Partant pour la Syrie - Pierre la Mazière - E-Book

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Pierre la Mazière

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Beschreibung

Dans la semaine qui précéda mon départ pour la Syrie, je rencontrai maints amis à qui j’annonçai le voyage que j’allais entreprendre. Presque tous me chantèrent les deux premiers vers de la Romance de la reine Hortense. Un érudit me donna même le plaisir d’entendre, pour la première fois, le couplet tout entier.
J’admirai que chacun parût si renseigné sur ce pays. Et j’étais fort confus de le connaître si peu lorsque, ayant poussé mes interlocuteurs, non certes pour les éprouver, mais dans le dessein de m’instruire, je discernai que leur documentation tenait dans un couplet, un fragment de couplet, que leur savoir commençait par une chanson et finissait avec elle.
Mieux : un homme d’importance supposant, sans doute, qu’il fût possible d’aller de Paris au pays des dieux en wagon-lit, me demanda si j’entendais voyager par terre ou par mer et, à la banque où je me présentai afin d’y prendre une lettre de crédit, on me remit une pièce établie à l’adresse d’un certain M. X…, Beyrouth, Turquie d’Asie !

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PIERRE LA MAZIÈRE

Partant pour la Syrie

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742133

I Partant pour la Syrie…

Dans la semaine qui précéda mon départ pour la Syrie, je rencontrai maints amis à qui j’annonçai le voyage que j’allais entreprendre. Presque tous me chantèrent les deux premiers vers de la Romance de la reine Hortense. Un érudit me donna même le plaisir d’entendre, pour la première fois, le couplet tout entier.

J’admirai que chacun parût si renseigné sur ce pays. Et j’étais fort confus de le connaître si peu lorsque, ayant poussé mes interlocuteurs, non certes pour les éprouver, mais dans le dessein de m’instruire, je discernai que leur documentation tenait dans un couplet, un fragment de couplet, que leur savoir commençait par une chanson et finissait avec elle.

Mieux : un homme d’importance supposant, sans doute, qu’il fût possible d’aller de Paris au pays des dieux en wagon-lit, me demanda si j’entendais voyager par terre ou par mer et, à la banque où je me présentai afin d’y prendre une lettre de crédit, on me remit une pièce établie à l’adresse d’un certain M. X…, Beyrouth, Turquie d’Asie !

Du coup, je me trouvai beaucoup moins honteux de mon ignorance et je partis d’un cœur léger à la conquête d’une science qui faisait autant défaut à mes compatriotes qu’à moi-même.

Pour eux, comme pour moi alors, comme pour les quatre cinquièmes des Français, la Syrie est un pays situé quelque part, dans le monde…, un pays où nous nous sommes installés après la guerre, et qui n’est ni une colonie, ni un protectorat, où nous nous débattons au milieu de très graves difficultés, où, enfin, des soldats français sont morts on ne sait trop comment ni pourquoi.

C’est tout… C’est peu.

Comment ! Voilà six ans que nous avons accepté d’exercer un mandat sur la Syrie, six ans que nous envoyons dans ce pays Hauts Commissaires, administrateurs, fonctionnaires de tous ordres, généraux, officiers et soldats ; que, si pauvres, nous y dépensons des sommes énormes et personne, ou presque, ne le connaît, ne sait exactement où il est situé, ce qui s’y passe, ce que nous y faisons, ce que nous espérons y faire… et l’une des plus grandes administrations françaises ignore encore qu’il fut détaché de l’ancien Empire ottoman.

Beyrouth, Turquie d’Asie !

* * *

Pour que notre curiosité soit éveillée, pour que nous nous souciions de cette terre lointaine, il faut qu’une catastrophe s’y produise, qu’un général y inscrive une défaite sur nos drapeaux, que des enfants de chez nous y soient massacrés.

Alors, on s’émeut. Les feuilles publient quelques dépêches, quelques articles. Un débat désordonné s’ouvre devant le parlement. Puis les esprits se calment. Et nul ne songe plus à la Syrie.

Pourtant, au fond du bassin de la Méditerranée orientale, au-delà d’une longue côte découpée, battue des flots, jalonnée de villes et de vestiges de cités qui, jadis, brillèrent d’un éclat incomparable, s’étend une région faisant pour nous l’objet d’une entreprise qui, si nous avions été heureux et habiles, eût pu nous valoir de considérables avantages et dans laquelle, si nous continuons à accumuler les erreurs et les fautes, nous risquons de perdre une partie de notre prestige déjà si entamé.

