Pères et fils - Ivan Tourgueniev - E-Book

Pères et fils E-Book

Ivan Tourgueniev

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Beschreibung

Après des années passées à Saint-Pétersbourg, le jeune étudiant Alexeï rentre au domaine familial où il va retrouver son père et son oncle. Un de ses amis l'accompagne : Bazarov, le « nihiliste ».
Avec Pères et fils, paru en 1862 au lendemain de l'abolition du servage, Tourgueniev décrit l'apparition en Russie d'une nouvelle génération dont l'esprit allait mener à la Révolution de 1917.

Traduction de Marc Semenoff et introduction de Pierre Pascal (1953).

EXTRAIT

— Alors, Pierre, on ne voit toujours rien ? »
Ainsi parlait, le 20 mai 1859, un homme âgé de quarante-cinq ans environ, vêtu d’un pardessus poussiéreux et d’un pantalon à carreaux, debout, nu-tête devant une auberge de la route de ... Il interrogeait son domestique, jeune garçon joufflu, au menton couvert d’un léger duvet blond et aux petits yeux ternes. Tout chez ce serviteur, depuis ses boucles d’oreilles en turquoises et ses cheveux luisant de pommade jusqu’à ses gestes onctueux, révélait l’homme évolué de la «jeune génération ». Il jeta un regard condescendant sur la route et répondit :
— On ne voit absolument rien.
— Rien ? répéta le barine2.
— Rien, dit encore le serviteur.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est un écrivain, romancier, nouvelliste et dramaturge russe né le 28 octobre 1818 à Orel et mort le 22 août 1883 à Bougival. Son nom était autrefois orthographié à tort Tourguénieff ou Tourguéneff.

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BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

— LITTÉRATURE RUSSE —

Ivan Tourgueniev

Тургенев Иван Сергеевич

1818 – 1883

PÈRES ET FILS

Отцы и дети

1862

Traduction de Marc Semenoff, 1953.

© La Bibliothèque russe et slave, 2015

© Marc Semenoff, 1953

Couverture : Edgar DEGAS, Jeantaud, Linet et Lainé (1871)

INTRODUCTION

LE ROMAN-MIROIR DES « ANNÉES SOIXANTE »

Tourguenef, qui a tant vécu en France, était merveilleusement sensible et volontairement attentif aux fluctuations de l’opinion russe.

Car cet Empire autocratique possédait une opinion : sans prise directe sur le gouvernement, elle agitait l’élite pensante des deux capitales, élite qui depuis le règne d’Alexandre Ier allait s’élargissant. Et, chose curieuse, elle déplaçait massivement ses centres d’intérêt, de décade en décade. Tout le monde faisait du romantisme et de la poésie, de 1820 à 1830 ; tout le monde fit du réalisme et de la prose, de 1830 à 1840 ; dans « les années quarante », on s’adonna à la philosophie idéaliste allemande ; à partir de 1850, il ne fallut plus s’occuper que de la question paysanne ; « les années soixante » sont dévouées au culte optimiste et intolérant de la Science et de l’instruction populaire ; « les années soixante-dix » verront la plongée de la jeunesse intellectuelle dans la masse rurale, puis, après l’échec, le terrorisme, aboutissant au régicide du 1er mars 1881. Tourguenef a été le chroniqueur génial et consciencieux de ces successifs mouvements de l’opinion.

Depuis 1847 jusqu’à 1851, il s’associa à la campagne pour l’abolition du servage, avec ses Récits d’un Chasseur. Propriétaire terrien, il n’avait qu’à laisser s’exprimer son amour de la nature et son âme poétique pour composer le cadre de ses petits drames villageois. Ayant rapporté de ses études à l’Université de Berlin et de ses voyages un sens aigu de la liberté et de la dignité de l’individu, il campait au centre de ces pittoresques tableaux des paysans qui parlaient et agissaient comme des personnes. C’était une nouveauté.

Le jeune auteur entra du coup dans la gloire. Cependant la grande réforme tardait à se réaliser. À l’étranger, les révolutions de 1848 avaient trompé bien des espoirs. Tourguenef eut le sentiment qu’il y avait un abîme entre les nobles aspirations des « rêveurs » et la réalité. Ces « hommes inutiles », ces « Hamlet de province », animés des meilleures intentions, dévorés de scrupules, habiles à l’analyse et aux discours, mais incapables de décision, inaptes à la vie, perpétuels vaincus, il les connaissait d’autant mieux qu’il avait avec eux des affinités. Il en fit les héros de Roudine en 1856 et d’Une Nichée de Gentilshommes en 1859. Dans ce dernier roman, il opposait à ces déracinés, avec leur engouement inconsidéré pour l’Europe, les fidèles des vieilles mœurs russes. Il reprenait ainsi le débat des « années quarante », entre « occidentalistes » et « slavophiles », avec une sympathie avouée pour les seconds.

Sympathie éphémère : en effet, la Russie a évolué. Les rouages compliqués de la société moderne ont arraché le monopole de l’instruction à la noblesse. En 1855, l’Université de Moscou compte autant d’étudiants roturiers que de fils de la noblesse. Il y a maintenant un nombre important de moyens fonctionnaires, journalistes, écrivains, médecins, vétérinaires, qui sont des fils de paysans, d’artisans, de prêtres de campagne, de diacres, de sacristains. Ces « hommes nouveaux » ont les idées simples et les manières brusques, mais ils savent vouloir. Ils veulent entraîner tout leur peuple derrière eux vers la liberté. Tel est l’Insarov du roman À la Veille, que Tourguenef publie en 1860. Si Insarov est Bulgare et si le pays qu’il veut libérer est la Bulgarie, ce n’est là qu’une transposition inspirée à l’auteur par une sage prudence.

Les choses vont vite en Russie. Bientôt cette prudence va être superflue. Nous sommes dans les « années soixante ». Les « hommes nouveaux » l’ont emporté. Les dirigeants eux-mêmes leur emboîtent le pas. Les réformes vont se succéder : le servage est aboli le 19 février 1861. La censure se tait. C’est en pleine Russie que Tourguenef situe en 1862 Pères et Fils, et ce roman qui restera son œuvre capitale et, mis à part les délicieux Récits d’un Chasseur, son chef-d’œuvre, est l’exact reflet de l’opinion du moment.

