On a rogné les dents de la Mort - Pierre Godard - E-Book

On a rogné les dents de la Mort E-Book

Pierre Godard

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Beschreibung

Deux malfrats, une égérie, la mort et la réincarnation forment le point de départ d'un thriller surprenant !

Deux salopards et leur égérie ravageuse s’associent pour faire fortune. Mais reste-t-il des limites au crime, lorsqu’on croit posséder l’Ego absolu, unique par définition, dont tous les autres ne sont que des ombres, des attrapes faisant partie d’une vaste conspiration destinée à faire croire à l’Unique qu’il a des imitations ?
L’argumentation est à la fois fallacieuse et irréfutable, une bénédiction pour un tueur scrupuleux. Elle sert aussi à étayer une théorie de la réincarnation s’appuyant sur le langage moderne du tueur-philosophe. Prise au sérieux, elle ouvre à chacun des perspectives illimitées et fonde une méta-psychologie adaptée à son horizon transcendant. Bonne ou mauvaise, il n’y a pas d’autre alternative aux foutaises des religions révélées. L’auteur tresse son histoire en entrelaçant trois thèmes apparentés.
Dans l’un d’eux, il raconte que la jeune Sullivan n’allait pas vivre longtemps : trop riche, trop belle, et en plus sosie parfait de l’égérie des truands. Des types qui raisonnent logiquement juste, mais socialement faux. Un bon électrochoc va les ramener à la raison.
Ils s’en moquent, ils se prennent pour Rama, la mort n’est qu’un moyen de transport pour aller plus loin. L’Ego est plus fort que tout, malgré son air volatil et inconsistant. Ils arrivent ainsi au bout de leur chemin de violence, là où la violence s’en prend… à la mort elle-même.

Dans un thriller atypique, l'auteur développe la théorie lucilienne de la réincarnation et une introduction à la métapsychologie. A découvrir !

EXTRAIT

Je pense être un garçon normal, si l’on veut bien admettre qu’un fort penchant pour le sexe faible, et ce qui va avec : l’argent, ne me place pas à part de mes contemporains mâles (au contraire).
Il n’y a que ma moralité où les esprits chagrins, les pisse-vinaigres et autres pères-la-pudeur trouveraient à redire, mais heureusement, ça ne se voit pas au premier abord et on peut faire comme si tout était clean. Je possède dans la banlieue de la grande ville (New-York) un commerce en plein air de voitures d’occasion. Je ne suis pas regardant sur l’origine des voitures que j’achète, et avec moi, les compteurs totalisateurs font des soustractions dès leur arrivée dans mon atelier. Quand il s’ennuie, et ça lui arrive souvent, mon ami Georges vient me voir. Ah, Georges, il faudra que je vous en parle un de ces jours, mais ce jour-là, tâchez d’être de bonne humeur, car il faudra vous pincer le nez, mettre des gants, fermer les fenêtres ! Bon, pour l’instant, c’est un peu tôt. Revenons à mon job. Il y a juste une cahute grande comme votre salle de bains (vos toilettes si vous êtes M. de Rothschild) où j’installe mon bureau et reçois mes clients. La plupart sont des chenapans comme moi qui ne peuvent pas se payer une voiture à plus de deux mille dollars. En voyant mon taudis, certains se croient des affinités avec moi et essaient de m’embaucher dans leurs arnaques. Je les laisse dire. Puis ils repartent solitaires dans la guimbarde de leurs rêves en laissant derrière eux la signature de leur débine : le nuage de fumée blanche caractéristique des joints de culasse poreux. Je ne vais tout de même pas leur dire que ce négoce n’est qu’une couverture !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ingénieur civil des Mines, puis passionné de littérature, les mots éclatent sous la plume de Pierre Godard comme des bombes. Il est fasciné par la liberté de description et d’affirmation inouïes offerte par les mots. Il n’y a aucune règle a priori qui permette de distinguer les mots qui disent vrai de ceux qui mentent. On est obligé de faire confiance à l’auteur. Et une seule chose peut asseoir cette confiance : que l’auteur écrive dans un français de diamant. Les amateurs de littérature de haute volée ne devraient pas être déçus à cet égard par Pierre Godard.

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ON A ROGNÉ LES

DENTS DE LA MORT

Thriller

Théorie lucilienne de la réincarnation

Introduction à la métapsychologie

Du même auteur

Romans

La croix et la barrière

(Editions Mangrowe – 2011)

Il est né, le divin serpent

(Editions Mangrowe – 2013)

Le Maître des neutrinos

(Editions Mangrowe – réédition 2012)

Rimbaud, Hitler, Kraschow et les autres

(Editions Mangrowe – 2016)

Essais

Editions Edilivre

DEUX ESSAIS (en un seul volume) :

1.- À la recherche de la puissance

2.- Pensée noire et volonté blanche

Nouvelles

Editions Mangrowe

Contes de la mauvaise herbe (9 nouvelles)

Histoires de la bête noire (8 nouvelles)

Le sort tragique de la louve Anastasia (1 nouvelle)

Pierre GODARD

ON A ROGNÉ LES

DENTS DE LA MORT

Thriller

Théorie lucilienne de la réincarnation

Introduction à la métapsychologie

À mes parents Jean et Yvette

À mes filles Vanessa et Catherine

À ma compagne Michèl

1

De neuf mondes, je me souviens

(Edda en prose 1200)

Snorri Sturluson

2

Il n’y a que moi. Je peux me transformer, muer,

disparaître ici pour renaître là, tout ce que vous voudrez.

L’Ego est un principe, et un principe ne meurt pas.

Prenez le principe : « la chaleur va toujours du plus chaud

vers le plus froid » de Carnot, connu aussi sous le nom

de 2e principe de la thermodynamique, par exemple.

Carnot est mort.

Son principe est toujours là.

Georges Lucile

3

L’Ego est autonome, indépendant de la

personne qui l’héberge. Il fait comme le bernard-

l’ermite, qui change de coquillage à chaque fois qu’il

le trouve trop petit pour son abdomen.

C’est le principe de l’autonomie de l’Ego.

Newton aussi, a été drôlement surpris, le jour

où il a reçu une pomme sur la tête.

4

Ça ne t’est jamais arrivé, de dormir d’un sommeil

de plomb, d’un sommeil de catacombes, et d’avoir

l’impression, en te réveillant, d’émerger d’un abîme ?

Tu en es régénéré pour la journée, te voilà le

roi du monde jusqu’au soir.

La mort est le superlatif de ce sommeil

de bête, mais quand on en sort, on a

changé de corps. (Version illicite).

5

Qu’il est dur d’accepter la formule qui résume la théorie

de la réincarnation et dégage le mieux son caractère

salvateur : « La vie n’apporte que des événements

positifs, que ce soient de bonnes nouvelles, ou bien encore la mort ».

PROLOGUE

On connaît les romans de science-fiction : ce sont des livres qui racontent une histoire dont les personnages évoluent dans un environnement que les progrès foudroyants de la science ont transformé d’une manière excitante. Dinosaures ressuscités à partir de fragments d’ADN présents dans le sang de moustiques fossilisés ; véhicules intersidéraux voyageant de trou noir en trou noir en se moquant des limitations qu’Einstein imposa à la vitesse des corps matériels ; empires galactiques s’annihilant les uns les autres à coups d’explosions cataclysmiques… ce sont les contes de fées de notre époque.

Quel pourrait être un roman de philosophie-fiction ? Le genre n’en a pas encore été créé.

La philosophie souffre, par rapport à la science de n’avoir abouti à aucune certitude universellement reconnue. Personne ne conteste les équations de Maxwell sur la propagation des ondes électromagnétiques. Mais la vérité philosophique, quelle est-elle ? Il n’y a pas de stade actuel de la recherche philosophique ; l’étude de la philosophie s’identifie à celle de son histoire.

On fait abstraction, ici, des vérités professées par les religions et qui s’appuient sur la foi, non sur la raison. Pour les catholiques, par exemple (qui revendiquent abusivement le qualificatif de monothéistes), la divinité se compose de trois personnes : le Père, le Fils, le Saint-Esprit. C’est la Sainte-Trinité, quelque chose qui heurte la raison au point qu’on s’étonne que la croyance en persiste jusqu’à nos jours. Mais passons.

Il y a quand même des principes d’ordre philosophique sur lesquels s’appuie la vie mentale et qui sont tacitement admis, du moins dans les cercles que j’ai l’habitude de fréquenter : par exemple, l’égalité métaphysique de tous les êtres humains, c’est-à-dire qu’ils sont tous pourvus d’un « ego », sujet pensant réductible à rien d’autre et auquel ils se rapportent quand ils pensent ou disent « Je ». Que tous les egos sont équivalents les uns aux autres. Qu’il n’y a pas de simulacres parmi les hommes, comme pourrait l’être un ordinateur suffisamment perfectionné et qui aurait, de plus, une apparence humaine parfaite.

