Origines et histoire de la Marine - Jurien De La Gravière - E-Book

Origines et histoire de la Marine E-Book

Jurien De La Gravière

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Beschreibung

Ce livre retrace l’histoire et l’évolution de la marine moderne.
La découverte du Nouveau-Monde, en ouvrant aux navires à voiles un champ forcément interdit aux bâtiments à rames, donna naissance à une marine nouvelle. Les progrès de l’artillerie en assurèrent bientôt sur toutes les mers la prééminence. Le corps royal des galères, créé sous Charles VI, conserva néanmoins en France jusqu’en I749 son organisation propre, ses crédits spéciaux, ses officiers militaires et ses officiers de finances. Les vaisseaux ronds, — ce fut le premier nom sous lequel on désigna les vaisseaux à voiles, — auront eu, malgré leur perfection relative, une moins longue existence; ils n’auront guère duré plus de deux siècles. Ces deux siècles comprennent toute l’histoire de la marine moderne, histoire héroïque et sanglante qui a traversé dans le court espace de deux cents années trois phases bien distinctes. La première de ces périodes est remplie par les luttes successives que l’Espagne soutient contre les Provinces-Unies, contre l’Angleterre, et en dernier lieu contre la France. Le gros des flottes se compose alors de navires d’une centaine de tonneaux, de trois ou quatre cents tout au plus. C’est le temps où, après en être venu aux mousquetades, on s’efforce de jeter à la faveur de la fumée les grappins sur le bâtiment ennemi. Les piques rendent alors plus de service que les canons. Dans la seconde période, l’Angleterre et la Hollande se disputent la suprématie des mers. Nous assistons à de grands combats éclairés par la lueur d’immenses incendies; ce sont les vaisseaux qui ébauchent la victoire, ce sont les brûlots qui l’achèvent. Une troisième époque enfin semble s’ouvrir avec l’apparition de la marine de Louis XIV. Les lignes deviennent plus serrées et plus régulières, l’action du canon est plus efficace. Les véritables combats d’artillerie commencent, ils vont se prolonger jusqu’à nos jours. La marine à voiles a en quelque sorte trouvé sa position d’équilibre; elle ne subit plus que des transformations de détail presque insignifiantes. C’est au contraire parce qu’elle se transformait dans ses dispositions les plus essentielles que, pendant presque toute la durée du XVIIe siècle, on la voit modifier sans cesse ses procédés de combat. Qu’étaient les vaisseaux ronds au début?...

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Origines et histoire de la Marine.

Origines et histoire de la Marine

Première partie

Les origines de la Marine moderne.

I.

La découverte du Nouveau-Monde, en ouvrant aux navires à voiles un champ forcément interdit aux bâtiments à rames, donna naissance à une marine nouvelle. Les progrès de l’artillerie en assurèrent bientôt sur toutes les mers la prééminence. Le corps royal des galères, créé sous Charles VI, conserva néanmoins en France jusqu’en I749 son organisation propre, ses crédits spéciaux, ses officiers militaires et ses officiers de finances. Les vaisseaux ronds, — ce fut le premier nom sous lequel on désigna les vaisseaux à voiles, — auront eu, malgré leur perfection relative, une moins longue existence; ils n’auront guère duré plus de deux siècles. Ces deux siècles comprennent toute l’histoire de la marine moderne, histoire héroïque et sanglante qui a traversé dans le court espace de deux cents années trois phases bien distinctes. La première de ces périodes est remplie par les luttes successives que l’Espagne soutient contre les Provinces-Unies, contre l’Angleterre, et en dernier lieu contre la France. Le gros des flottes se compose alors de navires d’une centaine de tonneaux, de trois ou quatre cents tout au plus. C’est le temps où, après en être venu aux mousquetades, on s’efforce de jeter à la faveur de la fumée les grappins sur le bâtiment ennemi. Les piques rendent alors plus de service que les canons. Dans la seconde période, l’Angleterre et la Hollande se disputent la suprématie des mers. Nous assistons à de grands combats éclairés par la lueur d’immenses incendies; ce sont les vaisseaux qui ébauchent la victoire, ce sont les brûlots qui l’achèvent. Une troisième époque enfin semble s’ouvrir avec l’apparition de la marine de Louis XIV. Les lignes deviennent plus serrées et plus régulières, l’action du canon est plus efficace. Les véritables combats d’artillerie commencent, ils vont se prolonger jusqu’à nos jours. La marine à voiles a en quelque sorte trouvé sa position d’équilibre; elle ne subit plus que des transformations de détail presque insignifiantes. C’est au contraire parce qu’elle se transformait dans ses dispositions les plus essentielles que, pendant presque toute la durée du XVIIe siècle, on la voit modifier sans cesse ses procédés de combat.