* * *

Avec une clairvoyance étonnante, l’auteur a saisi dans l’actualité même les diverses nuances de pensée qui s’exprimaient dans la société et jugé leur importance relative. Il a défini d’un nom qui existait déjà, mais qui grâce à lui a fait fortune, tant il était bien appliqué, la tendance dominante, le type de l’époque : le « nihiliste ». Il l’a dressé, comme représentant des « fils », en face des « pères », et il a rendu avec un relief extraordinaire les aspects contemporains de l’éternel conflit des générations.

Tous les personnages sont réels.

Les aristocrates qui s’opposent encore, dans leur orgueil de caste, à l’esprit du temps, tout en professant un libéralisme solennel et démodé, sont figurés par Paul Kirsanof, l’adversaire implacable de Bazarof. Il est vaincu, il conseille à son frère d’épouser la paysanne qu’il aime, et finalement il repartira pour l’étranger. Nicolas Kirsanof est, lui, le propriétaire aux idées larges, aux sentiments délicats, dévoué au bien public, qui de lui-même a appliqué la réforme sur ses terres, mais se désole d’être écarté par l’intransigeance des jeunes.

Mais les « fils » non plus ne forment pas un bloc compact, Arcadi, après avoir cédé à l’influence de Bazarof, s’en dégage et cultivera son domaine en bon père de famille. Odintsova, la jeune veuve, qui fait régner dans son domaine un ordre exemplaire, reste imperméable aux nouveautés. L’insupportable Koukchina symbolise les fanatiques de l’émancipation féminine : car le sort de la femme est, lui aussi, remis en question dans les discours de salons et les articles de revues.

Un critique radical accusera plus tard Pères et Fils d’être « un roman didactique, un traité scientifique écrit en forme de dialogues ». Rien n’est plus faux : Tourguenef a échappé à l’écueil du roman à thèse parce que, pour lui, les idées n’existent que chez les individus, avec les nuances qu’elles tiennent des caractères et du milieu. Il a fait le tour des philosophies et des politiques, il les a éprouvées sur lui-même. Lui-même, comme Paul Kirsanof, est imprégné de libéralisme occidental et défend contre les conceptions grégaires des novateurs la dignité de la personne humaine, seule fondation sur laquelle on puisse édifier solidement. Il estime aussi que le rôle de la noblesse n’est pas terminé. Comme Nicolas Kirsanof, il s’efforce de marcher avec son temps : il a essayé d’organiser dans ses biens le travail libre, contre salaire, et il s’est heurté aux difficultés qu’il décrit dans son roman. Et lui non plus n’a pas perdu l’espoir dans une évolution pacifique et raisonnable.

Malgré tout, la rupture vient d’être déclarée entre les libéraux et les démocrates, les réformistes modérés et les radicaux, qui jusque-là travaillaient ensemble. Tourguenef, en 1858 encore, était le bienvenu au Kolokol (la Cloche), le journal édité à Londres par les émigrés antiabsolutistes, Herzen et ses compagnons. Maintenant il est violemment attaqué par la grande revue pétersbourgeoise d’avant-garde, le Contemporain. Tchernychevski, Dobrolioubov et les jeunes qui ont pris possession de la rédaction répudient l’Occident bourgeois, ses « principes » et ses abstractions, prônent le socialisme national de la commune rurale, attendent tout de la révolte et raillent les « sages vieillards » avec leur prudence et leurs demi-mesures. Pères et Fils est la riposte à ces attaques. Tourguenef donne son œuvre à l’organe modéré, bientôt « réactionnaire », la Revue russe, et lance son Bazarof à la face des radicaux : « Le voilà, votre héros, celui que vous nous proposez ! »

On a dit que Bazarof était Dobrolioubov, ou tel médecin fréquenté par Tourguenef dans l’île de Wight, ou un autre médecin rencontré en Russie. En réalité, les Bazarof étaient légion alors. C’étaient tous ces jeunes roturiers frais émoulus du collège ou du séminaire, éblouis de leurs lumières, enivrés de Buchner, Vogt et Moleschott, qui rejetaient fièrement religion, amour, art, politesse, famille, société, traditions, bref tout ce qu’ils ne trouvaient pas dans « deux fois deux quatre » ou dans « la dissection des grenouilles ». Le vieux monde était à détruire : ils n’avaient pour lui que sarcasmes. À l’égard de leurs aînés, nul respect, mais des paroles provocantes et cyniques. Et que proposaient-ils pour leur part, ces négateurs, ces « nihilistes » ? Un matérialisme absolu : non pas même la Science, mais les sciences conçues comme des techniques aboutissant à des résultats pratiques ; un état social si bien organisé que disparaîtraient les différences artificiellement créées entre sots et intelligents, bons et méchants, l’homme n’étant qu’un mécanisme toujours identique ; et, en attendant, le mépris, la sécession, la révolte. Les nihilistes se considéraient comme l’élite appelée à imposer au peuple inculte ce programme de bonheur.

Le Bazarof de Tourguenef sembla à certains critiques radicaux une caricature (tandis qu’à droite on lui reprochait d’avoir ridiculisé les « pères » !). En réalité, l’habile romancier avait seulement indiqué que l’attitude nihiliste était impossible à tenir : Bazarof était démenti dans ses doctrines par l’amour, obligé de céder au préjugé du duel, déçu et abandonné par ses disciples, incompris par le peuple, isolé dans son orgueil et défait prématurément par la mort.

Mais le portrait était vrai, et dans Bazarof la jeune génération se reconnut bientôt. Elle insultait parfois le romancier qui condamnait son idéal, mais elle s’efforçait d’imiter le héros. Bazarof n’avait-il pas, en effet, avec son désintéressement, sa franchise, son énergie farouche, sa passion du travail, une sombre grandeur ? N’était-ce pas lui le chef attendu, le chef à la volonté d’acier capable de conduire la foule vers la cité nouvelle ? Tourguenef avait bâti son personnage avec tant d’adresse — ou tant d’art — que plus tard, voulant de nouveau plaire aux milieux avancés, il pourra prétendre que Bazarof était le plus cher de ses enfants et que, sauf sur l’art, il partageait toutes ses idées.