Territoires immenses, plus riches de souvenirs historiques, de souvenirs religieux et de légendes que tous autres au monde ; territoires offrant les plus belles possibilités au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, à l’élevage, mais présentement ruinés, bouleversés par la guerre, ses suites, la révolte, la répression, et dont les habitants, appartenant à dix races, à trente confessions, se déchirent entre eux, chaos véritable, telle apparaît cette Syrie sur laquelle nous nous sommes engagés à faire régner le calme, l’ordre, la prospérité et où, jusqu’ici, nous n’avons rencontré que déboires.

Pourquoi ?

Oh ! sans doute parce que nous y avons employé de mauvaises méthodes et envoyé des hommes qui, tous, n’étaient ni compétents, ni préparés à la tâche qu’on leur confiait.

Mais pour d’autres raisons encore : sur cette terre à la fois bénie et maudite, où se croisent toutes les routes d’Europe et d’Afrique vers l’Asie, où naquirent et périrent tant de civilisations, que désolèrent tant d’invasions, l’homme, plus que partout ailleurs, est loup pour l’homme.

Divisés jusqu’à l’infini en petits groupes ennemis, les Syriens, de confessions chrétienne, musulmane, druse, d’origines arabe, turque, arménienne, grecque, kurde, tcherkesse, font tous preuve du particularisme le plus étroit, le plus enfantin, rêvent tous d’asservir, sinon de détruire, ceux du groupe voisin.

Chacun réclame, exige un statut spécial qui lui assurera des privilèges que, d’ailleurs, rien ne justifie ; nul ne veut se soumettre à une règle générale, à une loi qui, pour être efficace et bienfaisante, doit être égale pour tous.

Prétend-on contraindre l’indigène à la subir ? Il crie à la persécution. Et ses clameurs sont si perçantes que le monde entier les entend.

Pour paradoxal que cela puisse paraître, il se complaît dans ce rôle d’éternel mécontent, d’éternel protestataire. Il ne désire rien tant que la prolongation d’une incertitude, d’une instabilité politique qu’il s’ingénie à entretenir en sollicitant avec force aujourd’hui tel statut qui, lui étant accordé, n’a plus aucune valeur à ses yeux, puisqu’il exige sans délai le retour à l’état de choses ancien contre lequel, demain, il recommencera de protester !…

La Syrie n’est-elle pas le pays où les dieux eux-mêmes furent le plus âprement discutés ?

Au surplus, n’est-elle pas restée l’objet de convoitise qu’elle fut au cours des siècles, et nos ennemis, peut-être surtout nos alliés, ne nous ont-ils pas vus, avec un amer regret, nous y installer ?…

Témoins des difficultés qu’à chaque pas nous y rencontrions, ils n’ont rien fait pour nous aider à les surmonter. Au contraire. Ils ont plus ou moins encouragé les mécontents, les ambitieux, tous ceux à qui pesait notre tutelle ou qui rêvaient de jouer un rôle politique que notre présence leur interdisait. Selon une formule connue, ils ont tout mis en œuvre « pour dégoûter la France de la Syrie et la Syrie de la France ».

Ont-ils réussi ? Pas encore complètement. C’est tout ce qu’on peut affirmer.

De notre côté, nous accumulions les fautes comme à plaisir. Alors que nous eussions dû, après avoir élaboré un plan politique administratif, économique et social, en confier l’exécution à des hommes fermes, au courant des choses de l’Orient et que nous eussions soutenus, maintenus longtemps à leurs postes où ils fussent restés sourds aux criailleries d’une population dont la turbulence et le goût pour l’intrigue sont connus, nous arrivâmes à Beyrouth sans programme[1].

[1] Et nous nous obstinons. S’embarquant à Marseille le 5 octobre, M. Henri Ponsot, sixième Haut-Commissaire de la République dans le Levant, ne déclarait-il pas à la Presse : « Je vais en Syrie sans avoir de programme défini » ?

La connaissance du pays manquait aux hommes chargés de nous y représenter. Ils faisaient empiriquement de la politique et de l’administration à la petite semaine, s’appuyaient tantôt sur un groupe, tantôt sur un autre et réussissaient à les mécontenter tous.

Pourtant, ils finissaient par se ressaisir et, au moment qu’ils allaient se libérer des tutelles qu’eux, tuteurs, ils avaient acceptées, et peut-être entreprendre de bonne besogne, on les remplaçait au gré des caprices, des surprises, des sautes de la politique intérieure française.

Tout était à recommencer !

