Palazzo Amadio - Jean Rasther - E-Book

Palazzo Amadio E-Book

Jean Rasther

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Beschreibung

Il est américain. Romancier. Il a fui Boston pour de mystérieuses raisons. S’est installé à Venise. Un étrange chien jaune qui semble sorti d’un tableau de Gauguin entraîne l’homme, ce midi-là, jusqu’à un palais que nul ne connaît plus, perdu au fond d’une calle, sur l’île de la Giudecca. C’est le Palazzo Amadio. Tout donne à croire qu’il est abandonné, comme victime d’un sortilège. Une femme attend cet homme. Et avec elle, les ombres menaçantes de la déesse Sothis. Un voyage vertigineux dans les méandres de la conscience. Une quête tragique de la beauté et de l’art.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean Rasther réside aujourd’hui à Bordeaux, après avoir vécu de longues années en Nouvelle-Calédonie puis en Polynésie française. Ayant fait publier Aux éditions Le Lys bleu un premier roman en 2019, L’Amant d’éternité, puis Les Métamorphoses d'un Vampire, il revient sur la scène avec Palazzo Amadio.

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Jean Rasther

Palazzo Amadio

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean Rasther

ISBN : 979-10-377-1057-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

À mon fils, Hadrien,

À mes Parents,

À Corinne,

Comme les éléments indissociables d’un triptyque, ce sincère témoignage de trois expressions complémentaires d’un même Amour.

Œuvre utilisée

« Vue du Palais des Doges »

Friedrich Nerly

(Venise 1842 - Lucerne 1919)

« Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin creusé en plein cœur d’un quartier qu’ils divisaient en écartant à peine, d’un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient la route. »

Marcel Proust

Albertine disparue

(1925)

Première partie

1

Il n’aurait su dire par quel étrange enchaînement de coïncidences la lecture de Martin Eden l’avait conduit des terres algonquiennes de Bay State jusqu’aux rives de l’Adriatique, mais ce 24 juin, sous un soleil de plomb, il décida qu’il s’accorderait une pause à la terrasse du Bar Da Monica, sur la Fondamenta del Ponte Picolo.

La Giudecca était déserte à cette heure dévolue aux longues siestes, dans la fraîcheur des pierres, tandis que le soleil pailletait de dansants frissonnements l’austère silhouette de Santa Maria della Salute, par-delà les eaux vertes du Canale.

Il avait envie d’un café très fort, de ces perles noires que l’on ne savoure qu’en Italie, précieuses, parcimonieuses comme la goutte d’un parfum rare déposé sur la peau d’une jolie femme, puissantes et rondes en bouche comme l’autre sang vermillon de la terre.

Il avait envie pour accompagner ce café d’une sfogliatella parfumée à la cannelle, tiède encore dans sa coquille de feuillage fragile et croustillant.

On la servait à Venise enveloppée dans une petite lingerie de papier blanc que deux doigts suffisaient à écarter avec élégance.

Il ne fallait pas disperser le saupoudrage pudique du sucre glace.

On prendrait le temps d’admirer la savante architecture des couches de pâte repassée dans la grâce étudiée de ses plis ; on se souviendrait, pour le cousinage formel, des pralines au chocolat de l’enfance sous leur robe de papier doré, ou des clovisses que la grand-mère cuisinait au beurre demi-sel dans les enivrantes vapeurs d’un Jurançon acheté chez Castroni, Via Cola di Rienzo, à Rome.

Qui, des nonnes recluses dans leur monastère Santa Rosa de Lima, à Conca dei Marini, sur la Côte amalfitaine ou du coquin napolitain Pasquale Pintauro, pouvait être considéré comme l’orfèvre démiurge d’un pareil bijou gastronomique ?

De toute évidence, le malin génie de quelque puissance occulte se retrouvait dans l’aspect des sfogliatelle de Campanie qui aiment que l’on observe leur triangle pâtissier au ventre rond au travers du prisme des âges muants de la vie ; et, à cette heure, sous le soleil de plomb qui fait doucement vibrer les pierres engluées d’algues, il se souvient de la découverte de son premier sexe de femme.

2

Il a seize ans.

Elle s’était allongée, nue, près de lui, dans la position approximative d’une Vénus de Vélasquez, les cuisses closes, de sorte qu’il avait su réprimer l’emprise de l’émoi puisqu’il découvrait là, vivant, le mystère d’une femme que la contemplation de l’art lui avait rendu familier.

