Paulin Hountondji - Bado Ndoye - E-Book

Paulin Hountondji E-Book

Bado Ndoye

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Beschreibung

Paulin Hountondji, Béninois né en 1942 à Abidjan, est l’un des philosophes africains les plus influents de ces cinquante dernières années. Sa vive critique de ce qui se présente comme « philosophie africaine » chez le prêtre Placide Tempels et les auteurs qui adoptèrent la démarche « ethnophilosophique » du missionnaire belge s’inspire de la pensée du philosophe allemand Edmund Husserl. Selon lui, la pensée philosophique doit prendre son point de départ non pas dans les représentations mais dans les problèmes, lesquels définissent alors la démarche pour les formuler. La pensée de Hountondji s’inspire ainsi du Husserl qui, rompant avec l’idéalisme de ses premiers écrits, inscrit la philosophie dans « le monde de la vie » et des cultures humaines. Ainsi est-on conduit à poser la question de l’universel et à en redéployer le sens dans une perspective qui ne privilégie plus les cultures occidentales et « l’humanité européenne ». Sur cette question, ce livre montre comment Hountondji a anticipé une bonne partie des débats contemporains, en ayant aussi été l’un des premiers à avoir clairement énoncé le projet philosophique d’une refondation des savoirs endogènes africains.


À PROPOS DES AUTEURS

Spécialiste de phénoménologie, d’épistémologie et d’histoire des sciences, Bado Ndoye enseigne la philosophie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Inspecteur général de philosophie et directeur de publication de la Revue sénégalaise de philosophie, ses recherches récentes portent sur des thèmes aussi variés que l’impact sociétal de la révolution du numérique, l’histoire des sciences, la phénoménologie husserlienne et la philosophie politique.

Souleymane Bachir Diagne est professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie de l’Université de Columbia, à New York, où il dirige également l’Institut d’Études africaines (IAS). Membre associé de l’Académie Royale de Belgique et membre de l’American Academy of Arts and Sciences, il est l’auteur chez Riveneuve de Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie (2007, 2019).

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Couverture

Page de titre

Préfacede Souleymane Bachir Diagne

Le 25 juin 1995 l’université Cheikh Anta Diop de Dakar organisait la soutenance d’une thèse sur travaux, en vue d’un doctorat d’État, du philosophe béninois Paulin Hountondji. Ce n’était pas une petite affaire pour l’UCAD, comme on l’appelle, et pour son département de philosophie en particulier, de recevoir dans ce grade celui qui, depuis ses premiers écrits, au début des années 1970, était devenu la figure la plus influente de la philosophie en Afrique. Et ce n’était pas une petite affaire pour moi d’endosser le costume ou plutôt la toge du directeur de thèse d’un philosophe que je considère comme un mentor. Nous nous sommes d’ailleurs beaucoup amusés, Paulin Hountondji et moi, de ce que nos parcours nous aient distribué, ce jour-là, ces rôles. Nous les avons tenus avec le sérieux qui sied en appréciant toute l’ironie de la situation1.

Bien entendu, étant donné le poids des travaux réunis pour le dossier de soutenance et leur signification pour la jeune histoire des publications philosophiques sur le continent depuis la Seconde Guerre mondiale, ce n’était pas seulement l’UCAD, mais l’Université africaine en général qui accueillait l’évènement. Et ce n’était pas une défense (pour prendre ici la traduction littérale du mot anglais pour « soutenance ») que présentait Paulin Hountondji mais une nouvelle leçon qu’il offrait. Une de ces « leçons de philosophie africaine » qu’évoque ici le titre du livre de Bado Ndoye.

Quelle était-elle ?