Pères et Fils eut ce rare privilège de n’être pas seulement le reflet d’un état de l’opinion, mais de durcir cette opinion et de l’orienter. Par Bazarof, le nihilisme prit conscience de lui-même, en Bazarof une génération se trouva un modèle. De Bazarof sortiront ceux pour qui la révolution ne doit pas provenir du bas, de la masse populaire, mais être suscitée et commandée d’en haut, par une minorité agissante. Leur généalogie est facile à établir, par Tkatchev et Netchaev, l’ami de Bakounine, jusqu’à Lénine.

PIERRE PASCAL

PÈRES ET FILS

I

— ALORS, Pierre, on ne voit toujours rien ? »

Ainsi parlait, le 20 mai 1859, un homme âgé de quarante-cinq ans environ, vêtu d’un pardessus poussiéreux et d’un pantalon à carreaux, debout, nu-tête devant une auberge de la route de ... Il interrogeait son domestique, jeune garçon joufflu, au menton couvert d’un léger duvet blond et aux petits yeux ternes. Tout chez ce serviteur, depuis ses boucles d’oreilles en turquoises et ses cheveux luisant de pommade jusqu’à ses gestes onctueux, révélait l’homme évolué de la «jeune génération1 ». Il jeta un regard condescendant sur la route et répondit :

— On ne voit absolument rien.

— Rien ? répéta le barine2.

— Rien, dit encore le serviteur.

Le barine soupira et s’assit sur un banc. Présentons-le tandis qu’il se repose, les jambes repliées sous lui, promenant sur les choses un regard circulaire et pensif.

Il se nomme Nicolas Pétrovitch Kirsanof. À quinze verstes de l’auberge, il possède une belle propriété de deux cents âmes3, ou plutôt, depuis son entente avec les paysans et l’organisation d’une « ferme »4, il appelle cette propriété « mon domaine de deux mille dessiatines »5. Son père, un brave général de la campagne de 1812, à demi illettré, grossier mais sans méchanceté, un vrai Russe, avait servi toute sa vie, d’abord commandant de brigade, puis de division, et il habita toujours sa province où son grade lui permettait de jouer un rôle assez important.

Nicolas Pétrovitch né dans le midi de la Russie, comme son frère aîné Paul, que nous retrouverons, a été élevé dans sa famille jusqu’à l’âge de quatorze ans, entouré de gouverneurs à bon marché, d’aides de camp délurés mais serviles et autres individus tirés des régiments ou de l’état-major. Sa mère, de son nom de jeune fille, Agathoclée Koliazine et, depuis que son mari était général, Agathoclée Kouzminichna Kirsanova, a toujours appartenu à la catégorie des « mères du régiment » : elle portait des bonnets somptueux et des robes de soie froufroutantes, elle tenait à passer la première pour baiser la croix à l’église, parlant haut et d’abondance. Chaque matin, ses enfants étaient admis à baiser la main de leur mère, le soir, elle les bénissait pour la nuit. Ainsi jouissait-elle au mieux de la vie quotidienne.

En sa qualité de fils de général et bien qu’il ne se distinguât point par son courage — il eût même, au contraire, mérité le surnom de « petit poltron » — Nicolas Pétrovitch devait, tout comme son frère Paul, servir dans l’armée. Mais il se cassa la jambe le jour même où le touchait la nouvelle de son affectation et, après avoir passé deux mois au lit, il demeura boiteux pour toute sa vie. Son père fit une croix sur l’armée et le lança dans la carrière civile. Il le conduisit à Pétersbourg dès ses dix-huit ans et l’inscrivit à l’Université. Paul venait justement d’être promu officier dans un régiment de la garde. Les deux jeunes gens habitèrent ensemble le même logement, sous la surveillance un peu lointaine d’un oncle maternel, Ilia Koliazine, fonctionnaire important. Leur père rejoignit sa division et son épouse. De temps à autre, il écrivait des lettres à ses fils : de grandes feuilles de papier gris, couvertes d’une large écriture de scribe régimentaire. Un énorme paraphe, orné de fioritures, terminait les missives : Pierre Kirsanof, général-major. En 1835, Nicolas Pétrovitch sortit de l’Université avec le titre de licencié. La même année, le général Kirsanof fut mis à la retraite à la suite d’une inspection malheureuse ; il vint alors se fixer à Pétersbourg avec sa femme ; il allait louer une maison près du Jardin Tavritcheski et s’inscrire au Club anglais quand une attaque d’apoplexie l’enleva subitement. Agathoclée Kouzminichna ne tarda pas à le suivre : elle ne s’était pas habituée à la vie très retirée qu’elle menait dans la capitale et ne put supporter la nostalgie engendrée par cette existence.

Encore du vivant de ses parents, et à leur grand regret, Nicolas Pétrovitch s’était épris de la fille de Prepolovenski, ancien propriétaire de son logement. La jeune fille était jolie et ne manquait pas de culture, comme on dit aujourd’hui. Elle lisait, dans les revues, des articles sérieux qu’elle choisissait dans les rubriques scientifiques. Le mariage eut lieu à l’expiration du deuil, Nicolas quitta le Ministère des Domaines où son père l’avait fait entrer par protection, et vécut sa lune de miel avec Macha, d’abord dans une maison de campagne près de l’Institut des Eaux et Forêts, puis, en ville, dans un charmant petit appartement au salon froid et à l’escalier bien tenu. Mais Macha et lui se retirèrent enfin à la campagne d’une manière définitive. Bientôt un fils naquit : Arcadi. Les époux menaient une vie tranquille, insoucieuse, ne se quittaient presque jamais, lisaient ensemble, jouaient du piano à quatre mains, chantaient des duos. Elle cultivait les fleurs et surveillait la basse-cour, lui s’intéressait à l’exploitation de son domaine et allait parfois à la chasse. Arcadi grandissait normalement, tout doucement. Dix années s’écoulèrent comme un rêve. Mais, en 1847, l’épouse de Kirsanof mourut. Son mari eut beaucoup de peine à supporter cette dure épreuve ; il grisonna en quelques semaines. Déjà il se préparait à partir pour l’étranger afin de se distraire un peu, quand les révolutions de l’année 1848 le contraignirent à retourner à la campagne. Après être resté longtemps inactif, il se voua à l’introduction de réformes dans l’administration de ses biens. En 1855, il partit avec son fils pour Pétersbourg : Arcadi prenait ses inscriptions à l’Université. Son père passa trois hivers avec lui, presque sans sortir de la maison, s’efforçant de devenir l’ami des camarades d’Arcadi. Mais, ce dernier hiver, il lui avait été impossible de le rejoindre.

