Petit Traité de l'espace - Michel Denis - E-Book

Petit Traité de l'espace E-Book

Michel Denis

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Beschreibung

Une approche pluridisciplinaire des représentations de l'espace.

Tout être vivant inscrit son activité dans l’espace. Environnements proches accessibles à notre vue, environnements lointains, villes, continents… Nous explorons l’espace en le traversant, mais aussi en écoutant les descriptions qui nous en sont faites, en étudiant cartes, atlas ou supports numériques. Nous mémorisons des itinéraires, nous comparons des distances, nous retrouvons notre point de départ après un long trajet. Nos capacités de raisonnement nous permettent d’imaginer des raccourcis, de créer de nouveaux parcours, en un mot, de manifester notre adaptation à l’environnement. Les technologies numériques étendent cette capacité en offrant à l’individu de nouvelles formes d’assistance au déplacement. Ces dispositifs sont particulièrement utiles pour les personnes souffrant de déficits visuels ou encore d’atteintes neurologiques spécifiques.

Quelles capacités mentales l’individu doit-il mobiliser lorsqu’il est confronté à l’espace ? Quelles fonctions cérébrales met-il en oeuvre ? La psychologie et les neurosciences jouent un rôle primordial pour répondre à ces questions, comme en témoignent plusieurs chapitres de ce livre. Mais un ouvrage consacré à l’espace doit aussi donner leur place à d’autres disciplines concernées par la question : la géométrie, la géographie, l’urbanisme, l’architecture, la peinture, le cinéma, etc. Les sciences du langage participent elles aussi à ce concert scientifique, lorsqu’elles analysent la manière dont l’art littéraire est mis au service de la description de l’espace. Enfin, les systèmes d’aide à la navigation, la robotique, la réalité virtuelle constituent des domaines privilégiés d’application des connaissances touchant à la représentation de l’espace.

L’espace est donc au carrefour de nombreuses disciplines. Pour la première fois, un ouvrage de synthèse révèle la manière dont chacune apporte son éclairage à la compréhension des conduites de l’être humain au sein de son environnement.

Cet ouvrage de référence illustré rassemble l'essentiel des savoirs sur l'espace et son influence sur l'individu.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Michel Denis, directeur de recherche émérite au CNRS, a étudié tout au long de sa carrière les processus de représentation mentale mis en œuvre dans l’imagerie visuelle et dans la connaissance de l’espace. Ce chercheur en psychologie cognitive livre ici une œuvre magistrale de synthèse portant sur l’espace. Il comble ainsi un manque en couvrant l’ensemble des connaissances relatives à l’espace. – Catherine Didier-Fèvre, Les Clionautes

L’ouvrage de Michel Denis réunit, semble-t-il le seul à le faire dans la littérature actuelle, un grand nombre de données différentes dans une perspective autant que possible commune. – Claude Debru, Ressources signalées par les membres de l'Académie

À PROPOS DE L'AUTEUR

Michel Denis
est directeur de recherche émérite au CNRS, membre du Laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur, à Orsay (France). Chercheur en psychologie cognitive, il a étudié principalement les processus de représentation mentale mis en oeuvre dans l’imagerie visuelle et dans la connaissance de l’espace. Il est l’auteur d’environ 200 publications scientifiques dans des journaux et ouvrages internationaux.

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À Maryvonne.

Avant-propos

Espace et connaissance de l’espace

Nul être vivant n’échappe à la question de son inscription dans l’espace et de ses déplacements à travers celui-ci. Pour toutes les espèces animales, se déplacer est une condition impérative de survie. L’étude des conduites spatiales se situe donc au cœur des sciences de la vie. Cette étude s’appuie sur l’observation et fait appel à une variété de mesures comportementales. Elle est inévitablement prolongée par le développement d’hypothèses sur les représentations internes que les individus se font de l’espace et l’identification de leur infrastructure cérébrale. La compréhension conjointe des comportements et des mécanismes cognitifs et neurobiologiques qui les engendrent est le fil conducteur des chercheurs engagés dans ce domaine. C’est en tout cas le mien.

1. LE DOMAINE

Par son sous-titre, cet avant-propos veut mettre l’accent sur le fait qu’au-delà de l’analyse des propriétés de l’espace comme objet d’étude de plein droit – par les mathématiques, par la géographie ou par le discours philosophique que ce sujet inspire –, un enjeu scientifique de grande importance est de comprendre la manière dont les organismes vivants prennent connaissance de l’espace (par la perception, par l’action, par les cartes, par le discours) et en construisent des représentations qui guident leurs conduites. Pour le scientifique, c’est par le comportement d’un individu que sa connaissance de l’espace, in fine, s’exprime. La mise en correspondance de l’un et de l’autre est l’objectif de la démarche qui sera principalement illustrée ici.

Les « dimensions » de l’espace sont multiples. Elles vont de l’espace proximal saisi par le regard, comme la page qui s’inscrit sur mon écran, la surface de mon bureau, voire l’espace de la pièce dans laquelle je me trouve, jusqu’aux environnements de grande taille, qui ne sont connaissables que par les déplacements et par un enchaînement de prises de perspective, comme c’est le cas des villes, des régions, des continents. Cette diversité des «échelles » pose la question de savoir si la représentation des différents espaces fait appel à des processus cognitifs différents ou bien si elle relève d’un seul et même ensemble de compétences cognitives.

Une question corrélative de la précédente est de savoir si la cognition spatiale constitue ou non un domaine «à part » de la cognition. Certaines approches comportementales et neuroscientifiques reflètent parfois la tentation de concevoir la cognition spatiale comme une sorte de « module » possédant ses structures et ses processus spécifiques. Cependant, loin d’être une entité isolée dans l’architecture cognitive, la représentation de l’espace s’impose comme une fonction qui est interfacée avec l’ensemble de la cognition humaine, à commencer par la perception et la sensorimotricité, mais en s’étendant également à la mémoire, à l’apprentissage et aux activités de raisonnement.

Le domaine de recherche qui tourne autour de l’espace sollicite des disciplines utilisatrices de méthodologies très diverses. Au cours des dernières années, il s’est révélé comme hautement pluridisciplinaire. La représentation de l’espace constitue un exemple privilégié de domaine où convergent le plus grand nombre de disciplines, au premier rang desquelles celles qui ont adopté la perspective des sciences cognitives.

Non seulement le thème de l’espace est-il présent et activement exploré dans de nombreuses communautés disciplinaires, mais au sein de chaque discipline, on voit s’exprimer un intérêt à l’égard de ce que les autres disciplines disent à son sujet. Pour cette raison, un livre, même écrit avec un point de départ disciplinaire, en l’occurrence celui de la psychologie cognitive, doit viser, de nos jours, à nourrir la réflexion des praticiens illustrant d’autres inspirations disciplinaires. Cet ouvrage a été rédigé avec l’ambition de rassembler sur le sujet qui nous occupe des connaissances disponibles au sein des sciences de la vie, mais aussi des sciences sociales, des sciences du langage et des sciences de l’artificiel.

2. LE LIVRE

L’ouvrage adopte un point de vue qui confère une importance privilégiée (mais non exclusive) au savoir que nous devons aux sciences comportementales à propos des conduites et des représentations spatiales, un savoir enrichi et éclairé par les données provenant des neurosciences, des sciences du langage et des disciplines liées à l’informatique (intelligence artificielle, robotique, communication homme-machine). L’objectif n’a pas été de produire un « manuel », ce qui aurait impliqué une visée d’exhaustivité, mais de pratiquer une approche sélective fondée sur un parti-pris – celui de mettre en avant l’approche empirique des faits – et surtout sur la défense et l’illustration d’une idée – celle de la richesse de fonctions cognitives tributaires de la multimodalité des représentations et de la variété des stratégies qu’elles mettent en œuvre.

La vision que cet ouvrage voudrait transmettre au lecteur est celle de la pluralité et de la richesse des formes de représentation mises au service de la construction des connaissances spatiales. Pour servir cet objectif, l’ouvrage s’organise autour de quatre ensembles thématiques.

