Phusis le nouveau monde - Tome 2 - Barbara Laffay - E-Book

Phusis le nouveau monde - Tome 2 E-Book

Barbara Laffay

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Beschreibung

Des murmures d’indépendance bruissent jusqu’aux rives des Grands Lacs canadiens. Les peuples qui s’affrontent depuis des siècles déjà pour ses richesses se voient entraînés malgré eux par ce vent de révolte qui souffle sur la terre des nations indiennes. Personne n’y échappe et Elysée, à l’instar des autres femmes, se trouve prise dans les tourments de cet embrasement qui s’empare des hommes et engloutit tout sur son passage.

Résistera-t-elle à la violence de ses assauts ? Trouvera-t-elle sur son chemin de guérisseuse, de femme et de sang-mêlé la force de demeurer droite, fière et intègre dans ce monde qui n’en finit pas de redessiner son futur ?

Cet avenir fragile où s’entremêlent étroitement amour et douleur. Source de tant d’incertitudes et de si grands espoirs…


À PROPOS DE L'AUTRICE

Barbara Laffay est naturopathe, thérapeute, formatrice et auteur.

Durant ses années passées au Canada, elle partage le chemin d’hommes et de femmes-médecines, de chefs spirituels et de chamans. Leur simplicité et la justesse de leurs mots la confortent dans sa vision du monde, la place que l’homme y occupe, l’importance de la santé holistique et renforce le lien étroit qu’elle entretient déjà avec la nature. Elle s’imprègne depuis lors de leur culture pour nous offrir à travers les yeux d’Elysée, jeune métisse ojibwée, leurs riches enseignements.

Traductrice et conteuse des désordres du corps et de l’âme, elle livre ici le second opus d’une palpitante fresque romanesque dans laquelle valeurs spirituelles et ambitions humaines le disputent à la peinture fouillée de ce monde du XVIIIe siècle, si dur mais tellement exaltant.



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Barbara LAFFAY

PHUSIS

Le Nouveau MondeMeurs et deviens

Du même auteur :

Phusis. Le NouveauMonde

Tome 1 : Les guérisseuses

À ceux qui se tiennent debout malgré les vents et les tempêtes. Aux intègres. Aux courageux.

Ne le dites à personne, à l’exception des sages Car la multitude est prompte à railler Je veux louer l’être vivant Qui aspire à mourir dans la flamme Dans la fraîcheur des nuits d’amour Où tu reçus, où tu donnas la vie Un sentiment étrange te saisit, Quand brille l’immobile flambeau Tu ne restes plus enfermé Dans l’ombre ténébreuse Et un désir nouveau t’emporte Vers des épousailles plus hautesToute distance ne te rebute Tu accours en volant, fasciné par la flamme Et finalement, amant de la lumière Ô papillon, te voilà consuméEt tant que tu n’as pas compris Ce « Meurs et deviens » Tu n’es qu’un obscur passager Sur cette terre ténébreuse.J. W. von Goethe

Chapitre 1Un nouveau monde

«Ils ne m’avaient pas laissé le choix.

Si j’avais su ce qui en découlerait, peut-être aurais-je pesé davantage ce que je m’apprêtais à faire.

Mais à cet instant, terrifiée par ce que je voyais se profiler, je n’avais pas trouvé d’alternative.

Cela m’avait semblé être l’unique solution. Je devais le sauver, quoi que cela me coûte.

Cette pensée ne m’avait plus quittée dès lors, rongeant mes jours et tourmentant mes nuits.

À bien y réfléchir, cela avait-il réellement été mon unique et honorable motivation?

D’aucuns pourraient en douter.

Et moi? Ai-je encore des doutes?

Et lui? Lui…»

Section 1 Prisonnier

Toronto, jeudi 21 mars 1771

Ils étaient arrivés comme toujours, en bande désordonnée et bruyante, investissant la cour de leur fougue juvénile, mélange viril d’excitation et d’une fébrilité quelque peu inquiétante. L’air autour d’eux vibrait et Rose sentit la tension venir se briser contre sa poitrine tandis qu’elle se tenait devant la maison, essayant de comprendre ce qui se passait.

C’est alors qu’elle le vit.

Elle recula aussitôt tandis qu’un cri, vite étouffé, s’échappait malgré elle de ses lèvres stupéfaites.

Il avançait au pas, le dos courbé sur le petit cheval brun, une large auréole de sang dessinée sur sa chemise. Il y avait été hissé de force, si elle se référait aux poings liés sur la selle et à la figure tuméfiée et sombre qu’il gardait baissée.

En passant à son niveau, il releva brièvement la tête. À travers les mèches auburn qui dégouttaient sur son visage, cachant la cicatrice qui lui barrait la face, elle aperçut, gravés dans la poussière de ses joues, deux longs sillons qui achevèrent de lui déchirer le cœur.

Incapable de soutenir son regard éperdu, elle détourna latête.

Son frère apparut presque aussitôt avec le reste de la troupe. L’air de satisfaction malsaine qu’il arborait et qu’elle ne connaissait que trop bien, l’inquiéta davantage encore que les mots qu’il lui jeta en arrivant à sa hauteur.

–Fine showing ! Don’t you think ?1

Mais il n’attendit pas la réponse et, talonnant son cheval, il partit au petit trot à la suite de l’Écossais. Elle saisit néanmoins la fin de sa phrase, marmonnée dans sa barbe à sa propre intention.

–It won’t do the others any harm to wait…2

Rose décrypta dans le dos raide et contracté qui s’éloignait l’emprise de la haine qui ne tarderait pas à s’abattre sur le jeune homme. Elle en trembla d’avance.

Elle regarda passer le reste de la troupe comme dans un rêve et ne prêta aucune attention au jeune cavalier qui s’attardait à son niveau, cherchant désespérément à capter son regard. En vain.

Le visage ravagé du jeune Écossais occupait toutes ses pensées et son cœur agité cherchait déjà le moyen d’adoucir sa peine. Mais que pouvait-elle faire ?

C’est la voix forte et cassante de Mark qui la tira brutalement de son désarroi.

–Rose ! Qu’est-ce que tu attends ? Viens ici tout de suite ! Ce n’est pas le moment de bayer aux grues ! Come here, quick !

Elle sursauta et, tout en tentant vaillamment de faire taire ses émois, elle agrippa ses jupes pour faciliter sa marche et se hâta vers la maison dans laquelle son frère venait de disparaître.

Elle le trouva penché en avant, les mains posées sur la table, lui faisant face. Elle avança prudemment, sentant monter peu à peu la panique tandis qu’elle approchait.

Il semblait très satisfait, affichant cet air sournois qui l’emplissait de crainte et qui ne laissa aucun doute sur ses intentions alors qu’il déclarait :

–Nous n’avons fait que la moitié de notre devoir. Nous avons laissé s’échapper les autres scélérats. Thanks be to God, at least this treacherous Scot hasn’t escaped us ! He’ll pay the price, and for the others too !3

Et ce disant, il scruta avec une attention malsaine l’effet de sa déclaration sur le visage bouleversé de sa sœur.

Celle-ci peinait à dissimuler son affliction, mais trouva néanmoins la force de lui sourire.

« Surtout, ne pas lui donner ce plaisir ! Ne rien laisser paraître ! »

Elle était intimement convaincue que le moindre intérêt manifeste pour Alexander, la moindre palpitation, attiserait encore davantage la hargne féroce que Mark vouait déjà au jeune homme.

Elle s’appliqua donc du mieux qu’elle put à feindre l’indifférence.

–Peut-être que vous allez les retrouver ? parvint-elle enfin à articuler, elle-même surprise par la voix étranglée qui s’échappa alors de sa gorge et dont elle tenta de dissimuler les tressaillements en toussant plusieurs fois dans sa main.

Mark se redressa brusquement, écrasant la jeune femme de son autorité.

–Of course !

Puis il ajouta, faisant hypocritement mine de le regretter :

–On s’occupera d’eux en temps voulu. Pour le moment, je vais devoir me pencher sur le cas de l’Écossais. Une bien triste affaire…

Rose détourna le regard pour ne plus voir l’air faussement contrit de son frère qui poursuivit, les yeux toujours rivés sur elle :

–Un membre de ma milice. Un traître. Sois assurée qu’il aura le châtiment qu’il mérite.

Elle sentit alors l’étau qui enserrait son cœur se refermer encore un peu plus et porta malgré elle la main à sa poitrine.

–Je vais leur faire comprendre à tous qui est le chef. Et ce qu’il en coûte, de trahir son pays et son roi.