On découvrait tout d’abord, dans les travaux réunis par l’auteur et dans la présentation qu’il en fit, qu’il fallait, pour comprendre pleinement le parcours qui avait fait de lui le philosophe de la critique de l’ethnophilosophie, effectuer un détour par… la phénoménologie d’Edmund Husserl ! Voilà donc qu’il fallait en passer par l’auteur des Recherches logiques pour mieux saisir le sens de sa démarche marquée par l’insistance sur la nécessité de ne pas donner trop vite pour « philosophie africaine » un propos qui ne faisait que prolonger, ainsi que l’indiquent des titres comme la philosophie bantoue ou la philosophie yoruba, des données ethnologiques auxquels il était demandé de révéler l’existence d’une pensée philosophique alors même que celle-ci était sans un sujet qui puisse en répondre.

Les critiques de Paulin Hountondji n’avaient pas manqué de l’accuser d’avoir de la philosophie une conception eurocentrée, élitiste et scientiste de la philosophie expliquant qu’il regardât de haut toute approche visant à exhumer des cultures d’Afrique les philosophies – voire la philosophie – qui en constituent le fondement. Ces critiques mettaient en général cette conception sur le compte d’une formation qui avait fait de lui un disciple de Louis Althusser, convaincu comme ce dernier qu’il n’y a de philosophie qu’articulée au développement de la science. En rappelant donc, lors de « la soutenance de Dakar », qu’il y eut aussi et d’abord Husserl, le sujet de son mémoire pour le Diplôme d’études supérieures (sur la notion de hylê) puis de sa thèse de troisième cycle (sur l’idée de science), Paulin Hountondji invitait à aller au-delà de son « althussérisme » supposé pour réfléchir à ce qui pouvait chez l’auteur des Recherches logiques éclairer les questions philosophiques africaines.

Une telle invitation ne pouvait trouver meilleure adresse que celle du philosophe sénégalais Bado Ndoye, qui, pour avoir lui-même consacré une thèse et des articles remarqués à la phénoménologie husserlienne, est particulièrement bien placé pour faire voir ici tout le bénéfice théorique qu’il y a à penser avec Husserl les problèmes philosophiques en Afrique. Bado Ndoye a bien conscience qu’il pourrait paraître paradoxal d’inviter parmi les penseurs du continent un philosophe qui a déclaré que la philosophie ne peut appartenir en propre qu’à l’Europe, mettant à part une « humanité européenne » sur laquelle les autres feraient bien, autant qu’elles le peuvent, de se modeler : elles ont donc, a-t-il ainsi écrit, toutes les raisons de chercher à s’européaniser quand l’Europe n’en a aucune, par exemple, de s’indianiser2.

Si pourtant, l’auteur de ce livre maintient, avec Hountondji, qu’il existe dans la phénoménologie de Husserl une « leçon de philosophie africaine », c’est qu’il sait bien qu’il y a un autre Husserl, ou comme il dit, un autre moment de sa pensée, où ce dernier s’avise que le projet philosophique lui-même ne saurait manquer de s’informer « auprès des sciences sociales et historiques », auprès donc des cultures humaines.

Le livre de Bado Ndoye éclaire, dès son titre, un point important qu’a expliqué Paulin Hountondji dans « la soutenance de Dakar » et qu’il a repris dans l’ouvrage qui en a résulté : Combats pour le sens. Un itinéraire africain. Ce point est le suivant : la critique de l’ethnophilosophie n’a pas pour but de frapper d’anathème pour la bannir la notion de « philosophie africaine ». Il faut au contraire aujourd’hui l’affirmer et en imposer la présence dans l’espace académique mondial. Mais il faut alors lui donner pleinement son sens.

En comprenant qu’une philosophie africaine n’est pas celle qui représente les visions africaines du monde mais celle qui trouve son point de départ dans des problèmes africains (qui peuvent n’avoir rien de spécifique au continent, mais s’y poser en des termes particuliers) et adopte la démarche rigoureuse qu’ils exigent. « Chercher nos points de départ en nous plongeant librement dans les problèmes eux-mêmes et les exigences qui en sont coextensives » est en effet la direction qu’indique Husserl3. C’est au fond celle qu’a suivie « l’itinéraire africain » de Paulin Hountondji. C’est celle qu’éclaire la leçon de Bado Ndoye qu’on va lire.