Pour commencer, j’ai pensé utile d’inviter le lecteur à considérer l’espace lorsqu’il est traité comme objet en soi. La question de l’espace a été largement investie par la réflexion philosophique et par la géométrie, comme partie des mathématiques consacrée à l’étude des figures qui s’inscrivent dans l’espace. La géographie, pour sa part, se donne pour objectif de rendre compte de la manière dont se distribuent les territoires définis par la nature et dessinés par l’histoire humaine. Enfin, l’architecture et l’activité picturale sont directement confrontées aux problèmes posés par l’expression de l’espace dans la création des formes visuelles.

L’espace doit également être vu comme le lieu où s’expriment des conduites. Il offre un contexte donnant lieu au déploiement de comportements de différents types, comme la reproduction de trajets, la planification de déplacements, la découverte de raccourcis et bien d’autres encore. Ces comportements font l’objet d’analyses qui s’appuient sur des outils méthodologiques appropriés. Ces analyses inspirent des théories visant à rendre compte des processus cognitifs sous-jacents à ces comportements et des mécanismes cérébraux soutenant ces processus. Tel est l’objet de la deuxième partie de l’ouvrage.

La troisième partie traite de l’espace représenté et plus particulièrement de la communication à propos de l’espace. Nous touchons ici au monde de la représentation cartographique et à celui de la communication verbale ou digitalisée. Ainsi, alors que la connaissance ou la pratique de l’espace étaient considérées dans la partie précédente à travers le prisme du comportement, nous voyons le langage et la sémantique venir enrichir le paysage. La question est de savoir comment s’exprime l’information relative à l’espace, que ce soit à travers des formes analogiques, où l’espace est représenté par de l’espace (au changement d’échelle près), ou à travers des formes codifiées et arbitraires (qu’il s’agisse du langage naturel ou de langages computationnels).

L’ouvrage s’intéresse enfin aux technologies conçues aux fins de construire des dispositifs et d’exploiter des bases de données spatiales, en accordant une attention spéciale à celles qui sont mises au service des comportements individuels, comme l’orientation ou la navigation dans des environnements non familiers. Comme dans bien d’autres domaines de la communication homme-machine, les ingénieurs sont confrontés à la question de l’ajustement des systèmes conçus dans cette intention aux capacités cognitives de leurs utilisateurs. Les nouveaux espaces ouverts par les technologies virtuelles, de même que les défis rencontrés par la recherche en robotique, seront également examinés dans cette quatrième partie.

Au terme de ces analyses menées au carrefour de plusieurs disciplines, un chapitre en forme d’épilogue me permettra de prendre congé du lecteur en essayant de le convaincre des vertus de ce que je proposerai d’appeler la pensée spatiale.

3. UN « PETIT TRAITÉ»

En écrivant ce livre, je n’ai pas pu échapper au sentiment que l’ampleur du sujet et la variété des questions abordées justifieraient un ouvrage académique plus ambitieux, un possible Traité des sciences de l’espace. Des ouvrages collectifs ont vu le jour ces dernières années aux États-Unis, mais en restant toujours limités aux seules approches psychologiques et neuroscientifiques de leur objet (voir Postma & van der Ham, 2016; Shah & Miyake, 2005; Waller & Nadel, 2013). Pourtant, la perspective pluridisciplinaire qui s’impose à propos de l’espace mérite d’aller au-delà de ce qu’en disent les seules sciences du cerveau et du comportement. Une initiative d’inspiration pluridisciplinaire a été présentée dans un ouvrage récent sur les systèmes d’information géographique et la manière dont leur conception s’appuie sur les données relatives au comportement humain (voir Richter & Winter, 2014).

La taille des ouvrages de la collection qui accueille le présent volume oblige à proposer ce livre comme un « petit traité». Pour autant, sa rédaction a été menée avec le souci de ne laisser de côté aucune des questions majeures touchant à l’espace. Chaque chapitre peut être vu comme une clef ouvrant une porte sur une conception ou une facette particulière de l’espace. L’ampleur des thèmes abordés et la couverture de disciplines qui ne se retrouvent pratiquement jamais illustrées dans les volumes rédigés par un psychologue ouvrent, je l’espère, des perspectives intellectuellement stimulantes. Le lecteur ne sera évidemment pas surpris d’y trouver des informations sur le raisonnement spatial, sur la description d’itinéraires ou sur les systèmes d’aide au déplacement, mais il sera aussi convié à traverser des espaces considérés comme moins « scientifiques », comme les espaces muséographiques, l’espace des labyrinthes et même quelques espaces littéraires. Pour que toutes ces questions tiennent en un volume raisonnable, je me suis efforcé de rassembler, sous la forme de chapitres compacts et coordonnés (dont plus de la moitié des travaux qui y sont cités ont été publiés depuis le début du XXIe siècle), tout ce que le lecteur d’aujourd’hui, scientifique ou non scientifique, désireux d’explorer un domaine au-delà de ce qu’en dit la psychologie, peut souhaiter connaître des diverses facettes de l’espace, de sa pratique et de sa connaissance.

* * *

Je ne saurais clore cet avant-propos sans exprimer toute ma reconnaissance à Marc Richelle et à Xavier Seron pour m’avoir accordé leur confiance et avoir permis à ce livre de paraître dans la collection dont ils assurent la direction scientifique.

Enfin, que soient remerciées les maisons d’édition nationales et internationales qui ont autorisé la reproduction à titre gracieux de figures dont elles détenaient les droits : American Association for the Advancement of Science, Cambridge University Press, Éditions JC Lattès/Éditions du Masque, Éditions du Seuil, Elsevier, John Wiley and Sons, M@ppemonde, Nature Publishing Group, Oxford University Press, Springer, Taylor & Francis.

MD

Paris, Orsay, Dinard, La Laguna

31 janvier 2016

PARTIE I

L’espace, objet de connaissance, objet de pratique

L’homme a assurément expérimenté l’espace avant de discourir à son propos et, a fortiori, avant de développer à son sujet un discours scientifique. L’environnement est appréhendé par l’expérience perceptive et par la locomotion par la quasi-totalité des créatures pourvues d’un système nerveux. Il offre un cadre dans lequel s’inscrivent leurs actions et s’affinent leurs programmes moteurs. De façon précoce dans la phylogénie, l’environnement a pu être intériorisé par les individus sous forme de représentations, offrant ainsi un support à la préfiguration de nouvelles actions. À un niveau encore plus avancé de l’évolution du système nerveux, l’environnement et les actions qui s’y déploient ont commencé à faire l’objet de communications entre les individus. La capacité, pour un individu, de mettre en œuvre des procédures destinées à transférer intentionnellement dans l’esprit d’un congénère sa propre représentation interne d’un environnement – mise au service d’un comportement – est certainement une étape cruciale de l’évolution. Elle est corrélative, dans l’espèce humaine, de la capacité de produire un discours à propos de l’espace, de conceptualiser celui-ci, de le paramétrer, de lui appliquer la mesure, de raisonner à son sujet, d’en dégager des lois et des principes de fonctionnement. Enfin, lorsqu’elle entre en scène, la pensée scientifique apporte avec elle une instrumentation (tant intellectuelle que matérielle) qui permet de conférer à l’espace le statut d’un objet de science.

Pour commencer, comment caractériser cet objet ? L’espace s’impose à chacun comme une réalité intuitive, génératrice d’expériences sensorielles et locomotrices. Il n’en reste pas moins un concept d’un degré élevé d’abstraction. Parler de réalités matérielles pourvues d’une extension spatiale n’est pas un exercice anodin. Il ne s’agit pas seulement, à travers cet exercice, de décrire les ingrédients qui peuplent l’espace offert à notre expérience, mais de rendre compte des principes qui régulent un monde spatialisé. Il est de fait que les sciences expérimentales qui contribuent à cerner la notion de « cognition spatiale » traitent moins de l’espace proprement dit que des conduites que les individus y déploient et de la connaissance qu’ils en construisent. Elles prennent l’espace comme un lieu d’action. Cette approche par le biais du comportement et des représentations est un angle d’attaque particulier, qui permet de révéler les propriétés de l’objet « espace ». Elle sera abondamment illustrée dans ce livre. Mais cette démarche empirique, qui a toute sa validité, ne dispense pas le chercheur d’un effort visant à cerner intellectuellement le concept lui-même, en particulier à travers la réflexion philosophique qui s’est développée à son propos et les conceptions de la géométrie qui lui sont étroitement liées. Nous devrons également considérer l’apport des disciplines dont l’objet même est l’espace, comme la géographie et la cartographie, mais aussi les sciences de la terre et de l’univers. Enfin, nous examinerons les disciplines pour lesquelles l’espace est un objet de pratique, comme l’architecture et les arts visuels.