La jeune Anglaise, dont le souffle peinait à s’apaiser, articula péniblement :

–Ce n’est pas la Grande-Bretagne,ici…

Mark se cabra aussitôt et, du haut de sa dignité outragée, il aboya :

–Ce pays est une terre britannique ! Soumise aux lois de la Couronne !

Puis, se penchant à quelques centimètres du visage paniqué de sa sœur, il ajouta, en proie à une jubilation perverse :

–Et tu sais ce qu’on leur fait, aux traîtres à la Couronne ?

Elle s’agita, ne parvenant désormais plus à contrôler les tremblements de son corps.

–On les pend ! Haut et court…

Section 2 La famille

Toronto, vendredi 22 mars 1771

Grace avait appris la nouvelle dès le lendemain. Le bruit courait qu’il y avait eu des attaques, les indigènes4, et que la milice les avait mis en fuite. Des fermes avaient brûlé et – ô sacrilège ! – la maison du père André n’avait pas été épargnée.

L’ecclésiastique avait été blessé. « À l’article de la mort ! », s’échangeait-on à voix basse, de peur sans doute que l’annonce en précipite l’issue.

Des autres membres de la maisonnée, aucune nouvelle. L’Indienne avait disparu, tout comme Gabriel, le coureur de bois, et son acolyte indien.

Ils demeuraient tous deux introuvables, au grand désespoir de la jeune Écossaise qui n’avait de cesse depuis lors d’élaborer les pires scénarios, ne trouvant dans aucun d’eux le moindre réconfort.

Elle était une fois de plus plongée dans ses pensées lorsque deux coups secs furent soudainement frappés à la porte. Elle sursauta, ramenée malgré elle à la réalité, et se pressa d’aller ouvrir.

Nicolas Tessier apparut alors devant elle.

Ses traits confirmèrent ce que son âme pressentait. Une catastrophe était arrivée.

Elle s’effaça pour le laisser entrer et se saisit avec brusquerie du chapeau qu’il maltraitait nerveusement entre ses doigts agités. Puis, soucieuse de ne pas entendre ce qu’elle redoutait par-dessus tout, elle se mit à le questionner avec fébrilité.

–Doctor Tessier ? Whit’s adae ?5 commença-t-elle, avant de se reprendre pour poursuivre en français.

–Qu’est-ce qu’il y a ? C’est au sujet du père André ? Vous avez besoin d’aide ? Que je vous prépare quelque chose ?

Désarçonné par ce flot ininterrompu, Nicolas baissa la tête.

Durant le chemin qui l’avait conduit jusqu’à la maison des Carmichael, il avait imaginé – du moins le croyait-il – toutes les réactions que la nouvelle pourrait susciter. Sentant, au fur et à mesure qu’il approchait, l’angoisse gagner du terrain, lui étreignant la gorge et déréglant les battements de son cœur.

Il ne s’était cependant pas préparé à ce déferlement qui masquait bien mal le désarroi de la jeune femme. La voir perdre son sang-froid – ce qui lui ressemblait si peu – acheva de lui déchirer l’âme.

Il fit un pas dans sa direction, prêt à la serrer contre lui. Mais au dernier instant, il retint son geste.

Il ne lui avait encore rien dit. Quelle serait alors sa réaction ? Le tiendrait-elle responsable, lui, le messager ?

Il recula alors, muselant ses émois. Puis, rassemblant son courage, il se lança, une boule glacée logée au fond de la gorge.

Au son de sa voix, Grace se tut enfin.

Elle attendit, interdite, ses grands yeux noisette écarquillés, suspendue aux lèvres du médecin qui lui annoncèrent, bien malgré elles, la terrible nouvelle.

–Ton frère, Alexander, a été arrêté par la milice.

Grace se raidit et Nicolas poursuivit :

–Il est accusé de trahison. Il doitêtre…

Le visage soudain horrifié de la jeune Écossaise suspendit aussitôt ses mots. Elle paraissait totalement perdue.

Il eut alors le sentiment que la violence des émotions qui la traversaient à présent, s’entrechoquant dans une danse infernale, risquait à tout instant de faire exploser son cœur. Puis, telle une vague qui se serait tout à coup fracassée contre les rochers, elle éclata en sanglots.

Nicolas, abandonnant pour une fois toute retenue, s’élança vers elle et, porté par un désir impérieux de soulager sa peine, il la prit dans ses bras. Elle s’abandonna contre lui, cachant au creux de son épaule son désespoir et… sa culpabilité.

Alexander ! Alex ! C’était donc de lui qu’il s’agissait !

Elle eut soudain tellement honte d’elle et de son cœur un instant soulagé…

Le félon, retrouvant la raison, se mit néanmoins à saigner presque aussitôt pour ce frère qu’elle aimait profondément, mais qui – elle venait de s’en rendre compte avec effroi – était passé en second.

Elle se serait sacrifiée corps et âme pour lui. Et pourtant, à l’instant où Nicolas avait prononcé son nom plutôt que celui d’un autre, elle avait alors ressenti dans tout son être une délicieuse et coupable gratitude.

Cela n’avait été qu’une fulgurance. Elle fut néanmoins suffisante pour déposer en elle le goût amer de la trahison.

Ils étaient toujours l’un contre l’autre lorsque Helen pénétra dans la maison.

Son entrée avait été si discrète qu’elle dut se racler la gorge pour signaler sa présence. Grace s’écarta sur-le-champ du médecin qui, penaud, laissa retomber les mains le long de son corps. Helen aperçut alors le visage ruisselant de sa fille et, si la scène l’avait quelque peu choquée de prime abord, la convenance céda bien vite le pas à l’inquiétude.

–Guid be wi’s ! Whit’s aa this steir ?6

Grace, délaissant les bras du médecin, vint se jeter dans ceux de sa mère qui se refermèrent aussitôt sur elle, et c’est la voix haletante qu’elle répondit :

–It’s Alex, mither. The sodgers hae taen him. They’re sayin he’s a traitor !7

Helen Carmichael poussa un cri et pressa davantage sa fille contre sa poitrine, tandis que Nicolas constatait une nouvelle fois avec douleur sa profonde impuissance à n’être qu’un homme.

La famille Carmichael au grand complet s’était rassemblée près de l’âtre. Chacun digérant la nouvelle en accord avec son tempérament. Helen et Emily se tenaient l’une contre l’autre, le visage livide. William, stoïque, contemplait le feu, les yeux flamboyants. Il paraissait totalement absorbé par le rougeoiement des braises et lui fit penser à quelque rapace volant au-dessus de la triste condition des hommes, cherchant dans la transparence des cieux une réponse qui tardait à venir. Quant aux autres hommes de la famille – à supposer que Thomas puisse déjà être considéré comme tel –, on aurait juré des lions en cage.

Sean, pour sa part, arpentait la pièce d’un bout à l’autre avec rage, se cognant aux meubles à chaque passage, ce qui lui donnait un parfait prétexte pour lancer de tonitruants jurons dans sa langue maternelle.

Nicolas était heureux de ne pas en saisir un mot, alors qu’il s’évertuait à croiser les yeux gonflés de Grace. Celle-ci les garda néanmoins baissés et Nicolas dut se résoudre, après d’interminables et pesantes minutes, à prendre la parole. Mais que dire ?

–Ils ne peuvent rien faire sans un procès équitable. C’est un sujet britannique.

Il mit dans ces mots plus de conviction qu’il n’en avait réellement. Les procès étaient rares dans leur contrée reculée et ces temps troublés ne favorisaient guère une justice impartiale – si tant est que la justice le fût un jour. Les chances de s’en approcher devenaient encore plus minces lorsque le pouvoir était laissé aux mains de jeunes gens fougueux et revanchards.

C’est alors que s’éleva la voix rocailleuse du père Carmichael qui questionna froidement, sans même se retourner :

–Où est-il ?

–Je crois qu’ils le gardent chez Mark Mathesson, répondit Nicolas, de moins en moins à l’aise. Dans sa grange, probablement.

Sean grommela.

–Il veut l’avoir sous la mainpour…

Il ne termina pas sa phrase, mais c’est à cet instant que Grace, relevant enfin la tête, plongea ses yeux dans ceux du médecin. Nicolas crut y déceler, au milieu du désespoir, une étincelle de haine sauvage qui lui fit froid dans le dos. Grace, il le savait, serait capable de bien des choses.

Helen, dont la voix tressaillait à présent, demanda alors :

–Je ne comprends pas. Pourquoi l’accuse-t-on de trahison ? Qu’a-t-il fait ?

Nicolas dut se racler la gorge avant de lui répondre, les six paires d’yeux de la famille rivées surlui :

–J’ai entendudire…

Il reprit sa respiration, fuyant à présent le regard de Grace.