Nous le retrouvons, en mai 1859, les cheveux blanchis, ventripotent, légèrement voûté : Kirsanof attend son fils qui vient d’obtenir, comme lui-même jadis, le titre de licencié.

Son domestique, par convenance, ou peut-être pour échapper au regard de son barine, gagna la porte de la cour et alluma sa pipe. Nicolas Pétrovitch baissa la tête et fixa les marches vermoulues de l’escalier. Un gros poulet au plumage bigarré s’y promenait gravement, battant avec force les planches de ses longues pattes jaunes ; un chat plein de boue, accroupi sur la balustrade, lui jetait des regards hostiles. Le soleil était brûlant, une odeur de pain de seigle chaud s’exhalait du vestibule obscur de l’auberge. Et notre Nicolas Pétrovitch se prit à rêver. « Mon fils... licencié... Arkacha6. » Ces mots l’obsédaient, tournaient sans cesse dans sa tête. Il s’efforçait de penser à autre chose, mais les mêmes idées revenaient toujours. Il se rappela sa femme : « Elle n’a pas su attendre ! » dit-il tout bas avec tristesse. Un gros pigeon bleu vola sur la route et se dirigea précipitamment vers une flaque d’eau, près d’un puits. Kirsanof le regarda, mais son oreille percevait déjà le bruit d’une voiture qui se rapprochait...

— Cette fois, c’est bien lui, déclara le domestique qui sortit brusquement de la porte cochère.

Nicolas Pétrovitch bondit et fixa la route. Un tarantass attelé d’une troïka7 de chevaux de poste apparut et, sous la visière d’une casquette d’étudiant, le père reconnut le profil d’un visage très cher...

— Arkacha ! Arkacha ! cria Kirsanof qui courut, les bras tendus.

Et quelques instants après, ses lèvres baisaient la joue glabre, halée, marquée par la poussière de la route, du jeune licencié.

1. Allusion à la génération des années 1860, qui va être étudiée dans le roman. (Cf. Introduction)

2. Le mot signifie ici « maître » plutôt que « seigneur ».

3. Sous le régime du servage, en Russie, on appelait « âmes » les serfs mâles travaillant sur le domaine du seigneur. Celui-ci en était propriétaire et pouvait en disposer à son gré. Les « âmes », dénombrées dans les recensements officiels, servaient à évaluer la fortune de leur possesseur.

4. Le mot russe « ferma », emprunté au français et que l’auteur met entre guillemets, est employé pour marquer la situation créée par les nouvelles conditions d’exploitation rurale.

5.Dessiatine : mesure de superficie valant un hectare 092.

6. Diminutif affectueux d’Arcadi.

7.Tarantass : voiture de voyage, couverte ou non, portée sur de longues poutres. Troïka : ici au sens propre, attelage à trois chevaux. Le mot s’emploie surtout pour désigner la voiture de voyage elle-même.

II

— LAISSE-MOI me secouer, papa, fit Arcadi d’une voix enrouée par la fatigue mais jeune et sonore, tout en répondant gaiement aux caresses de son père. Je vais te salir.

— Cela ne fait rien, cela ne fait rien, répétait Nicolas Pétrovitch attendri et souriant.

Il épousseta deux fois de sa main le col du manteau de son fils et son propre pardessus.

— Montre-toi donc, que je te voie ! ajouta-t-il, reculant, et, tout de suite, il marcha à pas précipités vers l’auberge, en criant : Ici ! ici ! des chevaux au plus vite !

Nicolas, beaucoup plus ému que son fils, semblait à la fois troublé et intimidé. Arcadi l’arrêta.

— Mon cher papa, dit-il, permets-moi de te présenter mon cher ami Bazarof dont je t’ai si souvent parlé dans mes lettres. Il a eu l’amabilité de consentir à demeurer quelque temps chez nous.

Nicolas se retourna vite et s’approcha d’un jeune homme de haute taille, vêtu d’un long surtout à brandebourgs et qui venait de descendre de voiture. Il serra fortement la main, une main dégantée, rouge, que l’étranger ne lui avait pas tendue tout de suite.

— Je suis ravi, commença Kirsanof, et je vous remercie de cette bonne intention de nous rendre visite ; j’espère... mais permettez-moi de vous demander votre patronyme.

— Evguéni Vassilievitch, répondit Bazarof d’une voix paresseuse mais virile.

Et, rabaissant le col de son surtout, il découvrit entièrement son visage long et maigre, son front large, aplati vers le haut, son nez pointu, ses grands yeux verts et ses favoris couleur de sable. Un sourire tranquille animait sa figure qui respirait l’intelligence et la confiance en soi.

— J’espère, mon cher Evguéni Vassilievitch, que vous ne vous ennuierez pas chez nous, dit encore Kirsanof.

Les lèvres de Bazarof eurent un imperceptible mouvement, mais il ne répondit rien et se contenta de soulever sa casquette. Ses cheveux châtain foncé, longs et épais, ne dissimulaient point les protubérances assez fortes de son large crâne.

— Et alors, Arcadi, reprit Nicolas Pétrovitch, se tournant vers son fils, faut-il atteler tout de suite ? ou voulez-vous vous reposer ?

— On se reposera à la maison, cher papa. Ordonne d’atteler.

— Tout de suite ! tout de suite ! déclara vivement Kirsanof. Eh ! Pierre, tu entends ? Va, mon brave, et veille à ce qu’on fasse vite !

Pierre qui, en sa qualité de serviteur « évolué », n’était pas venu baiser la main de son jeune maître mais l’avait simplement salué de loin, disparut de nouveau sous la porte cochère.