Qu’étaient les vaisseaux ronds au début? De grandes barques munies d’un seul mât et pour la plupart non pontées. Quand il partait de Saint-Valery pour envahir l’Angleterre, Guillaume le Conquérant n’emmenait pas moins de neuf cents de ces vaisseaux. Trois cents ans plus tard, Edouard III en conduisait près de sept cents à la bataille de l’Écluse. Ces flottes, jusqu’à un certain point pareilles à celle qui aborda aux rives de la Troade, étaient-elles autre chose que des flottes de chaloupes? Mais lorsque vers la fin du XIVe siècle les Vénitiens eurent introduit l’usage de l’artillerie à bord des bâtiments de guerre, toute une révolution dans l’art naval se laissa soudain pressentir. Les canons furent d’abord placés sur le pont, et tirèrent en barbette par-dessus la lisse des navires. Un constructeur breton inventa les sabords, et à dater de ce moment les étages chargés de bouches à feu de tous les calibres commencèrent à se superposer rapidement les uns aux autres. Fernand Cortès entreprenait la conquête du Mexique, Magellan partait de San-Lucar pour se rendre aux Moluques quand on vit pour la première fois apparaître sur les mers ces grands châteaux ailés qui dans leur inexpérience trébuchaient encore à la moindre brise. Henri VII à Erith, la duchesse Anne à Morlaix, font construire presqu’à la même époque l’un le Great-Harry, l’autre la Cordelière. Ces deux vaisseaux jaugeaient de 1000 à 1200 tonneaux. Ils portaient sur leurs flancs de trente à quarante pièces de 18 et de 9, une dizaine de pièces destinées à tirer en chasse ou en retraite, et de plus une foule de petits canons offrant une certaine analogie avec nos perriers et nos espingoles. Pour se mouvoir, ils avaient quatre mâts, y compris le beaupré, — pour loger leur nombreuse artillerie, trois étages. La batterie supérieure ne s’étendait cependant pas d’une extrémité à l’autre du navire. Coupée par le milieu, elle offrait à la proue, aussi bien qu’à la poupe, un réduit complètement fermé d’où l’on dominait le pont de la seconde batterie et où l’on se retirait à la dernière heure pour repousser l’abordage. Les caraques des Vénitiens, les galions des Espagnols, le grand vaisseau des Suédois, le Non-Pareil, qui portait deux cents canons, et qui périt en 1564, étaient, comme le Great-Harry et la Cordelière, des navires à plusieurs étages, mais ces constructions massives ne figuraient encore dans les armées navales qu’à l’état d’épouvantail. La gaucherie de leur manœuvre leur réservait généralement un sort funeste. Il était surtout périlleux de les aventurer dans les mers étroites, où tout semblait leur manquer à la fois : l’espace, le fond et les abris. « Ce qui est tempête à un petit vaisseau, écrivait en 1643 l’auteur de l’Hydrographie de la mer, le révérend père Fournier, n’est que bon temps à un galion; mais le galion est difficile à loger, car il y a fort peu de havres où il puisse entrer. Aussi les Anglais, les Hollandais et les Portugais, qui se servent de galions, ne reviennent-ils jamais chez eux qu’en été, où les nuits sont courtes, et où l’on peut de loin reconnaître les côtes. »

