. Un détour parsemé de surprises et de frayeurs permettant de rallier un village posé sur la rive droite du fleuve, mais dont le flanc ouest était épargné par la colère des eaux.

Un coup de pagaie à gauche, un coup à droite ; cahin-caha, l’embarcation progressait à contre-courant en direction de Potô que, dans l’hypothèse la plus favorable, elle n’atteindrait pas avant le coucher du soleil dont les derniers rayons étaient sur le point de se retirer derrière une haute muraille verte.

Chemin faisant, le capitaine cessa de ramer, émettant un signal sonore sans équivoque qui ordonnait le silence aux passagers insouciants ou peu scrupuleux quand l’embarcation passait à proximité d’une forêt sacrée, ou quand elle venait à traverser tel ou tel secteur particulier du fleuve. Tout à coup, les passagers reçurent plus qu’une injonction du silence absolu, celle de baisser la tête et de se mettre en position accroupie lorsque, à quelques encablures en amont, les eaux du fleuve se mirent à bouillonner étrangement, signalant aux passagers avisés la présence d’un troupeau d’hippopotames, réputés pour semer la terreur dans les parages à chaque montée des eaux !

Aussitôt dit, aussitôt fait, tous les passagers se firent petits face à l’imminence du danger, les uns retenant leur souffle, les autres implorant les divinités connues de la terre et des eaux, tandis que Père et Mère s’en remettaient au Père Céleste. Quant au petit bonhomme, ne sachant à quel saint se vouer, il ne put se faire plus petit qu’il n’était qu’en s’allongeant sur le fond de la pirogue. Or, il n’y avait pas assez d’espace. Alors, instinctivement, il se laissa glisser en position assise, offrant ainsi à ses genoux endoloris un soulagement mérité. Se serrant au plus près qu’il pouvait des jambes de la mère. Retenant son souffle et maintenant ses paupières fermement closes jusqu’à l’annonce par le capitaine de l’arrivée à bon port. À bon port à Potô ! Pour ainsi dire sains et saufs !

Bientôt la terre ferme ! Plus que quelques pas dans l’eau du fleuve, puis dans le limon, avant que les pieds ne soient au sec ! Délivrés du fleuve et de ses colères et de ses monstres ! Libres enfin de poursuivre leur chemin vers une destination inconnue…

Jamais Tibo n’avait, de sa vie, autant marché, couru ! Jamais n’était-il allé si loin de Kesa, son pays natal !

Lorsque le trio se remit en mouvement, le soleil venait de disparaître, ayant bouclé son parcours, épuisé, il était allé se coucher. Et le trio était toujours en marche. Lui devant, elle derrière et entre les deux, l’enfant qui n’avait pas le temps de penser à son fond de culotte mouillé et qui, tant bien que mal, s’efforçait de tenir le rythme. « Mais quel est-il ? Où est-il ce pays où l’on va mais jamais n’arrive ? Y a-t-il en ce bas monde une chose, une seule, qui vaille tant de temps et tant de peine ? » Deux ou trois parmi la série de questions innocentes que l’enfant se posait pour ne pas penser à cette drôle de « petite sortie » sans fin.

***

La terre se couvrait d’un voile de plus en plus obscur et bientôt, on ne voyait plus où on mettait les pieds nus de moins en moins insensibles à la dureté du sol et au contact rugueux de quelques particules géologiques. Des sensations bien peu comparables à celles que les pieds éprouvent à l’accueil plus doux de nos chemins et sentiers.

Au loin, droit devant, quelques éclairages épars annonçaient la présence toute proche d’un lieu habité. Un vrai réconfort pour les sens qui allait en s’affirmant, au fur et à mesure que le trio avançait dans la nuit. Jusqu’aux premières habitations posées de part et d’autre du chemin. Un peu plus loin sur la droite, un lieu encore animé par une douce agitation à la lumière vacillante d’une myriade de lampions. Un marché du soir comme chez nous, quoique d’une étendue bien plus vaste. De part et d’autre de l’axe transversal, une importante concentration de maisons faiblement éclairées.

Peu de temps au-delà de la place du marché, le trio se mit tout à coup à l’arrêt devant une habitation quasiment accolée au flanc gauche du chemin. En s’écartant du chemin et en avançant jusqu’à l’entrée, suivi par la mère et l’enfant, Père rendit grâce à Qui-de-Droit, puis d’une voix qui, toute la journée, s’était retirée dans une étonnante rareté, il frappa à la porte en disant « Aago n’lé », une fois sans réponse ! « Ekáale », une deuxième fois ! Le petit portail s’ouvrit en grinçant et une voix vint souhaiter la bienvenue aux visiteurs en les priant d’entrer. Alors, le trio entra et la suivit jusqu’à une salle gentiment éclairée par une lampe à pétrole. Enfin ! Car le corps de l’enfant était au bord de l’épuisement ! À un point tel qu’il sentait à peine ses pieds endoloris.

Père et Mère se déchargèrent et le trio fut invité à prendre place sur une natte étendue contre un mur du salon. S’ensuivit alors un échange de bonnes manières dont la meilleure de toutes fut l’offrande d’un bol d’eau fraîche. L’un et l’autre à tour de rôle, Père et Mère burent quelques gorgées avant que le bol fût remis à l’enfant qui engloutit d’un trait tout ce qu’il restait de la précieuse offrande. « Qu’il s’avance ! S’il existe, qu’il s’avance, volant ou rebondissant, rampant ou marchant, le vivant qui peut prétendre avoir jamais bu eau meilleure ! » pensa-t-il en savourant la dernière goutte.