Ce n’est qu’ensuite que nous nous consacrerons, à partir de la partie II, à ce que l’individu (ni scientifique ni praticien) connaît de l’espace et à la manière dont il révèle ses connaissances par ses déplacements, ses raisonnements et son discours.

Chapitre 1

L’espace et la pensée philosophique

Le concept d’espace, qui sollicite l’intuition de chacun, ne se laisse pas facilement cerner. En tout cas, son approche, à commencer par son approche philosophique, est loin d’être univoque. Mais on verra se dégager une tendance générale assez marquée, à savoir la prise en compte de l’homme dans la conception de l’espace et, dans le domaine de la géométrie, l’ancrage de la géométrie euclidienne dans la notion d’une intuition géométrique partagée par tous, voire considérée par certains théoriciens comme universelle.

1. DE L’ESPACE ABSOLU À L’ESPACE RELATIF

On doit à Newton la formulation d’une conception dite absolue de l’espace. Pour l’auteur des Principia Mathematica, l’espace constitue une réalité en soi. Il existe comme une entité permanente, indépendamment de la matière qu’il contient, et même d’ailleurs s’il n’en contient pas. Cette vision radicale, qui n’est sans doute pas étrangère à l’adhésion de Newton à l’idée d’un monde immanent, fut fortement discutée par Leibniz, son contemporain, cette dissension philosophique venant s’ajouter aux autres controverses qui opposèrent les deux penseurs (sur la théorie de la gravitation ou sur la paternité de la découverte du calcul infinitésimal). Leibniz, au contraire de Newton, défend l’idée de l’espace comme quelque chose d’essentiellement relatif (une propriété que l’espace, au demeurant, partage avec le temps). Pour lui, il n’y a pas d’espace sans matière et l’espace, d’une certaine manière, n’est concevable que du fait de l’existence des objets qui le remplissent. L’espace, peuplé d’objets du monde physique, est conçu comme la collection des relations spatiales entre ces objets, relations exprimables en termes de distances et de directions. En somme, l’auteur des Nouveaux Essais sur l’entendement humain entérine la notion d’une discrétisation de l’espace, aux dépens du postulat intuitif de sa continuité. L’espace est pour lui une réalité abstraite, pour laquelle il propose une métaphore imagée. L’espace est concevable comme le sont les relations existant entre les membres d’une famille. Toutes les personnes en question sont reliées les unes aux autres, mais leurs relations ne sont pas concevables indépendamment de l’existence de ces personnes.

La métaphysique de Kant, un siècle plus tard, viendra soutenir l’idée que l’espace, pas plus que le temps, ne sont appréhendables comme des réalités objectives du monde, mais que l’un et l’autre sont des intuitions inanalysables, non accessibles à un raisonnement rationnel, et qui fournissent à l’esprit le cadre organisateur de toute expérience humaine. Mais alors que pour les individus, l’intuition temporelle a son origine en eux-mêmes, l’intuition spatiale est engendrée par le monde extérieur. Toutefois, l’espace de Kant, contrairement à celui de Leibniz, est homogène et continu.

Plus tard, Bergson contribuera plus qu’un autre à la réflexion sur le temps, qui a longtemps dominé la pensée philosophique, tout en relevant l’interpénétration des concepts de temps et d’espace, notamment dans la page de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) où il analyse les correspondances spatiales (le parcours des aiguilles d’une horloge) des événements temporels (le temps écoulé pendant ce parcours). C’est dans ce contexte que Bergson introduit la fameuse formule par laquelle il caractérise le temps comme « le fantôme de l’espace ».

La notion de continuité de l’espace reste présente dans la vision proposée par Franz Brentano, au moment où celui-ci dessine les premiers contours de la pensée phénoménologique1. Brentano ne postule pas d’opposition radicale entre le monde extérieur et le monde psychique. L’un et l’autre se trouvent associés par une relation d’« intentionnalité», ce qui signifie que la pensée ne peut pas être dissociée des objets auxquels elle s’applique et qu’il n’y a pas de perception qui ne soit perception « de quelque chose ». Ainsi, les phénomènes psychiques sont essentiellement caractérisés en termes de leur relation à un objet. Tel est le propre des phénomènes mentaux, qui sont des phénomènes de nature expressément relationnelle. Brentano est sans doute le premier penseur à avoir mis en évidence que les différentes conceptions philosophiques de l’espace étaient tributaires de la signification attachée aux termes désignant l’espace. Ainsi, les Grecs anciens ne disposaient pas de terme équivalent à ce que nous appelons « espace ». Le terme grec « topos » correspond plus précisément à notre notion de « lieu », avec l’éventualité qu’un objet particulier puisse être attaché à ce lieu. La pensée d’Aristote, pour qui l’espace n’est pas infini, mais au contraire limité par la sphère céleste, n’est probablement pas indépendante de cette spécificité terminologique. Brentano, pour ce qui le concerne, avance l’idée que l’espace comme le temps n’existent pas par eux-mêmes. Ils ne peuvent être conçus qu’en termes des relations intentionnelles dans lesquelles ils sont impliqués. En ce sens, Brentano s’inscrit dans la suite de Leibniz et de sa conception « relative » de l’espace (voir Kavanaugh, 2008).

2. POINCARÉ, L’ESPACE ET LA GÉOMÉTRIE

À l’aube du XXe siècle, c’est assurément Henri Poincaré qui proposera la réflexion la plus avancée sur la notion d’espace, en articulant à l’approche philosophique une forte réflexion sur la géométrie. Le point le plus remarquable de la pensée de Poincaré est la prise en compte du corps de l’individu dans la définition de la notion d’espace. Dans son ouvrage de 1902, La Science et l’Hypothèse (qui reprend notamment un article paru en 1895 dans la Revue de métaphysique et de morale), Poincaré interroge la notion selon laquelle l’espace dans lequel s’inscrivent les images que nous formons des objets extérieurs serait le même que celui des géomètres et en posséderait toutes les propriétés. Il rappelle ce que sont les propriétés essentielles de « l’espace géométrique »: il est continu ; il est infini ; il a trois dimensions ; il est homogène ; il est isotrope.

Poincaré développe une analyse visant à démontrer que cet ensemble de caractéristiques ne se retrouve pas systématiquement dans « l’espace représentatif ». Pour commencer, si les images visuelles formées sur la rétine peuvent être considérées comme continues, elles ne possèdent que deux dimensions, ce qui distingue « l’espace visuel pur » de l’espace géométrique. D’autre part, tous les points de la rétine ne jouent pas le même rôle, ce qui conduit à mettre en doute l’idée de l’homogénéité de l’espace visuel. Enfin, si la vue permet d’apprécier les distances et par conséquent de percevoir la troisième dimension, cette perception pourrait se réduire aux sentiments éprouvés par l’individu pendant son effort d’accommodation et de convergence oculaire. Ces sensations musculaires sont distinctes des sensations visuelles qui donnent à l’individu la notion des deux premières dimensions. La troisième dimension ne peut donc pas être considérée comme jouant le même rôle que les deux autres, de sorte que l’espace visuel peut difficilement être vu comme isotrope2. Enfin, l’expérience liée au toucher et les sensations musculaires liées aux déplacements contribuent aussi à la genèse de notre notion d’espace, tout en restant aussi éloignées les unes que les autres de la notion d’espace géométrique.