Et si c’était faux ?

Un autre de ces principes consiste en la croyance que la mort expédie l’individu soit dans le néant, pour les matérialistes, soit dans un « Autre Monde » idéal, éternel et immatériel pour les adeptes des religions. Dans les deux cas la vie « terrestre » charnelle, scabreuse, chaotique, mais dense et infiniment diverse, reçoit un coup d’arrêt définitif.

Et si c’était faux ? S’il y avait une troisième solution ?

Dans son roman (de science-fiction) Rendez-vous avecRama, Arthur C. Clarke décrit la rencontre entre des cosmonautes et un immense vaisseau spatial (40 kilomètres de longueur) inhabité, transcription futuriste de la découverte par des navigateurs anglais, le 4 décembre 1872, au large des Açores, par beau temps, bonne brise, d’un brick en parfait état, toutes voiles dehors mais dont l’équipage n’était composé que d’un chat. À bord, aucune trace de bagarre, d’abordage par des pirates, d’épidémie subite. Rien.

À bord de Rama non plus, il n’y a âme qui vive. Et pourtant, le vaisseau est en route depuis longtemps ; sa coque de métal riveté criblée d’impacts de météorites indique qu’il voyage depuis des milliards d’années. La différence entre Rama et la légendaire Mary Céleste, c’est qu’on ne sait rien de l’entité invisible qui a construit l’engin et le dirige, et dont l’autorité s’étend sur des milliards d’années :

Petit à petit, les cosmonautes découvrent que Rama est dirigé et propulsé. Il navigue d’un soleil – d’une étoile – à l’autre pour recharger ses accumulateurs à sa lumière. Entre deux étoiles, rien. Le vide. La course inerte à travers la solitude sidérale. Rama ne s’anime, ne manœuvre que lorsqu’il frôle un nouveau soleil, puis retombe dans sa prostration. Mais cette course n’est pas une dérive dans l’espace. Comme le destin humain, le but ultime de la mission de Rama n’est pas déchiffrable.

Si l’on ajoute que Rama est réglé pour ne jamais croiser deux fois le même soleil, l’analogie avec le destin humain, sous ces nouveaux auspices philosophiques, est parfaite. C’est une belle allégorie de la réincarnation, principalement représentée par l’hindouisme depuis le XIIe siècle avant notre ère avec les premiers textes du Véda. On peut la résumer par la triple équation symbolique : Rama = âme = Ego ; étoile = Terre. C’est la Théorie Lucilienne de la Réincarnation condensée.

Transposer l’épouvante dans le champ philosophique, pourquoi pas ? La différence avec le roman d’épouvante, c’est que, une fois le livre refermé, on peut se reposer dans l’idée que de telles choses, dans la réalité, n’existent pas, qu’elles ne sont qu’une fiction épouvantable à laquelle on est sûr de n’être jamais exposé. Malheureusement, en matière philosophique, ce refuge n’existe plus. Aucun système, philosophique ou religieux, ne s’étant imposé, celui-là n’est pas moins crédible et sérieux que les autres, au contraire. La théorie de la réincarnation ne met pas à l’abri l’Ego qui, dans cette vie, lit confortablement ce livre, une tasse de café fumant à portée de la main, de subir, dans une autre, des épreuves épouvantables – et il n’a aucun moyen d’y échapper. On ne peut pas s’empêcher de renaître. Il est vrai que l’ultime victoire de la victime sur son bourreau – le moment béni où, en mourant, il échappe au pouvoir de son tourmenteur – lui est même refusée par cette théorie. Où sont-ils, ceux qui récriminent contre la brièveté de la vie ? Maintenant, ils vont se plaindre qu’elle est trop longue. Et si la mort, paradoxalement, n’était pas une si mauvaise fille ?

1re partie

LE CRIME CAPITAL

I

GEORGES LUCILE ET LE MIROIR MÉTAPHYSIQUE

Ce n’est pas difficile, le jeu de legos : vous superposez

les briques et vous les faites s’encastrer en pressant légèrement

dessus. Certaines pièces sont spécialement conçues pour que

puissent s’y adapter des roues, un volant, un moteur, etc…

Vous pouvez construire ainsi un camion, un tracteur, ou

une maison. Il existe des briques de toutes les couleurs.

Pour l’Ego, c’est autre chose.

D’abord, on n’est pas sûr qu’il n’y en ait pas qu’un – le sien.

Je pense être un garçon normal, si l’on veut bien admettre qu’un fort penchant pour le sexe faible, et ce qui va avec : l’argent, ne me place pas à part de mes contemporains mâles (au contraire).

Il n’y a que ma moralité où les esprits chagrins, les pisse-vinaigres et autres pères-la-pudeur trouveraient à redire, mais heureusement, ça ne se voit pas au premier abord et on peut faire comme si tout était clean. Je possède dans la banlieue de la grande ville (New-York) un commerce en plein air de voitures d’occasion. Je ne suis pas regardant sur l’origine des voitures que j’achète, et avec moi, les compteurs totalisateurs font des soustractions dès leur arrivée dans mon atelier. Quand il s’ennuie, et ça lui arrive souvent, mon ami Georges vient me voir. Ah, Georges, il faudra que je vous en parle un de ces jours, mais ce jour-là, tâchez d’être de bonne humeur, car il faudra vous pincer le nez, mettre des gants, fermer les fenêtres ! Bon, pour l’instant, c’est un peu tôt. Revenons à mon job. Il y a juste une cahute grande comme votre salle de bains (vos toilettes si vous êtes M. de Rothschild) où j’installe mon bureau et reçois mes clients. La plupart sont des chenapans comme moi qui ne peuvent pas se payer une voiture à plus de deux mille dollars. En voyant mon taudis, certains se croient des affinités avec moi et essaient de m’embaucher dans leurs arnaques. Je les laisse dire. Puis ils repartent solitaires dans la guimbarde de leurs rêves en laissant derrière eux la signature de leur débine : le nuage de fumée blanche caractéristique des joints de culasse poreux. Je ne vais tout de même pas leur dire que ce négoce n’est qu’une couverture !

Si vous cherchez mon commerce, munissez-vous d’un plan du Bronx : je suis au fond d’une impasse, à l’endroit où les zones industrielles finissent en terrain vague, vous connaissez ? Il n’y a pas plus cafardeux, l’hiver. Et même la nuit, en été. Le quartier s’appelle Durban. En plus, cette zone est un vrai labyrinthe : vous auriez du mal à y trouver les usines General Motors, si leur boss avait eu la folie de vouloir y emménager ses chaînes de montage. Alors j’ai installé un grand portique à l’entrée que j’ai piqué à la chocolaterie d’à côté, qui a fait faillite depuis longtemps. Au-dessus vous pouvez voir mon blaze en lettres blanches sur fond chocolat : Barry Blyter, Voitures d’OccasionToutes Marques.

Bon, qu’est-ce que vous voulez savoir, petit curieux ? Si j’ai une petite amie ? Est-ce que je vous le demande, moi ? Bon, allez, je vous ai à la bonne : autant vous dire qu’en ce moment, je suis un peu dépourvu, malgré ma carrure de déménageur, mon faciès à la Paul Newman, mes lunettes de soleil à la dernière mode : petites, ovales, et tout près de mes orbites. On ne doit pas sortir assez, Georges et moi. Ou plutôt, on doit être trop souvent ensemble. Parce que, draguer avec Georges, c’est mission impossible : il y a autour de lui une sorte de périmètre de sécurité à l’intérieur duquel les êtres vivants semblent se raréfier. Non pas qu’il ait une attitude menaçante, non ; simplement, on n’est pas à l’aise et lui non plus ; alors, pourquoi insister ? Quelque chose d’indéfinissable, une marginalité triste et sans remède. Ce périmètre de sécurité est d’un diamètre encore plus considérable pour les femmes : si on savait domestiquer cette force de répulsion et l’appliquer aux fusées, le problème des voyages intersidéraux serait résolu depuis longtemps.

Bon, on attaque Georges ?

Mieux vaut finir en beauté ; dans ces conditions, commençons par le pire, c’est-à-dire le physique : il vaut mieux que vous ayez encore de l’appétit si vous devez vous mettre à table tout à l’heure.