Ah ! que n’avons-nous pris pour modèle l’Angleterre qui, elle aussi, exerce un mandat sur des provinces détachées, comme la Syrie, de l’ancien Empire Ottoman ? Les fonctionnaires qu’elle y installa n’étaient certes pas tous des hommes de génie. Mais ils avaient l’incontestable supériorité de demeurer longtemps à leurs places où, imperturbablement et quelle que fût la nuance à laquelle ils appartenaient, tous servaient, dans le même esprit, la politique coloniale de la chère vieille Angleterre !

Nous avons déjà usé cinq Hauts-Commissaires à Beyrouth. Un sixième vient de s’y installer ! Chacun d’eux, peut-être parce que c’était nécessaire ou simplement parce qu’il est humain de ne pas respecter l’œuvre de celui qu’on remplace, détruisit ce qu’avait fait son prédécesseur et institua une politique personnelle dont on ne lui donna pas le temps de récolter les fruits…

C’est ainsi que nous avons nous-mêmes émietté notre prestige, ruiné l’autorité de nos représentants, fourni aux populations les plus énervées, les plus malaisées à gouverner, les plus enclines à entrer en fermentation, des motifs à protester, à s’agiter, à se révolter contre un pouvoir qui s’attestait hésitant et dont on estimait inutile de respecter les décisions puisqu’elles n’avaient aucun caractère définitif et qu’il suffisait d’une campagne habile menée à Paris ou à Genève pour les faire rapporter et, si besoin était, obtenir le rappel de celui qui les avait prises !

* * *

Qui débarque à Beyrouth, parcourt la Syrie de Damas à Alep, d’Alexandrette à Bosra-eski-Cham et s’efforce de comprendre l’état du problème syrien reste confondu devant sa complexité.

A mesure que les jours, les semaines, les mois s’écoulent, l’échevau qu’il essaie de débrouiller lui paraît plus inextricable.

Avait-il le dessein d’écrire un livre composé, susceptible de donner une vue d’ensemble sur ce pays où la France joue une partie si importante ?

S’il est doué de quelque bonne foi et s’il n’est habité ni par l’outrecuidance, ni par la naïveté, ce qui, à tout prendre, est la même chose, il doit y renoncer…

Y renoncer et se contenter de publier quelques notes, quelques impressions, en disant avec loyauté à qui les lira : « C’est surtout au pays où naquirent tant de religions, où se produisirent tant de schismes, que la vérité n’est jamais si voilée, si fuyante qu’à l’instant où l’on croyait enfin la voir nue et la pouvoir étreindre. »

 

II Le Sphinx bousculé ou la Traversée des Dupes

Une fois encore je pars pour l’Orient méditerranéen vers lequel, à quatre reprises déjà, depuis la guerre, j’ai navigué. Comment, ayant quitté hier soir un Paris de novembre, ne m’exalterais-je pas à la pensée de traverser à nouveau la mer bénigne, à revoir les côtes de Corse et de Sardaigne, le détroit de Messine, Alexandrie, le Caire, d’aborder enfin à Beyrouth, porte de la Syrie, cette terre légendaire, berceau et sépulcre de tant de prophètes, de thaumaturges et de dieux ?

Délices attendues, délices escomptées d’une décade passée à bord du plus somptueux palais flottant des Messageries Maritimes ! Féeries des aubes et des couchants ! Longues stations d’après-midi sur la plage arrière annexe du bar ! Et le soir, la danse sous les étoiles !

Vie charmante, vie incomparable, faite de langueur, de loisirs goûtés sans remords et dont chaque heure apporte un nouvel enchantement !

Et ce voyage-ci offre un autre attrait. Un attrait exceptionnel. Presque une attraction. Le Sphinx conduit vers son poste M. Henry de Jouvenel, le nouveau Haut-Commissaire de la République dans le Levant.

Chacun, sur le bateau, connaît son nom, la dignité dont il est fraîchement investi et sa légende.

On sait qu’il jouit en France du prestige attaché aux hommes ayant mené à bien — même avec une apparente nonchalance — toutes les tâches qu’ils entreprirent. On sait que, par de beaux succès remportés à Genève, il a acquis ce lustre international qui lui manquait encore, à quoi il attachait du prix et qu’il conquit avec cette même aisance que toutes choses auxquelles tient sans le laisser paraître ; probablement pour que, si d’aventure elles lui échappent, il lui soit épargné de montrer à autrui un visage morose…

On sait… On sait… Que ne sait-on de lui ?

Étonnez-vous, dès lors, que sa présence suscite un peu de fièvre, de frémissement, d’excitation et tant de curiosité chez les passagers et surtout chez les passagères unanimement résolues à avoir pour lui les yeux de Chimène, à exhiber en son honneur toutes leurs robes, tous leurs joyaux, et, ainsi qu’il se doit, lorsqu’on a le privilège de naviguer au même bord qu’un homme dont la réputation est aussi solidement établie que la sienne, le plus possible de leur chair ?