Le nom de galion emportait l’idée de pesanteur, celui de frégate l’idée de vitesse. La frégate avait d’abord été une sorte de galère pontée, construite pour naviguer à la voile aussi bien qu’à la rame. Il y eut des frégates anglaises plus grandes que la plupart des vaisseaux hollandais; on en compta dont la taille dépassait à peine les dimensions d’une chaloupe. Les charpentiers avaient commencé par donner pour largeur aux vaisseaux le tiers de la longueur. Les Anglais les premiers changèrent cette proportion; ils allongèrent les anciens galions ou, suivant l’expression de Seignelay, ils les frégatèrent. En 1626, sous le règne de Charles Ier, les navires de la marine royale furent pour la première fois partagés en six classes distinctes. Les vaisseaux de premier rang eurent trois batteries couvertes et deux gaillards, c’est-à-dire deux portions de pont complètement isolées l’une de l’autre. Le deuxième rang comprit quelques vaisseaux à trois ponts avec un seul gaillard. Le plus grand nombre des navires de cette classe n’eut que deux ponts complets et deux gaillards. Les vaisseaux de troisième et de quatrième rang présentèrent deux ponts et un gaillard d’arrière, ceux du cinquième et du sixième un seul pont et un seul gaillard.

Les charpentiers de la Grande-Bretagne montraient dès cette époque une judicieuse tendance à réduire autant que possible l’antique échafaudage qu’une routine opiniâtre s’efforçait partout ailleurs de conserver. « Ils ménagent, disait Seignelay, jusqu’à un pouce de hauteur, de telle sorte qu’un vaisseau de 2,000 tonneaux construit en Angleterre n’a guère plus d’apparence qu’un vaisseau de 1,200 sorti des mains des charpentiers de France ou de Hollande. » Non contents de réduire à 6 pieds 1/2 la hauteur de leurs batteries, les constructeurs anglais furent les premiers à donner aux parties hautes du navire une rentrée considérable. Rien de plus intéressant que de voir éclore, dans l’espace de quarante ou cinquante ans, sous une lente et graduelle incubation, le vaisseau qui doit suffire, sans modification sensible, à quatre ou cinq générations d’hommes de mer. La poupe des vaisseaux, pareille à celle des barques, avait été d’abord plate et quadrangulaire. Vers le milieu du XVIIe siècle, les Anglais l’arrondissent et en rattachent les bordages à l’étambot. On n’avait, dans le principe, divisé la coque en plusieurs étages que pour y placer des canons. Recevait-on quelque projectile au-dessous de la batterie basse, il fallait dresser des échelles dans la cale pour arriver jusqu’à la voie d’eau. Ce furent encore les Anglais qui songèrent à établir au-dessus des barriques, au-dessus des cordages, un pont léger sur lequel les charpentiers pouvaient circuler pendant le combat. Telle fut l’origine du faux-pont actuel.

Quand on étudie de près tous ces détails, on est étonné du peu de différence qui existe entre la coque d’un vaisseau de 1672 et celle d’un vaisseau de 1840. Ce n’est plus que par la voilure et par le gréement que les navires du XVIIe siècle peuvent encore nous sembler étranges. De ce côté en effet, le progrès fut très lent. Les anciennes nefs faisaient surtout usage de leurs basses voiles. Quand par-dessus la basse voile on eut établi le hunier et, plus haut encore, le perroquet, il fallut bien des années pour qu’on sût trouver le moyen de donner quelque solidité aux mâtereaux qui portaient ces voiles supplémentaires. Les basses voiles demeurèrent pendant plus d’un siècle les voiles de résistance, celles sous lesquelles on mettait à la cape quand on se trouvait « chargé d’un gros temps. » Déjà cependant on savait, au témoignage du marquis de Seignelay, prendre des ris aux huniers, c’est-à-dire, suivant la définition de l’auteur, « diminuer ces voiles par en haut lorsque le vent est assez fort pour qu’il y ait danger de démâter, si on les laissait plus étendues. » Rien ne marqua d’ailleurs dans l’antique voilure un progrès plus notable que l’adoption de ces voiles triangulaires qui portent le nom de focs et vont de l’extrémité du beaupré à la tête du mât de misaine. Au temps où les Anglais et les Hollandais se disputaient l’empire de la Manche, la voilure était balancée par un appareil bien autrement compliqué. Sous le beaupré des vaisseaux, on voyait se déployer alors une grande voile carrée, traînant jusqu’à la mer, qui servait à favoriser les mouvements d’arrivée; c’était ce qu’on appelait la voile de civadière. On désignait sous le nom de perroquet de beaupré une autre voile légère hissée, à la façon des huniers, sur un mâtereau branlant que soutenait le mât horizontal déjà chargé de la voile de civadière. Dans tous les arts, mais surtout dans l’art de la navigation, il est merveilleux de voir par quelles complications il a fallu passer avant d’arriver à la solution la plus simple. Les focs ne font leur apparition sur la scène navale que dans le cours de la guerre de sept ans, la brigantine ne remplace la voile de poupe enverguée sur la longue antenne qui portait le nom d’ource que peu d’années avant la guerre d’Amérique.

