Pierre Jélyotte et les chanteurs de son temps - Arthur Pougin - E-Book

Pierre Jélyotte et les chanteurs de son temps E-Book

Arthur Pougin

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Beschreibung

Extrait : "Il y a quelque trente ans un curieux de choses du théâtre, de Manne, mettait à exécution une idée assez ingénieuse et publiait sous ce titre : La Troupe de Voltaire, un livre dans lequel il remettait en lumière et, en les groupant, faisait connaître tous les acteurs qui avaient été, à la Comédie Française, les interprètes des œuvres de l'auteur de Zaïre, de Tancrède et de Mahomet, lequel, au point de vue de l'histoire de la tragédie, représentait à lui seul une époque."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 381

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Mon désir est de rappeler ici le souvenir d’un des artistes les plus fameux de son temps, du premier en date de la dynastie des grands ténors de notre Opéra, de l’interprète favori de Rameau et de ses chefs-d’œuvre, du célèbre chanteur Jélyotte, enfin, dont la renommée s’est étendue jusqu’à nous et qui, pendant vingt ans, a été la gloire et l’honneur de notre grande scène lyrique. En retraçant son histoire, en faisant connaître les détails de sa brillante carrière, j’aurai l’occasion de parler aussi de ses camarades, de ses confrères, de ceux – et de celles – qui l’entouraient, aussi bien que de quelques-uns des ouvrages dont il fut le principal interprète et au succès desquels il contribua pour sa part. Il en résultera ainsi comme une sorte de tableau de l’une des périodes les plus intéressantes et les plus importantes de l’histoire même de l’Opéra, celle où précisément Rameau brilla de toute sa gloire et où il tira ce théâtre de la somnolence dans laquelle il languissait et végétait depuis vingt ans. La vie d’un grand artiste est toujours utile à connaître. Celle de Jélyotte l’est peut-être d’autant plus que derrière l’artiste, particulièrement distingué, on trouvait en lui un homme, un homme de cœur, bon, serviable, généreux, plein de sentiments honorables, et dont l’existence pourrait servir de modèle.

I

Avant de commencer le récit de la vie de Jélyotte, il me semble indispensable de reproduire la courte notice que lui a consacrée Fétis. Les faits contenus dans cette notice sont tellement controuvés, si complètement en désaccord avec ceux que j’ai à raconter, que je trouve bon de la faire connaître dès l’abord en son entier, afin de n’avoir plus à la citer et à la combattre dans la suite à propos de tel ou tel incident.

Voici comment s’exprime Fétis :

Pierre Jéliotte ou Jélyotte, chanteur de l’Opéra de Paris, a eu beaucoup de célébrité. Il ne naquit pas dans le Béarn, comme le disent La Borde et tous ceux qui l’ont copié, mais dans les environs de Toulouse, en 1711. Après avoir appris la musique à la maîtrise de la cathédrale de cette ville, il fut attaché au chœur de cette église comme haute-contre (ténor aigu). La beauté de sa voix était incomparable : on en parla au prince de Carignan, qui avait l’inspection générale de l’Opéra, et qui le fit venir à Paris. Jéliotte débuta à Pâques de l’année 1733. Voici ce qui est dit de ce chanteur dans des mémoires manuscrits sur l’Opéra, volume très curieux que j’ai acquis à la vente de Boulard en 1833 : « Jéliotte (haute-contre). Cet acteur a cousté beaucoup d’argent à l’Académie (l’Opéra) pour le faire venir de Toulouze, où il étoit enfant de chœur (choriste). C’est une voix des plus belles, pour la netteté et les cadences. Il est grand musicien, et joue de beaucoup d’instruments ; mais les débauches de toute espèce seront la cause de sa perte. » En 1738 Jéliotte avait douze cents livres d’appointements fixes, trois cents livres de gratification annuelle, et environ cinq ou six cents livres de gratifications extraordinaires. Ce traitement fut porté progressivement jusqu’à trois mille francs d’appointements fixes, avec environ deux mille francs de gratification ordinaire et extraordinaire. Après vingt-deux ans de service, Jéliotte se retira, en 1755, avec une pension de quinze cents livres ; mais il continua de chanter aux spectacles de la cour jusqu’au mois de novembre 1765. Cet acteur avait le mauvais goût des chanteurs français de son temps et surchargeait la mélodie d’une multitude d’ornements qui en altéraient le caractère ; mais outre sa belle voix, il possédait les qualités d’une expression très dramatique et d’une connaissance parfaite de la musique. Il mourut à Paris, en 1782, dans un état voisin de la misère, et n’ayant plus d’autre ressource que sa pension, qui heureusement était insaisissable par ses créanciers. Il était compositeur de quelque mérite. En 1745 il donna à Versailles, pour le mariage du dauphin, père de Louis XVI, un ballet intitulé Zélisca, qui fut fort applaudi. Il a aussi composé beaucoup de chansons, dont La Borde fait l’éloge.