Il a une tête plate de fromage blanc qui dodeline sans énergie sur un corps chétif et gras. Comme il est la plupart du temps déprimé, ses yeux sont ternes et inexpressifs. Il aurait des traits assez fins, mais ce qui le défigure, c’est son nez, un gros nez spongieux et rouge d’autant plus visible et disgracieux qu’il a le reste du teint blafard. C’est injuste, car il ne boit jamais, malgré son tarin d’ivrogne. Au-dessus, un front d’intellectuel qui fait fuir les femmes car leur instinct leur dit que leurs armes sont sans effets sur lui. Ce qui le sauverait, c’est sa voix, s’il était plus loquace ; une voix douce et pleine de feeling qui s’exprime avec une précision fascinante, sans jamais hausser le ton. Mais il est taciturne ; je suppose que, assez exigeant avec lui-même, il doit se taire de crainte de dire des bêtises. Ou bien que, orgueilleux, il ne supporte pas d’être en position d’infériorité. Il émane de sa personne en général une impression de gêne et de gaucherie absolument insupportable. Certains ont prétendu que j’aimais bien Georges. En fait, je ne l’aimais pas, je ne supportais même jamais aucun homme ; la vérité, c’est que c’était le seul personnage qui ne me fasse pas d’ombre. Il était trop différent. Il ne pourrait jamais, à cause de son physique, me piquer une fille ; d’ailleurs, il ne voulait pas non plus, ou faisait semblant de ne pas le vouloir, toujours plongé dans ses pensées et les idées de Schopenhauer qui ont rendu son esprit malade à force de se demander comment il se faisait qu’ilétait Georges et non un autre, et s’il était un individu de la même espèce que les autres, ou s’il avait quelque chose de plus, du fait que lui, il avait l’Ego, il en était sûr, et il se pourrait bien que les autres fîssent seulement semblant d’en avoir un, par méchanceté pure, et pourquoi dans ce cas cette mystification, etc… Qu’il était inconcevable qu’il y eût une multitude d’egos (sans majuscule) tous identiques ; il y en avait obligatoirement un supérieur aux autres, le seul vrai, nécessairement le sien, puisqu’il était dedans, ou autour, ou indissolublement accroché à lui, et celui-là seul mériterait une majuscule. Il n’en sortait pas, il trébuchait toujours sur le même problème : celui de l’unicité de l’Ego, qui, dans une autre formulation, paraît unique dans l’esprit de celui qui le pense, alors que l’expérience quotidienne semble prouver le contraire, car enfin, si vous vous disputez avec votre femme, si votre directeur vous licencie, qu’est-ce qui paraît s’opposer à vous, sinon un ego de même nature que le vôtre ? Et si votre Ego est bien le seul, comment se fait-il qu’il ait alors le dessous dans des circonstances semblables ? Hein ? Il y avait de quoi donner sa langue au chat, mais Georges continuait ses recherches, pendant que, moi, je donnais un coup de chiffon sur un filtre à huile usagé pour faire croire qu’il était neuf.

« Tu sais », lui dis-je un jour, « à force de croire que tu es le seul être de la création, tu vas finir par penser que tuer quelqu’un n’est pas un meurtre, puisque tu es le seul à exister vraiment. »

Il me regarda de ses yeux inexpressifs et me dit de sa voix douce, légèrement bêlante :

« Aucune expérience jamais ne pourra me prouver que les autres ont aussi un ego identique au mien, et c’est cela la philosophie du tueur intelligent, du tueur qui réfléchit. Il ne se laisse pas prendre aux simagrées et aux convulsions de ceux qui font semblant de souffrir quand on les élimine, pour faire croire qu’ils ont aussi un ego. C’est le piège dans lequel il ne faut pas tomber. Quand je regarde les autres, ils font semblant d’avoir un Ego comme le mien, mais en fait, leur ego n’a pas plus de réalité que l’image de mon visage, quand je me regarde dans un miroir. »

Je ne trouvais rien à répliquer.1

Cette conscience exagérée de son Ego est un véritable handicap pour celui qui en est atteint, car il ne pense plus qu’à ça. Dans le cas de Georges, elle en faisait un être incapable de mener une vie normale, et il trébuchait sur la route de la vie, sous le poids de ce fardeau. Le sentiment de son échec social inéluctable le plongeait dans une profonde dépression dont il n’émergeait que par épisodes, par suite de je ne sais quel mouvement intime qui lui faisait contempler avec satisfaction une sorte de conquête intérieure, d’aboutissement incommunicable ; son Dieu à lui, peut-être ? À ces instants, ses yeux brillaient d’un éclat dément, il était le Diable, il le savait et il en était fier. Cette découverte fascinante le suivait partout comme son ombre, même si elle ne lui dispensait qu’épisodiquement de l’énergie. Georges me faisait souvent des conférences sur ce thème, avec le zèle qu’ont parfois les intellectuels pour édifier l’esprit des analphabètes, et c’étaient des scènes assez surréalistes, de l’entendre me faire des citations des philosophes allemands pendant que j’étais plongé dans le cambouis en train de régler au stroboscope l’avance à l’allumage d’un moteur. Mieux vaut, ici, que je recopie le carnet de notes qu’il me laissait charitablement, et dans un graphisme différent pour montrer que je ne reprends absolument pas à mon compte ces élucubrations :

C’était la même révélation [de l’existence de l’Ego] qui avait surpris Jean Paul2 dans son ouvrage « Vérité de ma vie », en des mots que je rapporte ici in extenso :

« Je n’oublierai jamais ce qui est apparu à l’intérieur de moi et que je n’ai encore raconté à personne, le constat de l’apparition de ma conscience, dont je saurais donner la date et le lieu exacts. Enfant, je me trouvais un après-midi dans l’embrasure de la porte et regardai à gauche en direction du bois, quand tout à coup le visage intérieur : je suis un moi, descendit du ciel dans un éclair et ne me quitta plus. Mon moi s’était vu lui-même pour la première fois et pour toujours. Des erreurs de la mémoire sont ici difficilement concevables, car aucun témoignage étranger ne venait perturber une évidence apparue fortuitement dans la nébuleuse mentale de l’homme et dont la nouveauté même avait fixé pour toujours les prosaïques circonstances. »

Sur le même thème, Novalis raconte dans « Fragments de caractères divers » :

« Cet événement ne se laisse pas raconter, chacun doit en faire l’expérience. C’est un événement d’une espèce supérieure, qui survient seulement chez l’homme supérieur ; les individus doivent s’efforcer de le susciter en eux. Philosopher est un monologue d’un genre éminent, un véritable dialogue avec soi-même, l’exaltation du moi réel par le moi idéal. Philosopher est la raison de tous les dialogues avec soi-même ; la décision de philosopher est un défi au moi réel de prendre conscience de lui-même, de se réveiller et de se comporter en esprit. »

Shelling commente dans sa huitième « Lettre philosophique sur dogmatisme et criticisme », un ouvrage de jeunesse peu connu, le même phénomène avec les belles et profondes paroles suivantes :

« Une aptitude secrète et merveilleuse habite en chacun d’entre nous, qui consiste à nous mettre à l’écart du temps et des contingences extérieures et nous retirer dans notre moi le plus dépouillé et là, sous forme d’inamovibilité, contempler en nous l’éternité. Cette contemplation est l’expérience la plus intime, la plus personnelle, de laquelle dépend tout ce que nous croyons et savons du monde supra-sensible. Cette contemplation persuade d’abord que quelque chose est, pendant que tout le reste n’est qu’apparence. Elle se distingue de toute représentation mentale en ceci qu’elle ne survient qu’en toute liberté et qu’elle est incommunicable à tout autre individu dont la liberté, étouffée par le poids des objets et des contingences, suffit à peine à faire émerger la conscience. Pourtant il existe aussi, pour ceux qui ne pratiquent pas cet art de l’auto-représentation, tout au moins une approche, des expériences intermédiaires, par lesquelles son existence se laisse deviner. Il y a une certaine intuition, dont on n’a pas conscience, que l’on s’efforce vainement de développer. Jakobi l’a décrit… Cette contemplation intellectuelle quand nous cessons d’être objet pour nous-même ; quand, retiré à l’intérieur de lui-même, le Je qui contemple se confond avec celui qui est contemplé3. À ce moment de la contemplation disparaissent temps et durée : nous ne sommes plus dans le temps, nous sommes le temps – ou plutôt l’éternité absolue est en nous. Nous ne sommes plus dans la contemplation du monde objectif, il a disparu de l’horizon mental. »

Georges Gurdjieff, sorte de pape russe de l’occultisme, mort à Paris en 1949, est surtout connu en France par la biographie, Monsieur Gurdjieff, que lui a consacré Louis Pauwels. De sa philosophie un peu hermétique émergent des notions comme « le rappel de soi » ou « la conscience réelle du vrai moi ». Et cette phrase qui m’a marqué, malgré mon inculture crasse :

À un moment précis situé vers le début de l’âge de raison, la personne devient la proie de l’Ego immatériel qui fond sur elle comme un rapace et s’approprie son « moi » dans une étreinte qui durera jusqu’à la mort ou la décrépitude du sujet.