–... qu’il aurait aidé des rebelles à s’échapper…

–Rebels ? Wha ?8 coupa Sean, mauvais.

Nicolas inspira profondément.

–Adriel, l’Indienet…

Grace retint son souffle. À regret, il poursuivit :

–… et Gabriel, le coureur debois.

Le cœur de Grace recommença à battre, frappant à présent à grands coups contre sa poitrine. Elle ne fit pas un geste, mais Nicolas perçut son souffle saccadé. Sean tempêta.

–Et pourquoi donc les aurait-il aidés à fuir ?

La question s’adressait au médecin, mais c’est la voix de sa mère qui s’éleva, tandis qu’elle se tournait vers Nicolas, sa fille cadette toujours collée contre ses jupes.

–Ils ont fui seuls ?

Nicolas sentit l’angoisse prendre à nouveau place dans son ventre. Il secoua tristement la tête avant de répondre :

–Ils sont partis avec Elysée…

–Aye, richt eneuch…9 fut la seule réponse d’Helen.

Sean frappa alors violemment du poing sur la table, faisant sursauter ses jeunes frères et sœurs, et, les dents serrées, il vomit sa haine.

–Deil tak ye !10 La sauvage ! Évidemment ! Tous autant qu’ils sont, qu’ils aillent au diable et qu’il les précipite dans le feu de ses enfers ! Qu’on en soit débarrassés une fois pour toutes !

Grace ne dit rien, mais Nicolas vit ses mains se contracter tandis qu’un imperceptible tremblement agitait sa lèvre. Elle se redressa, les yeux étincelants, et, se retournant brusquement, elle quitta la pièce à grands pas. Il n’eut que le temps de tendre le bras pour tenter de la retenir, mais déjà elle était sortie, le laissant totalement désemparé.

Le son de la lourde porte claqua alors, refermant d’un coup sec la brèche étroite qu’il avait laissée imprudemment s’ouvrir dans soncœur.

Section 3La grange

Alex contempla une fois de plus la pièce dans laquelle on l’avait jeté avec rudesse. En atterrissant, son épaule avait heurté le sol et la douleur lancinante qui parcourait son côté depuis lors l’empêchait de rassembler ses esprits. L’image du corps de la jeune Indienne mêlé à celui du Français y faisait de brutales et envahissantes apparitions, tandis que résonnait sans fin dans son crâne, le fracas assourdissant des fusils.

Couché sur la terre froide, il sentit ses forces le quitter tandis que lui apparaissait plus nettement l’alarmante précarité de sa situation. Il avait vu les lueurs de jubilation dans les yeux de Mark et il savait l’occasion trop belle pour que ce dernier laisse échapper une telle opportunité. Il était désormais à sa merci et allait le regretter amèrement.

Il n’aurait probablement plus longtemps à attendre…

Il se traîna jusqu’à un angle et, prenant appui sur les murs qui l’entouraient, il tenta avec difficulté de se redresser. L’effort lui arracha un cri de douleur qu’il étouffa aussitôt dans son poing.

« Surtout, ne pas crier. »

Mark lui avait enlevé tant de choses déjà ; il ne lui prendrait pas les derniers pitoyables vestiges de sa dignité.

Des gouttes de sueur perlèrent à son front. Il se tint debout contre le mur, attendant patiemment que le vertige qui l’avait saisi s’apaise, et ferma les yeux pour que cesse la course folle aux allures de carrousel de son nouvel univers.

Le calme revint peu à peu et, lorsque enfin la terre cessa de tanguer, il s’appliqua à écouter les bruits qui lui venaient du dehors.

Des trépignements de chevaux non loin, des hommes aux voix graves s’interpellant, des rires, le chant d’un cardinal semblant le railler lui aussi, mais rien qui pût le rassurer sur son sort prochain.

Il fit quelques pas hésitants. Le sol était enfin redevenu stable. Il se risqua à parcourir la pièce, chancelant, une main plaquée sur son épaule pour tenter de l’immobiliser au mieux, chaque tressautement provoquant inexorablement la fulgurante morsure d’une pointe acérée qui le faisait grimacer de douleur.

Les souffrances de son corps étaient donc invariablement associées à cet Anglais de malheur. Et que dire de celles de son âme ?

Il se refusait à penser à nouveau à la jeune métisse. À ce qui avait pu lui arriver et à ce qu’elle devenait à présent, en compagnie de ce coureur de bois qui la lui avait ravie une fois de plus. Le nom de l’homme, qu’il avait hurlé, bloqué à présent au fond de sa gorge sèche.

« Mon Dieu, qu’il avait soif ! »

Il se rendit soudain compte qu’il n’avait rien bu ni mangé depuis des heures.

Réagissant aussitôt à cette évidence, son ventre se manifesta alors par des grognements sourds qu’il étouffa en y posant une main rageuse.

–Wae be tae ye, this is no the time for siccan ploys ! An ye’ll better sattle doun, it’ll be a while afore there a chance o your gettin ony easement !11

La soif le préoccupait bien davantage. Il fit rapidement le tour de la pièce des yeux, à la recherche d’une solution. Elle ne lui en apporta aucune.

Il se trouvait dans une grange, probablement celle de Mark, de petite taille pour l’usage qu’on devait en avoir. Elle était ainsi particulièrement encombrée et fort mal rangée. Des licols et un joug traînaient au beau milieu. Recouverts d’une épaisse couche de poussière grise, ils n’avaient pas dû être utilisés depuis longtemps. Une selle en mauvais état était suspendue à un long crochet, les étriers pleins de boue séchée pendant lamentablement contre le mur souillé. Des cordes disparates s’entassaient dans l’angle face à lui, formant des tas emmêlés, refuge probable à toutes sortes de rongeurs et autres animaux qu’Alexander préféra ne pas s’aventurer à imaginer. Quelques outils rouillés accrochés négligemment aux planches rêches du mur et deux seaux remplis d’un liquide jaunâtre peu engageant complétaient le tableau. L’odeur entêtante qui lui arrivait par vagues et l’empêchait presque de respirer provenait des bottes de foin éventrées qui avaient dû moisir en partie en finissant d’encombrer ce qu’il restait d’espace. Curieusement, compte tenu de l’exiguïté de la pièce et de sa vocation de stockage, une paillasse traînait dans un coin, à même le sol, recouverte d’une couverture élimée qui n’invitait que peu au repos.

Son tour d’horizon terminé, sa poitrine se serra encore davantage et un profond soupir s’échappa malgré lui de ses lèvres fendues pour aller mourir, quelques instants plus tard, dans l’air épais. Il s’approcha malgré tout de la couche sordide et, après un dernier regard dépité, il s’y allongea, essayant de trouver une position qui épargnerait son épaule. Puis il envoya, sans grande conviction, une brève prière au ciel pour que l’épuisement vienne le délivrer sans délai et lui permette d’oublier enfin sa soif grandissante.

Il n’en fut rien et il resta ainsi, les yeux grands ouverts et la gorge brûlante, essayant de ne pas laisser son esprit s’égarer davantage dans les méandres de ses pensées. Il eut beau rassembler tout ce qui lui restait encore de détermination, rien ne put empêcher les images de poursuivre leur valse endiablée, ne lui accordant aucun répit. Elle mêlait dans une incontrôlable et désespérante ronde les visages d’Elysée et de Gabriel, auxquels venait se superposer de plus en plus régulièrement le sourire sarcastique du chef de la milice. Ce dernier semblait répondre aux mimiques courroucées de Sean et de William, dont les visages surgissaient dans la danse à leur tour, menaçant à chaque instant de le rendre fou. Il tremblait à présent, la fièvre ayant pris possession de son corps, rendant sa soif plus douloureuse encore.

Alex perdit alors la notion du temps. Il était sur le point de basculer dans les limbes de ses visions fantasmatiques lorsque la porte grinça, faisant soudainement apparaître Mark dans l’entrebâillement.

L’Anglais prit son temps, laissant sa vue s’accoutumer à la pénombre grandissante, puis, apercevant la masse sombre qui gisait étendue dans un coin, il grimaça un sourire plein de sous-entendus et avança résolument dans sa direction.

Alex, quant à lui, ne bougeapas.

Section 4 Négociation

Il les avait quittés peu après que Grace s’était échappée, ne sachant comment apaiser leurs craintes. Lesquelles, il dut bien se l’avouer, semblaient raisonnablement justifiées. Alex était en fâcheuse posture et Nicolas avait beau se torturer l’esprit en tous sens pour trouver une issue favorable aux préoccupantes perspectives qui s’offraient au jeune homme, il ne savait toujours pas par quel bout le prendre.