1. J’ai eu le bonheur de connaître la même situation lorsque le philosophe camerounais Fabien Eboussi-Boulaga m’a fait l’honneur et l’amitié de me demander de diriger sa thèse sur travaux à Dakar.

2. Edmund Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie, introduction, traduction et commentaire par Nathalie Depraz, Édition numérique Pierre Hidalgo, La Gaya Scienza, mars 2012, p. 82.

3. Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, traduction M. de Launay, Paris, PUF, 1989, p. 84.

Remerciements

Ce livre doit beaucoup à plusieurs personnes. À Burt C. Hopkins et Claudio Majolino qui m’ont fait l’honneur de me confier l’article « Africa » dans The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy ; à Philippe Van Hautte et Herman Westerink qui m’invitent depuis plusieurs années en tant que Visiting Professor à l’Université Radboud de Nijmegen aux Pays-Bas ; aux étudiants de mon séminaire de doctorat pour les longues nuits passées à (re)penser online l’exigence d’universalité ; à Abdoulaye Elimane Kane qui l’a encouragé, et enfin à Souleymane Bachir Diagne qui l’a soutenu et accompagné tout au long de sa réalisation et dont les conseils ne m’ont jamais fait défaut. Je leur exprime ma reconnaissance et toute ma gratitude.

À la mémoire de Papa Amadou Ndiaye dit Bombé.

Introduction

De moment à autre, un homme redresse la tête, renifle, écoute, considère, reconnaît sa position : il pense, il soupire, et, tirant sa montre de la poche logée contre sa côte, regarde l’heure. Où suis-je ? Et quelle heure est-il ? Telle est de nous au monde la question inépuisable.

PAUL CLAUDEL

Toute civilisation a pensé à la mesure de l’universel.

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR

Il n’y a jamais eu d’universel, c’est le moment de l’inventer.

SOULEYMANE BACHIR DIAGNE

L’œuvre du philosophe béninois Paulin Hountondji est tout entière articulée autour de la problématique du statut théorique de la philosophie en Afrique. Elle est souvent présentée comme traversée par une ligne de fracture qui la diviserait en deux moments opposés. D’abord un premier moment dominé par sa virulente critique d’une certaine idée de la philosophie africaine qui n’est, selon lui, qu’une manière de prolonger le discours de l’ethnologie et qu’il a appelée, pour cette raison, ethnophilosophie4. Ensuite un second moment que l’on a du mal à situer par rapport au premier, parce qu’il serait comme une réhabilitation des thèses ethnophilosophiques qu’il avait auparavant si sévèrement critiquées5. Ainsi, même si l’on reconnaît à Hountondji d’avoir fixé pour l’essentiel les termes du débat philosophique africain tel qu’il s’est constitué dès le début des années 1970, il reste qu’il semble avoir renié sur le tard les thèses qui lui avaient valu d’avoir été présenté comme le philosophe africain le plus célèbre de ces cinquante dernières années. On ne voit plus dès lors la cohérence qui pourrait exister entre les articles rassemblés dans Sur la philosophie africaine, l’ouvrage polémique paru en 1977, et les articles et ouvrages publiés par la suite à propos de la problématique de la réappropriation des savoirs endogènes africains. Il me semble qu’une telle lecture est biaisée parce qu’elle manque de saisir la signification de la critique de l’ethnophilosophie, ainsi que l’intention qui en a orienté le principe, faute de l’avoir correctement située dans le cadre théorique d’où elle s’est opérée. Il n’y a chez Paulin Hountondji ni reniement ni revirement, mais poursuite d’une même problématique dont les déplacements, rectifications et reprises critiques ont jalonné un même parcours philosophique.