Au total, pour Poincaré, « l’espace représentatif, sous sa triple forme, visuelle, tactile et motrice, est essentiellement différent de l’espace géométrique. Il n’est ni homogène, ni isotrope ; on ne peut même pas dire qu’il ait trois dimensions ». La conséquence que Poincaré tire de cette analyse est que « l’espace représentatif n’est qu’une image de l’espace géométrique, image déformée par une sorte de perspective, et nous ne pouvons nous représenter les objets qu’en les pliant aux lois de cette perspective ». La vue novatrice introduite par Poincaré est que lorsque nous « localisons » un objet dans un point donné de l’espace, « cela signifie simplement que nous nous représentons les mouvements qu’il faut faire pour atteindre cet objet ». Se représenter ces mouvements, c’est se représenter les sensations musculaires qui les accompagnent, mais celles-ci n’ont évidemment aucun caractère géométrique et n’impliquent donc pas la préexistence de la notion d’espace.

Le texte sur la relativité de l’espace, publié en 1906 dans L’Année psychologique et repris en 1908 dans Science et Méthode, s’ouvre sur un énoncé fort : « Il est impossible de se représenter l’espace vide. » Poincaré récuse la notion d’espace absolu et soutient, en continuité avec la thèse de Leibniz, le principe de la relativité de l’espace. Ainsi met-il en doute l’idée que l’on puisse prétendre « connaître » la distance entre deux points. Il ne peut être question de « grandeur absolue », mais seulement du rapport de cette grandeur à l’instrument qui permet de la mesurer (un mètre, le chemin parcouru par la lumière, etc.). Pour Poincaré, la notion d’une « intuition directe de l’espace » (intuition de la distance, de la direction, de la ligne droite) est une notion illusoire. Si néanmoins les individus « construisent » de fait l’espace, c’est grâce à un instrument dont ils se servent naturellement, en l’occurrence leur propre corps. « C’est par rapport à notre corps que nous situons les objets extérieurs [...]. C’est notre corps qui nous sert, pour ainsi dire, de système d’axes de coordonnées. » Cette approche s’applique tant à « l’espace restreint » (on dirait de nos jours « l’espace péricorporel », atteignable sans déplacement) qu’à « l’espace étendu », accessible aux déplacements. Dans cet espace, les points sont définis par la suite des mouvements qui permettent de les atteindre à partir d’une position initiale du corps de l’individu. Poincaré admet qu’il est possible de traduire notre physique dans le langage d’une géométrie qui aurait plus ou moins de trois dimensions, mais note que « la langue des trois dimensions semble la mieux appropriée à la description de notre monde ». Si le contraste entre une « géométrie primitive » encore grossière et « la précision infinie de la géométrie des géomètres » est bien reconnu, il n’en reste pas moins que « celle-ci est née de celle-là». Encore fallait-il « qu’elle fût fécondée par la faculté que nous avons de construire des concepts mathématiques, tel que celui de groupe par exemple ». Ainsi, la géométrie, qui n’est pas une science expérimentale, est bien enracinée sur l’expérience. Si nous avons créé l’espace que la géométrie étudie, c’est en l’adaptant au monde dans lequel nous vivons.

Dans le contexte historique où la géométrie euclidienne se trouvait confrontée aux « autres » géométries (hyperbolique, elliptique, etc.), le doute dominait quant à la nature de l’espace réel. La position de Poincaré revient à proposer que le choix d’une géométrie pour décrire l’espace est au bout du compte une question de convention. La géométrie euclidienne est certainement plus « simple » que la géométrie non euclidienne, ce qui lui vaut d’être préférée quand il s’agit de rendre compte de la géométrie du monde qui nous entoure. Simplicité et efficience s’avèrent être des critères plausibles sur lesquels un système géométrique vient à être retenu aux dépens d’un autre. Ici se révèle une forme de rupture assumée par l’auteur de Science et Méthode : l’intuition est reconnue comme étant en mesure de fonder les mathématiques, y compris la géométrie. L’esprit humain accède aisément à la notion de continuité, notamment lorsque cette dernière s’applique au domaine de l’espace. Il existe donc un fondement intuitif de la géométrie, et c’est sur cette intuition que repose la construction mathématique de la discipline.

Cette idée est en rupture avec celle d’un espace géométrique gouverné par des règles logiques universelles, indépendantes de l’homme. Ainsi, pour Frege, ces axiomes ne peuvent s’exprimer que dans un langage éminemment abstrait et leur objectivité est la condition même du fondement des mathématiques. Mais, au fond, cette position ignore que c’est l’homme, être vivant dans le monde, et nulle autre entité pensante et agissante qui construit les concepts mathématiques. La géométrie, initialement science des figures, devenue ensuite science de l’espace, tend à devenir, avec Poincaré, science du mouvement dans l’espace. Cette approche préfigure une vision plus générale de la science, plus récemment développée, qui intègre la relation de l’homme au monde et la connaissance qu’il en construit. C’est ainsi qu’en ce qui concerne la géométrie, le dialogue avec les disciplines expérimentales qui s’intéressent au mouvement (geste, locomotion) et à la connaissance de l’espace crée un rapprochement entre la « géométrie mathématique » et la « géométrie du monde sensible ». Dans ces conditions, « la pratique de l’invariance des objets du monde par rapport à la pluralité de nos référentiels et de nos codages nous permet de construire ou de concevoir, après coup, cette « invariance » ou stabilité qui sera propre à nos représentations conscientes, celles du langage et de l’espace par exemple, jusqu’aux constructions conceptuelles les plus stables, les plus invariantes, celles des mathématiques » (Longo, 2003). En mettant en avant une « philosophie moderne de la nature », la science d’aujourd’hui entretient l’idée d’une « construction des concepts [qui] s’enracine sur des praxis originaires de notre humanité» (Bailly & Longo, 2006). Dans le cas qui nous occupe, l’intelligence de l’espace repose sur le fonctionnement de structures neuronales qui permettent au cerveau de donner aux informations venant des différentes modalités sensorielles (vision, audition, proprioception) une cohérence spatiale et temporelle (voir Berthoz, 1997).

La pensée de Poincaré a, semble-t-il, influencé Albert Einstein au moment où celui-ci élaborait sa théorie de la relativité restreinte. On sait qu’Einstein a lu La Science et l’Hypothèse (ouvrage paru en 1902). En 1905, son article dans Annalen der Physik sur l’électrodynamique des corps en mouvement questionne directement la physique de Newton, alors que celle-ci exerce encore une forte emprise sur la communauté des physiciens. Einstein exprime une rupture radicale avec le postulat newtonien d’un espace et d’un temps absolus, au bénéfice d’une vision relative de ceux-ci. Cette approche sera étendue en 1916 par la formulation de la théorie de la relativité générale.

L’idée mise en avant par Einstein est celle d’un monde formé d’un continuum d’espace-temps à quatre dimensions. Si l’espace est un continuum à trois dimensions, dans lequel il est possible de définir la position d’un point à l’aide de trois coordonnées (à condition toutefois que ce point soit considéré comme immobile), les événements du monde spatio-temporel sont vus comme incluant une coordonnée supplémentaire, la coordonnée temporelle. Cette vision vient en rupture avec la mécanique newtonienne, qui tient le temps pour un continuum indépendant du continuum spatial. Pour Einstein, « le temps est privé de son indépendance ». La théorie de la relativité le solidarise étroitement à l’espace, en instaurant leur mutuelle dépendance (voir Einstein, 1956).

3. MERLEAU-PONTY ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPACE

La question de l’espace ou, comme nous le verrons, « des » espaces occupe une place importante dans la pensée de Maurice Merleau-Ponty. Dans la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, la spatialité reprend une place notable dans la pensée philosophique, après le privilège dont ont bénéficié les avancées philosophiques centrées sur la temporalité. Merleau-Ponty contribue à cette ouverture, alors qu’il s’apprête à enseigner la psychologie pédagogique à la Sorbonne et que Piaget engage ses premiers travaux sur la représentation de l’espace chez l’enfant.