N’insistons pas davantage sur de pareils détails, et considérons la marine de ces temps déjà reculés dans son ensemble. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, on ne rencontre rien qui rappelle à un degré quelconque la constitution actuelle de nos armées navales. Charles II et Louis XIV furent les premiers souverains qui entreprirent de donner à leur marine le caractère de permanence sur lequel repose aujourd’hui la sécurité des grands états. Menacée depuis plusieurs années d’une formidable invasion par le roi d’Espagne, la reine Elisabeth ne possédait en propre, quand il lui fallut repousser cette agression, que trente-six bâtiments jaugeant à peine douze mille tonneaux. Ce furent les ports de commerce qui fournirent à la couronne la majeure partie de la flotte qu’on opposa au gigantesque armement de Philippe II. A cette époque, on levait des vaisseaux comme on continuait à lever des soldats, par une sorte d’appel féodal. Chaque paroisse était taxée à un certain nombre d’hommes, chaque ville du littoral à un certain nombre de navires. Cette milice navale se rassemblait autour de la bannière de l’amiral, et c’était l’amiral qui la partageait en escadres et en divisions; c’était également ce grand-officier de la couronne qui choisissait parmi les capitaines le vice-amiral et le contre-amiral destinés à commander l’avant-garde et l’arrière-garde de l’armée.

La distinction entre le navire de guerre et le navire de commerce ne fut pas dans le principe aussi tranchée qu’elle l’est aujourd’hui. Le commerce se faisait au XVIe siècle à main armée, et la course était une industrie des plus répandues. Les ordonnances de François Ier et de Henri II nous peuvent encore donner une idée de ce qu’étaient ces armements dont les navires de Jean Ango sont restés le type un peu légendaire. Des particuliers s’associaient et obtenaient « congé de l’amiral de faire sortir un bâtiment du port pour aller faire la guerre aux ennemis. » Le bourgeois du navire fournissait le vaisseau d’artillerie, de boulets, de plomb, de cuirs verts, d’avirons, de piques, d’arbalètes, de compas et de lignes à sonder. L’avitailleur se chargeait de l’approvisionner de vivres, de poudre, de lances à feu, de lanternes et de gamelles. Le quart du butin appartenait à ces deux associés, le dixième à l’amiral, le reste aux compagnons de guerre, c’est-à-dire à l’équipage, soldats ou matelots.