De ce débat on pourrait raisonnablement penser qu’il s’est complètement vidé de sa substance, puisque parler de philosophie africaine, tout en gardant à ce concept son caractère pluriel, est désormais tout aussi naturel que parler des philosophies allemande, française ou chinoise : en attestent la présence grandissante d’ouvrages de référence dans un domaine qui est aujourd’hui reconnu dans les rencontres internationales de philosophie ou dans les enseignements académiques dont il est l’objet, en particulier au sein des plus prestigieuses universités américaines. Pourquoi, dès lors revenir sur la question ? C’est qu’il est de la nature des problèmes philosophiques de ne jamais disparaître complètement. Ils se transforment plutôt lorsque les conditions culturelles, politiques, idéologiques ou scientifiques de leur apparition changent. Ils prennent alors une nouvelle forme et ouvrent sur de nouveaux enjeux qui, pour différents qu’ils puissent être, n’en auront pas moins en commun avec les anciens d’appartenir peu ou prou à la même problématique. La question philosophique du politique, par exemple, n’a pas cessé de se transformer depuis La République de Platon, la réalité sociopolitique qu’elle tente de thématiser n’ayant jamais cessé de prendre des formes historiques nouvelles. Par où l’on voit que les « questions éternelles » de la philosophie ne sont telles que parce que chaque époque les réinvente en fonction des exigences qui sont les siennes. Il en va de même de la controverse à propos du statut épistémologique de la philosophie en Afrique que l’œuvre de Hountondji a initiée à partir de sa critique de Tempels et des pratiques philosophiques que ce dernier a suscitées sur le continent. Les déplacements, ruptures, reformulations et autocritiques qui s’y sont opérés, si l’on pouvait les suivre à la trace, reproduiraient l’histoire d’une controverse qui n’a cessé depuis lors de prendre des directions nouvelles, et donc de (re)dessiner la cartographie des pratiques philosophiques en Afrique6.

Notre propos ne sera pas simplement descriptif ou narratif, parce qu’il ne s’agira pas de restituer, sans plus, l’histoire de ce débat. En d’autres termes, nous n’exposerons pas les idées de Hountondji en suivant scrupuleusement la chronologie des textes, ce qui, d’une certaine manière, reviendrait à s’en tenir à des faits empiriques. Nous nous attacherons plutôt à ce que nous croyons être l’intention qui en organise la cohérence. Ainsi, nous proposerons d’en reconstruire l’esprit, mais à partir d’une perspective qui nous permettra de ressaisir les motifs théoriques, épistémologiques, politiques et idéologiques qui permettront non seulement d’en éclairer la signification, mais de faire droit à un certain nombre de problématiques relatives à notre présent. Si, en effet, au lieu de nous river continuellement sur la critique de l’ethnophilosophie à laquelle l’on réduit très souvent l’œuvre de Hountondji nous changeons de perspective, et essayons de déterminer le lieu d’où s’est opérée sa critique du livre de Tempels et des pratiques philosophiques qui en ont découlé, il devient possible de voir sous un jour nouveau ce que cette controverse nous dit encore aujourd’hui de nous-mêmes et de notre rapport à notre modernité, puisque nous aurons alors dégagé pour aujourd’hui un certain nombre de tâches qui s’offrent à la philosophie en Afrique.

Nous voudrions proposer pour cela de reconsidérer la lecture communément admise qui ne voit l’œuvre de Hountondji que sous l’angle de son rapport à Althusser dont il avait été l’élève à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm dans les années soixante. Certes, au regard de la façon tout à fait singulière dont il problématise la nature des rapports entre la philosophie, le politique et les sciences, Hountondji passe d’ordinaire pour un marxiste althussérien. D’ailleurs lui-même semble ne pas en faire mystère, puisqu’en cherchant à saisir les médiations par lesquelles la philosophie s’institue comme tradition de pensée critique, il fait sien et commente abondamment ce fameux texte d’Althusser :

La philosophie n’a pas toujours existé ; on n’observe l’existence de la philosophie que dans un monde qui comporte ce qu’on appelle une science ou des sciences. (…) Pour que la philosophie naisse ou renaisse, il faut que des sciences soient7.