Déclaration facile à paraphraser : comme Rama, l’Ego se réchauffe le temps d’une vie terrestre, se repaît de la sensation irremplaçable de la chair, puis continue sa course ailleurs, à la recherche d’un hôte plus digne de lui sans doute.

Arthur C. Clarke croyait-il en la réincarnation ? En tout cas, le parallèle est fascinant. Georges était fétichiste : un exemplaire de « Le monde comme volonté et représentation » de Schopenhauer, qu’il entourait de vénération puisqu’il validait de son autorité sa manie, ne le quittait jamais. C’était sa Bible, à lui. Je ne m’étendrai pas davantage sur le carnet de notes de Georges, tout était du même tonneau.

Ainsi allait Georges, fasciné par cette étrange lueur venant de l’intérieur. Dans ses rares moments d’euphorie, il plaisantait, il était gai à l’instar, toutes proportions gardées, de Sainte Thérèse de Lisieux à propos de laquelle la Mère Supérieure avait demandé, avant de l’admettre dans le carmel : « Est-ce qu’elle est gaie ? » Qu’y avait-il comme différence à ces moments entre eux, à part que les unes croyaient au bon Dieu et lui au diable ? À moins que ce ne soit la même chose ?4Il habitait avec son père veuf depuis longtemps (la mère était morte d’un cancer généralisé dans des circonstances assez horribles devant son fils alors âgé de huit ans que son père distrait n’avait pas pensé à éloigner), un bungalow dans une zone pavillonnaire entre Durban et la grande ville. Leur pavillon était neuf mais déjà dégradé. La seule chose qui relevait le décor, c’était que de chez eux on apercevait les gratte-ciels de Manhattan et la teinte mordorée que prenaient ces monstrueux artefacts, parfois, au coucher du soleil. Ç’avait une gueule à vous couper le souffle, le soir, et je suis tout sauf romantique, ou habité par une fibre artistique, on l’aura compris. Lucile père et fils avaient un bout de pelouse moins grand que les toilettes de M. Rockefeller et c’est comme ça que je les ai connus : feignants comme des couleuvres aussi bien l’un que l’autre, ils avaient répondu à mon annonce où je proposais mes services de tonte du gazon à façon. Chez eux, c’était à mourir de langueur. Le père Lucile était professeur de mathématiques dans une école privée. On ne lui avait donné à instruire que les classes les plus jeunes, car il avait des problèmes de discipline dès que l’âge des gosses dépassait celui de la maternelle. Sa spécialité, c’était l’arithmétique. Il était passionné par les nombres. Remarquez, moi aussi, surtout quand ils sont suivis du mot : dollar. Lui, non, c’étaient les nombres en tant que tels qui l’intéressaient. Il restait enfermé dans sa chambre à résoudre des problèmes d’arithmétique et il descendait en vantant les mérites des nombres premiers, ces seigneurs parmi les nombres. À l’heure du dîner, on entendait son pas traînant dans l’escalier. Il descendait faire la cuisine, car il ne demandait jamais rien à son fils. Enfin il paraissait, image même de la défaite, voûté, vêtu comme un vieillard, mal rasé. Tout travail autre que purement intellectuel lui était visiblement un supplice. Il voulait absolument faire partager sa passion (ou son vice). Il marmonnait en remuant ses casseroles : « Savez-vous que le nombre vingt-trois n’a manqué d’être vingt-quatre que d’un poil ? Il a eu de la chance ! Il a frôlé l’abîme de peu. Orgueilleusement juché sur son statut de nombre indivisible, il prenait un un de plus, et le voilà divisible par quatre, puis par trois, et encore par deux : l’enfer, quoi. Ravalé au rang de la piétaille. Assimilé au rang des nombres utilitaires, ceux qui servent à ma crémière : “Voulez-vous deux douzaines d’œufs, M. Lucile ?” Quelle horreur ! Avec 23, ce risque n’existe pas ! Personne n’y touche avec ses doigts sales ! Il est ignoré par ma crémière, et il le lui rend bien ! Ignoré par les mécaniciens aussi, et tant mieux pour lui, ils ont les pattes pleines de cambouis ! A-t-on jamais vu un moteur avec vingt-trois cylindres ? Une caisse de vingt-trois bouteilles ? Donc les mécaniciens, les limonadiers et les bistrotiers sont chocolats aussi avec vingt-trois et c’est tant mieux ! Jamais ce nombre aristocratique n’ira frayer avec le prolétariat des villes et des campagnes ! Il ne fréquente que les intellectuels, ceux qui s’intéressent à lui pour sa nature, sa grâce intrinsèque, le mystère de sa génération impossible par multiplication, et non pour s’en servir pour leurs besoins bassement utilitaires ! »

On voit que le bonhomme était fortement éprouvé par ses études. Le plus extraordinaire, c’est qu’il était gai. Ça le mettait vraiment en joie, les aventures des nombres premiers qui jouaient aux snobs parmi leurs semblables.

Je l’écoutais donc, oscillant entre l’admiration pour une marginalité aussi innocente et déterminée, et la pitié pour son inadaptation sans remède. À l’écouter, vingt-trois lui-même était battu par un suzerain qui l’écrasait de toute sa morgue, et ce nombre sorti de la cuisse de Jupiter, que, tel l’empereur du Japon, on avait à peine le droit de regarder, était en fait une famille de nombres qui se tenaient encore plus à l’écart des autres, tant leur nature supérieure en faisait une caste à part entière. Formant une véritable famille, ils ne pouvaient avoir de relations qu’entre eux. Ils n’avaient échappé aux affres de la divisibilité par des nombres aussi misérables que deux, ou trois, que par le miracle d’une naissance vraiment royale. Aussi formaient-ils une famille extrêmement fermée. On en était ou on n’en était pas. Ils étaient encore moins utilisables que les autres par les prolétaires. Ils avaient un signe de reconnaissance infaillible : on pouvait tous les obtenir par la formule n2 + 1. Ça donnait dix-sept, trente-sept, cent un. Dix-sept était beau, évidemment, personne ne le contestait. Mais Lucile fulminait quand quelqu’un essayait de se les approprier dans un but commercial :

« Regardez comme ces fabricants de fringues sont obligés de faire appel à dix-sept pour appeler leurs falzars qui emballent le cul des loubars. Lamentable. Et dix-neuf, dont la beauté insurpassable, l’étrangeté, la rareté pourrait-on dire en font un joyau à manipuler avec les plus grands égards. Lui qui côtoie de si près ce plébéien, ce va-nu-pieds de vingt. Il doit se boucher le nez devant une telle promiscuité. Vingt, qui figure sur les billets de vingt dollars, et qui sert tous les jours à une multitude de voyous et de malfrats pour acheter de la drogue, ou des préservatifs ! Quelle horreur ! Pourvu qu’un jour un fabricant de parfums, voyant que cinq est déjà pris, n’essaye pas de s’attribuer sa pureté insurpassable pour désigner sa sale mixture ! Et les nombres premiers jumeaux, comme 29 et 31, 71 et 73, qui surplombent comme des monolithes un océan de nombres sécables et corvéables à merci, en avant et en arrière d’eux, qu’en dites-vous ? N’est-ce pas le fait d’une dictature insupportable, contre laquelle les divisibles n’ont pas encore fait leur révolution de 1789 ? Tiens, en voici un. Qu’il est beau, dans sa singularité nue ! Je vais le noter. »

Il notait dans un carnet les dates correspondant à des nombres premiers, et les événements qui s’y étaient passés, en commençant par 2, 3, 5, 7, etc… Ce qui s’était passé entre ces dates ne méritait pas d’être conté.

Comme il lui était difficile de ne pas faire figurer la mort du Christ dans son Histoire en pointillé, il avait décidé de la placer en l’an 31, ce qui, coïncidence, le mettait en accord avec la plupart des historiens concernant l’âge du Christ à l’époque de la crucifixion, car ils la situent en 32, et sa naissance en l’an -4 de notre ère (Lucile disait avec délectation -5). Le Christ comme arithméticien, c’était nouveau. Avec sa théorie, il ratait sans doute le couronnement de Charlemagne (800), la découverte de l’Amérique (1492), mais il pointait la prise de Rome par Amalric (437) et, comme on vient de le voir, le début de la Révolution Française.