De la course à la piraterie, en ces temps troublés, il n’y avait qu’un pas. Aussi fut-il ordonné en 1543 que « de toutes les prises faites en mer, deux ou trois prisonniers au moins, des plus apparents, seraient amenés devers l’amiral, son vice-amiral ou son lieutenant, afin, si la prise avait été bien faite, de la déclarer telle, sinon de la restituer à ses légitimes possesseurs. » Il fallut prendre également des mesures pour prévenir le pillage et la fraude de la part des compagnons de guerre. Ces bandits, à la fois sacrilèges et parjures, ne craignaient pas de faire venir un prêtre et de prêter serment en sa présence, sur le pain, sur le vin, sur le sel, de ne rien révéler de tout ce qu’ils pourraient dérober à bord des prises. L’autorité royale édicta contre cet abus les peines les plus sévères. Elle dut s’occuper à la même époque de mettre un terme « à ces mutinationts et querelles » par lesquelles les équipages contraignaient si souvent les capitaines « à se soumettre à leur simple vouloir. » Le roi Henri II autorisa, en pareille circonstance, l’emploi des moyens les plus énergiques. Il voulut que les capitaines « restassent les plus forts. » Sur l’avis de sept « des principaux du navire, » la seule vérité du fait étant connue, la sentence était prononcée, et, fût-ce sentence de mort, elle était exécutée sur-le-champ. Il n’y avait à cette époque, on le comprendra sans peine, que des âmes fortement trempées qui pussent affronter ce qu’on appelait déjà, mais avec infiniment plus de raison qu’aujourd’hui, les hasards de la mer. La famine, la peste, le naufrage, étaient les épreuves habituelles de la plupart des expéditions. Quelque sédition grondait toujours au sein des équipages ; on n’attendait pas de quartier de l’ennemi, on ne songeait pas à lui en faire. Telle fut la marine au XVIe siècle, la marine des gueux de mer, des corsaires normands et des aventuriers anglais.

Avec le XVIIe siècle s’ouvre une autre époque; les flottes régulières commencent à se constituer. Les deux grandes puissances du nord, la Suède et le Danemark, devancèrent dans cette voie non-seulement la France, qui n’eut une marine que sous Richelieu, mais l’Angleterre même et les Provinces-Unies. La Suède possédait à la fois le bois, le fer et le cuivre; la main-d’œuvre y était à vil prix. Elle ne tarda pas à fabriquer des navires et des canons pour tous les peuples. On comptait en 1643 dans ses arsenaux 8,000 bouches à feu et 50 navires de guerre portant pour la plupart cinquante canons de fonte.

Uni à la Norvège, le Danemark n’en tenait pas moins la flotte suédoise en échec. Dès l’année 1564, il avait fait passer la victoire de son côté. Plein de vigueur et de courage, le peuple norvégien montrait une merveilleuse aptitude pour les choses de la mer. Le sang des anciens pirates Scandinaves ne s’était pas démenti, et les Hollandais eux-mêmes s’estimaient heureux quand ils avaient pu attirer sur leurs flottes ces marins énergiques, qui n’avaient pas alors leurs pareils en Europe. La Flandre avait été, pendant plus d’un demi-siècle, la grande école de guerre des soldats. La Baltique devint, grâce aux rivalités des deux états qui s’y disputaient la suprématie, une école non m’oins instructive pour les marins de toutes les nations. Elle partagea cet honneur avec la Méditerranée, où l’on trouvait toujours à faire la chasse aux Barbaresques.