— Je suis venu en calèche mais il y aura une troïka de chevaux pour ton tarantass, dit Nicolas Pétrovitch.

On le sentait agité. Arcadi buvait de l’eau fraîche que lui avait apportée la patronne de l’auberge dans un petit puisoir en fer, et Bazarof fumait sa pipe tout en s’approchant du cocher qui dételait ses bêtes.

— Malheureusement, ajouta Kirsanof, ma voiture n’a que deux places et je ne sais comment ton ami...

— Mais il montera dans le tarantass, déclara Arcadi tout bas. Ne te gêne pas pour lui, je t’en prie. C’est un garçon adorable et si simple, tu verras.

Le cocher de Nicolas Pétrovitch fit avancer la voiture.

— Allons, gros barbu, dépêche-toi, dit Bazarof à son cocher.

— Tu entends, Mitouka, intervint un autre cocher qui se tenait tout près, les mains dans les poches de sa pelisse de mouton. Le barine t’appelle gros barbu, et tu l’es.

Mitouka, pour toute réponse, secoua son bonnet et enleva les rênes du timonier, couvert d’écume.

— Vite ! plus vite, mes enfants ! Aidez-nous donc, cria Nicolas Pétrovitch, il y aura un bon pourboire !

Les bêtes furent attelées en quelques minutes : le père et le fils prirent place dans la calèche. Pierre grimpa sur le siège, cependant que Bazarof sautait dans le tarantass et enfonçait sa tête dans un oreiller de cuir. Les deux voitures partirent au grand trot.

III

— TE voici donc licencié et de retour à la maison, prononça Nicolas, posant sa main tantôt sur l’épaule tantôt sur le genou d’Arcadi. Enfin !

— Et l’oncle ? Comment va-t-il ? demanda Arcadi.

Malgré sa joie sincère et presque enfantine, le jeune homme désirait donner à l’entretien, trop agité d’après lui, une tournure plus banale.

— Il se porte bien. Il voulait venir avec moi à ta rencontre, mais il a changé d’avis, je ne sais pourquoi.

— Tu m’as longtemps attendu ?

— Près de cinq heures.

— Cher petit père !

Arcadi se tourna vivement vers son père et l’embrassa bruyamment sur la joue. Nicolas Pétrovitch ne put s’empêcher de rire.

— Je t’ai préparé un fameux cheval, commença-t-il, tu en jugeras... Et ta chambre a du papier tout neuf...

— Y aura-t-il une chambre pour Bazarof ?

— On lui en trouvera une.

— Je t’en prie, papa, sois gentil avec lui. Je ne puis te dire comme je tiens à son amitié.

— Le connais-tu depuis longtemps ?

— Depuis peu...

— C’est pourquoi je ne l’ai pas vu l’autre hiver... De quoi s’occupe-t-il ?

— Principalement des sciences naturelles. Mais il sait tout... il veut se présenter, l’année prochaine, au doctorat.

— Ah ! il est à la Faculté de Médecine, remarqua Nicolas Pétrovitch, et il se tut. Pierre, poursuivit-il, tendant le bras, là-bas, ce sont des paysans de chez nous qui passent, n’est-ce pas ?

Le serviteur regarda dans la direction indiquée par son barine. Quelques charrettes, aux chevaux débridés, roulaient au galop sur un étroit sentier : chacune portait un ou deux paysans, dont les peaux de mouton volaient au vent.

— En effet, répondit Pierre.

— Où vont-ils ? Serait-ce à la ville ?

— Certainement. Je suppose qu’ils y courent au cabaret, ajouta-t-il avec un air de mépris, et il s’inclina vers le cocher comme pour le prendre à témoin.

Mais l’autre resta indifférent : c’était un homme du vieux temps qui ne partageait aucune des idées actuelles.

— J’ai beaucoup d’ennuis avec mes paysans, cette année, continua Nicolas Pétrovitch, s’adressant à son fils. Ils ne payent pas leur redevance. Mais qu’y faire ?

— Et tes journaliers, tu en es content ?

— Oui, dit Kirsanof entre ses dents. Mais on les débauche, voilà le malheur ! Ils ne montrent aucun zèle et abîment les harnais. Ils ont pourtant bien semé... On aura de la farine... Mais je me demande si la terre t’intéresse encore ?

— Malheureusement, vous n’avez pas d’ombre ! remarqua Arcadi, sans répondre à son père.

— J’ai fait construire une grande marquise au-dessus du balcon, du côté nord, reprit Kirsanof. On peut maintenant dîner en plein air.

— Cela ressemblera peut-être terriblement à une maison de campagne... Au demeurant, vétilles que tout cela ! Mais quel air admirable ! Et quels parfums ! Vraiment, il me semble que, nulle part au monde, les odeurs ne sont aussi délicieuses que dans nos villages. Et comme le ciel...

Arcadi s’interrompit brusquement, jeta un regard derrière lui et se tut.

— Évidemment... tu es né ici... Et c’est pourquoi tout doit t’y paraître particulièrement...

— Oh ! cher papa... l’endroit où nous naissons importe peu...

— Pourtant...

— Non ! Cela n’a aucune importance.

Nicolas Pétrovitch fixa son fils et la voiture roula près d’une demi-verste avant que l’entretien reprît entre eux.

— Je ne me rappelle plus si je t’ai écrit que ta vieille bonne, Egorovna, est morte, dit enfin Nicolas.

— Vraiment ? Pauvre vieille ! Et Prokofitch vit-il encore ?

— Il vit... toujours le même... il grogne comme autrefois. Du reste, tu ne trouveras pas de grands changements à Marino.

— Tu as toujours le même intendant ?

— Tiens ! c’est en effet le seul changement que j’aie fait. J’ai décidé de ne plus employer d’anciens serfs domestiques libérés8, ou, du moins, de ne plus leur confier un travail entraînant quelque responsabilité.

Arcadi désigna Pierre du regard.

— Il est libre, c’est vrai9, ajouta tout bas Nicolas Pétrovitch, mais c’est un valet de chambre. Mon intendant actuel est un bourgeois... un homme expéditif, je crois. Je lui donne deux cent cinquante roubles par an. Du reste — et Kirsanof passa la main sur son front et ses sourcils, geste qui trahissait toujours chez lui un certain trouble intérieur — je viens de te dire que tu ne trouveras aucun changement à Marino... Ce n’est pas rigoureusement exact. Je considère de mon devoir de te prévenir... bien que...