Beaucoup parmi ses critiques ne verront là qu’une conception positiviste de la philosophie8. Nous voudrions proposer quant à nous d’explorer une autre voie, celle de la détermination de l’idée de science chez Husserl et la façon dont la philosophie se laisse déterminer par celle-ci. L’hypothèse que nous voudrions soutenir consistera à montrer que, si nous partons de la thèse selon laquelle c’est au nom d’un certain idéal de scientificité problématisé par Husserl dès les Recherches logiques, et poursuivi jusque dans les derniers écrits que s’est opérée la critique du livre de Tempels chez Hountondji, nous verrons alors que les enjeux théoriques, politiques et épistémologiques engagés dans la critique de l’ethnophilosophie sont encore aujourd’hui, à bien des égards, les nôtres. La principale justification que l’on pourrait donner à cette hypothèse, outre les très nombreuses références à l’œuvre de Husserl, c’est que la trajectoire de Hountondji, telle que retracée dans Combats pour le sens, son autobiographie intellectuelle, nous a paru si similaire à celle de Husserl qu’elle a semblé reproduire, en contexte africain, les deux moments caractéristiques du parcours philosophique du fondateur de la phénoménologie. En effet, l’évolution de la phénoménologie husserlienne est marquée à peu près par deux grands moments : d’abord un premier Husserl volontiers logicien et préoccupé de théorie de la connaissance et de fondation des sciences ; ensuite un second, plutôt soucieux d’ancrer cette même exigence de fondation de la rationalité non plus exclusivement sur le sujet transcendantal comme cela avait été le cas dans Les recherches logiques et jusqu’aux Idées directrices, I9, mais plutôt dans le sol de la « Lebenswelt », c’est-à-dire celui du « monde de la vie »10. Ce point est assez important pour que l’on doive s’y attarder pour bien situer l’intérêt et les enjeux pour aujourd’hui de la reconstruction théorique de la pensée de Hountondji. En effectuant ce déplacement et en cherchant désormais à fonder les idéalités logico-mathématiques dans la réalité sensible, Husserl réhabilite l’attitude naturelle. En conséquence, la phénoménologie se définit désormais comme une généalogie, c’est-à-dire comme une entreprise d’élucidation du sens de la connaissance scientifique à partir de ses origines mondaines qui avaient été oubliées. C’est cette démarche généalogique de fondation qui parcourt d’un bout à l’autre les derniers grands textes husserliens comme Logique formelle et logique transcendantale, De la synthèse passive, L’origine de la géométrie et Expérience et jugement, l’ultime texte de Husserl édité par Landgrebe. Il ne s’agit plus ici, simplement, de parcourir le champ du formel en en décrivant les lois et la structure. Cette tâche est désormais articulée à une autre, plus originaire, qui la fonde et qui consiste, en une démarche régressive, à ramener les idéalités logico-formelles à leurs sources originaires, autrement dit à l’expérience du sujet, dans son caractère transcendantal, qui en conditionne le sens. Ainsi défini, le projet de Husserl va donc remettre en perspective le domaine logique en vue de l’élever à la hauteur des exigences d’une logique transcendantale. Cela se traduit bien entendu par un élargissement du domaine, puisqu’il est désormais question de rapporter la logique formelle à une origine qu’elle avait recouverte de ses prestations au point de l’ensevelir complètement. Ainsi qu’il l’écrit,

(…) une activité logique est déjà déposée dans les couches où la tradition ne l’a pas vue, et (que) la problématique logique traditionnelle la situe à un étage relativement élevé, mais surtout que c’est précisément dans les couches inférieures qu’on peut trouver les présupposés cachés sur le fond desquels seulement deviennent intelligibles le sens et la légitimité des évidences supérieures du logicien11.