Ce n’était cependant ni dans la Méditerranée, ni dans la Baltique que devaient avoir lieu les grandes luttes du XVIIe siècle. L’Angleterre et les Pays-Bas remplirent, pendant près de vingt ans, la Manche de leurs vaisseaux, et la marine moderne naquit de l’acharnement de leur querelle. L’industrieuse et vaillante population des provinces néerlandaises n’entendait pas se contenter de l’étroit territoire qu’elle avait deux fois conquis, — sur l’océan d’abord, sur les armées de Philippe II et de Philippe III ensuite. Son indépendance n’était pas encore reconnue par l’Europe qu’elle faisait déjà flotter sa bannière sur toutes les mers du globe. Les Espagnols et les Portugais virent avec étonnement le nouveau pavillon apparaître dans les Indes. Comment ces pêcheurs de harengs, ces gueux de mer à peine émancipés avaient-ils pu arriver jusqu’aux parages presque fabuleux d’où venaient les épices? Toutes les routes qui y conduisaient ne leur étaient-elles pas interdites? Toutes les stations de repos et de ravitaillement n’étaient-elles pas occupées par leurs ennemis? Pour pénétrer dans les mers orientales, les Hollandais s’étaient d’abord portés jusqu’aux solitudes inexplorées du pôle. Repoussés par les glaces, ils reprirent à regret les voies qu’avaient suivies Vasco de Gama et Magellan. Quand, après avoir échappé à la tempête, aux pièges des princes malais, aux violences et aux trahisons de leurs rivaux, ces honnêtes marchands d’Amsterdam et de Flessingue avalent enfin réussi à remplir la cale de leurs vaisseaux de poivre et de girofle, c’était encore à coups de canon qu’ils devaient se frayer un passage jusqu’aux embouchures de la Meuse. On ne cède pas aisément des richesses si péniblement acquises. Combattant avec leurs épices sous les pieds, les Hollandais se montrèrent en toute occasion héroïques, la plupart du temps invincibles. Aussi entreprenants qu’économes, ils exploitaient par la pêche les mers du nord, par le trafic les mers de l’Europe et les mers de l’Orient. La compagnie des Indes tripla en moins de sept années son capital ; le port d’Amsterdam devint l’entrepôt du monde. Le commerce de l’Angleterre ne prenait pas, pendant cette période, un moins rapide essor. La dynastie des Stuarts avait le goût de la paix; aussi s’appliqua-t-elle à donner à l’activité nationale une direction pacifique. Jacques Ier fonda la compagnie à laquelle devait échoir, deux siècles plus tard, l’empire de l’Hindoustan. Les habitants de Londres avaient fait construire, dans la huitième année de son règne, un vaisseau de 1200 tonneaux, qui alla malheureusement se perdre aux mers lointaines où il fut expédié. Jacques Ier en fit sur-le-champ bâtir un autre dont la capacité égalait presque celle de nos modernes frégates. Ainsi grandissaient parallèlement, en face l’une de l’autre, ces deux marines destinées à se mesurer bientôt avec un bruit formidable.

Dès que les Hollandais reconnurent la nécessité de placer leurs richesses sous la garde d’une marine de guerre permanente, ils instituèrent cinq conseils électifs qui prirent le nom d’amirautés et furent chargés de disposer des fonds affectés à l’entretien de la flotte. Chacun de ces conseils fut composé de sept députés nommés pour trois ans. La première amirauté fut celle de la Meuse. Elle eut pour siège Rotterdam. Celle de Zélande fut installée à Middelbourg. La troisième amirauté ne comprit qu’une seule ville dans son ressort, Amsterdam. Le conseil du Nord-Hollande s’établit tantôt à Hoorn, tantôt à Enkhuizen. Celui de la Frise fixa sa résidence à Harlingen. Fallait-il entrer en campagne, les cinq arrondissements maritimes recevaient l’ordre de rassembler chacun leur contingent. Le chiffre à peu près constant de l’armée navale était fixé à cent cinquante-neuf vaisseaux. L’amirauté d’Amsterdam était tenue d’équiper à elle seule le tiers de la flotte. Rotterdam y contribuait pour un quart; la Zélande, la Frise et le Nord-Hollande par portions égales fournissaient le reste.

L’organisation des arsenaux se trouvait singulièrement simplifiée dans cette république marchande. La Hollande n’était alors qu’un vaste marché, le plus riche et le mieux assorti de tous les marchés du globe. Elle tirait les bois de construction des bords du Rhin et de la Norvège, le fer et les canons de la Suède, le cuivre du Japon, l’étain de l’Angleterre ou des Indes, le goudron de la Moscovie. Quant aux toiles et aux petites armes, elle les fabriquait elle-même. L’état n’avait pas d’autres magasins que ceux du commerce; il puisait à pleines mains dans ces approvisionnements sans cesse renouvelés par une infatigable industrie.