Il se tut quelques instants et continua en français :

— Un moraliste sévère trouvera déplacée ma franchise... mais, tout d’abord, il est impossible de garder la chose secrète... et, deuxièmement, tu sais que j’ai toujours eu des principes particuliers quant aux rapports entre un père et son fils... D’ailleurs, tu auras naturellement le droit de me juger... À mon âge... Bref, cette... cette jeune fille dont tu as probablement entendu parler...

— Fénitchka ? fit le jeune homme d’un ton dégagé.

Nicolas Pétrovitch rougit :

— Ne prononce pas le nom si haut... je t’en prie... Oui... Eh bien, elle vit maintenant chez moi. Je l’ai installée dans la maison... j’avais deux chambres, pas très grandes. Du reste, on pourra changer tout cela.

— Mais pourquoi donc, mon cher papa ?

— Ton ami passe quelque temps chez nous... c’est gênant...

— Ne t’inquiète pas, je t’en supplie ; quant à Bazarof, il est au-dessus de tout cela !

— Mais il s’agit de toi aussi ! déclara Kirsanof. Malheureusement, l’aile de la maison n’est plus en bon état.

— Mon cher petit père, tu sembles t’excuser, dit Arcadi. Tu n’as pas honte ?

— Je devrais avoir honte !

Et Nicolas Pétrovitch rougit davantage.

— Mais non, papa, je t’en prie et cela suffit !...

Arcadi sourit affectueusement. « De quoi va-t-il s’excuser là ! » pensa-t-il, et il éprouva pour son père un sentiment de tendresse indulgente et, en même temps, une certaine supériorité secrète.

— Allons, ne parle plus de cela !

Arcadi jouissait de la conscience de sa liberté, de son élévation d’esprit.

Nicolas Pétrovitch le regarda à travers ses doigts, en s’essuyant le front de la main, et ressentit une légère morsure au cœur. Il ne se sentait pas moins coupable.

— Tiens... ce sont nos champs qui viennent, murmura-t-il après un long silence.

— Mais cette forêt... là... n’est-elle pas à nous ? demanda Arcadi.

— Non, je l’ai vendue. On va la mettre en coupe cette année.

— Pourquoi l’as-tu vendue ?

— J’avais besoin d’argent. D’ailleurs, cette terre va appartenir aux paysans.

— Qui ne te payent pas leurs redevances ?

— Cela les regarde. Du reste, il faudra bien qu’ils payent un jour ou l’autre.

— Je regrette ce bois, remarqua Arcadi — et il regarda autour de lui.

La région qu’ils traversaient n’était pas pittoresque. Les champs s’étendaient jusqu’à l’horizon, s’élevaient et descendaient. Par endroits de petits bois se montraient. On voyait serpenter des ravins tapissés de buissons clairsemés et bas, rappelant les dessins qui les représentaient sur les plans du règne de Catherine II. On apercevait de petits cours d’eau, aux rives nues, des étangs avec de mauvaises digues ; des villages faits de masures aux toits sombres, à moitié dégarnis, des granges aux murs formés de branches entrelacées, des portes bâillant sur des cours vides ; des églises enfin, les unes en briques recouvertes d’une couche de plâtre effritée par endroits, les autres en bois surmontées de croix mal fixées, et entourées de cimetières que personne n’entretenait. Le cœur d’Arcadi se serrait douloureusement. Par surcroît, les paysans que l’on apercevait sur leurs haridelles avaient l’air misérable ; les saules des chemins, avec leurs écorces arrachées et leurs branches cassées, semblaient des mendiants en guenilles. Les maigres vaches, au poil hérissé, arrachaient avidement l’herbe le long des fossés. On aurait dit que ces malheureuses bêtes venaient d’être délivrées de griffes meurtrières et, par cette belle journée printanière, elles évoquaient le fantôme blanc d’un hiver triste et sans fin avec ses tempêtes, ses gelées et ses neiges.

« Non, cette région n’est pas riche, elle ne frappe ni par le bien-être ni par l’amour du travail ; il est impossible qu’elle reste ainsi ! Des transformations sont nécessaires... mais comment les réaliser, comment les entreprendre ? »

Arcadi se livrait à ces méditations pénibles et, cependant, le printemps, tout autour de lui, rayonnait. Partout la verdure, de tous côtés le mouvement large et doux animé par l’haleine d’un vent tiède et léger, partout les arbres, les buissons, les herbes. On entendait les trilles sonores, interminables, des alouettes ; les vanneaux criaient en se balançant au-dessus des prés ou couraient en silence au ras des guérets ; le plumage noir des corbeaux contrastait avec le vert tendre du froment à peine sorti de terre et se perdait dans le seigle qui, lui, commençait à blanchir : leurs têtes sombres émergeaient, par moments, au-dessus des vagues de tiges d’un gris de cendre. Arcadi contemplait ces tableaux et ses pensées mélancoliques s’évanouissaient graduellement... Il enleva son manteau et fixa sur son père un regard si joyeux, si enfantin que Nicolas ne put s’empêcher de l’étreindre à nouveau.

— Nous n’en avons plus pour longtemps, observa-t-il. Encore cette petite hauteur à monter et nous verrons notre maison. Nous nous en donnerons à cœur joie ! Et tu m’aideras dans la gestion de notre bien, si cela ne t’ennuie pas ! Nous devons nous unir très étroitement, bien nous connaître... n’est-ce pas ?

— Certainement, dit Arcadi. Mais quelle merveilleuse journée, aujourd’hui !

— Elle fête ton arrivée, cher enfant ! Oui, le printemps est dans tout son éclat. Je suis d’accord avec Pouchkine... tu te souviens, dans Eugène Oniéguine :

Combien ton approche me rend triste,

Printemps, printemps, saison de l’amour !

Quel...

— Arcadi !

C’était, dans le tarantass, la voix de Bazarof.

— Envoie-moi une allumette. Je n’ai rien pour allumer ma pipe.