Les nombres premiers se raréfient à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des nombres, ce qui fait qu’il se passait de moins en moins de choses dans son Histoire, ce qui confirmait d’ailleurs les théories sur la fin prochaine de l’Histoire. Il en résultait un ralentissement du temps, sorte de sclérose qui figeait les êtres et les choses dans la posture qu’ils avaient adoptée, une fois pour toutes. Comme s’il y avait une « température » de l’Histoire, qui se refroidirait à mesure qu’on avance.I Original, non ? En plus de la relecture de l’Histoire, passée au crible de la sélection par les nombres premiers, il travaillait à une étude sur les nombres premiers « cardinaux », des nombres qui intervenaient, qu’on le veuille ou non, dans les sciences naturelles. Il en avait déjà trouvé plusieurs : le nombre deux, parce que la reproduction sexuée exigeait la coopération de deux individus de la même espèce. Il n’avait pas retenu le nombre trois, malgré son importance religieuse, à cause de la Sainte Trinité, car il était violemment anticlérical. Les miracles des religions ne l’intéressaient pas, il préférait les certitudes de la science des nombres, valables en tout temps, en tout lieu, et parmi celles-ci, les nombres premiers, qui parsemaient l’échelle infinie des nombres de leur charme particulier, et dont il ne parvenait pas à épuiser le mystère de la répartition d’une irrégularité énigmatique qui ressemblait au hasard mais qui ne pouvait en aucun cas être le hasard, s’agissant d’êtres mathématiques aussi simples, à la définition enfantine. Il y avait un ordre qui se cachait derrière leur répartition, mais cet ordre était impossible à percer.

Le deuxième nombre premier cardinal était cinq, à cause des cinq doigts de la main et du pied. Le troisième était treize, déjà reconnu par la tradition ésotérique et la superstition. Mais il lui avait trouvé bien d’autres vertus, à savoir d’être le nombre de niveaux d’énergie, ou orbitales, de l’atome de fer ; or cet élément joue un rôle fondamental dans le cosmos, car étant le plus stable de tous, il est l’aboutissement fatal de tous les processus de fusion aussi bien que de fission nucléaire. C’est pourquoi il était aussi abondant sur Terre. Mais ce seigneur d’entre les éléments avait un autre titre de gloire : il était un constituant obligatoire de l’hémoglobine, qui sert à transporter l’oxygène dans le sang (et qui lui donne sa couleur rouge).

Le quatrième était trente-sept, qui s’imposait car il mesurait exactement la température du corps humain, exprimée en degrés Celsius. De quoi mettre en émoi un esprit attiré par l’abstraction.

Quel était le cinquième nombre premier cardinal ?

Et tout d’abord, existait-il ?

Il en était là de ses réflexions.

Voilà dans quelle ambiance Georges avait été élevé. Il n’était question que d’arithmétique toute la journée. Georges fréquentait l’université en dilettante pour passer une licence de philosophie et passait le plus clair de son temps à la maison. Ah, il était désintéressé, le père Lucile. Mais comme éducateur, c’était catastrophique.

Georges observait tout cela sans paraître se rendre compte de ce qui ne tournait pas rond dans l’ambiance familiale. Je suppose que c’était la force de l’habitude. On ne peut pas s’offusquer de ce qu’on vit tous les jours.

L’intérêt de la famille Lucile, c’est qu’elle ne faisait d’ombre à personne. C’est pourquoi ils étaient assez bien vus dans le quartier, le père et le fils : on leur pardonnait leurs douces manies. Je crois que c’est pour cette raison aussi que, Georges et moi, on devint copains. Avec lui, toujours en train de chercher la preuve comme quoi il n’y avait qu’un seul Ego, le sien, c’était comme si on était toujours seul. En même temps, comme sa philosophie lui enlevait tous scrupules, il était bien pratique pour m’assister dans mes coups tordus. Nous allions souvent chercher une guimbarde que j’avais dégotée pour pas cher, et il était bien content de me la ramener pour quelques dollars, tout en compulsant Le Monde comme volonté et comme représentation aux arrêts des feux rouges. Schopenhauer devait avoir eu la même obsession que lui, d’être seul au monde, pour avoir écrit un bouquin avec un titre pareil. Heureusement qu’il y a aussi des plombiers et des garagistes, sinon, on aurait pu crever de faim dans la contemplation de son Ego transcendant en attendant une réincarnation favorable.

J’avais fini par être influencé par les théories délirantes de Georges et j’essayais de reconnaître la présence du karman5 dans mon âme, mon ego, mon esprit ou tout ce que vous voudrez, mais sans succès. Je me dis que le responsable en était mes lectures habituelles : les journaux d’annonces gratuits, au lieu des ouvrages de Schopenhauer et des mystiques hindous. Georges m’avait bien dit que, d’après sa définition qui se recoupait avec celle de Schopenhauer, l’Ego était indestructible et que, quand le corps était trop fatigué pour le porter, Il émigrait dans un autre, et que ce fait constituait le noyau de la théorie de la réincarnation.

Mais il y avait autre chose. Cette autre chose, c’était ce dont il avait l’intuition, quand il lisait la première phrase du livre de Schopenhauer, à savoir : « Le monde est ma représentation », phrase aussi géniale, dans sa simplicité, que les quatre premières notes de la 5e symphonie de Beethoven (pom, pom, pom, pom). Secret à faire crever les écluses du ciel, à faire lécher par une langue de feu les âmes en attente de matérialisation, à faire convertir en masse au bouddhisme, et aux arcanes de la réincarnation les témoins illuminés par la foi catholique de la danse du soleil, à Fatima. Mais je m’égare.

Je lui dis qu’il n’omette pas de me tenir au courant, dès qu’il aurait des lumières sur cette affaire ; mais, en attendant que mon karman me transforme en milliardaire, il me fallait bien me plonger les mains dans le cambouis.

La vie était marquée par la routine de cette pensée philosophique dévoyée. Jusqu’à ce que l’affaire Macchabéa Leyschow nous tire définitivement du train-train quotidien.

J’avais repéré une annonce pour une Ford Mustang cabriolet vert clair de seulement deux ans vendue pour une bouchée de pain à une adresse du Bronx. Le vert clair était à la mode et j’étais sûr de la vendre aussitôt, moyennant un maquillage habituel. Je filai donc vers le Bronx.

Ce qui m’a trompé, c’est que le garçon et la fille se ressemblaient : j’ai cru qu’ils étaient frère et sœur. Lui, un grand gars en chemise de bûcheron, cheveux en brosse et forte carrure : il faisait hyper-sain, comme mec. Un peu comme moi. Je me suis dit que s’il était le frère de la donzelle, et puisqu’il me ressemblait, j’étais sûrement aussi le genre de la fille, je ne sais pas si vous suivez le raisonnement, avec votre esprit pâteux ? Elle, dans les vingt-cinq ans, un visage triangulaire, l’air pas froid aux yeux qu’elle avait en amandes, une grosse natte blonde. Haut perchée sur ses jambes et ses talons aiguille. Bref, si elle n’avait pas été fille de bourgeois, vu le standing de la maison, elle aurait fait fortune comme prostituée, avec une anatomie où il n’y avait rien à jeter. Parce que ce que je n’ai pas encore raconté, c’est son buste. En contradiction flagrante avec la finesse de ses jambes fuselées : où était-elle allée chercher ces bouées de sauvetage ? Comment se faisait-il que, n’étant visiblement pas mariée et n’ayant sûrement pas donné naissance à une douzaine de marmots, elle pût exhiber une poitrine pareille ? On n’arrêtait pas, comme au tennis, de poser alternativement les yeux sur son frais minois, sur ses jambes et sur ses seins, pour vérifier qu’ils appartenaient bien à la même personne, tant le phénomène paraissait incroyable. On avait l’impression qu’elle était le résultat d’un puzzle et qu’il y avait eu une erreur d’assemblage. Le jeu auquel je me prêtai immédiatement fut bien entendu de faire en sorte de la faire bouger le plus possible, pour voir sa poitrine montée sur ressorts osciller à chaque mouvement, aussi imperceptible soit-il et, du même coup, faire grimper mes battements cardiaques sur un pic qui aurait affolé un cardiologue. L’ennui, c’est que c’était son frère qui paraissait vouloir traiter l’affaire de la Ford Mustang. En fait, ce n’était pas son frère. J’appris plus tard qu’il s’appelait Bill Corregian ; qu’elle, c’était Macchabéa Leyschow, et qu’ils vivaient en concubinage. Naturellement j’exigeai d’essayer la voiture, et Corregian accepta. Je priai le ciel que la fille vienne avec nous et… c’est ce qui se produisit… Je ne sais pas comment nous avons fait pour revenir à bon port, car ce n’est pas facile de conduire à tombeau ouvert en ayant l’œil rivé sur le rétroviseur, si ?