Le voici qui arpente le pont. Mains au dos, il va d’une marche légèrement balancée sous les regards convergents.

— Justes dieux, qu’il a l’air oriental ! murmure-t-on sur son passage. Est-ce pour cela qu’on l’a choisi ?

— Il ressemble à Aadly-Yeghen-Pacha, ancien premier de chez nous, affirme une jeune Égyptienne.

Et, naturellement, les gens informés content des anecdotes à ceux qui le sont moins. M. Henry de Jouvenel sait bien lesquelles. Vous aussi, parbleu !

Mais il est certains voyageurs qui témoignent au représentant de la France en Syrie un intérêt plus vif encore que celui manifesté par nos officiers, nos fonctionnaires, les touristes français, anglais, américains en route pour l’Égypte et les enfants du Delta regagnant leur patrie.

Ce sont des quidams au teint de vieil ambre, d’olive ou de bronze, aux cheveux bleus, aux yeux couleur de café en poudre, assis, çà et là, sur des chaises de pont et qui, observant le promeneur avec insistance, essaient visiblement, par le seul examen de son visage, de deviner son caractère, ses pensées, ses desseins.

Qui sont-ils ?

Je ne tarde pas à l’apprendre de la bouche de l’un d’eux qui, se détachant d’un groupe, m’aborde en me déclarant qu’il m’a connu naguère à Constantinople, ce dont, d’ailleurs, je n’ai conservé aucun souvenir. Mais cela doit être vrai ! Non, certes, parce que le personnage le dit avec tant d’assurance ! Mais parce qu’il m’appelle fort correctement par mon nom et — voilà de quoi me flatter — me parle de mes livres.

Pourtant, comme je lui demande de vouloir bien me rappeler quelles circonstances nous nous rencontrâmes, il m’avoue ingénument ceci : il fut, il y a trois ans, une semaine durant, mon voisin d’étage au Péra-Palace. Il s’enquit alors de mon identité. Et c’est strictement à cela que se bornèrent nos relations, ces relations qu’il évoquait tout à l’heure, en me saluant avec tant de cordialité heureuse.

Excellents Orientaux ! Je vous retrouve tous en la personne de ce gaillard aux lourdes paupières bistre foncé, aux lèvres aubergine.

Vous conservez jusqu’à votre mort le souvenir du visage que vous vîtes un instant. Jamais vous n’oubliez un nom prononcé une fois devant vous, que vous lûtes sur une carte, une malle, une enveloppe, ou que vous vous fîtes communiquer par un portier d’hôtel.

Je dis :

— Vous êtes chrétien, n’est-ce pas ?

— Oui ! Mais comment l’avez-vous deviné ?

— Un air que vous avez et qui ne trompe pas !…

De quel front lui eussé-je avoué :

— Nous, Français quelque peu familiarisés avec l’Orient méditerranéen, nous reconnaissons au premier coup d’œil un chrétien né sur la terre levantine et si différent du chrétien de chez nous qu’il est difficile de concevoir qu’un même esprit les anime tous deux. Nous le reconnaissons à l’expression tour à tour arrogante et humiliée de son regard et de son sourire, à sa rouerie, à son impudeur, à son indiscrétion tranquille, à cent petites choses qui nous offensent et nous irritent.

Mais encore une fois, qui est mon ami ? Et qui sont ses compagnons ?

Des Syriens ou, si vous le voulez, des Libanais.

Agents plus ou moins mandatés de Comités, de groupements politiques ou religieux locaux, exerçant en outre les professions les plus diverses : avocats, banquiers, commissionnaires, courtiers, sous-courtiers, intermédiaires en tous genres, ils quittèrent Beyrouth lorsqu’ils apprirent le nom du successeur de Sarrail et la date de son embarquement.

Ils vinrent à Marseille où ils séjournèrent tout juste quarante-huit heures. Et les voici sur le Sphinx voguant de nouveau vers l’ancienne Phénicie.

Pourquoi ont-ils abandonné leurs parties d’échecs ou de baccara, leurs affaires, toutes leurs fructueuses petites combinaisons ?

Vous allez comprendre.

Dans l’Orient méditerranéen, la nomination d’un fonctionnaire important ne constitue pas seulement un événement politique et administratif. Elle représente un intérêt à la fois commercial et financier pour qui sait et peut l’exploiter à temps.