Nicolas Pétrovitch se tut. Arcadi, qui s’apprêtait à l’écouter, non sans une certaine surprise mais avec intérêt, se hâta de tirer de sa poche un porte-allumettes en argent et pria Pierre de le remettre à Bazarof.

— Veux-tu un cigare ? cria de nouveau Bazarof.

— Donne, dit Arcadi.

Pierre rapporta avec l’étui en argent un cigare gros et noir que le jeune homme se mit tout de suite à fumer. L’odeur en était si forte et si âcre que Nicolas, qui n’avait jamais fumé de sa vie, détourna malgré lui plusieurs fois la tête, le moins visiblement qu’il put, afin de ne pas contrarier son fils.

Un quart d’heure après, les deux voitures s’arrêtaient devant le perron d’une maison de bois encore neuve, peinte en gris et recouverte d’une toiture en fer rouge. C’était Marino, la Novaïa-Slobodka, ou, suivant la dénomination paysanne : « Bobili-Khoutor10 ».

8. Même avant l’abolition du servage, le propriétaire avait le droit d’affranchir individuellement ses serfs. À un ex-serf affranchi, Nicolas préfère un « bourgeois », c’est-à-dire un membre de la caste bourgeoise, qui a toujours été libre.

9. En français dans le texte, comme la plupart des mots que l’on trouvera plus loin en italique.

10. Littéralement : « la ferme du pauvre diable ».

IV

SUR le perron, à la rencontre des maîtres, il n’y eut pas la ruée d’une foule de domestiques. Seule une fillette de douze ans se montra, suivie, bientôt après, par un jeune garçon qui ressemblait beaucoup à Pierre et portait une veste de livrée grise aux boutons blancs armoriés : c’était le domestique de Paul Pétrovitch Kirsanof. Silencieusement, il ouvrit la portière de la calèche et détacha le tablier du tarantass, Nicolas Pétrovitch, son fils et Bazarof traversèrent une salle obscure et presque vide, au moment même où une jeune femme disparaissait derrière la porte de la chambre, puis entrèrent dans un salon meublé au dernier goût de l’époque.

— Nous voici enfin chez nous ! dit Nicolas, ôtant sa casquette et secouant ses cheveux. Maintenant, avant tout, il nous faut souper et nous reposer.

— En effet, on aura plaisir à manger ! déclara Bazarof en s’étirant, et il se laissa tomber sur un divan.

— Oui, oui, à souper !... Vite à souper, et, sans aucun motif visible, Kirsanof se mit à taper du pied. Voici justement Prokofitch.

Un homme, d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs, maigre, le teint basané, portant un frac marron à boutons de cuivre et une cravate rose, entra au salon. Il sourit, s’approcha d’Arcadi dont il baisa la main et, après avoir salué Bazarof, recula jusqu’à la porte, les mains derrière le dos.

— Eh bien ! le voilà, Prokofitch, déclara Kirsanof, le voilà enfin arrivé... Eh bien ? comment le trouves-tu ?

— Il a très bonne mine, répondit le vieillard souriant de nouveau. Mais il fronça tout de suite ses épais sourcils : Désirez-vous que je mette le couvert ? demanda-t-il gravement.

— Oui, certes, je t’en prie. Mais peut-être voudriez-vous tout d’abord monter dans votre chambre, Evguéni Vassilitch ?

— Non, je vous remercie. C’est inutile. Je vous prierai seulement d’y faire porter ma valise, et puis ça, ajouta Bazarof, qui ôta son surtout.

— Très bien, Prokofitch, prends donc ce manteau.

Le vieillard, étonné, prit le surtout, le tint à deux mains au-dessus de sa tête et s’éloigna sur la pointe des pieds.

— Et toi, Arcadi, as-tu besoin de monter dans ta chambre ?

— Oui. Il faut que je me nettoie un peu, répondit le jeune homme, se dirigeant vers la porte.

Mais, à ce moment, entra dans le salon un homme de taille moyenne, vêtu d’un costume anglais sombre, cravaté bas à la dernière mode et chaussé de demi-bottes vernies. C’était Paul Pétrovitch Kirsanof. Il paraissait avoir quarante-cinq ans : ses cheveux grisonnants, coupés très court, avaient le reflet foncé de l’argent neuf ; les traits de son visage, au teint bilieux mais sans rides, étaient réguliers, purs, dessinés avec une légèreté et une finesse extrêmes. Sa physionomie portait les traces d’une grande beauté qui rayonnait encore dans ses longs yeux noirs et limpides. L’oncle d’Arcadi, élégant, racé, conservait l’harmonieuse complexion de la jeunesse et cet élan, cette aspiration vers les choses élevées qui, le plus souvent, disparaissent après la vingtième année.

Paul Pétrovitch sortit de la poche de son pantalon sa belle main aux ongles roses et longs, dont la beauté était encore relevée par des manchettes d’une blancheur de neige, boutonnées au poignet par de grosses opales, et la tendit à son neveu. Après avoir ainsi donné un « shake-hand » européen, il l’embrassa trois fois, à la russe, c’est-à-dire qu’il effleura trois fois, de ses moustaches parfumées, la joue de son neveu, et dit :

— Sois le bienvenu !

Nicolas Pétrovitch le présenta à Bazarof. Paul inclina légèrement sa taille souple et sourit, mais il ne tendit pas sa main qu’il remit dans la poche de son pantalon.

— Je me demandais si vous arriveriez aujourd’hui ! prononça-t-il d’une voix agréable.

Il se dandinait avec grâce tout en haussant les épaules et en montrant ses belles dents blanches.

— Vous est-il arrivé quelque chose en route ?

— Rien ne nous est arrivé, répondit Arcadi. On ne s’est pas pressé, voilà tout ! Et nous sommes affamés comme des loups ! Bouscule un peu Prokofitch, cher papa... Quant à moi, je reviens tout de suite.

— Attends, je t’accompagne ! s’écria Bazarof qui bondit soudain de son divan.

Les deux jeunes gens sortirent du salon.

— Qui est cet individu ? demanda Paul Pétrovitch.

— Un ami d’Arkacha... très intelligent d’après lui.

— Il va rester quelque temps ?

— Oui.

— Ce grand échevelé ?

— Eh bien, oui.