Dans un même élan hospitalier, le dîner fut servi : un plein bol d’eba et un plat de sauce au gombo épicé à souhait, posés à même la natte sur laquelle le trio s’était installé. Les paupières closes, Père rendit grâce et les doigts sommairement lavés se mirent aussitôt en action. Et voici à peu près tout ce dont Tibo retint de ce repas. Quasiment anéanti par la longue marche entrecoupée d’un nombre incalculable de petites foulées et par l’effroyable traversée du fleuve, il tomba lourdement en sommeil avant (paraît-il) d’avoir pu porter à la bouche le premier morceau d’un menu que, pourtant, il appréciait.

C’était peu ou prou ce moment de la soirée où leurs ventres bien remplis, les enfants du quartier se réunissent au lieu-dit pour entendre le chant de l’Oiseau. Étaient-ils au rendez-vous ce soir, tous unis dans l’attente impatiente que l’Oiseau vienne se poser sur son perchoir ? Tous sauf un, leur petit compagnon rendu de l’autre côté d’un fleuve, si loin déjà, en terre inconnue. Celui qui, à l’heure où chante l’Oiseau, dormait d’un sommeil de plomb.

« Demain », dit Olos. Et demain se fit jour ! Un jour si long, si profond qu’on put croire qu’il ne finirait pas.

Un jour J

Le lendemain, au petit jour, on le réveilla. Et ses yeux s’ouvrirent sur un monde nouveau. Les lieux, les sons, les odeurs, les gens… « Est-ce ici le pays que, la veille au soir, Olos annonça ? » se demanda Tibo.

Comme tous nos petits matins, celui-ci commença par une invitation à la prière. Aussitôt, le trio se mit à genoux puis, interpellant Oba Ogo, Lui qui règne dans la gloire éternelle, Père lui rendit grâce de nous avoir donné de voir un jour nouveau. Ce jour qu’il le pria de bénir et de protéger. Et sans transition du général au particulier, avec instance, il demanda au Père Céleste de « Veiller sur cet enfant… D’ordonner aux anges du paradis de le prendre sous leurs ailes protectrices… De lui accorder obéissance et sagesse… De ne pas succomber devant l’ennemi… De revenir un beau jour à la maison, chargé des bénéfices des champs… » Aamin ! « Ore Ofê Jésu Kristi Oluwa wa ». Lui qui règne avec le Père dans l’unité de l’Esprit Saint, pour les siècles des siècles. Mère rendant grâce à la Trinité Sainte… Amin ! Aamin ! Aaamin !

Déjà, dans l’entourage, une petite agitation matinale ; chacun vaquant aux tâches qui lui étaient assignées : coups de balai par-ci, par-là ; lavage de la vaisselle… Leurs tâches accomplies, les fils de la maison sortirent et s’engagèrent sur un sentier sinueux. Père et Tibo se levèrent et se mirent à leur suite. Chemin faisant, l’enfant sut par le père qu’au bout du sentier se trouvait un gros caillou debout d’où coulait en permanence une eau fraîche qui séjournait dans un petit bassin avant de se répandre généreusement à travers une verdure luxuriante. « On va rafraîchir nos corps », dit-il.

Non loin de la maison, coulant d’un rocher suspendu, une source ! Une merveille à l’état pur ! Imitant les fils de la maison, Tibo ôta son pagne et trempa son corps dans une eau froide au premier contact. Le corps s’habitua et cette trempette matinale tourna peu à peu en une réelle partie de plaisir dont on ne se lassait pas.

Les pieds dans l’eau, Père se contenta d’une petite ablution.

De retour à la maison, Tibo se débarrassa de son pagne, puis il enfila une culotte et une chemise que Mère lui tendit et qui sentaient le neuf, comme les habits du Jour de l’An. Ensuite, on lui proposa un petit-déjeuner d’akasa, accompagné de quelques cuillérées d’une sauce aux épinards délicieusement assaisonnée, réchauffée à point. Un repas consommé avec d’autant plus de délectation que le ventre était gravement creusé par un jeûne involontaire. Un plaisir agréablement apaisé par deux ou trois petites gorgées de cette eau si douce, si bonne !

Et comme il paraît peu raisonnable de se mettre en habits de fête sans fête, Père jugea que le temps de la fête était venu. Alors, Mère ayant fini de ranger quelques affaires et de s’apprêter, il se mit debout puis, en s’adressant au Tout-Puissant, il dit : « Voici l’instant ! Seigneur, voici l’instant ! » Et à Tibo : « Ça y est ! Lève-toi et avance ! » Et avant de quitter la maison, aux hôtes il dit simplement : « Merci et à bientôt ! »

Ainsi, sans bagages, le trio se remit en marche sur le chemin dont, la veille, ils s’étaient écartés. Le long du chemin, quelques maisons jusqu’à la sortie du village à peine réveillé. Un matin calme.

Partis les premiers, les fils du blanchisseur avaient une longueur d’avance sur le trio qui semblait s’arranger pour ne jamais les perdre de vue. Là où ils tournaient, le trio tournait aussi. À gauche, à droite ; encore à gauche. Ainsi de suite. À bonne distance et à allure régulière, le trio suivait.

Il faut dire que ce matin-là, ils n’étaient pas seuls sur ce chemin. Nombreux étaient les enfants de tous âges marchant tous dans la même direction. Vers la même destination ? Or si, à ce qu’il paraît, tous les chemins du monde mènent nécessairement quelque part, alors celui où le trio s’était engagé depuis la veille devait bien le mener quelque part aussi ! Mais où donc ? Et pourquoi ? Mystère !