Dès 1945, dans Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty contribue au renouveau de l’intérêt philosophique pour l’espace, tout en affichant un point de vue éminemment personnel. Ainsi marque-t-il une franche distance à l’égard de l’espace euclidien, qui correspond à une forme supposée « objective » de l’espace, mais qui n’est à ses yeux qu’un « espace sans transcendance », rien de plus qu’un « réseau de droites ». Il donne au contraire une primauté à l’espace subjectif, centré sur le corps, en cherchant à identifier les contours de ce qu’il appelle « l’espace originaire », lui-même associé à l’idée d’une « spatialité primordiale ». Il accorde une grande importance à la spatialité du corps propre et au « schéma corporel », dont la spatialité ne peut pas être assimilable à celles des objets extérieurs. « Si mon bras est posé sur la table, je ne songerai jamais à dire qu’il est à côté du cendrier comme le cendrier est à côté du téléphone. Le contour de mon corps est une frontière que les relations d’espace ordinaires ne franchissent pas. »

Mais surtout, Merleau-Ponty récuse la notion d’un espace universel et met en avant la multiplicité des espaces, en suggérant que chacun d’eux a son statut philosophique particulier. C’est ainsi qu’il considère l’espace expérimenté par des sujets spécifiques et dans des contextes spécifiques, comme l’espace parcouru par l’enfant, l’espace du rêveur, celui du schizophrène, celui du « primitif ». À aucune de ces expériences ne correspond une spatialité homogène et isotrope, et les relations qui s’inscrivent dans l’espace ne peuvent qu’être rapportées au sujet qui les décrit et qui les porte. D’autres formes d’expériences sont analysées, comme celles de la peinture, de la musique, de la danse et, dans une page particulièrement inspirée, de la nuit. « La nuit est sans profils [...], elle est une profondeur pure sans plans, sans surfaces, sans distance d’elle à moi. » Merleau-Ponty passe ainsi en revue autant d’« espaces qualitatifs », en posant comme condition indispensable pour la production d’un discours philosophique sur la spatialité la nécessité de tenir compte de « la fixation du sujet dans un milieu et finalement son inhérence au monde ».

Ainsi, la phénoménologie se donne pour objectif de saisir l’expérience réellement éprouvée par le sujet, et le regard de celui-ci sur cet « espace vécu » est tout autre chose que le regard du géographe qui se penche sur une carte du monde. L’expérience originaire de l’espace est bien une expérience subjective, fondée sur le corps propre. Celui-ci n’est pas un corps parmi d’autres objets présents dans l’espace, séparés les uns des autres par des distances, visibles à partir d’une perspective. Le corps propre, support de notre subjectivité, est reconnu comme le principe même de la connaissance spatiale (voir Vetö, 2008).

La phénoménologie substitue à la notion de « distance géométrique » celle de « distance vécue », qui fait que, pour un objet situé à des distances différentes du sujet, « l’objet à cent pas n’est pas présent et réel au même sens où il l’est à dix pas ». Ils n’apparaissent pas comme le même objet. Et la notion de « grandeur » est alors préférable à celle de « distance » pour rendre compte de ce phénomène. « Il est donc bien vrai que toute perception d’une chose, d’une forme ou d’une grandeur comme réelle, toute constance perceptive renvoie à la position d’un monde et d’un système de l’expérience où mon corps et les phénomènes soient rigoureusement liés. Mais le système de l’expérience n’est pas déployé devant moi comme si j’étais Dieu, il est vécu par moi d’un certain point de vue, je n’en suis pas le spectateur, j’y suis partie, et c’est mon inhérence à un point de vue qui rend possible à la fois la finitude de ma perception et son ouverture au monde total comme horizon de toute perception. » Cette insistance sur la notion de « point de vue » et sur le caractère jugé réducteur de la « vision de survol » annonce les approches cognitives qui, 50 années plus tard, conduiront à la distinction de la perspective égocentrique et de la perspective allocentrique dans la construction des connaissances spatiales. De manière analogue, la critique de la vision géométrique des trois dimensions (hauteur, largeur, profondeur) comme « substituables » les unes aux autres trouvera un écho et une validation empirique dans les travaux de Franklin et Tversky (1990), qui démontrent l’inégale accessibilité cognitive de ces dimensions. Pour Merleau-Ponty, si toutes les dimensions sont « existentielles », la profondeur l’est plus encore que les deux autres et a un rôle prépondérant dans la constitution d’un « savoir spatial ».

De façon intéressante, dans sa démarche philosophique, Merleau-Ponty fait de nombreux emprunts à la topologie, en revenant souvent, par exemple, sur le concept d’« empiètement ». La suggestion a été faite que la pensée philosophique de l’auteur de Phénoménologie de la perception serait elle-même l’expression d’une sorte de spatialité. L’empiètement, la circulation et l’entrelacement entre les concepts, le passage d’un domaine à un autre sont des caractéristiques métaphoriquement spatiales de l’acte même de philosopher. Ainsi la philosophie serait-elle foncièrement spatialisée à travers les relations dont elle cherche à rendre compte entre le corps et le monde dans lequel celui-ci est immergé (voir Saint Aubert, 2004).

4. ÉPISTÉMOLOGIE GÉNÉTIQUE DE LA REPRÉSENTATION SPATIALE

Le postulat commun aux théories modernes de l’espace est que l’on ne peut pas parler de l’espace sans se référer au sujet et aux actions que celui-ci exerce en son sein. Mais ce qui reste dominant, c’est la référence à un sujet considéré dans une acception généraliste, avec une prise en compte modeste, voire nulle des changements qui s’opèrent dans les capacités de ce sujet au cours de son évolution. Or, c’est précisément cet aspect qui va inspirer l’approche de Jean Piaget, l’approche « psychogénétique », aux antipodes d’une conception nativiste de la connaissance. Piaget va se centrer sur le sujet et ses activités. Les objets dans l’espace ont certes des propriétés, mais plus importantes encore sont les actions que l’individu effectue sur les objets. L’investigation se donne alors pour objectif de répondre à une liste précise de questions. Par quels stades passe l’acquisition de l’espace pour l’enfant ? Comment l’enfant acquiert-il la capacité de mesurer les longueurs ? Comment ces acquisitions précoces aboutissent-elles à une représentation marquée par la quantification et par la logique ? Ces questions ont motivé les travaux rapportés dans deux ouvrages majeurs (Piaget & Inhelder, 1948; Piaget, Inhelder & Szeminska, 1948). Le recueil des observations menées par Piaget sur des enfants de 2 à 12 ans donne une légitimité empirique à une recherche qui est elle-même fortement ancrée dans les réflexions philosophiques sur l’espace qui se sont développées depuis le tournant du siècle. Cette approche apporte une dimension particulièrement ambitieuse à l’entreprise piagétienne d’édification d’une épistémologie génétique, modèle explicatif général de l’acquisition de la connaissance.

Au commencement est l’espace sensorimoteur, directement lié aux actions et aux perceptions de l’individu. Il est constitué par les manipulations et les déplacements du sujet. Cet espace est « essentiellement incomplet, parce que toujours lié au champ présent et proche du sujet, sans possibilité de relier ces divers champs en un espace unique général. L’espace sensorimoteur fournit ensuite en partie cette possibilité, mais de façon purement pratique et motrice, c’est-à-dire grâce à des anticipations courtes, et sans représentation d’ensemble de la totalité des déplacements ou des chemins parcourus » (Piaget, 1950). Cet « espace pratique d’action » est défini par les quatre propriétés du groupe de déplacement qui sont liées à des transformations : composition, déplacement inverse, réversibilité et associativité (cette dernière transformation étant celle qui permet de réaliser des conduites de détour).