Outre son conseil dirigeant, chaque province avait son corps distinct d’officiers : un amiral, un vice-amiral, un contre-amiral, un chef d’escadre, un certain nombre de capitaines entretenus. L’amirauté d’Amsterdam maintenait en tout temps vingt capitaines dont la solde annuelle était de 1,500 livres, monnaie de France. Tous ces capitaines avaient commencé par être mousses; c’était en montant de grade en grade qu’ils avaient, par leur expérience et par leurs services, obtenu leur commission. Ils levaient eux-mêmes leurs équipages et étaient chargés de les nourrir.

Il n’y avait pour toute la Hollande qu’une seule armée navale; mais dans cette armée on comptait autant de flottes ou de divisions qu’il existait d’amirautés. L’amiral de Rotterdam commandait à tous les autres. S’il était tué, l’amiral de Zélande arborait le pavillon; les amiraux d’Amsterdam, de Nord-Hollande et de Frise prenaient à leur tour le commandement dans l’ordre assigné à ces trois amirautés.

Pour avoir la première marine du monde, il ne manquait aux Provinces-Unies que des ports d’un accès plus facile et d’une profondeur plus grande. La Hollande n’était pas à cet égard aussi richement dotée que l’Angleterre. La ville d’Amsterdam ne pouvait faire sortir de son arsenal que des vaisseaux sans lest, sans canons et sans vivres. Rotterdam, Middelbourg et Flessingue offraient sans doute de meilleures conditions. Les vaisseaux hollandais n’en étaient pas moins tous construits à fond plat. Ce mode de construction avait ses inconvénients; il présentait aussi ses avantages. La flotte néerlandaise, tirant fort peu d’eau, dérivait beaucoup; elle pouvait du moins s’échouer avec une impunité relative et trouvait aisément, en se jetant au milieu des bancs de la côte de Flandres, un refuge où les armées ennemies hésitaient à la suivre. D’un échantillon en général très faible, assemblés presque entièrement avec des chevilles de bois, charpentés pour la plus grosse paît en sapin, ces vaisseaux duraient peu et passaient pour a ne point faire de résistance au canon; » mais les bonnes gens des Provinces-Unies, tout en faisant vigoureusement la guerre, voulaient rester économes. Ils se seraient reproché d’exposer à de si grands hasards des constructions trop somptueuses, et ce n’était pas sans raison qu’ils comptaient sur le courage de leurs marins pour abréger la durée des combats en passant promptement de la canonnade à l’abordage.

Les Hollandais, sur plus d’un point, avaient été obligés de forcer la nature. Les Anglais trouvèrent le terrain mieux préparé. Des rades immenses, des ports profonds, des fleuves pareils à de longs bras de mer, s’ouvraient pour recevoir les flottes qu’ils allaient bâtir. Les plus grands navires qui fussent alors connus pouvaient remonter la Tamise et arriver jusqu’à 4 milles de la capitale. La marée même, insuffisante sur les côtes des Pays-Bas, secondait merveilleusement sur celles de la Grande-Bretagne les constructions navales et les radoubs. Porté par le flot dans le havre factice que l’on creusait à terre, le navire y restait à sec quand l’eau se retirait. Ces bassins, qu’on n’a pu se procurer qu’à grands frais et après maints essais infructueux dans les pays où le mouvement diurne de la mer n’a qu’une amplitude peu considérable, les Anglais les possédèrent dès le début de leurs armements. Ils y construisirent leurs navires, ils les y firent entrer pour les caréner. Le roi d’Angleterre avait établi ses arsenaux dans les ports de Woolwich, de Deptford, de Portsmouth et de Chatam; sa flotte en 1671 se composait de cent trente-deux vaisseaux montés par 29,000 hommes. Les forêts royales du comté de Sussex et de la Cornouailles lui fournissaient du chêne en abondance. Il faisait venir de Suède ses canons; les bois de sapin, le goudron, et les mâtures de Hambourg ou de Lubeck.