Ce moment d’autoréflexivité de la logique constitue le grand tournant de la phénoménologie où Husserl, rompant avec l’attitude idéaliste qui avait été la sienne dans Ideen, I, cherche désormais à exhumer les processus génétiques par lesquels les concepts scientifiques sont engendrés à partir de la vie subjective. Or, la pratique positive habituelle des sciences, pour des raisons évidentes de méthode, a toujours eu tendance à court-circuiter ces processus. Mais au-delà du cas spécifique de la logique, ce qui est ici en jeu, ultimement, c’est de montrer qu’en dernière instance, la spontanéité du sujet transcendantal éclôt à la fine pointe d’une passivité originaire sur laquelle l’ego n’a pas immédiatement prise, mais qu’il importe au plus haut point de retrouver et de récupérer autant que faire se peut.

On peut voir dès lors que si cet idéal de scientificité est plus large que celui des sciences expérimentales telles qu’elles existent de fait, c’est d’une part parce qu’il entretient avec le monde préscientifique un rapport de fondation plus originaire, et d’autre part parce qu’il répond à l’exigence d’autoréflexivité par laquelle la science devrait pouvoir se rendre capable de faire retour sur elle-même, afin de pouvoir expliciter pour son propre compte la totalité des démarches qu’elle met en œuvre, et de ne présupposer rien qui ne soit perçu et élucidé. Ce qui est donc en jeu dans ce retour à l’expérience antéprédicative, c’est le souci de montrer qu’entre l’univers des formations de sens scientifiques tel qu’il existe comme constellation d’énoncés purs d’une part, et la substructure culturelle qui le précède et porte le sujet d’autre part, la rupture n’est jamais aussi radicale et définitive que les épistémologies rupturalistes d’inspiration bachelardienne, par exemple, ont voulu le faire croire. Au contraire, il existe entre ces deux univers apparemment si différents une certaine continuité. Mais pour penser rigoureusement celle-ci, il importe de bien définir le rapport que la philosophie devrait entretenir avec les disciplines des sciences sociales qui prennent pour thème le « monde de la vie », en particulier l’anthropologie et l’ethnologie. Cette recommandation méthodologique d’un recours aux sciences historiques est expressément faite dans une lettre que Husserl a adressée à Lévy-Bruhl après la publication par ce dernier de sa fameuse Mentalité primitive en 193512. Husserl y montre, en substance, que la recherche des essences – en l’occurrence ici celle des cultures – ne peut plus faire l’économie d’un passage obligé par la réalité concrète des cultures historiques telles qu’elles existent de fait, et dans ce qu’elles peuvent avoir d’irréductiblement autre, même si chacune d’elles est d’une certaine manière l’exemplification empirique et singulière de l’idée (eidos) de la socialité. Il faudrait donc, dans un premier temps, d’après Husserl, savoir séjourner auprès d’elles, afin d’en saisir l’esprit, ce qui revient à dire que la seule variation eidétique à partir d’un seul cas, en l’occurrence la culture occidentale, ne peut plus suffire. Conséquence : l’élaboration conceptuelle par quoi le philosophe s’élève vers l’essence, donc vers l’universel, ne peut être que seconde, puisqu’il lui faudra d’abord s’informer auprès des sciences sociales et historiques qui ont pour thème la réalité des cultures.