La transition vers les formes plus avancées de la connaissance spatiale se fait alors par la création d’un « espace représentatif », caractérisé tout d’abord par des représentations imagées statiques et par la difficulté de l’enfant à se représenter les transformations. Ce n’est qu’à partir du stade préopératoire que les objets sont identifiés à partir de leur identité topologique, avec une intuition spatiale essentiellement dominée par les relations de voisinage, de séparation, d’ordre, d’enveloppement et de continuité. Ces relations restent toutefois intérieures aux figures et ne permettent pas la mise en relation des figures entre elles. Elles ne permettent au sujet que de se référer à son seul point de vue, ce qui fait que l’espace topologique n’a « encore rien d’un espace total qui engloberait toutes les figures » (Piaget & Inhelder, 1948).

La situation change de façon majeure à partir du moment où l’enfant accède à l’espace projectif, lorsque les figures cessent d’être envisagées uniquement en elles-mêmes et peuvent être considérées relativement à un « point de vue ». L’enfant peut envisager qu’il existe d’autres points de vue sur un environnement que le sien propre. En présence d’une scène (le fameux paysage des trois montagnes), l’enfant est maintenant en mesure de concevoir la représentation qu’en construit un autre observateur situé à un point opposé à celui que lui-même occupe. La capacité de se mettre par la pensée à la place d’autrui et la décentration rendue possible en s’affranchissant de la vision égocentrique sur un environnement constituent un pas décisif dans la marche vers la construction de l’espace total. Le franchissement de ce pas n’est possible que grâce à la maîtrise des opérations de transformation (comme la rotation et l’inversion), caractéristiques du stade opératoire. Ainsi se trouve atteint le stade de la « relativité complète des perspectives ».

Alors que l’espace projectif repose sur « une coordination des points de vue, réels ou possibles, en même temps que des figures considérées comme relatives à ces points de vue », l’accès à l’espace euclidien rend possible le positionnement des objets (et de soi-même comme objet) dans un espace de coordonnées. « Les coordonnées, qui expriment la structure de l’espace euclidien, constituent une coordination des objets envisagés en eux-mêmes dans leurs placements et leurs déplacements objectifs, ainsi que dans leurs relations métriques. » L’espace tout entier est le cadre unique à la fois de tous les objets et de tous les observateurs réels ou potentiels de ceux-ci. C’est en atteignant le stade formel que l’adolescent ou l’adulte deviennent capables de se représenter cet espace, dont les caractéristiques métriques peuvent être estimées de façon objective. Le sujet est alors en présence d’un espace qui supporte la quantification mathématique.

5. UNIVERSALITÉ DE L’INTUITION GÉOMÉTRIQUE ?

L’œuvre de Piaget fournit sans doute la plus robuste argumentation soutenant les fondements psychologiques de la géométrie. En ce sens, elle marque une forme de continuité à l’égard du postulat de Poincaré selon lequel la construction mathématique de la géométrie repose sur des contenus fournis par l’intuition humaine. Cette vision a continué de se répandre dans les années plus récentes, suggérant que le système sur la base duquel la géométrie s’est développée est le système cognitif de représentation spatiale dont dispose l’être humain. Une notion de plus, dans le développement des hypothèses sur les origines de la géométrie, est celle de l’universalité des « modules » cognitifs qui ont présidé à la fondation de la géométrie euclidienne.

Des arguments en ce sens sont fournis par les travaux qui révèlent la sensibilité de personnes n’ayant pas la moindre familiarité avec la géométrie à certaines propriétés des objets géométriques qui leur sont présentés. L’exemple le plus célèbre est certainement celui d’une population amazonienne, les Mundurukú, population très isolée, sans contact avec les concepts de la géométrie, et dont la langue ne possède aucun terme pour désigner des concepts géométriques classiques (comme celui de parallélisme ou celui d’angle droit). Dans l’expérience princeps impliquant des enfants et des adultes de cette culture, des séries de six figures sont présentées, chaque série illustrant dans cinq des figures une propriété géométrique (par exemple, le parallélisme de deux droites), alors que l’une des six figures ne présente pas cette propriété (figure 1.1). La tâche des participants est de désigner laquelle des six figures « ne va pas bien » avec les cinq autres. Les résultats montrent que les Mundurukú identifient très aisément la figure qui viole la propriété illustrée par les cinq autres, avec un niveau de performance très supérieur à ce que donnerait le hasard, et par ailleurs comparable à celui de participants nord-américains dont l’éducation a fait toute sa place à la géométrie. Enfin, sur la quarantaine d’épreuves auxquelles les participants sont soumis, pour lesquels les taux de performance varient, le classement des items, depuis les plus faciles jusqu’aux plus difficiles, est le même pour les Mundurukú et pour les Nord-Américains. Le parallélisme dans la hiérarchie de difficulté des items est le reflet d’une intuition géométrique de base comparable au sein des deux cultures, indépendante des connaissances acquises à travers l’enseignement de la géométrie (voir Dehaene, Izard, Pica & Spelke, 2006).

Tout à fait convergentes sont les données montrant la même sensibilité des deux cultures dans la détection de variations portant sur les longueurs et les angles, deux ingrédients essentiels des figures géométriques. Ces deux dimensions ont un statut évidemment privilégié dans la perception des formes, contrairement à l’orientation des figures, qui constituent des traits non contraignants dans le cadre d’une géométrie transformationnelle. Il s’avère que la sensibilité des observateurs aux longueurs et aux angles est confirmée, alors que ce n’est pas le cas pour l’orientation des figures, et ceci est vrai pour les deux populations. Autrement dit, une intuition géométrique universelle permettrait de saisir les invariants les plus pertinents, à savoir ceux qui assurent l’identification et la catégorisation des objets spatiaux (voir Izard, Pica, Dehaene, Hinchey & Spelke, 2011; Spelke, Lee & Izard, 2010).

FIGURE 1.1.

Quatre séries de six figures géométriques. Figure adaptée du chapitre de V. Izard, P. Pica, S. Dehaene, D. Hinchey et E. Spelke dans Space, time and number in the brain : Searching for the foundations of mathematical thought (2011), reproduite avec la permission de V. Izard, d’Elsevier et de l’American Association for the Advancement of Science.

Quadrilatère

Lignes parallèles

Centre d’un cercle

Translation

Les approches comparatives dans le domaine de l’espace et de la géométrie n’apportent pas seulement un éclairage sur le fait que des compétences cognitives sont partagées par des individus de cultures différentes, bénéficiant d’expériences différentes au sein de leurs environnements respectifs. Dans les exemples cités, les recherches empiriques, mettant à contribution à la fois l’anthropologie et la psychologie cognitive, nous informent sur la géométrie elle-même. Elles attestent que la géométrie euclidienne n’est pas une pure construction mentale proposée par des spécialistes et dont ne pourraient bénéficier que les individus qui ont reçu une formation spécifique. Des arguments solides se dégagent au contraire en faveur de l’universalité des ingrédients de la géométrie euclidienne au sein des dispositifs cognitifs qui permettent à l’individu de percevoir et de se représenter l’espace. Sans doute le savoir géométrique, tel que le révèlent des populations restées à l’écart de toute instruction formelle en la matière, peut-il être enrichi et affiné par la culture (à travers l’acquisition de compétences permettant l’utilisation d’outils mathématiques ou cartographiques), mais la recherche, initialement ancrée dans la réflexion philosophique, appuyée ensuite par les sciences cognitives, nous éclaire sur la réalité d’une connaissance géométrique inhérente à l’esprit humain. Ainsi reboucle-t-on de façon intéressante avec la métaphysique kantienne et l’idée d’une disponibilité naturelle et immédiate de la connaissance de l’espace, et notamment de l’espace géométrique, pour l’esprit humain.

1. Les textes les plus directement en rapport avec la question de l’espace, dictés par Brentano entre 1913 et 1917, ont été rassemblés par S. Körner et R. M. Chisholm en 1976 sous le titre Philosophische Untersuchungen zu Raum, Zeit, und Kontinuum, ouvrage traduit par B. Smith en 1988 sous le titre Philosophical Investigations on Space, Time, and the Continuum.

2. Dans le chapitre IX du livre de Benjamin Bourdon, La Perception visuelle de l’espace, paru la même année que l’ouvrage de Poincaré (1902), on retrouve précisément la notion du fait que les sensations accompagnant les changements de convergence sont responsables de la perception de la profondeur.