Cette impuissance manifeste, dont il avait entraperçu le reflet dans les pupilles ardentes de la belle Écossaise, mettait son âme au supplice.

Sa mission sur cette terre était de secourir les hommes en toute circonstance. Il allait devoir s’en acquitter une fois de plus, bien qu’il ignorât encore de quelle façon. Mais sa décision était prise.

Il orienta donc ses pas dans la direction de la ferme des Mathesson et, faisant fi de la pluie fine qui alourdissait chaque minute davantage sa veste de laine, il rassembla du mieux qu’il put les arguments pour son plaidoyer en faveur du jeune homme. Il se rendit rapidement compte avec consternation qu’il avait malheureusement bien peu de choses à dire au chef de la milice.

Il poursuivit néanmoins sa route, réalisant à chaque pas qu’il ne tenait pas le moins du monde à revoir ce gringalet prétentieux. Les relents âpres de leur dernière rencontre toujours gravés dans son âme et… dans sa chair.

À son souvenir, il posa la main à son côté et, tout en caressant négligemment le pansement serré qui lui entourait le poitrail, il sentit sous cette légère pression poindre plus distinctement la douleur diffuse qui ne l’avait pas quitté depuis cejour.

Une corneille aux ailes bleutées le survola, lançant à son passage un croassement sinistre. Il la suivit un instant du regard avant de répliquer, la voix amère :

–Pas la peine de faire la maligne ! Tu ne sais pas plus ce qu’il faut faire quemoi…

Puis il ajouta, usant à présent d’un ton qui ressemblait à s’y méprendre à une prière :

–Sinon… n’hésite surtout pas à me dire quoi faire…

Et il conclut dans un souffle :

–S’il te plaît…

Mais l’oiseau poursuivit son vol sans se retourner et Nicolas demeura seul, à contempler les hautes futaies de pins gris au-dessus desquelles il venait de disparaître.

–C’était bien la peine de faire autant de bruit, protesta-t-il, dépité, avant de reprendre sa marche, le cœur de plus en plus lourd.

Il mit plus de temps qu’à l’accoutumée pour parcourir la distance qui séparait la maison des Carmichael de celle du milicien. Il arriva cependant encore trop tôt, lui sembla-t-il.

Il n’avait pas beaucoup avancé dans sa ligne de défense et c’est l’âme pleine d’appréhension qu’il se présenta au perfide Anglais.

Ce dernier venait tout juste d’arriver, comme le laissaient supposer son teint rougeâtre et sa tenue légèrement dépenaillée. Il semblait assez satisfait et accueillit le médecin avec un petit sourire narquois qui aiguillonna Nicolas aussi sûrement que l’aurait fait une pointe s’insinuant dans sa plaie. Il se redressa, excédé, tentant par tous les moyens de conserver un semblant de détachement.

Mark ne fut néanmoins pas dupe et son sourire, imperceptiblement, s’accentua.

Tentant vaillamment d’apaiser ses sens en ébullition, Nicolas plongea alors résolument dans le vif du sujet. Il savait mieux que quiconque qu’il était vain de tergiverser aveclui.

–Que comptes-tu faire d’Alexander ? lui lança-t-il sans plus attendre.

Mark le fixa un long moment avant de répondre, une lueur gourmande dans les yeux. Puis il s’enquit, se délectant au passage de chacune des syllabes qu’il prononçait :

–Vous voulez parler du traître que nous avons capturé alors qu’il aidait des criminels à s’enfuir ?

Nicolas s’agita, peinant à garder son calme.

–Tu sais très bien de qui je parle. Et tu sais très bien également que tu n’as aucun droit de le garder prisonnier. Qui plus est, ici, cheztoi.

Mark tiqua légèrement, sans se départir pour autant de son sourire hypocrite. Flairant un mince avantage, Nicolas poursuivit :

–C’est un sujet britannique. Il doit être traité en tant que tel.

Puis il observa, parvenant avec de plus en plus de difficulté à dissimuler son mépris grandissant :

–Tu n’as aucun droit sur lui. Et assurément aucun droit de le traiter à ta guise.

Il ajouta, à présent hors delui :

–D’ailleurs, j’exige de levoir.

Et devant la mine arrogante de l’Anglais, il tonna :

–Immédiatement !

Le milicien, dont la mimique s’était alors légèrement crispée, tendit la main sur la table pour y prendre un couteau qui y traînait négligemment. Elle tremblait légèrement tandis qu’il s’en saisit et, faisant jouer ses doigts sur la lame tranchante, il répondit enfin au médecin qui tentait une fois de plus de reprendre le contrôle de ses émotions.

–Il n’est pas visible.

–Pourquoi ? riposta aussitôt Nicolas.

–Il n’est pas ici, mentit effrontément l’Anglais.

–Où est-il ? J’ai le droit de voir comment ilva.

Et il compléta, comme si cette information avait échappé au chef de la milice :

–Je suis médecin. Je dois m’assurer qu’il vabien.

Mark répliqua, conservant son insupportable ton ironique :

–Il va bien.

Puis il ajouta, sarcastique :

–Pour le moment…

Et Nicolas crut l’entendre marmonner :

–Pour ce que ça va lui servir…

De plus en plus agité et ne sachant comment obtenir plus d’informations, Nicolas tenta une autre approche.

–Il a droit à un procès équitable. Aucune sentence ne peut être appliquée sans.

Et il souligna pour enfoncer le clou :

–Sinon, c’est un crime. Et un crime est passible de pendaison.

–Comme la trahison…, ajouta Mark, tandis qu’une lueur démente s’allumait dans son regard.

Nicolas la surprit. Elle lui fit froid dans le dos et l’incita à quitter les lieux rapidement.

Il ne tirerait décidément rien de bon de cet Anglais de malheur ! 

Tandis qu’il faisait mine de prendre congé, il envoya une supplique au ciel pour que les choses n’aient pas empiré par sa faute. Mark ne fit pas même semblant de cacher sa satisfaction et, avant que le médecin ne referme la porte, il lui lança avec morgue :

–Au fait, docteur, comment va votre dos ? Ou étaient-ce vos côtes ?

Nicolas ne prit pas la peine de se retourner, mais il se redressa de toute sa hauteur et, malgré la douleur qui fusa immédiatement dans son poitrail, il se tint droit comme un juste pour tirer la lourde porte qui, en claquant, étouffa la phrase vénéneuse que crachait Mark à son intention.

–Vous savez bien, de toute façon, qu’il finira par se balancer au bout d’une corde…

Mais, pressé de s’éloigner le plus vite possible, il n’entendit pas la chute.

–This isn’t going to wait !12

Rose aperçut le médecin du coin de l’œil alors qu’il semblait s’enfuir, la mine sombre et le pas décidé. Il avait vraisemblablement rencontré son frère et la confrontation n’avait pas dû être à son goût, compte tenu de la face tourmentée qu’il arborait à présent.

Elle n’en fut aucunement surprise, mais ne put néanmoins pas plus cacher sa déception que circonscrire son obsédante inquiétude. Elle avait espéré que le médecin pourrait intercéder en faveur du jeune Écossais. Il le connaissait bien, l’avait déjà tiré du mauvais pas dans lequel l’avaient précipité Mark et sa bande, et il semblait, au demeurant, grandement l’apprécier.

Mais que pouvait un simple docteur – aussi respecté fut-il par la communauté – face à la haine tenace de ce frère qui, cristallisant les peurs de chacun, s’était arrogé la justice et, contre toute attente, en était devenu le bras ?

Sa justice… qui prenait, particulièrement lorsqu’il s’agissait du jeune Écossais, des allures de vengeance et de règlement de comptes.

Elle frémit à cette pensée et, sans réfléchir, emboîta le pas au médecin.

Ce dernier filait à présent à vive allure, tentant de calmer ses nerfs à vif. Elle accéléra et parvint à le rattraper avant qu’il ne pénètre dans le bois.

Elle le héla alors, le souffle court et le cœur battant.

–Doctor ! Doctor Tessier !

Nicolas arrêta sa course et, découvrant avec surprise celle qui se tenait devant lui, il attendit sans rien dire. Rose hésita, ne sachant par où commencer.

–Have you seen my brother ?13

Nicolas tiqua et Rose dut faire un effort pour passer au français, qu’elle maîtrisait assez mal. Cela lui permit néanmoins d’être beaucoup plus directe, les subtilités de la langue de Molière lui étant parfaitement étrangères.

–Vous savez ce que Mark veut faire d’Alex ?

Elle rectifia aussitôt, le rouge aux joues.

–Je veux dire d’Alexander Carmichael ?

Nicolas s’appliqua du mieux qu’il put à lui répondre avec douceur, obligeant ses sens en ébullition à s’apaiser.