« Non, pas par là, le chemin n’est pas carrossable », me dit Corregian assis à mon côté.

J’avais choisi une route en réfection et je m’amusai à voir la poitrine de la fille tressauter à chaque cahot. Ça me permettait de jauger de la consistance et du poids de ces flotteurs impressionnants presque aussi bien que si j’avais été dans son lit, à la peloter comme un enragé. J’avais l’impression que ses seins se redressaient à chaque secousse au lieu de tomber, et ça me faisait perdre la tête.

« Bon, vous la prenez, ou pas ? », fit Corregian qui en avait assez de faire des kilomètres sur des routes défoncées. « Prenez-la, vous pourrez vous amuser avec tant que vous voudrez ! »

« Je la prends, mais avec qui dois-je traiter, avec la demoiselle, ou avec vous ? », fis-je pour essayer de mettre Macchabéa, qui observait un silence boudeur, dans le circuit.

« Oh, avec moi, elle est à moi. »

« Et quel serait le point de vue d’une femme sur cette mécanique ? », fis-je avec mon air faux jeton que je ne supporte pas chez les autres.

« Bon », se contenta de dire la fille en éclatant de rire. Elle ajouta cependant : « Et il y a des airbags aux places avant en cas de pépin. »

J’eus envie de dire qu’avec les airbags naturels qu’elle se payait, elle ne craignait rien non plus aux places arrière, mais il valait mieux s’abstenir. À quoi tient le destin, tout de même ! J’appris plus tard que Bill et Macchabéa s’étaient disputés. C’est pourquoi ils n’étaient guère démonstratifs l’un vis-à-vis de l’autre. Sinon je n’aurais pas essayé d’avoir cette fille, j’aurais laissé tomber, voyant qu’elle avait un amoureux. Mais j’ai cru qu’elle pouvait être à moi. Alors au moment de signer les papiers de transfert de propriété, profitant d’un moment d’inattention de la fille, j’ai embarqué un peigne en vermeil qu’elle avait posé sur la table, à côté d’elle. Je m’étais dit qu’elle croirait plus tard l’avoir laissé dans la voiture, car il est bien connu que les filles aiment se coiffer quand elles sont en voiture, non ? Et dans ce cas je viendrais lui rapporter son peigne, ou je l’inviterais à Durban pour venir le chercher. C’est ce que je fis, et c’est ce qui se passa. Pour plus de sûreté, je lui avais quand même laissé ma carte professionnelle, pour qu’elle trouve facilement mon numéro. Le lendemain, une voix impossible à analyser, tant j’étais ému, m’appela vers midi.

« M. Blyter ? C’est Macchabéa Leyschow. Êtes-vous satisfait de la Ford Mustang ? »

« Elle marche comme un missile de croisière », fis-je sachant ce qu’elle allait dire. « C’est agréable de filer les cheveux au vent, quand on a baissé la capote », ajoutai-je avec ma délicatesse coutumière, pour lui faciliter la transition vers le peigne à cheveux.

« Justement, M. Blyter, n’auriez-vous pas trouvé dans la voiture un peigne à cheveux m’appartenant ? Je crois l’avoir laissé par mégarde dans la Ford Mustang. »

Cette fille faisait des phrases, ce qui la distinguait de ses congénères qui ne s’expriment plus dans le meilleur des cas, que par onomatopées.

« L’auto était vraisemblablement encore à vous quand vous l’avez laissé », finassai-je. « Mais ne bougez pas, je vais voir », dis-je en extrayant le peigne de ma poche.

Je laissai s’écouler une durée de temps plausible pour un aller et retour vers la voiture.

« En effet, il était tombé sous le siège », mentis-je. « Puis-je vous le rapporter ? »

« Ce n’est pas la peine, M. Blyter. Mon fiancé passera le chercher en fin de soirée. »

« Déjà fiancée ? », coassai-je. « Mais comment le reconnaîtrai-je ? »

« Oh, vous le connaissez, M. Blyter. C’est celui qui vous a vendu la voiture. C’est Bill Corregian »

La tuile ! Ce que je voulais voir, c’était cette souris, et non son jules. Et je n’avais que quelques secondes pour réagir. S.O.S., la première idée serait la bonne. Pas le temps de chercher quelque chose de génial.

« Vous ne préférez pas que je vous l’apporte tout de suite ? J’ai un peu de temps devant moi, en ce moment. »

Je la sentis hésiter.

« Si vous voulez. Mais dans une heure j’aurai à faire. À tout de suite. »

Une heure, c’était juste. Je sautai dans une Oldsmobile assez clinquante, histoire de frimer un peu. Évidemment, dans ce genre de circonstances, vous pouvez être sûr de tomber sur des embouteillages, des barrages de flics et autres travaux sur la route. Mais enfin, je pouvais m’estimer verni, il n’y avait pas de brouillard. Ma bonne étoile veillait quand même.

Je stoppai en faisant hurler les pneus, histoire de respecter les traditions des polars où les auteurs qui ne savent pas quoi inventer pour maintenir le gogo en haleine, mettent des hurlements de pneus (et des allumages de cigarettes) à tout bout de champ dès qu’ils subodorent un ralentissement dans les péripéties. Sans m’occuper de cela, car je n’étais qu’un personnage de roman et j’avais assez à faire avec mes problèmes fictifs, si en plus il fallait que j’assume ceux, bien réels, de l’auteur, non, merci ; je m’avançai donc d’un pas aussi digne que possible et copié sur la démarche chaloupée de John Wayne sur le gravier menant à la porte d’entrée. De part et d’autre, il y avait des plates-bandes de géraniums et de sauges soigneusement entretenues. Je montai les quelques marches de pierre menant au perron, sonnai. Elle m’ouvrit immédiatement. Énervé par le trajet, je décidai d’annoncer la couleur sans perdre de temps : ce serait oui ou ce serait non. J’étais tellement pressé que je passai sur les civilités d’accueil et enchaînai :

« Heureusement que vous aviez perdu ce peigne », dis-je. « Sinon, comment aurions-nous fait pour nous revoir ? »

« Vous n’en seriez pas mort, M. Blyter », dit-elle en souriant.

« Si », fis-je en la regardant fixement.

« Mais pas moi », dit-elle avec un sérieux insolent.

Puis elle baissa les yeux, sans doute pour atténuer l’impertinence de ce qu’elle venait de dire. Moi, je n’ai pas l’habitude des provocations. Je lui tendis aussitôt son peigne et m’apprêtai à repartir. Tant pis, ce serait un beau souvenir.

« Vous prendrez bien un café ? »

Ouf ! c’était gagné ! Je passe sur les détails qui n’ont pas leur place dans cette littérature dont je me tue à répéter qu’elle n’a rien de pornographique. Tant pis si vous vous êtes trompé de rayon dans la librairie. Ou de librairie dans le quartier. Je vous dirai seulement que Macchabéa devint ma maîtresse l’après-midi même, et que nous eûmes des relations suivies, en cachette de son fiancé Bill. De toute façon, je n’avais pas l’habitude de serrer un tel corps de rêve dans mes bras, ce qui faisait que je perdis complètement la tête et aurais été incapable de raconter quelque détail ce soit. Comme ça, le problème était réglé, O.K. ?

Les situations excellentes sont faites pour se dégrader, et les désespérées pour s’améliorer, en vertu du principe que tout change, à cause du temps qui passe : la mienne ne pouvait échapper à cette règle gravée dans le marbre. Petit à petit, je sentis que Macchabéa cherchait à espacer nos rencontres, prétextant la présence de Bill à la maison, et ça me mettait dans un état proche de l’Arkansas.

« Mais il ne travaille donc plus ! », faisais-je remarquer.