Chapitre 2

L’espace géographique

La géographie est souvent considérée comme la science de l’espace par excellence. Elle traite des territoires situés à la surface de la planète, sous une variété de perspectives : sous l’angle de la nature des sols et de leur morphologie, de la manière dont les populations se distribuent, des modes de vie et des régimes politiques de leurs occupants. Que l’approche du géographe se concentre plutôt sur les caractéristiques des terrains ou celles des peuples qui les habitent, la géographie s’intéresse à des objets inévitablement distribués sur une réalité physique spatialisée. Même si cette réalité matérielle, dans son extension spatiale, n’est pas toujours au centre du propos du géographe, sa discipline reste, étymologiquement, la « science de la terre ». L’espace terrien est bien son objet.

Les espaces, les contours, les figures offertes par la nature constituent une matière brute, dont il s’agit, pour le chercheur, d’avoir une approche (et une mesure) de nature scientifique. La construction des connaissances géographiques s’appuie sur un appareil méthodologique, à savoir des instruments, des méthodes de calcul, des grilles de lecture, qui, à partir des informations collectées, permettent d’interpréter l’objet dont parle le géographe, de lui conférer une signification et d’en construire une représentation partageable avec d’autres chercheurs ou avec les utilisateurs de ces connaissances. Par exemple, si une forme naturelle (comme le tracé sinueux d’un fleuve ou le contour côtier d’un continent) doit être reprise et traduite sous la forme d’une représentation graphique, l’application d’un savoir rationnel et la mise en œuvre d’une instrumentation (mathématique) vont permettre de mettre de l’ordre, ou à tout le moins de conférer davantage de lisibilité, au sein d’une réalité trop complexe pour être conservée telle quelle dans la représentation. La plupart des objets géographiques sont mathématisables. Même si la géographie ne revendique pas d’être mathématisée dans tous les aspects de son programme, la compréhension de processus de complexité croissante, dans lesquels interagissent des facteurs géophysiques, biologiques et sociaux et où les besoins interdisciplinaires sont massifs, fait aujourd’hui de plus en plus appel à la modélisation mathématique et à l’outil informatique.

1. LES OBJETS DU GÉOGRAPHE

Les géographes ont toute légitimité, bien sûr, à s’interroger sur l’espace, comme concept général et abstrait, dans la ligne des questionnements philosophiques mentionnés au chapitre précédent. Ils sont également tournés vers la description « des » différents espaces, définis par les réalités géophysiques, végétales, climatiques, humaines, politiques qui les caractérisent. Ce faisant, ils retiennent la notion d’espace en tant que « lieu », un lieu plus ou moins étendu, plus ou moins précisément délimité, dont les frontières permettent de distinguer ce qui est «à l’intérieur » de l’espace et ce qui est «à l’extérieur » de celui-ci. Comme toute démarche intellectuelle portant sur la notion d’espace, celle des géographes entérine cette caractérisation de base, en particulier la catégorisation permettant de distinguer la notion de « dedans » et la notion de « dehors », même si leurs délimitations sont parfois marquées de flou. Mais en se penchant sur les espaces qui constituent ses objets, la géographie est amenée à considérer différents niveaux d’analyse, qui correspondent de fait au programme scientifique de sous-communautés différenciées au sein de la discipline.

Un premier niveau d’analyse prend en compte l’espace comme extension physique d’une certaine portion de territoire, quantifiable et mesurable. Au second niveau, le chercheur prend le territoire, non plus comme une surface matérielle analysable pour elle-même, mais comme un environnement au sein duquel des humains développent leurs activités et leurs relations sociales. Enfin, au troisième niveau, l’espace est considéré comme objet de représentation culturelle, comme objet de réflexion sociale sur le monde dans lequel vivent des hommes. Ce dernier niveau d’approche est révélateur de la variété des relations qu’entretiennent les groupes humains avec leur espace. Il implique une forte dimension sociologique et anthropologique. C’est ce niveau qui est visé par les analyses de Michel Lussault, pour qui « le monde social se constitue par l’espace comme monde d’expérience partagée pour les individus et pour les groupes » (Lussault, 2007).

Initialement, la vocation du géographe est de construire une connaissance des territoires et d’en établir la cartographie. C’est le rôle quasi exclusif de la géographie de l’Antiquité jusqu’à la Renaissance, avec l’établissement de cartes, d’atlas, de portulans, tous instruments permettant non seulement de documenter des réalités spatiales proches et lointaines, mais aussi d’assister la navigation à travers ces territoires et à travers les espaces maritimes. Si la géographie s’est découvert, par la suite, d’autres problématiques, plus larges et plus ambitieuses, et s’est mise à développer des techniques de plus en plus sophistiquées de projection cartographique, la géographie des territoires n’a jamais complètement négligé la dimension humaine attachée à ceux-ci. Ainsi, au Ier siècle de notre ère, Strabon, dans sa Géographie, tout dédié qu’il est à la description des régions du monde alors connues des Grecs, introduit l’idée que les caractères d’un peuple peuvent être, au moins en partie, déterminés par les propriétés de son environnement spatial. La position géographique d’une contrée au sein d’un continent (par exemple, le fait qu’elle possède une façade maritime) est vue comme un facteur qui contribue à l’ouverture vers d’autres territoires, donc à la grandeur et à l’influence du peuple de cette contrée. Strabon étend la notion de territoire à celle de « milieu » et donc à l’idée que les caractéristiques d’un environnement géographique peuvent affecter la psychologie et le comportement des individus. Quelques siècles plus tard, la « théorie des climats » (déjà présente chez Aristote) illustrera de façon plus marquée, à travers Montesquieu et Buffon, cette idée d’une influence directe des propriétés environnementales d’un territoire sur les sociétés qui l’habitent.

La prise en compte de l’humain par la géographie prend plusieurs aspects. Les territoires peuvent être étudiés à travers divers indicateurs décrivant leur population (densité, fréquence de telle ou telle profession, de tel ou tel comportement, etc.). Ici, la population est traitée comme un paramètre attaché au territoire, dont elle constitue en quelque sorte un attribut parmi d’autres. Mais il existe aussi une géographie tournée vers l’être humain comme porteur de valeurs et de représentations et visant à rendre compte de l’image que les individus se font de leur environnement. Des illustrations en sont fournies par les chercheurs qui travaillent aux confins de la géographie sociale et de la géographie environnementale. Il existe de nombreuses tentatives en vue de saisir, à travers le discours ou par l’extériorisation graphique de « cartes mentales », les représentations que différents utilisateurs peuvent construire d’un même espace géographique. Des travaux de géographes mettent également en évidence les biais qui affectent les représentations spatiales construites par les individus du monde qui les environne. Ainsi, les habitants d’une ville située dans une contrée multiculturelle tendent à sous-estimer les distances kilométriques qui les séparent d’une autre ville appartenant à leur propre communauté, tandis qu’ils surévaluent les distances vis-à-vis de localités habitées par des représentants d’une autre communauté, comme ceci a été démontré dans des territoires occupés où les relations entre les communautés en question sont de nature conflictuelle (voir Portugali, 1993).

Indéniablement, la géographie humaine a développé un intérêt grandissant pour « l’espace vécu », pour les conceptions que les individus se forment de leur environnement géographique et social, pour les représentations qu’ils en partagent au sein de leur communauté (voir Frémont, 2005). La notion d’espace en vient même parfois à éclater, avec la nécessité de conceptualiser de façon différenciée les différents lieux d’existence de l’individu (espaces résidentiels, espaces de travail, espaces de loisir, etc.), chacun ayant ses propriétés et ses modes de fonctionnement. Enfin, la géographie a quelque chose à dire de l’espace et de l’environnement physique de l’homme quand celui-ci entreprend de les transformer. Ainsi se met en place l’analyse des espaces géographiques sous l’angle de l’anthropisation et des modifications (temporaires ou durables) qui en résultent.