–Non, il n’est pas très coopératif, répondit-il, des vibrations orageuses perdurant dans lavoix.

Le joli visage de la jeune Anglaise se froissa encore davantage. Elle réfléchit un instant, puis, prenant son courage à deux mains, elle questionna le praticien avec toute la candeur de sa jeunesse, mettant en lui bien plus d’espoir et de pouvoir qu’il n’en avait réellement.

–Vous allez l’aider ?

Et elle ajouta, les yeux emplis d’une fervente prière :

–Vous n’allez pas le laisser avec Mark, n’est-ce pas, Doctor ?

Puis, les lèvres tremblantes, elle conclut :

–Il ne l’aimepas…

Nicolas regarda avec compassion cette toute jeune femme, fraîche et innocente, perdue dans ce monde d’hommes. Cet univers brutal où les frémissements et les peines de son cœur n’avaient aucune importance. Ce monde où personne ne se soucierait jamais de ses rêves, ses attentes ou ses terreurs, de ce qui mettrait de la chaleur dans sa poitrine et habiterait son âme. De celui qu’elle aimerait… et de ce qu’elle serait prête à sacrifier pour le sauver.

Il ne sut que répondre et, honteux, posa délicatement sa main sur la frêle épaule pour tenter d’apaiser ses craintes en une bien fragile promesse.

Il l’y laissa un court instant, puis, soudain pressé de se soustraire aux grands yeux suppliants qui ne le quittaient pas, il murmura à son intention – ou était-ce pour se rassurer lui-même ?– :

–Il ne peut rien faire sans jugement… Je vais revenir le chercher. Ça va aller.

Le sourire timide qu’il adressa alors à la jeune Anglaise parut l’apaiser un tant soit peu. Suffisamment du moins pour qu’elle le lui rende.

Il savait cependant au fond de lui que c’était un mensonge.

Il n’avait aucune idée de ce qui pourrait infléchir Mark ni de ce qu’il devrait mettre en œuvre pour tirer Alexander de ses griffes sans trop de dommages.

Il se sentit, une fois de plus, démuni et tellement inutile qu’il en aurait pleuré de rage.

Il tourna alors précipitamment les talons et reprit en hâte sa route un instant interrompue.

Rose le regarda disparaître, un peu trop rapidement à son goût. Elle n’aurait su dire s’il la fuyait elle, son frère Mark, ou sa conscience ; mais cette échappée soudaine lui laissa une saveur amère qu’accompagnait une désagréable sensation d’urgence.

Section 5 Après

Près du lac des Hurons, vendredi 29 mars 1771

Il l’avait gardée contre lui toute la nuit. Serrant dans ses bras son corps tremblant qui n’avait cédé qu’au petit matin. Il l’avait alors sentie peser davantage sur son torse, tandis qu’il percevait son souffle, enfin apaisé, s’éparpiller dans le creux de son épaule.

Il n’osait plus bouger, mais la crampe qui montait subrepticement le long de sa cuisse l’obligea pourtant à rectifier son inconfortable position. Il réussit à étendre un tant soit peu ses jambes, les faisant glisser très précautionneusement contre le corps de la jeune femme. Elle gémit doucement dans son sommeil et vint, tel un animal avide de protection, se blottir contre sa poitrine.

Il ferma les yeux, s’abandonnant à son tour à la chaleur que lui offraient leurs deux corps enlacés.

Elle n’avait pas versé une larme.

Face à l’horreur, ses traits s’étaient fermés, crispés dans un rictus qui semblait ne plus jamais devoir quitter sa face. Hiératique et froide, elle était superbe, mais Gabriel aurait donné tout ce qu’il avait pour voir couler des larmes sur son visage à présent figé dans la glace. Sa réaction, tandis qu’elle contemplait, sidérée, les volutes macabres des fumées engloutir ce qui avait été son refuge, l’inquiétait à présent encore davantage.

Ne disait-on pas que les maux de l’âme étaient les larmes que le corps n’avait pu verser… ?

Il allait enfin sombrer dans un sommeil lourd et agité lorsqu’un craquement tout près d’eux lui fit saisir précipitamment le couteau posé à son côté. Sa main se crispa sur le manche et, alors que ses muscles engourdis se bandaient, la voix d’Adriel résonna dans l’air du petit matin.

–Il va falloir bouger. La forêt bruisse étrangement… Ça ne me plaîtpas…

Gabriel ouvrit les yeux et les plongea dans ceux de son ami.

Ils ne s’étaient pas parlé depuis leur fuite des abords du village. Ils étaient restés de longues et douloureuses minutes à contempler l’enfer, impuissants et désemparés, puis, d’un commun accord, sans même se consulter, ils avaient tourné le dos au brasier qui obscurcissait toujours le ciel et avaient quitté les lieux sans échanger ni regard nimot.

Le Français se dégagea le plus précautionneusement possible, mais cela ne fut pas suffisant pour garder Elysée loin des affres des dernières heures.

La jeune femme se mit brutalement sur son séant, les yeux hagards, et ouvrit la bouche, pleine d’interrogations. Elle ne proféra cependant pas une seule parole.

La violence de la réalité refit surface en même temps qu’elle reprenait enfin ses esprits, et Gabriel vit avec tristesse la douleur envahir à nouveau son regard, qui se durcit.

Finissant de se dégager des peaux sur lesquelles ils s’étaient étendus, il se leva avec vigueur et, secouant les derniers reliquats de cette trop éphémère sensation de bien-être qui l’avait bercé quelques minutes, il chuchota, tout en réajustant promptement son arme à sa ceinture :

–Qu’est-ce qui est étrange ?

–Elle est bien trop calme.

Gabriel jeta un regard surpris au jeune Indien, mais sans tenter d’argumenter, il alla prêter main-forte à Elysée, qui déjà s’affairait à rouler les fourrures.

Quelques minutes à peine s’écoulèrent avant qu’ils ne soient prêts à partir, leur maigre équipement calé sur le dos des chevaux, qui tentaient avec difficulté de retirer l’écorce encore gelée des jeunes arbres auxquels ils étaient attachés. Ils les saisirent par la bride, Adriel en tête, et très prudemment, ils s’enfoncèrent davantage sous les ramures des grandes pruches qui les firent bientôt disparaître.

Ils marchèrent en silence, prenant soin d’éviter les branches mortes qui craquaient sous leurs pas, résonnant lugubrement dans le bois empli d’ombres.

Gabriel, qui fermait la marche, fixait, le cœur lourd, le dos d’Elysée, dont la marche automatique et les épaules affaissées contaient plus que des mots les douleurs de son âme.

Ils avancèrent dans l’atmosphère étrange un long moment, leurs pensées égarées parcourues d’images terribles et fascinantes. Ces flammes mouvantes consumant dans leur danse ensorcelante le village et ceux qui y vivaient. Hommes, femmes, enfants… Des familles, des amis, des ennemis aussi… etAwa.

Gabriel luttait vainement pour empêcher son esprit – ne serait-ce qu’un instant – d’imaginer le sort réservé à ceux que les flammes avaient dévorés. L’horreur et la douleur…

Un frisson glissa alors le long de son échine. Il n’avait pas atteint le creux de ses reins qu’une pointe de métal, froide et affûtée, vint se coller contre sa nuque.

Il se raidit aussitôt, le pas en suspens.

Il percevait à la pression qui s’intensifiait contre sa peau tendue la tension fiévreuse de celui qui se trouvait à l’autre extrémité.

Sa soudaine halte alarma Elysée qui, n’ayant rien deviné de ce qui se jouait dans son dos, se retourna néanmoins. Elle précédait le Français de peu, mais elle entreprit néanmoins de parcourir les quelques mètres qui les séparaient lorsque Gabriel, les sourcils froncés, la somma sèchement de ne pas bouger.

–Reste où tues !

Elle s’arrêta net.

Sidérée, elle vit celui qui tenait Gabriel au bout de sa flèche se décaler légèrement et les traits déformés par la haine d’Anoki apparurent alors.

Il était méconnaissable et Elysée se demanda un instant si ses sens malmenés ne lui jouaient pas quelques nouveaux tours.

La poussière grise et collante qui recouvrait son visage faisait ressortir la lueur de démon qui flamboyait dans ses yeux hagards. De longues traînées rouge sang – en était-ce vraiment ? – zébraient sa face, creusant des sillons écarlates sur ce masque hostile.

Il était terrifiant.

Apercevant dans un éclair la jeune femme, il ne cilla pas, mais Gabriel sentit la flèche appuyer davantage sur sa nuque. La peau fine céda et un mince filet de sang se mit à couler dans son cou pour aller se perdre entre ses omoplates, tachant sa chemise sur son passage.