Il avait approché la main, caressé le talc d’une peau parfaitement veloutée, glissé ses doigts entre les chevilles de la femme et puis, comme par enchantement, les jambes, de marbre, s’étaient lentement animées, lentement désunies, pour lui révéler les arcanes sapides de sa première gourmandise d’homme ; et depuis ce jour, jamais il n’avait porté à sa bouche une sfogliatella vénitienne sans que l’onctuosité de la ricotta aux arômes de vanille ou de cannelle ne lui rappelât ses premiers plaisirs d’amant, le baldaquin aux lèvres chaudes de la santarosa aux gouttelettes perlées de l’attente et du désir.

3

Il patienta longtemps mais personne ne daigna s’inquiéter de lui.

Il était bizarrement l’unique client attablé en terrasse et le service de restauration ne serait pas assuré avant midi.

À l’ombre bleutée du parasol, sa chemise avait fini par sécher.

Ses jambes ne le portaient plus.

Il n’y a pas plus belle ville au monde, plus exténuante aussi, que Venise pour les flâneurs impénitents.

Un grand chien jaune venait de surgir à l’angle de la Calle del Forno, de ces chiens informes comme les peignait Paul Gauguin à Tahiti ou sur l’île d’Hiva Oa, dans les îles Marquises, tout en pattes, à la queue rebiquée et au pelage si ras qu’on les croirait galeux.

Parvenu au niveau de la première table, il marqua subitement un temps d’arrêt, renifla autour de lui, se décida enfin à pisser copieusement contre une chaise abandonnée imprudemment à l’écart.

Sa mission accomplie, il huma l’air un instant, se gratta frénétiquement le flanc, les babines retroussées en sourire de béatitude, puis avança en dansant du haut de ses longues pattes jusqu’à parvenir au niveau de l’homme.

Au moment où l’arrière-train semblait mordre le sol, le chien poussa un grognement satisfait et, le corps dessinant la courbe parfaite d’un s, il posa son museau sur la jambe de cet humain dilettante, perdu là, en plein midi, mais sans dessein, par amitié pure, car aucune friandise n’aurait pu motiver l’expression spontanée de son affection.

C’était son moment de tendresse canine, ses menues emplettes à lui de caresses humaines, une parenthèse naturelle de complicité avec l’autre, avant que chacun n’eût repris son bout de chemin dérisoire qui, cahin-caha, conduit irrémédiablement de l’être-là à un aléatoire ailleurs.

La main se fit hésitante, répulsée d’abord par ce poil à peine germé et d’un jaune presque sale mais elle tapota finalement le crâne de la bête et l’ondoiement enveloppa un instant une longue oreille flasque.

L’homme et le chien échangèrent un regard.

Avec les chiens, parler est souvent superflu.

L’essentiel, les sentiments, un regard, une sensation deviennent métalangage du cœur.

Romain Gary a écrit que « le seul endroit au monde où l’on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c’est le regard d’un chien ».

Il souscrivait à cette insolence pleine de finesse.

Il le baptisa Arearea, cet étrange chien jaune, murmura doucement ce nom mystérieux rapporté dans les malles aux souvenirs de séjours ultramarins, prononcé en une langue ici incongrue, que l’animal n’entendrait probablement jamais plus.

Le pelage n’était pas rêche comme il s’y était attendu, la main glissait dessus en ondulations presque soyeuses, frustrée néanmoins de ne pouvoir y perdre ses doigts dans un regain plus long.

4

Le regard glissa vers les eaux du Canale, remonta vers la Fondamenta Zattere ai Gesuiti, sur l’autre rive vibrante sous l’heure ardente de midi.

Lui revint le souvenir d’une femme embrassée sur le porche della Chiesa di Santa Maria della Visitazione, il y avait des années de cela, au sortir de l’adolescence.

Il se souvenait du soleil éblouissant qui frappait ce jour-là la façade toute blanche du monument, de l’incandescence de ses cheveux à elle, de ses mains à lui, maladroites, à la recherche des seins comprimés sous leur étreinte, dans l’évasement de la chemise déboutonnée.

*

Il était heureux dans la ville enchantée de Bellini et de Véronèse, fantôme perdu au milieu des touristes et des Vénitiens.

Qui aurait pu le reconnaître le long des canaux ?

Boston faisait partie d’un autre monde, et Deer Island n’appartenait à la mémoire d’aucun passant qu’il croiserait sur le berceau de lune de la Giudecca.

Avant de louer à l’année une chambre pied-à-terre coquette et racornie sous son toit, dans la Calle Stretta Ferrando, il avait séjourné quelques mois à Bordeaux qu’il ne connaissait que pour ses vins.

Le CIVB, Allées de Tourny, était devenu chaque soir sa taverne fraîche au bord du grand chemin poudreux où le pied brûle et saigne puis, lassé d’une existence routinière, il avait décidé de quitter la France pour Venise, la seule ville européenne avec Paris qui lui fût familière, où il se fût rendu à diverses reprises depuis l’enfance.