« Il travaille moins. Il a atteint son objectif mensuel, alors il peut se reposer. »

« Mais je veux te voir, moi ! On dirait que tu t’en fous, que nous nous voyions ou pas ! »

« Au contraire, Barry. Je suis très amoureuse de toi. Mais Bill est très violent, et je ne veux pas qu’il se doute de quelque chose. Il risquerait de me tuer. C’est ça que tu veux ? »

« Non, bien sûr que non ! Mais alors quitte-le, et viens vivre avec moi ? »

« Je ne demande pas mieux, mais tu n’y penses pas sérieusement pour l’instant, Barry. Tu crois que Bill qui a ton adresse – elle est marquée sur le chèque que tu lui as donné en règlement de la Ford Mustang – ne serait pas capable d’aller à Durban pour m’y faire un mauvais coup ? »

Que voulait Macchabéa ? Il y avait quelque chose qui ne collait pas dans son attitude. J’avais du mal à croire à la thèse de Bill Corregian, brute sanguinaire et vindicative dont elle me bourrait le crâne. Ce garçon gagnait honnêtement sa vie comme représentant en matériel de restauration et ne la laissait manquer de rien : à la place de la Ford Mustang, il lui avait acheté une Chevrolet Corvette neuve dont elle se servait pour venir me voir.

Macchabéa me faisait chanter, mais je n’arrivais pas à distinguer clairement les termes du chantage. Macchabéa n’avait pas inventé la rouerie féminine, non. Mais comme on se trouvait en pleine réalité, oh combien elle était réelle, Macchabéa, et même charnelle, ça faisait plus mal que quand vous assistiez à ce genre de scène jouée au cinéma ou à la télévision. Macchabéa était une garce, mais les douairières et autres grenouilles de bénitier pouvaient aller se rhabiller pour lui faire la morale : si la plupart restaient chastes, ou fidèles, c’est qu’elles n’avaient pas les moyens de faire autrement, et cela, j’avais beau n’être qu’un petit garagiste à la mie de pain, je le savais pertinemment, malgré le bourrage de crâne des associations religieuses comme les Adventistes, Baptistes et autres illuminés ou mous de la tronche.

Salope, elle l’était à un point que je n’imaginais même pas, à l’époque. En effet, je me demandais pourquoi elle insistait tant sur le fait que, si Corregian découvrait notre liaison, il la tuerait. Elle le répéta jusqu’à ce qu’un jour je réponde presque machinalement : « Si quelqu’un doit mourir, ce sera plutôt lui ! » À quoi elle répondit froidement : « D’accord. »

Sur le moment, je ne pris pas au sérieux sa réflexion. Mais le lendemain, au téléphone, elle refusa de fixer un rendez-vous comme d’habitude. Avec sa voix douce, avec en arrière-plan une tonalité métallique et rauque qui me mettait la tête à l’envers, sa façon de parler posément, mais inflexiblement.

« Quand nous reverrons-nous ? »

« Je n’en sais rien, Barry. Tu sais que je suis fiancée. Bill est très jaloux. Tu ne veux pas assumer la situation. »

« Qu’appelles-tu assumer, bon sang ? »

« À toi de voir ce que tu peux faire. Mais je ne tiens pas à me faire tuer par Bill qui ne supporterait pas que j’aie une double vie. Cette situation ne peut plus durer, Barry. Réfléchis à ce que tu peux faire. Quand tu te seras décidé, si je compte suffisamment pour toi, rappelle-moi. Je t’aime, moi, et je ne supporte pas d’être obligée de te partager avec ce porc qui m’oblige à… surtout depuis qu’il sent que quelque chose ne tourne pas rond. Tu es un homme. Prends des initiatives. Agis ! »

Et voilà ! Le piège était posé. Et magistralement. Et ce n’est pas parce que j’avais déjà entendu parler d’une histoire semblable au cinéma ou à la télévision, que j’en étais consolé. Quand à se passer de Macchabéa, c’était impossible. Je l’aimais. Je l’aimais d’autant plus que tout le monde me l’enviait. C’était encore mieux de frimer en sortant avec une gonzesse dont le profil avant était aussi saillant que celui d’un bombardier en patrouille, qu’avec n’importe quelle bagnole, même longue comme un train de marchandises. J’avais remarqué comme on m’appelait « Monsieur », quand j’étais avec elle, même si je portais des jeans usés jusqu’à la corde et que j’avais oublié de changer ma chemise ou mes chaussettes depuis quinze jours. Quelle différence avec la façon dont on me considérait quand je sortais seul ! J’avais remarqué aussi comment les affaires marchaient mieux quand elle était dans le secteur, au moment où je traitais la vente d’une voiture. Comprenne qui pourra, mais dès qu’elle paraissait, les gens lui souriaient, faisaient des ronds de jambe, et oubliaient de discuter le prix avec âpreté. Je n’avais pas envie de retomber dans ma solitude morose d’antan. Tout ce qu’elle m’avait apporté, il me le fallait. Cela, et le reste ! S’il fallait sacrifier Corregian, on sacrifierait Corregian ! Avec Georges, pour qui Corregian n’était qu’un zombie et qui n’aurait même pas l’impression de tuer quelqu’un quand il l’effacerait, ça devait pouvoir s’arranger ! Le problème financier était résolu : avec Macchabéa à mon côté, mon chiffre d’affaires doublerait, pour le moins. Macchabéa avait raison : un homme est fait pour prendre des décisions. Et Georges avait fini par me convaincre qu’en dehors de moi, il n’existait pas grand’chose. Moi et mon bien-être, et c’était à peu près tout. Mais ce bien-être s’appelait désormais Macchabéa.

Je passai une mauvaise nuit, mais le lendemain, la décision était prise dans ma tête : j’allais me débarrasser de Corregian, si c’était la condition mise par Macchabéa pour mener une vie idyllique avec moi. Georges, Macchabéa et moi : trois personnages se réunissent pour perpétrer un crime. C’était bien cela, la tradition du roman noir ? J’étais bien dans le coup, oui ? Sinon, je vous ponds la façon dont Mme Béchard, concierge, faisait exprès de nettoyer le hall de son immeuble à l’heure où passent les éboueurs, parce qu’elle avait dans le collimateur un beau Sénégalais !

Le lendemain matin j’appelai Macchabéa pour lui dire « D’accord ». Je m’attendais à ce qu’elle fasse semblant de ne pas comprendre, mais non, elle assumait bien son rôle de commanditaire.

« Viens ce soir », lui dis-je. « Je te présenterai mon ami Georges. Je fais équipe avec lui pour ce genre de problème. »

Ma cabane comportait deux pièces : celle qui faisait office de bureau, une autre plus grande derrière servait de séjour. Elle était meublée d’une table de ferme en bois blanc et de banquettes défoncées le long des murs. Du plafond pendait une lampe qu’on pouvait abaisser ou relever au moyen d’un système de poulies et d’un contrepoids en porcelaine. Elle répandait une faible lumière jaune dont le disque tombait pile au milieu de la table. Dans la pénombre, en face de moi, ce que je voyais le mieux, c’était le visage blafard de Georges et, assise à côté de lui, quand elle souriait, les dents carnassières de Macchabéa. Le tout formait un spectacle saisissant, digne de figurer dans un film en noir et blanc avec Humphrey Bogart dirigeant une bande de voleurs. Macchabéa s’exprimait à voix basse mais sans cesser de sourire.

« J’ai réuni le conseil d’administration afin de statuer sur la demande de résolution introduite par Miss Macchabéa Leyschow », dis-je finement.

Georges mit un moment à comprendre que c’était de l’humour et, quand il eut compris, il se fendit d’un pâle sourire. C’était sinistre.

« Miss Leyschow a la parole », ajoutai-je.

Macchabéa dit que depuis qu’elle m’avait rencontré elle avait recommencé à voir la vie en rose mais qu’il y avait un obstacle à son bonheur. Elle nous décrivit Bill Corregian en termes d’une telle violence que nous comprîmes que c’était lui ou elle. Bref, qu’il n’y avait pas d’autre solution que la plus radicale.

« Que penses-tu de cela ? » dis-je en m’adressant à Georges. « Elle a du chien, cette petite. À croire qu’elle existe réellement », dis-je en faisant ironiquement allusion à la théorie de Georges.

« Les apparences sont pour elle », répondit-il sobrement.

Macchabéa baissa encore plus la voix, ce qui nous obligea à tendre le cou vers l’étroit cercle de lumière dessiné sur la table. Une moitié seulement du visage de Georges était éclairée, et cette moitié avait l’air de planer au-dessus de la table, incarnation de l’esprit du mal, ce qui en faisait un spectacle terrifiant.

« Bill a réussi à amasser un joli petit magot en vendant ses cuisinières. Et il m’a instituée sa légataire universelle. On partagera en trois : une part pour Georges, une part pour Barry (il pourra en profiter pour faire arranger sa cabane), une part pour moi. »

Macchabéa accentua son sourire. Elle avait fini son exposé.

« Tu parles comme si nous ne devions jamais vivre ensemble » émis-je plaintivement. Elle haussa les épaules, et je n’eus pas assez d’énergie pour me mettre en colère. Mon destin m’attirait comme le trou de vidange d’un lavabo attire l’eau : en tourbillonnant dans le sens des aiguilles d’une montre (dans l’hémisphère nord).