Elysée fit un pas de plus dans leur direction.

–Anoki ?

À ce nom, Gabriel tressaillit, faisant s’enfoncer la pointe dans sa chair, tandis que la bouche tordue par une fureur sourde, l’Indien cracha alors à l’intention de la jeune métisse :

–Ka mamadjiken !14

Puis il ajouta, bandant avec fébrilité l’arc qui tenait en joue le Français :

–Si tu ne veux pas qu’il finisse embroché comme un vulgaire lapin.

La jeune femme s’immobilisa aussitôt. Elle perçut derrière elle le frémissement qui précéda la foulée précipitée d’Adriel, qui, ne les voyant pas arriver, revenait en hâte sur ses pas.

La scène que le jeune Cri découvrit alors par-dessus l’épaule d’Elysée le laissa sans voix.

Anoki ne lui prêta aucune attention, pleinement concentré sur le dos de Gabriel. Ce dernier n’osait faire le moindre geste, mais malgré sa situation des plus inconfortables, il tenta néanmoins d’apaiser la folie qui semblait s’être emparée de l’Algonquin.

Ils ne s’aimaient pas, certes ; cela était une évidence.

La mort du Français ne pouvait que satisfaire les velléités de meneur et, plus prosaïquement, de mâle de l’Indien, lui laissant enfin le champ libre avec Elysée. Mais décider de l’abattre froidement au milieu des bois, sous les yeux de ladite métisse, paraissait à Gabriel – du moins, c’est ce dont il essaya de se convaincre – peu rationnel.

Cependant, les visages horrifiés et perplexes de ses compagnons, qui lui faisaient face à présent, ne le rassuraient guère plus que la pression sur sa nuque qui continuait à s’intensifier, prouvant que la raison avait sans aucun doute déserté l’esprit d’Anoki.

Il en devinait la cause, conforté par l’odeur de fumée âcre qui lui arrivait par effluves piquants depuis que l’Indien avait surgi à ses côtés.

La douleur était mauvaise conseillère et Gabriel, revoyant soudain la clarté insoutenable des flammes embrasant les wigwams, douta de sa capacité à trouver les mots.

Il tenta néanmoins, la voix trébuchante.

–Anoki. Qu’est-ce que tu crois ? Est-ce que tu penses que nous serions là, si nous avions quelque chose à voir avec cette tragédie ? Nous ramenions Elysée chez elle, au village…

Et il ajouta, sa voix se faisant plus douce :

–Cheztoi.

La flèche se détacha imperceptiblement de sa peau.

Adriel profita de cette hésitation pour faire glisser sa main précautionneusement contre sa jambe et la referma très doucement sur son couteau de chasse, qu’il fit disparaître comme par enchantement dans sa manche.

Gabriel poursuivit, troublé, une once de culpabilité s’insinuant malgré lui dans son esprit.

Et si c’étaient des Blancs ? Anglais, miliciens ou… Français ? Si les coupables n’étaient autres que ceux de son espèce ? Sarace…

Il chassa aussitôt cette idée que son cœur refusait d’envisager et poursuivit vaillamment

–Nous n’y sommes pour rien, je te le jure. Jamais nous n’aurions pu faire une chose pareille.

L’Indien ne bronchait pas. Gabriel saisit sa chance, tentant de lui faire recouvrer la raison.

–Anoki, réfléchis. Nous sommes trois. Et nous sommes avec Elysée. Nous n’aurions jamais fait ça. Nous la ramenions chez elle… chez sa grand-mère.

Et il insista :

–Auprès d’Awa.

Anoki sembla enfin saisir ce que tentait de lui expliquer le Français. Ce dernier répétant inlassablement les mêmes mots pour l’aider à quitter l’état de sidération dans lequel l’avait plongé la vision d’horreur dont le reflet macabre dansait toujours au fond de sesyeux.

Adriel fit mine de s’approcher, mais aussitôt, l’arc se tendit à nouveau. Gabriel fit une grimace à son intention et le jeune Cri suspendit son geste. C’est Elysée qui, levant tout doucement le bras, prit la relève. Elle fit très lentement un pas dans la direction des deux hommes, la main tendue vers Anoki, tandis que sa voix suppliante venait caresser l’oreille de l’Algonquin. Elle pria le ciel pour qu’il y fût toujours sensible.

–Anoki, commença-t-elle, usant du ton le plus chaleureux qu’elle put encore puiser en elle, en dépit de sa terreur et de son inquiétude. Anoki…

Il leva les yeux verselle.

Elle poursuivit, avançant imperceptiblement vers lui, tandis que ses mots trouvaient leur voie jusqu’au fier Indien. Elle le vit vaciller – enfin ! –, décontenancé, perdu, presque surpris par ce qu’il s’apprêtait à faire, tandis que cette très jeune femme le ramenait tout doucement à la vie.

Les paroles qu’elle murmurait à présent et dont le sens lui échappait encore, rendu fou par cette souffrance qui avait pris toute la place, traçaient à présent leur chemin jusqu’à son cœur, indifférent aux tourments de sonâme.

Mais ce n’est qu’à l’instant où Elysée, à présent tout près des deux hommes, posa sa main tremblante sur son avant-bras, qu’à son doux contact, Anoki fit un pas dans sa direction.

Abandonnant Gabriel, il abaissa son arc.

Aussitôt, Kachkawane, son compagnon de toujours, sortit de l’ombre, tomahawk en main, le visage grimé comme celui de l’Algonquin et les yeux brillant de la même lueur sauvage.

Adriel ne lui laissa pas le temps d’avancer que déjà son arme avait regagné son poing, prête à être lancée.

Gabriel se dégagea rapidement. Puis, tout en frottant énergiquement son cou meurtri, il attrapa Elysée par le bras et la poussa sans ménagement hors d’atteinte d’Anoki. Il s’intercala aussitôt entre les deux, se redressant de toute sa hauteur pour tenter de faire disparaître la jeune métisse derrière ses larges épaules.

Anoki le fixait à présent comme si un spectre s’était soudain tenu devant lui, son regard passant à travers ce corps dressé pour aller se perdre au loin dans les contrées désolées de sa mémoire. Il esquissa une étrange grimace et amorça alors un pas dans la direction du coureur, puis se ravisa et, laissant tomber ses épaules contractées à l’extrême, il fit brusquement demi-tour.

Gabriel le retint.

–Anoki ! Attends !

Il s’immobilisa alors, comme à regret, et, sans se retourner, attendit la suite.

Gabriel ne savait pas vraiment ce qu’il souhaitait de lui. Il poursuivit néanmoins.

–Que s’est-il passé ?

Anoki ne broncha pas.

–Où comptes-tu aller ? questionna alors le Français, la voix frémissant des incertitudes qui ne le quittaient plus depuis la veille. Depuis leur terrible découverte.

Anoki parut hésiter. Gabriel vit son dos se raidir à nouveau lorsque la voix claire d’Elysée s’éleva alors derrièreeux.

–Nous devons aller quelque part. Nous ne pouvons pas errer dans la forêt… seuls.

Sa phrase s’était éteinte dans un souffle et Gabriel en devina le furtif reproche, qui soulignait son impuissance à la protéger.

Tout ce qu’elle connaissait et tous ceux qu’elle aimait étaient partis en fumée sous leurs yeux. Et lui… Lui, le sûr et confiant homme des bois, n’avait rien pu faire, comme les craintes de la jeune femme venaient de le lui rappeler douloureusement.

Il acquiesça, une pointe amère plantée dans le cœur, et reprit cependant la parole.

–Nous ignorons, tout comme toi, qui a fait ça. Combien ils sont ? Quelles sont leurs intentions ? Et par-dessus tout…

Il prit son temps pour dompter les vibrations d’inquiétude qu’il sentait monter dans savoix.

–Où ils se trouvent… à présent ?

Il faillit partager sa secrète préoccupation qui concernait la jeune métisse et son aptitude à assurer désormais sa sécurité, mais il rechignait à offrir à l’Algonquin la protection d’Elysée. Il se rendit soudain compte avec consternation qu’il aurait donné beaucoup pour que ce ne soit pas lui qui croise à nouveau leur route dans de telles circonstances. Et tandis que les images du village en feu lui revenaient par bribes, il perçut au fond de lui cette petite pointe de déception qui sournoisement vint lui chuchoter que le ciel aurait pu, au milieu de cette tragédie, lui accorder au moins la satisfaction de faire disparaître son rival quand il en avait rappelé à lui tant d’autres.

Il aurait pu en avoir honte, mais Anoki ne lui en laissa pas la possibilité.