Toutes les forces navales de l’Angleterre étaient sous les ordres du grand-amiral. Le navy-office ou cour d’amirauté présidait à la construction, au radoub, à l’armement et à l’équipement de la flotte, mais c’était le grand-amiral qui nommait les capitaines et faisait, au moment d’entrer en campagne, expédier par le secrétaire du navy-office les brevets de commandement. Ces commissions étaient essentiellement temporaires; la Hollande fut pendant bien des années la seule puissance navale qui crût nécessaire et juste de conserver en temps de paix des capitaines pensionnés sur les fonds de l’état.

L’état-major d’un vaisseau anglais de premier rang comprenait, vers la fin du XVIIe siècle, outre le capitaine, trois lieutenants, un master, un pilote, trois aides-pilotes, trois aides-masters et huit midshipmen. Pendant plus de deux siècles, les fonctions de ces officiers sont restées à peu de chose près ce qu’elles étaient au début de la marine anglaise. Sous Charles II, comme plus tard sous les princes de la maison de Hanovre, le capitaine était avant tout le commandant militaire du navire. Le pilote dirigeait la route, le master se chargeait de la manœuvre. Un agent spécial, le purser, surveillait la distribution des vivres, qui lui étaient fournis, non pas, comme en Hollande, par le capitaine, mais par un munitionnaire-général.

Composés pour les deux tiers de matelots, pour l’autre tiers de soldats, les équipages se recrutaient autant que possible par des enrôlements volontaires. Cependant, en cas d’urgence, le capitaine recevait de l’amiral un warrant, en vertu duquel il pouvait faire embarquer sur son vaisseau tous les marins, tous les gens sans aveu qu’il parviendrait à saisir. Il y avait sur la flotte britannique trois classes de matelots : la première classe touchait 2ù shillings, la seconde 18, la troisième 14. Les mousses ne recevaient pas de paie. On citait déjà les Anglais comme les meilleurs canonniers qui fussent au monde. « Un canonnier anglais, disait-on, pourra tirer cinq coups de canon dans le temps qu’un Français ou un Hollandais mettrait à en tirer quatre. » On n’embarquait cependant que deux ou trois canonniers de profession par vaisseau, mais tous les matelots étaient régulièrement exercés deux fois par semaine à la manœuvre du canon. Le service de l’artillerie était ainsi, sur la flotte britannique, le dernier qui pût courir le risque de rester en souffrance.

Tels étaient le degré d’organisation, le développement de puissance, auxquels étaient parvenues les deux marines rivales d’Angleterre et de Hollande quand Louis XIV entreprit de faire jouer un rôle maritime à la France.

II.

Si l’on veut retrouver les origines de notre établissement naval, ce n’est pas à Colbert, c’est jusqu’à Richelieu qu’il faudra remonter. Henri IV, en mourant, avait laissé 41 millions de francs dans les coffres de l’état, pour plus de 12 millions d’armes et de munitions dans les arsenaux. La prospérité de la France disparut avec lui. Richelieu rétablit l’ordre dans les finances après l’avoir ramené dans les esprits ; en quelques années, il éleva le chiffre des revenus de 23 millions à 80 millions. Les charges léguées par un passé désastreux exigeaient un prélèvement annuel de 46 millions; les dépenses du département de la guerre en absorbaient à peu près 18; il en fallait réserver 4 ou 5 pour la maison du roi, pour celle de la reine et des princes, autant pour les pensions. Ce fut donc le signe d’une politique toute nouvelle que d’attribuer 2 millions 1/2 aux dépenses de la marine, quand on ne consacrait que 300000 livres à l’entretien et à l’agrandissement des bâtiments royaux. On a cherché à établir par des calculs plus ou moins ingénieux la valeur de l’argent à diverses époques de notre histoire. Le prix du pain et des autres denrées s’est accru de 1 à 6 dans l’espace de trois siècles. Les 80 millions perçus par Richelieu représenteraient donc de 400 à 500 millions de notre monnaie ; mais la valeur absolue des fonds consacrés par ce grand ministre à l’entretien de la marine française n’est pas ce qui importe; ce qui mérite surtout d’être constaté, c’est la part considérable qu’il voulut faire à ce grand intérêt. Il lui réserva d’abord le dixième et plus tard le cinquième des revenus disponibles.