Paul tambourina des ongles sur la table.

— Je trouve qu’Arcadi s’est dégourdi, observa-t-il. Je suis heureux de son retour.

Le souper fut assez silencieux. Bazarof parlait à peine mais mangeait beaucoup. Nicolas Pétrovitch racontait des incidents de ce qu’il appelait sa vie de fermier, exposait ses vues sur les mesures prises par le gouvernement, sur les comités, les députés, sur la nécessité d’introduire les machines en Russie. Paul Pétrovitch arpentait lentement la salle à manger, il ne soupait jamais, avalait de temps en temps une gorgée de vin rouge et prononçait, plus rarement encore, quelques paroles, se contentant même d’une simple exclamation : « Ah ! — Oh ! — Tiens ! » Arcadi rapporta quelques nouvelles de Pétersbourg mais il se sentait légèrement embarrassé : c’était le trouble qu’éprouve souvent un jeune homme à peine formé et qui se retrouve dans un milieu où tout le monde continue de le considérer et de le traiter comme un enfant. Il prolongeait inutilement ses tirades et évitait le mot « papa » qu’il remplaça une fois par celui de « père », marmotté, il est vrai, entre ses dents. Il se versa, d’un air trop dégagé, beaucoup plus de vin qu’il n’en voulait et crut de son devoir d’avaler le verre entier. Prokofitch ne le quittait pas des yeux, ne cessant de pincer ses lèvres. Le souper fini, tous se séparèrent sur-le-champ.

— Drôle de caractère, ton oncle ! dit Bazarof à Arcadi, alors que, vêtu d’une robe de chambre, près du lit de son ami, il fumait une petite pipe. Que d’élégance à la campagne ! Et ses ongles, tu les as vus ? À les envoyer à une exposition !

— Tu ignores qu’il fut un vrai lion, au temps de sa jeunesse. Je te raconterai un jour son histoire. Il était connu pour sa beauté, tournant la tête à toutes les femmes !

— Ah ! je comprends. Souvenir du bon vieux temps ! Le malheur est qu’il n’y a pas de conquêtes à faire ici ! Je n’ai pas cessé de le regarder... ses cols sont curieux, on dirait de la pierre... et quant à son menton, admirablement rasé de près !... Mais c’est ridicule, Arcadi Nikolaevitch !

— Peut-être ? Mais, vraiment, c’est un excellent homme !

— Phénomène archaïque ! Quant à ton père, c’est un brave cœur... Je regrette qu’il lise des vers... il ne doit pas comprendre grand’chose à l’agriculture, mais il est d’une bonté !

— Un cœur d’or, mon père.

— As-tu remarqué comme il est timide ?

Arcadi releva la tête : la timidité était un défaut dont il ne souffrait pas.

— Étrange affaire que ces vieux romantiques ! reprit Bazarof. Ils donnent une place exagérée au système nerveux... jusqu’à l’excitation, jusqu’au déséquilibre !... Allons, adieu ! J’ai dans ma chambre un lavabo à l’anglaise11, mais la porte ne ferme pas... Et pourtant il faut encourager cela — les lavabos à l’anglaise, veux-je dire : c’est le progrès !

Bazarof sortit et un sentiment de grande joie inonda Arcadi. Il était si doux de s’endormir sous le toit paternel, dans un lit que l’on retrouvait comme on l’avait quitté, sous la couverture qu’arrangeaient autrefois les mains de sa bonne, toujours caressantes, bonnes, infatigables. Arcadi se rappela Egorovna : il poussa un soupir et lui souhaita tous les bonheurs célestes !... Il ne priait jamais pour lui-même.

Les deux jeunes gens s’endormirent bientôt. Il n’en fut pas de même pour le père et l’oncle d’Arcadi. Le retour de son fils avait fortement ému Nicolas Pétrovitch. Il se coucha mais n’éteignit pas les bougies et, la tête dans sa main, il médita longuement. Son frère resta fort tard dans son cabinet, assis dans un large fauteuil devant une cheminée où du charbon brûlait doucement. Paul Pétrovitch ne s’était pas dévêtu mais il avait changé ses demi-bottes vernies pour des mules chinoises rouges. Il tenait dans ses mains le dernier numéro du Galignani12, mais ne le lisait point. Il regardait fixement la cheminée où des flammes bleuâtres bondissaient, s’éteignaient... Dieu seul savait quelles pensées erraient dans son esprit : certainement, elles ne s’arrêtaient pas au passé. L’expression de son visage demeurait sombre, concentrée ; il ne s’abandonnait donc pas uniquement à des souvenirs.

Dans une petite chambre, à l’arrière de la maison, une jeune femme, Fénitchka, était assise sur un coffre, un fichu blanc jeté sur ses cheveux châtain foncé, un petit manteau de fourrure sur ses épaules. Elle tombait de sommeil mais prêtait l’oreille et regardait, derrière une porte entr’ouverte, un petit lit où dormait un enfant : on entendait sa respiration égale.

11. Un lavabo à robinet, tandis que l’engin russe traditionnel était une cruche à col étroit suspendue au-dessus d’un baquet.

12. Le Galignani’s Messenger : journal édité à Paris, en anglais.

V

LE LENDEMAIN, Bazarof, réveillé le premier, sortit de la maison.

— Eh ! eh ! se dit-il après avoir jeté un regard circulaire, le pays, en effet, n’a rien de beau !

Lorsque Nicolas Pétrovitch eut abouti à un accord de bornage avec ses paysans13, il se vit contraint de prendre, pour sa nouvelle demeure, quatre dessiatines d’un sol plat et nu. Il construisit la maison, les dépendances, une ferme, dessina un jardin, creusa un étang et deux puits, mais les arbres plantés poussaient mal, l’étang se remplissait à peine et l’eau des puits était saumâtre. Seule une tonnelle d’acacias et de lilas fleurit vraiment : on y prenait quelquefois le thé, ou l’on y dînait. Bazarof, en quelques minutes, parcourut tous les sentiers du jardin, entra dans la basse-cour, dans l’écurie, rencontra deux petits domestiques avec lesquels il fit immédiatement connaissance et partit avec eux à la pêche aux grenouilles, dans un marais, à une verste14