Paraissant retrouver soudain un semblant de lucidité, l’Indien fit volte-face et, dardant son regard qui n’avait rien perdu de sa fièvre sur Elysée, il déclara :

–Peu importe où ils sont ! Et combien ils sont ! Je vais les retrouver… et ils vont payer !

Gabriel allait protester, mais c’est la voix d’Adriel qui résonna dans l’air piquant. Le Français entendit alors résonner avec déplaisir les mots que ses lèvres répugnaient à prononcer.

–Nous devons trouver un endroit sûr, rapidement. Est-ce que tu sais où nous pouvons aller ?

Et comme Anoki ne réagissait toujours pas, il insista :

–Nous devons mettre Elysée à l’abri. Anoki ?

À son nom et à celui de la jeune métisse, l’Algonquin tressaillit enfin. Son regard passa de l’un à l’autre pour finalement s’arrêter sur l’Indienne qu’il sembla enfin reconnaître. Il la fixa intensément, la lueur de son regard se modifiant au fur et à mesure que les traits de la jeune femme se redessinaient dans son esprit.

Gabriel, gêné par ce regard insistant, commença à s’agiter, mais Adriel ajouta avant qu’il n’intervienne.

–Nous devons l’y conduire le plus vite possible. Et…, observa-t-il comme à regret. Plus nous serons nombreux pour le faire, plus nous aurons de chance d’y arriver.

Section 6 En lieu sûr

Anoki n’avait rien ajouté, mais, faisant un signe discret à Kachkawane, ils avaient tous deux, d’un commun accord, repris leur marche empressée. Leurs mocassins s’enfonçaient dans le sol, où la neige détrempée commençait tout juste à laisser poindre les ombres brunes de la terre humide. Une odeur de mousse et de bois mouillé emplissait leurs narines à chacun de leurs pas et la forêt, offrant enfin quelques timides signaux, semblait impatiente de quitter la ganse gelée qui l’avait gardée en sommeil durant les longs mois qui venaient de s’écouler.

C’était sikwan*, le temps du renouveau, et Elysée pensa avec mélancolie au dernier printemps qu’elle avait vu renaître et qui lui paraissait bien loin aujourd’hui. Comme si ces temps insouciants n’avaient été qu’un rêve dont les contours, à présent flous, avaient appartenu aux souvenirs d’une autre. Cette autre qu’elle avait quittée depuis peu et laissée sans rancœur sur le bord du chemin.

La fureur de la nuit qui l’avait arrachée à la demeure du père André, puis le feu consumant le village de sa grand-mère, avaient fait table rase. Elle repartait nue, comme au premier jour. Vierge de toute attache. Libre de construire sa route.

Une page blanche où tout pouvait s’écrire venait de s’ouvrir. Une page qu’elle débutait seule, mais – elle se retourna alors pour jeter un regard furtif à Gabriel qui la suivait de près – qu’elle pouvait partager…

Elle connaissait cependant la position du Français. Il avait été suffisamment clair. Il n’y avait pas de place pour elle – ou pas celle qu’elle espérait – dans sa vie de coureur de bois.

La tragédie qui venait de les frapper cruellement changeait néanmoins les perspectives.

Du moins, c’est ce que son cœur lui murmura insidieusement tandis que leur petit groupe suivait toujours au pas de course la trace d’Anoki, ignorants du lieu où les deux Indiens les conduisaient, traversant dans une totale indifférence les derniers frimas de l’hiver.

Si le début du printemps faisait depuis peu de brèves apparitions, le temps peinait néanmoins à trancher. La température oscillait toujours allègrement au-dessous de zéro et si la journée s’annonçait plus clémente que les jours précédents, la caresse du soleil était encore bien timide sur la joue de la jeune femme.

Gabriel était toujours aussi sombre et Adriel ne valait guère mieux. Ce n’était pas de leur côté qu’Elysée pouvait s’attendre à trouver un quelconque réconfort. Elle aurait cependant donné cher pour apaiser un tant soit peu sa douleur, tout comme il lui parut soudain vital de comprendre ce qui avait pu se passer en cette terrible journée.

Aussi, et malgré la douleur qui y serait immanquablement associée, elle se devait de plonger une nouvelle fois dans ces heures cruelles durant lesquelles ses amis et Awa – sa grand-mère bien-aimée – avaient laissé la vie.

S’imaginer leurs derniers instants lui apparaissait à cet instant comme le seul moyen d’exorciser l’horreur qui l’avait submergée et qui habitait son être depuis lors.

Peut-être se trompait-elle ? Peut-être qu’apprendre les détails, entendre les cris et vivre la fureur du brasier ne lui serait d’aucune aide ? Peut-être même que cela ne ferait qu’empirer les choses ?

Peu lui importait, à présent. Elle voulait savoir pour comprendre. Elle devait savoir pour oublier… un jour. Peut-être ?

Elle se dirigea donc avec détermination vers Anoki, qui ouvrait la marche, dépassant Adriel à grandes enjambées. Il la regarda avec étonnement mais ne fit aucun commentaire. Gabriel, qui avait été aussi surpris que le jeune Cri, n’eut pas le temps de réagir que déjà Elysée arrivait au niveau de l’Algonquin. Tout en tentant de caler ses pas pour suivre la cadence soutenue des puissantes jambes du chasseur, elle éleva la voix pour être certaine d’être entendue et ne pas avoir à réitérer son étrange demande, tout en espérant néanmoins qu’il soit le seul à l’entendre.

–Anoki ! Dis-moi ce qui s’est passé.

Et elle poursuivit aussitôt, la voix haletante, cherchant son souffle comme sesmots.

–Que s’est-il passé ? Est-ce que tu sais pourquoi… ?

Anoki ne ralentit pas, mais sa tête se pencha en avant et ses yeux, qu’il refusait de tourner dans sa direction, s’embuèrent imperceptiblement. Il ne fit rien pour le dissimuler. Elysée, de plus en plus mal à l’aise, poursuivit néanmoins son interrogatoire, auquel aucune réponse ne faisaitécho.

–Et toi ? Où étais-tu ? Pourquoi tu n’étais pas là-bas… pour les défendre ?

À ces mots, l’Indien s’arrêta enfin.

Il posa les yeux sur la jeune métisse et Elysée vit alors briller dans ses prunelles noires un feu de dément auquel vinrent se mêler presque aussitôt les tragiques éclats du désespoir. Troublée malgré elle, elle détourna le regard tandis que s’échappait, sans qu’elle ne puisse la retenir, la terrible sentence qui accompagnait sa révolte.

–Pourquoi tu n’es pas mort… toi aussi… ?

Anoki reçut l’injuste blâme en pleine face tandis que la phrase d’Elysée s’achevait dans un sanglot. Il tressaillit et ses mâchoires se contractèrent.

Il fit alors un pas vers la jeune femme, menaçant.

Puis, comme soudain terrassé par l’évidence de ces mots implacables, il s’arrêta les yeux dans le vague et, baissant alors la tête, Elysée l’entendit opiner d’une voix sourde.

–C’est ce que je me demande encore…

Et, tandis qu’il tournait brusquement les talons, ses dernières paroles chargées d’amertume se suspendirent quelques instants dans l’airvif.

–Kicemanito* est cruel avecmoi.

Gabriel arriva sur ces entrefaites, le pas décidé et la mine fermée. Le regard interrogatif qu’il lança à la jeune femme n’atteignit pas sa cible, laquelle fit demi-tour sans lui accorder la moindre attention et l’abandonna, perplexe et quelque peu irrité, tandis qu’Anoki reprenait sa marche, les épaules rentrées et la foulée sensiblement moins assurée.

Ils marchèrent longtemps dans la neige molle, tirant par la bride les chevaux qui rechignaient à les suivre sur ce terrain glissant. Anoki avançait désormais sans paraître se soucier le moins du monde de ceux qui le suivaient d’un pas lourd. Elysée n’avait pas relevé la tête, oscillant entre colère et honte, ne sachant plus vraiment qui en était la cible.

L’Indien, dont la haute silhouette traçait le chemin qu’ils suivaient déjà depuis des heures, mais dont la finalité leur restait toujours inconnue ? Le Français, qui la précédait de peu et dont elle fixait les traces avec attention, essayant de calquer son pas sur les longues foulées qu’il avait adoptées pour ne pas se faire distancer ? Ou bien elle, qui n’avait pu retenir ces paroles assassines, injustes et cruelles ?

À bien y réfléchir – et cette marche silencieuse lui en donnait toute l’occasion –, elle aurait penché pour la dernière option.

Elle s’en voulait, profondément. Et elle savait, ce qui rajoutait encore à son malaise, qu’elle n’était pas la seule.