Mais face à la montée du nazisme en Allemagne, Husserl articule cette exigence de rationalité à un souci résolument éthique qui va orienter la phénoménologie vers une nouvelle direction. Il s’agit désormais de montrer que l’aspiration à la connaissance rationnelle implique un enjeu éthique fondamental, celui de la responsabilité individuelle de chaque philosophe à penser l’histoire de la philosophie comme manifestant l’unité d’une même intention qui, depuis l’origine grecque, oriente l’histoire européenne. C’est qu’il pense que cette histoire est habitée par un télos, autrement dit une destination qui lui prescrit son devenir et son unité, malgré l’apparente dispersion des systèmes philosophiques. La tâche qui revient au philosophe devra alors consister à mettre au jour, pour se l’approprier pour son propre compte, cette aspiration à l’unité qui sourd plus ou moins confusément dans chaque philosophie particulière. L’histoire de la philosophie ainsi entendue surmontera alors les oppositions factuelles entre doctrines, en libérant l’intention théorique inapparente qui les unit, ce qui revient alors pour le philosophe à se situer d’emblée sur le plan de l’universel parce qu’il aura ainsi fait pièce à l’historicisme et au relativisme, et donc, en fin de compte, à l’irrationalisme. C’est au nom de ce concept de philosophie que Husserl, critiquant dans La philosophie comme science rigoureuse les thèses de Scheler et de Dilthey, voit dans la définition de la philosophie comme vision du monde les germes du relativisme, et plus généralement de la folie nazie qui allait emporter l’Europe et le monde dans le tourbillon de la Deuxième Guerre mondiale. On le voit, le détour par le monde de la vie n’a de sens que parce qu’il permet, ultimement, de penser à nouveaux frais la question de la rationalité dans une perspective qui rompt avec la métaphysique du sujet telle qu’elle avait été problématisée depuis Descartes, l’enjeu étant ici de sauver l’exigence d’universalité qui seule peut faire barrage à l’irrationalisme.

Nous faisons l’hypothèse que c’est cette conception téléologique de la philosophie comme science qui oriente pour une large part l’idée de philosophie telle qu’elle est à l’œuvre chez Hountondji. Il n’est pas question ici d’invalider, sans plus, l’approche althussérienne dont nous avons parlé plus haut, ainsi que les effets qu’elle a produits chez Hountondji, mais de proposer une autre lecture qui permette de l’éclairer, en vue de faire voir sous un jour nouveau la question des tâches de la philosophie aujourd’hui en Afrique13. La critique de Tempels par Hountondji est allée de pair avec la démarche qu’il a mise en œuvre d’élucidation du statut théorique des savoirs endogènes : il s’agit en effet de montrer que la négation dont ils sont l’objet s’inscrit dans une logique d’extraversion et de dépendance scientifiques du continent et se comprend donc comme la traduction, sur le plan épistémologique, du propos de l’ethnophilosophie. En posant cela, il poursuit par d’autres moyens, à partir d’une perspective nouvelle, la même problématique qui avait été la sienne au départ. Comme chez Husserl cherchant à refonder l’ego dans l’humus du monde environnant, il est ici question de retrouver le sol dans lequel s’enracine ce que Mamoussé Diagne a appelé, d’une formule heureuse, le « cogito africain ». Il faudrait donc savoir tenir les deux bouts de la chaîne et lire d’un seul souffle le moment de la critique de l’ethnophilosophie et celui de l’exigence de reconstruction des savoirs dits traditionnels comme procédant d’une seule et même intention. Mais aux yeux de la plupart de ses adversaires qui n’auront pas eu une vue d’ensemble de cette trajectoire, l’exigence d’universalité qui définit la critique de l’ethnophilosophie est allée si loin dans son rejet des particularismes, qu’en fin de compte elle leur a paru n’accorder aucune importance aux cultures locales et aux sagesses populaires. En d’autres termes, le concept de philosophie à l’œuvre dans la critique de l’ethnophilosophie leur a paru si littéralement polarisé par l’idéal d’universalité et de rigueur scientifique au sens de Husserl qu’il a semblé non seulement faire peu de cas des réalités socioculturelles africaines, mais surtout plaquer sur le contexte africain des pratiques discursives qui ne valent que pour l’Europe. Le principal reproche qui lui sera fait tournera pour l’essentiel autour de ce point, c’est-à-dire, précisément, autour de l’oubli supposé des « réalités africaines », au profit d’une idée de la philosophie désincarnée parce que héritée de l’Occident. Ainsi, lorsqu’il entreprend la thématisation des questions liées à l’extraversion scientifique du continent – dont il dit qu’elle est l’analogon de l’extraversion des économies africaines sur le marché capitaliste mondial – en vue de penser la réappropriation des sciences endogènes par une reprise critique de leur statut épistémologique, la plupart de ses critiques ne verront dans cette démarche qu’une reconnaissance tardive du bien-fondé de la démarche ethnophilosophique qu’il avait si violemment critiquée. N’ayant pas sous le regard la totalité de son parcours, ils n’ont pas perçu qu’en cherchant à mettre en évidence l’infrastructure culturelle d’où émergent les savoirs endogènes africains il reste fidèle à sa problématique de départ14, laquelle s’éclaire d’un jour nouveau – du moins c’est notre hypothèse – si nous l’articulons à la thèse husserlienne de la détermination des idéalités scientifiques par le « sol » de la Lebenswelt (le monde de la vie, de l’expérience), même si, toutefois, à ma connaissance, Hountondji ne mobilise jamais de façon explicite ce concept dans ses écrits tardifs. Il lui arrive cependant très souvent de faire jouer, principalement dans Combats pour le sens, le rapport dialectique entre les concepts de matière (hylé) et de forme (morphé) tels qu’ils apparaissent dans les Recherches logiques. Mais la sorte de phénoménologie statique pratiquée par Husserl dans ce livre ne permet guère d’aller très loin dans cette direction. C’est donc plutôt vers Humboldt, l’hypothèse Sapir-Whorf, Herder mais surtout Marc Augé que Hountondji se tourne pour tenter de mettre au jour ce que ce dernier nomme « l’idéo-logique » des sociétés africaines, dont il dit qu’elle informe, à la manière d’une structure a priori, la pratique consciente des sujets. Ce que tous ces auteurs ont en commun, on le sait, c’est de déterminer les pratiques discursives par l’existence de substructures sémantiques sous-jacentes qui en constituent d’une certaine manière la grammaire.