Par ses interfaces avec les sciences sociales et les sciences du comportement, par son questionnement sur la relation cognitive de l’homme à l’espace, la géographie a été pénétrée, dans les dernières décennies, par des questions nées dans le champ des sciences cognitives. À vrai dire, comme c’est le cas pour d’autres disciplines (la linguistique, la philosophie), ce n’est qu’une fraction limitée de la discipline géographique qui est entrée dans le concert cognitif. Mais, de façon très productive, les relations établies par des géographes avec la psychologie cognitive ont fourni à cette dernière des outils permettant une forme de « visualisation » des représentations mentales de l’espace, comme par exemple la topographie des environnements urbains (voir Cauvin & Schneider, 1989; Giraudo & Pailhous, 1994).

2. L’ANALYSE SPATIALE ET LE CONCEPT DE TERRITOIRE

La géographie n’échappe évidemment pas à une interrogation philosophique sur son objet. On rappellera à ce sujet la contribution de Kant, philosophe fortement engagé dans l’explicitation des connaissances géographiques de son temps1. De fait, son enseignement, destiné à « préparer méthodiquement la jeunesse à la connaissance du monde », reste modérément connecté à sa pensée philosophique. Le point de vue descriptif y a toute sa place, mais au-delà de la démarche inévitable de classification et d’inventaire, Kant souligne le rôle indispensable du « raisonnement » et de la connaissance des « principes régulateurs » qui s’appliquent aux objets de la géographie.

De nos jours, les interrogations épistémologiques de la géographie ne manquent pas et l’on entend s’exprimer des questionnements sur l’objet même de la discipline. L’espace considéré par le géographe (ou par les tenants des différentes tendances illustrées par la discipline) est-il le même que celui auquel se sont consacrés Kant, Poincaré et Merleau-Ponty ? En vérité, tout ce qui s’inscrit sous le regard du chercheur et à quoi celui-ci applique son analyse, ce sont des points, des lignes, des surfaces, autant d’éléments dont la combinaison crée des délimitations au sein d’un espace physique. On voit alors se développer une conception de l’espace en tant qu’ensemble articulé de lieux, de distances, d’étendues, susceptible de faire l’objet de représentations graphiques, mais aussi d’efforts avancés de formalisation mathématique (voir Brunet, 1987). Simultanément se développe une centration sur la notion d’« espace occupé» (occupé par des réalités géophysiques, par des groupes humains, par des constructions humaines, par des réseaux de circulation). Cette préoccupation redonne toute son actualité à la sentence souvent reprise dans la communauté géographique : « L’espace n’existe que par ce qui le remplit » (Moles & Rohmer, 1998).

Dans les dernières décennies, on a vu se développer, sous le label de « l’analyse spatiale », une démarche globale visant à rendre compte de tous les phénomènes ayant une inscription spatiale. L’analyse des phénomènes sous l’angle de leur organisation spatiale est alors mise au service de la compréhension de leurs propriétés et de la recherche de modèles explicatifs. L’exemple princeps en la matière est celui de la cartographie des cas de choléra pendant l’épidémie qui affecta la population de Londres en 1854. C’est en examinant la distribution spatiale des cas recensés que John Snow, médecin hygiéniste en charge de cette situation, put localiser le foyer de l’épidémie, véhiculée par l’intermédiaire du circuit de distribution de l’eau (figure 2.1). Dans cette vision des choses, l’espace géographique n’est plus interprété comme une simple surface ou un simple support, mais comme le révélateur de structures au sein desquelles la covariation de propriétés quantifiables informe le chercheur. Cette démarche intéresse évidemment de nombreuses disciplines, parmi lesquelles l’économie occupe une place de choix, avec le développement d’une «économétrie spatiale ». Une tendance se dessine même vers la prise en compte des structures spatiales dans une perspective purement abstraite, sans référence aux processus qui engendrent ces structures (voir Getis & Paelinck, 2004).

FIGURE 2.1.

Cartographie des cas de choléra pendant l’épidémie de 1854 à Londres.

Le développement des systèmes d’information géographique fournit à l’analyse spatiale des données de plus en plus abondantes sur les environnements pris comme objets d’étude. Les concepts de distance, de connectivité, de relations directionnelles entre les localisations considérées deviennent primordiaux. Cette approche bénéficie en outre des capacités grandissantes de visualisation offertes par ces dispositifs. La visualisation doit alors être « guidée » pour être pleinement informative, surtout pour l’utilisateur non géographe, de sorte que soit bien reconnue la distinction entre les « données », qui résultent de la saisie quantifiée de certains phénomènes, et l’« information », qui résulte d’un raisonnement interprétatif. Cette distinction est d’autant plus importante que les bases de données concernant l’occupation et l’usage des sols sont largement utilisées dans les prises de décision à propos de l’aménagement des territoires.

La notion de territoire a pris une importance grandissante dans la géographie contemporaine. La signification éthologique du terme est bien attestée lorsqu’il s’agit de désigner la zone d’habitat au sein de laquelle une population animale vit et se reproduit. Pour la géographie humaine et politique, l’espace devient territoire à partir du moment où des pratiques collectives, un partage identitaire et des stratégies de contrôle régulent l’activité de ses acteurs. Le territoire est une portion d’espace marquée par une spécificité (naturelle, administrative, politique, culturelle, linguistique, etc.), bornée par des frontières, mais on voit que sa signification dépasse le cadre purement géographique. La notion inclut une dimension d’identité sociale qui fait qu’à la réalité spatiale circonscrite par le territoire s’ajoute la valeur symbolique attachée au groupe humain qui le peuple et aux actions qui ont contribué historiquement à sa construction. Pour Claude Raffestin (1980), promoteur d’une défense et illustration du concept de territorialité, le territoire est plus qu’un espace. C’est un espace chargé de sens, auquel sont inhérentes les notions de pouvoir et de contrôle. « Le territoire peut être considéré comme de l’espace informé par la sémiosphère » (Raffestin, 1986).

La question de la territorialité a inspiré des recherches très variées, dont il n’est possible de citer que quelques-unes. Les plus nombreuses sont celles qui visent à dégager les propriétés des entités identifiables comme territoires. Le territoire fait référence à la matérialité d’un espace géographique, mais possède surtout une signification symbolique qui permet à des individus de s’éprouver comme appartenant à ce territoire. Entre deux territoires ou deux portions d’un espace plus étendu, il existe une discontinuité, mais aussi la notion d’un contact entre eux. La discontinuité est attestable par des différences de nature quantitative ou qualitative. Elle peut être linéaire, lorsque les deux portions d’espace sont nettement différenciées (sous la forme d’une frontière), ou avoir une certaine épaisseur, lorsque la discontinuité est caractérisée par un gradient (dans le cas d’un no man’s land). Mais au-delà de la notion de frontière ou de limite, comme réalité physique signant la discontinuité entre deux territoires, les deux portions d’espace peuvent également être vues comme réalisant une forme d’interface, rendue possible par le contact entre les deux entités voisines. L’analyse en termes d’interface permet de prendre en charge la notion de flux entre territoires. L’interface assure deux fonctions importantes au sein de l’espace géographique, les fonctions d’échange et de régulation, avec une perspective potentielle d’interaction, voire, dans certains cas, de fusion entre les territoires (voir Chapelon & Emsellem, 2008).

D’autres travaux se proposent d’étendre la notion de territoire en incluant l’idée de territoires discontinus ou encore « multisitués ». Denise Pumain (2012) a envisagé « des formes de délimitation allant de l’inclusion dans des frontières [...] à des ensembles éclatés en plusieurs morceaux [...] ou restreints à des réseaux ». Le cas le plus classique de l’éclatement en territoires multisitués est celui des diasporas. D’autres cas sont illustrés par les villes sud-africaines, où des pratiques spatiales, héritées de la politique d’apartheid, impliquent la traversée de territoires discontinus socialement étanches. On a donc affaire à des formes complexes de territorialité, qui reposent sur des structures de réseaux plutôt que d’aires géographiques continues et bornées par des limites (voir Giraut, 2013).