Chaque fois qu’un vali, un préfet, un Haut-Commissaire, prend possession de ses fonctions, tout ce qui vend, achète, prête, procure, plaide ou s’entremet, tient cabinet, office ou bureau, commence de s’agiter, dresse un plan d’action.

Il s’agit d’être bien en cour, ou, si l’on ne peut y parvenir, d’en donner les apparences aux amis, à la clientèle auprès desquels on trafiquera, en toute ingénuité et sans voir de mal à cela, de l’influence acquise — ou de celle dont on se targuera.

Aussi, dès que le nouveau maître est en place, se lance-t-on à l’assaut de sa personne. On gagne d’abord son entourage. Comme on sait multiplier les démarches, supporter avec patience les plus longues stations dans les couloirs, accepter en souriant les plus humiliantes rebuffades, comme dans tous les pays du monde et singulièrement en Orient, la résistance du sollicité cède devant l’obstination du solliciteur, lorsque celui-ci est doué d’une patience systématique et résolue, il arrive presque toujours qu’on se puisse prosterner devant le soleil levant et en recevoir les bienfaisants rayons.

Est-on vraiment si abandonné du ciel qu’on ne puisse obtenir au moins d’être reçu une fois ?

Chaque jour, l’heure des audiences, durant une semaine, deux semaines, tout le temps qu’il faudra, on se tiendra dans l’antichambre du dispensateur de tous emplois, de toutes faveurs, de tous avantages. Et, par le truchement des personnes qui, vous ayant rencontré, pensent tout naturellement que vous attendez votre tour, la ville entière apprendra que vous avez une conférence quotidienne avec le représentant du pouvoir, qu’il n’a rien à vous refuser, que, partant, vous êtes un homme à ménager !

Vous pourrez dès lors taxer comme vous l’entendrez vos consultations, vos conseils, vos interventions plus ou moins fictives et tous les petits services qu’on sollicitera de vous !…

Mais la grande tactique consiste à faire le siège du nouveau maître avant les confrères, les concurrents, les rivaux. C’est pourquoi, lorsque la chose est possible, on n’attend pas qu’il soit installé. On va à sa rencontre. Et quand, pour rejoindre son poste, il doit voyager longtemps — surtout par mer — alors, c’est vraiment une affaire !

La vie de paquebot est favorable aux rencontres, aux présentations. Elle permet certaines familiarités. A bord, on peut toujours se débrouiller !

Mon ami et les amis de mon ami (j’apprends que certains d’entre eux, des spécialistes, ont déjà pris passage à bord des bateaux qui conduisirent Gouraud, Weygand, Sarrail en Syrie) sont précisément sur le Sphinx pour se débrouiller…

Confiant en son industrie, en sa subtilité, prêt à ne reculer devant aucun moyen, chacun d’eux compte bien, en multipliant les mouvements de reptation et les bonds successifs, approcher un des collaborateurs du représentant de la puissance mandataire. Par fortune, plusieurs effectuent leur premier voyage au Levant. Ils sont donc sans défense contre certains procédés classiques auxquels un Européen inexpérimenté se laisse toujours prendre.

Déjà, on les a repérés.

Ce soir, demain matin au plus tard, les gentlemen au teint de vieil ambre, d’olive ou de bronze, « feront amis » avec ces lieutenants, leur déclareront qu’ils sont plus Français qu’eux-mêmes, leur poseront d’insidieuses questions, leur diront « la vérité vraie » sur la situation en Syrie, les inviteront à déjeuner, à dîner, à coucher, etc., chez eux à Beyrouth, mettront à leur disposition, pour l’été prochain, les maisons qu’ils possèdent dans la montagne libanaise.

— Tout ce qui m’appartient est à vous, mon cher !…

Et ils obtiendront, du moins en nourrissent-ils l’espoir, d’être présentés à M. Henry de Jouvenel.

Après avoir, selon les us, déclaré à celui-ci que « si l’on ouvrait leur cœur, on y verrait le nom de la chère France écrit en lettres d’or massif », après l’avoir, pour son bien et de façon tout à fait désintéressée — vous n’en pouvez douter — mis en garde contre ceux de leurs compatriotes qui, sous les régimes antérieurs, jouissaient d’un crédit vraiment immoral, vraiment scandaleux, ces beaux fils démasqueront enfin leur jeu.

Tel présentera une requête en son nom ou au nom d’un de ses gros clients. Celui-là proposera une combinaison commerciale, industrielle ou bancaire. Ce troisième sollicitera un monopole et ce dernier offrira d’aller traiter avec les rebelles pour le compte de cette France qu’il aime plus que sa mère.

Mais oui !

* * *