Si nous traduisons cette approche en termes phénoménologiques, l’on dira qu’il s’agit ici de retrouver ce que Husserl définit comme le sujet « pur », saisi avant toute détermination ou toute opération de prédication, ce qu’il appelle donc l’antéprédicatif qui précède, supporte et informe la mise en œuvre des catégories logiques (le catégorial). On parle donc là d’une genèse passive du sujet transcendantal que Husserl ne se contente pas de thématiser pour elle-même. Comme lui, Hountondji prend bien soin de préciser que la philosophie ne peut se suffire d’une telle démarche archéologique sous peine de se fermer à l’exigence d’universalité. De la même manière que Husserl qui considère que le domaine de la genèse passive doit être interrogé uniquement du point de vue de la logique, c’est-à-dire, uniquement du point de vue de l’exigence de rationalité portée par celle-ci, de même il faudra dire avec Hountondji, qu’en reconduisant les savoirs et les croyances à cette structure fondamentale qu’il appelle domaine de « la pensée pré-personnelle15 », il s’agit, une fois que l’on aura mis en évidence les sources subjectives qui conditionnent les pratiques discursives, non pas de s’y enfermer, mais d’en sortir. Loin d’être un domaine de sens irréductible à la rationalité, l’expérience antéprédicative ne destitue donc point le sujet de sa position centrale. Elle fixe au contraire les conditions de possibilité de son individuation comme personne spécifique. C’est pourquoi, contre le philosophe ivoirien Niamkey Koffi, il peut écrire :

La tâche du philosophe ne saurait se limiter, en Afrique, à reconstituer l’idéo-logique ou, pour reprendre les termes de Niamkey, “l’articulation logique de la pensée” de sa société. Plutôt que de revendiquer une pensée-déjà-là ou d’en faire l’apologie en la présentant comme une alternative crédible à ce qu’on appelle, en Occident, la philosophie, nous serions mieux inspirés de prendre acte de ces conditionnements intellectuels et affectifs, de les étudier en effet systématiquement, d’en prendre conscience pour mieux nous en libérer16.

Bien entendu il ne sera pas question de s’en libérer complètement parce que ces conditionnements sont une structure de l’ego, mais d’en prendre conscience et de les thématiser comme tels, parce qu’ils définissent en dernière instance les conditions de possibilité de toute rationalité, laquelle se trouve, dès lors, toujours située sur le « sol » du particulier.