Que cherchait-il ?

Que fuyait-il ?

Il n’aurait su le dire et ne s’était peut-être jamais posé semblables questions.

L’aisance financière que la publication d’une dizaine de romans lui avait assurée, un Hugo Award for Best Novel obtenu trois années auparavant, lui permettaient de vivre dans l’aisance et à sa guise. Comme un oiseau migrateur, il lui suffisait de dénicher à l’heureuse saison un écosystème propice à l’inspiration, un bord de mer, un refuge en montagne, qu’importait ?

Pourvu qu’éclose l’œuvre nouvelle.

5

Il avait aimé, souvent.

Comparativement, l’avait été très peu en retour, il devait l’admettre.

D’ailleurs, il ne comprenait pas pourquoi il attirait systématiquement des filles aussi tourmentées.

Qu’il lui fallût se remettre en cause, consulter, certes, il le concédait ; quelque chose en lui, sur lui, dans sa manière de se vêtir, de s’exprimer, d’occuper l’espace, de gérer les relations humaines, les rapports de corps à corps, devait clocher.

Et pourtant, elles étaient a priori tellement dissemblables, les femmes dont il s’était épris !

Européennes parfois, Maghrébines souvent, brunes ou blondes, mômes ou mannequins, jumelles simplement dans une certaine approche de la grâce et d’une discrète sensualité.

Maghrébines surtout, bien qu’elles fussent rares en terre américaine.

Ou méditerranéennes.

Il y a tant de promesses de voyages dans l’eau sombre de leurs regards…

Jusqu’aux premières cristallisations sentimentales, il était impossible de détecter les anomalies dont ces femmes lui feraient bientôt confidence et qui finiraient par exiler en Enfer les piteux débris de son âme.

Celle-ci avait abandonné deux enfants au berceau pour suivre un amant à l’autre bout du pays mais pleurait depuis lors la violence romanesque d’un mari-méchant-homme et, geste plus lointain, l’imaginaire cruauté d’un père, dont elle conservait nonobstant la casquette en guise de pieuse relique, au milieu d’un amoncellement de chaussures.

Il fallait comprendre, subir et pardonner.

Il l’avait comprise, avait subi et lui avait pardonné.

Il lui savait gré d’un vol de chéquiers, de signatures falsifiées auprès des banques, de trahisons multiples sous les coups de boutoir d’amants de passage et de la naissance d’un roman aussi noir de mots que la composition allotropique de sa crème de jour aux relents d’arsenic.

Celle-là, brillante, fascinante et tourmentée, en conscience violée des années durant par l’oncle notaire contre la commode Louis XV du salon dans la taiseuse indifférence de la famille, lui racontait avec la glaçante rigueur d’un médecin légiste avoir détruit à grands coups de hache le meuble que par sentimentale délicatesse le vieillard lubrique lui avait légué après sa mort.

Il suffisait de connaître un tant soit peu l’univers de Claude Chabrol pour aussitôt l’absoudre.

Et il l’avait absoute.

Elle le quitterait avec panache, en lui faisant livrer un bouquet de roses et une édition italienne du XVIe siècle de La Jérusalem délivrée par Le Tasse.

Il conserverait les roses décapitées dans les vieilles tasses en porcelaine de son vaisselier.

Il ne lirait jamais Le Tasse.

Il n’avait guère apprécié qu’elle eût rompu avec lui comme un malotru avec sa maîtresse.

Il lui restait tout de même un fondement d’amour-propre.

Il se garderait bien de confesser avoir balayé sous le tapis de sa sélective mémoire une ou deux infamies dont elle avait fait les frais.

Une troisième, matoise comme un chat du grand monde, manipulatrice et perverse comme l’incarnation pulpeuse du Diable, séduisait avec un art consommé des hommes fortunés pour mieux les détrousser ensuite dans son théâtre d’ombres sur la scène duquel elle mythifiait inlassablement les innombrables méfaits de sa vie.

Ses relations amoureuses étaient ballottées au gré des effluents dans des collecteurs étroits, anaérobiques, pestilentiels ; et ces cloaques, la griffure prématurée des batardeaux, l’abandonnaient dans la flache familière du célibat, le bac à graisse désert, comme il se doit, d’une liberté qu’elle avait patiemment apprivoisée et qui la souillerait un jour de ses excréments.

*

Bien que dans la force de l’âge encore, il savait qu’il ne se marierait pas et que la paternité lui résisterait, Dieu merci.

Sans attache, sans entrave, en un rien de temps il avait organisé son voyage de retour pour l’Europe.

Il rémunérait grassement un agent littéraire en qui il avait toute confiance.