Georges, qui n’avait presque rien dit, prit la parole de sa voix bêlante. Tiens, à part le timbre de voix, Macchabéa et lui avaient la même façon de s’exprimer : lente et réfléchie. De vrais robots, tous les deux. Et moi, un être humain, que venais-je faire là-dedans ?

Le reste de la soirée se passa à converser à voix basse. Georges et Macchabéa, qui se voyaient pour la deuxième fois, s’entendaient comme larrons en foire. J’étais obligé de tendre l’oreille pour saisir ce qu’ils disaient. Macchabéa portait des bijoux, que je ne lui avais jamais vus, qui brillaient de tous leurs feux. D’où les sortait-elle ? Se les était-elle fait offrir par l’homme qu’elle allait faire assassiner ? Malgré ma mentalité de voyou, l’horreur de la chose n’était pas sans m’effleurer. Moralement, l’affaire m’échappait. À peine si l’on daignait me mettre au courant. À la fin, ils devaient avoir réglé tous les détails, Macchabéa se leva pour faire du café. Le silence s’abattit sur nous. J’aurais bien cassé la gueule à tout le monde, renversé la table, balayé leurs tronches d’un coup de poing, répandu leurs abattis à droite et à gauche dans ma cabane, pour me venger d’être marginalisé. Un reste d’espoir que Macchabéa ne me blousait pas, m’en empêcha.

« On dirait que tu te désintéresses de l’affaire », dit Macchabéa. « Pourtant, c’est grâce à sa réussite que tu pourras avoir ta femme chérie chez toi. »

« Ma » femme. Elle avait trouvé les mots pour m’amadouer. L’espoir remonta d’un cran. J’étais le seul partenaire sexuel possible pour Macchabéa. Georges, il n’y fallait pas compter, il était trop anormal, trop laid. Comment imaginer sans un haut-le-cœur ce corps mou de ver blanc dans le même lit que celui de cette fille fraîche et épanouie, avec une belle tête triangulaire, des yeux en amandes assortis et des crochets comme une vipère, et une langue presque aussi insidieuse sauf que la sienne était beaucoup plus charnue ? Risible. Impossible. Tout de même, je me demandais si la complicité de Macchabéa et Georges dans l’exécution de Corregian n’était pas plus étroite, encore plus intime que des rapports purement physiques. Si elle n’allait pas sceller entre eux un pacte plus solide que n’importe quelle étreinte physique. On ne sait pas de quoi peut être capable quelqu’un pour qui Le monde comme volonté et comme représentation est le livre de chevet. Puis j’essayai de me mettre à la place de Georges, grâce à l’agilité intellectuelle qu’on m’enviait dans les milieux de la vente de V.O., et vis que je supporterais encore moins la situation, vue de son côté. Cet exercice mental me rasséréna. Comment faisait-il pour ne pas être jaloux ? J’essayais de lancer Georges sur le chapitre philosophie, pour le rendre ridicule aux yeux de Macchabéa, mais il devait se méfier, car j’échouais.

C’est alors que Macchabéa se défit de tous ses bijoux, un à un.

« As-tu un endroit où les mettre, Barry ? »

« Pourquoi les enlèves-tu ? »

« Tu me vois, faisant dreling-dreling comme une cloche d’église, au moment d’effacer quelqu’un ? Attention, voilà Big Ben qui sonne, c’est l’heure du crime ! »

Là-dessus, elle éclata d’un rire sardonique et même Georges ébaucha une amorce de début de sourire.

Sur la table, elle déposa un bracelet en platine orné de gravures géométriques représentant un combat de serpent et de mangouste. C’était un beau bijou et je l’examinai. L’intérieur était gravé. On lisait : LM withDH. Vancouver. 12 June 1999.

Je me souvins que, les 11, 12 et 13 juin, il m’avait été impossible de la voir et même de la joindre. Elle m’avait appelé en prétendant être à New-York mais ce bijou n’indiquait-il pas le contraire ? Était-elle à Vancouver ce jour-là ?

« C’est un cadeau de Bill », dit-elle en remarquant mon trouble.

« Je ne savais pas que Vancouver, en Colombie Britannique, faisait partie de son territoire. C’est un peu loin pour vendre des cuisinières. »

« Il a un gros client là-bas. »

« LM, ce sont tes initiales. Et DH, qu’est-ce que ça veut dire ? »

« Barry », fit-elle d’un air à la fois implorant et excédé, « crois-tu que ce soit le moment de nous occuper de foutaises, alors qu’on est en train de mettre au point quelque chose qui va décider de toute notre vie ? On ne te demande que de nous laisser faire, et si ça réussit, non seulement tu m’auras chez toi autant que tu voudras, mais en plus, tu auras de l’argent pour investir et monter un vrai garage, pas une casse ! »

Quelque chose dans son ton me mit la puce à l’oreille. Elle mettait le paquet, mais c’était un peu trop. J’essayai de la fixer, mais trop tard : elle avait détourné les yeux. Dans la foulée, je posai les yeux sur Georges, et celui-ci me fit un clin d’œil. C’était la soirée des dupes : Macchabéa croyait me duper, alors qu’elle se faisait duper par Georges. Georges, en affichant un air de docilité stupide lui faisait croire qu’il était tombé sous le charme et qu’elle le subjuguait comme tous les autres, alors qu’elle ne faisait qu’augmenter sa haine des femelles. Je la tenais ! Il me suffisait de ramasser les rênes que j’avais lâchées un moment, et de lui faire sentir le mors ! Perdue pour perdue, il fallait qu’elle sache qui était le patron !

D’un geste preste, je m’emparai du sac à main qu’elle avait posé sur la table, tout en faisant signe à Georges de la neutraliser. Il n’attendait que ça. Sa philosophie n’en faisait pas un ami de l’humanité. Il lui envoya une double gifle qui n’était pas en dentelle et qui lui amena les larmes aux yeux, puis il profita de son ahurissement passager, bondit et lui immobilisa les bras derrière le dos, tout en appuyant vigoureusement du genou sur ses reins pour lui faire cambrer le dos. Je ne l’aurais pas cru capable d’une telle vigueur. Il alla tout de même un peu trop loin : il passa le bras qui lui restait libre autour du cou de Macchabéa et lui fit ployer la tête en arrière, à la limite exacte du coup du lapin. J’évitai de voir son expression à ce moment-là, tant je me doutai qu’elle devait être horrible. Je savais qu’il devait être en train de tester sa théorie comme quoi il n’y avait que lui qui existait et que par conséquent, toute expression de souffrance d’autrui n’était que simagrée, tromperie dont il convenait de tirer une vengeance supplémentaire.

« Ne l’abîme pas, c’est une jolie fille », fis-je en entrevoyant son visage qui avait quelque chose du faciès d’un bouledogue acharné à ne pas lâcher son morceau de viande humaine. Je fouillai le sac avec des sentiments mêlés, en ayant peur d’y trouver ce que je cherchais : une preuve de la trahison de Macchabéa. Effectivement, je tombai sur une lettre portant l’affranchissement de Vancouver, Canada. Je la lus à voix haute, d’un timbre qui faiblissait sur la fin :

Ma Macchabéa chérie,

Je t’écris pour t’annoncer la nouvelle que tu attendais : je suis libre depuis le 20 juin. Depuis ta visite à Vancouver, je ne vivais plus. Je ne sais pas comment je fais, mais tout me parle de toi ici : même le torrent qui coule au pied du bungalow murmure ton nom. Tu me manques le jour, et la nuit, j’ai besoin de toi. Ton absence me déglingue au point que tu dois faire vite si tu veux m’avoir en bon état de marche. Ce que j’écris est idiot, c’est exprès pour que tu vois dans quel état critique ton absence me met. Maintenant j’adore les vipères depuis que j’en ai tenu une belle dans mes bras, et je promets de militer pour la réhabilitation de cet animal décrié, et de tous les reptiles. Quand on en voit une aussi attirante que toi, on a envie de se faire piquer par elle et de se faire injecter son venin. C’est ça l’amour : avoir envie de mourir par toi !

Dépêche-toi de régler tes affaires à New-York et de te transfigurer en colombe auprès des deux pigeons que tu as trouvés ; si ça continue, ils vont finir par croire en l’Immaculée Conception ! Les pigeons sont faits pour régler leur compte aux serins et fais attention : dans un combat entre une vipère et une mangouste, c’est souvent la mangouste qui gagne.

Ta mangouste préférée,

Denis Hasting