Adriel n’avait rien dit, mais alors qu’elle reprenait sa place dans la colonne, il lui avait lancé un regard qui avait fait glisser un frisson glacial le long de sa colonne.

Et Gabriel ? Que devait penser Gabriel d’elle ?

Elle se rendit compte que malgré sa douleur et tout ce qui s’était passé dernièrement, la chose qui lui importait le plus, celle qui était à l’origine du poids pesant qui lui obstruait la poitrine, était une fois de plus liée au Français. Elle ne supporterait pas qu’il la blâme. Elle suivait donc la file silencieuse, la tête emplie de doutes et de ce qui ressemblait de plus en plus, tandis que les heures défilaient, à des remords.

Mis à part quelques arrêts brusques qui lui firent battre le cœur – mais qui s’avérèrent à chaque fois être de fausses alertes – et l’envol désordonné d’une bernache égarée, rien ne vint ralentir leur marche forcée.

Et alors que la fatigue gagnait du terrain, Elysée se demanda avec inquiétude quand celle-ci s’achèverait enfin. La nuit avait été brève et agitée, et ses forces, cruellement entamées par les dernières émotions, semblaient sur le point de la quitter.

C’est au moment où elle pensa avoir atteint leurs dernières limites qu’Anoki, qui les avait devancés, ressurgit soudain, le visage impassible mais le pas agité, traduisant son irritation. Il s’approcha en hâte de Kachkawane et, ignorant résolument Gabriel qui s’était avancé, il luidit :

–C’est ce que je craignais, nous arrivons trop tard ! Ils sont déjà partis…

Kachkawane ne répondit rien – c’était inutile –, mais hocha la tête. Anoki poursuivit, les yeux toujours rivés sur son compagnon.

–La glace est noire… Il faut les rattraper le plus vite possible.

Gabriel, tout juste rejoint par ses compagnons, tenta d’obtenir des éclaircissements.

–De qui parles-tu ?

Mais Anoki ne daigna pas même se tourner dans sa direction et l’interrogation du Français resta en suspens sans que quiconque s’en saisisse.

Adriel leva alors un sourcil et, contournant les deux hommes, il disparut à son tour sous la dense futaie de bouleaux. Le Français n’eut pas le temps de réitérer sa demande que déjà il réapparaissait et, se dirigeant à grands pas vers lui, il déclara alors qu’il arrivait à sa hauteur :

–Il y avait un campement. Les feux sont froids, mais ils n’ont pas dû partir depuis trop longtemps… Il y a encore un chien qui traîne.

Puis il ajouta, se parlant à lui-même, tout en semblant chercher quelque chose sur lesol :

–La glace est trop fine, ils ne peuvent plus passer par les rivières… On devrait trouver la trace des raquettes facilement…

Au son de la voix d’Adriel, Anoki parut enfin se rendre à nouveau compte de leur présence. Il fit un pas dans la direction de Gabriel, qui, malgré toute sa volonté, eut du mal à ne pas reculer tant la hargne et l’hostilité se reflétaient à cet instant sur le visage de l’Indien. Il aurait juré que si l’Algonquin en avait eu la possibilité, il lui aurait planté sans une hésitation une arme au travers de la poitrine.

Adriel dut arriver à une conclusion similaire puisque instinctivement, il effleura le manche du tomahawk pendu à sa hanche.

Il n’eut cependant pas le loisir de l’utiliser.

Anoki, parvenant au prix d’un visible effort à maîtriser ses pulsions vengeresses, posa une main lourde sur l’épaule de Gabriel et expliqua enfin :

–Je pensais retrouver le clan ici… avant son départ vers les territoires d’été. Mais on arrive trop tard. Ils ont levé lecamp.

Le coureur se raidit, attentif à ne pas laisser paraître l’aversion que lui procurait le contact de l’Algonquin, et demanda, imposant la neutralité à sa voix :

–Quelle nation ?

Anoki le dévisagea, incrédule. Il haussa alors les épaules et répondit, libérant le Français en laissant retomber sa main contre sa cuisse :

–La mienne.

Puis, jetant un coup d’œil rapide en direction d’Elysée, il spécifia :

–Algonquins…

Gabriel sentit la jeune femme tressaillir dans son dos. Il perçut l’accélération de son souffle près de sa nuque, mais se contraignant à ne pas y penser, il poursuivit :

–Où vont-ils ?

–Probablement près du lac Toronto*… pour commencer… Il faut les rattraper le plus vite possible.

–Pourquoi ?

La question s’était échappée malgré elle des lèvres d’Elysée. Anoki y répondit, mais seul Gabriel se tourna vers elle, la mine contrite.

–Je dois retrouver ceux qui ont fait ça, commença l’Indien, des vibrations douloureuses dans la voix.

Elysée attendit la suite.

–Il y a sûrement…

La voix de l’Algonquin se brisa, mais il se reprit aussitôt.

–… des prisonniers.

Puis il conclut, tandis qu’Adriel s’agitait à ses côtés et que Gabriel ne quittait pas la jeune métisse des yeux :

–Je vais aller les chercher. Je ledois.

Après un bref échange de regards avec Adriel, Gabriel compléta ce que le guerrier avaittu.

–Tu ne peux pas venir avec nous. On doit t’emmener là-bas auprès d’eux d’abord… pour que tu sois en sécurité

–Nous ?

Le cri de la jeune femme vint frapper douloureusement son tympan.

–Deux hommes ne peuvent pas grand-chose, expliqua-t-il.

–Et quatre, oui ? répliqua aussitôt Elysée en cherchant fébrilement un appui auprès d’Adriel.

Celui-ci ne broncha pas, impassible, ses traits sculpturaux se découpant dans l’air pur. Elysée sentit une fois de plus la colère monter. Elle tenta néanmoins du mieux qu’elle put de maîtriser les pulsions orageuses qui l’envahissaient, et c’est la voix haletante qu’elle ajouta :

–Qu’est-ce qui vous dit qu’ils vont m’accepter ?

Puis elle observa, incrédule :

–Si déjà on les retrouve…

Anoki reprit alors la parole.

–Ils sont de tonclan.

–Mon clan…, répéta Elysée, dubitative.

Anoki la regarda alors avec étonnement et expliqua :

–Le clan de l’ours. Comme Awa…

Et il ajouta :

–L’ours a une médecine puissante…

Puis il s’enquit soudain, sans transition :

–Tu n’as jamais croisé d’ours ?

Elysée secoua la tête. Il affina alors sa question :

–Dans tes rêves ?

Si ! Bien entendu ! Elle en avait croisé dans ses rêves, parcourant ses nuits agitées, la laissant au matin plus surprise qu’inquiète. Heureuse de ce bout de chemin passé en leur compagnie. Ils l’avaient accompagnée, protégée, instruite, portée même, mais jamais attaquée. Au souvenir de ces partages noctambules, elle acquiesça.

Anoki, rattrapé à nouveau par l’urgence, conclut alors, mettant ainsi fin à la discussion :

–Alors tu sais que tu seras la bienvenue. C’est ta famille…

Et il hésita un instant avant d’ajouter :

–Eux aussi…

Section 7 Joshua

Toronto, vendredi 29 mars 1771

Ils l’avaient enfermé depuis une semaine dans la grange près de laquelle se tenait en permanence un milicien armé que Mark faisait relever suffisamment souvent pour s’assurer qu’il ne faillisse pas à sa tâche. Rose trouvait toutes sortes d’excuses pour s’en approcher, mais elle n’avait pu encore y pénétrer et son cœur s’inquiétait de jour en jour davantage.

Enfin, au matin, elle avait été autorisée à apporter quelque nourriture au captif qu’elle devait remettre au gardien. Elle doutait néanmoins que tout ce qu’elle avait préparé avec soin arrivât jusqu’à lui et espérait seulement que son geôlier lui en laisserait suffisamment pour qu’il ne meure pas defaim.

La veille, elle avait entendu les coups.

Un bruit mat, répétitif, qui semblait ne jamais devoir cesser.

Tremblante, elle était restée à l’abri, cachée derrière la charrue couverte de boue, le souffle court, attendant le coup suivant. Elle guettait, les sens en émoi, le cri ou le gémissement qui suivrait.

Mais rien ne vint la rassurer sur l’état du jeune Écossais.

L’entendre crier l’aurait emplie de désespoir, mais ce silence la mettait au supplice. Était-il encore en vie ? Et dans quel état ?

Depuis que Mark avait parlé de trahison, elle s’était attendue à ce que la redoutable sentence soit exécutée dans les jours suivants, redoutant chaque matin de voir pendre aux branches d’un arbre le corps de celui qui ne quittait plus ses pensées.