C’est précisément, quoi qu’en dise Fétis en voulant corriger La Borde et son Essai sur la musique, c’est précisément dans le Béarn que naquit Jélyotte, comme nous allons en avoir la preuve. D’autre part, la date de sa naissance est 1713, et non 1711. La date et le lieu de sa mort ne sont pas plus exacts, car il mourut non à Paris, en 1782, mais à Oloron, en 1797. Quant à ses débauches, nous verrons à quoi elles se réduisent, et elles ne paraissent pas avoir beaucoup abrégé son existence, puisqu’il vécut jusqu’à quatre-vingt-quatre ans. Enfin, il avait si peu de créanciers et il mourut si peu dans la misère que, lorsqu’il quitta Paris pour aller se retirer dans sa province natale, il habita en vrai châtelain une belle propriété qu’il avait acquise à beaux deniers comptant. En ce qui concerne son talent, et pour parler de la multitude d’ornements dont, au dire de Fétis, Jélyotte surchargeait les mélodies, je serais un peu étonné que Rameau, dont il était surtout l’interprète, lui ait ainsi laissé la faculté d’altérer et de défigurer sa pensée. Pour qui connaît, d’une part le caractère quelque peu intraitable de Rameau, de l’autre, le respect qu’il avait de son art et surtout la précision avec laquelle il écrivait et voulait voir exécuter sa musique, il me semble difficile d’admettre l’exactitude d’une telle assertion. Quoi qu’il en soit à ce sujet, on voit que la notice de Fétis ne peut être lue qu’avec une certaine défiance, et qu’elle se trouve en contradiction complète avec la réalité des faits.

Voici un document qui ne saurait laisser aucun doute sur les origines de Jélyotte. C’est le texte de son acte de naissance, tiré du registre des baptêmes de l’église Sainte-Catherine de Lasseube (Basses-Pyrénées) :

Pierre, fils légitime de Joseph de Jeliote et de Magdelaine de Mauco, naquit le 13e d’avril 1713 [ et a ] esté baptisé le 14e du même mois et an, a la présentation de Jeanne de Caselong ; – par moy ; – presens les soubs signés. – (Signé :) Jeliote présent ; – Descoubet, présent ; – de Portau.

Ce qu’on n’a jamais dit jusqu’ici, c’est que le nom de la famille était non pas Jeliote (comme il est écrit dans cet acte), mais Grichon. Ce fait a été révélé tout récemment, dans une notice anonyme sur le chanteur, publiée à l’occasion des fêtes pour l’inauguration de sa statue à Pau, dans l’Indépendant des Basses-Pyrénées des 19, 20 et 21 mars 1901 : – « … Comme on le verra plus loin, dit l’auteur, dans la notice généalogique, l’ancien nom patronymique de la famille du chanteur était Grichon. Le surnom de Jéliote lui venait d’une maison, sise dans le village de Larriugran de Lasseube, et qui appartenait, dès la seconde moitié du XVIe siècle, aux Grichon. Vers la fin du XVIIe siècle ceux-ci ne furent guère connus que sous l’appellation de Jéliote. Ces substitutions de noms, très fréquentes en Béarn, étaient d’ailleurs conformes aux usages de la province. »

Je ne saurais reproduire ici la généalogie très complète dont il est question dans ces lignes, généalogie dressée d’après des actes officiels tirés des archives locales, et qui part des premières années du dix-septième siècle et du bisaïeul de Jélyotte, Joandin deu Grichon, marié vers 1635 avec Agne deu Roma. Mais j’en extrais ces renseignements relatifs à la propre famille de Jélyotte, c’est-à-dire son père, sa mère, lui-même et ses frères et sœurs :

Joseph de Grichon, alias DE JELIOTE, naquit à Lasseube, le 13 novembre 1681. Il fut jurat de cette commune et y épousa, le 5 juillet 1710, Magdeleine DE MAUCO, fille de Pierre DE MAUCO et de Jeanne DE CASELONG, d’Oloron. Joseph de Grichon, alias de Jeliote, mourut à Lasseube, le 16 janvier 1767, à l’âge de 85 ans. – Magdeleine de Mauco décéda au même lieu, le 1er mai 1763, à l’âge de 82 ans, environ. – Ils avaient eu de leur mariage :

1° Jean de Jeliote, né à Lasseube le 17 mars 1712 ;

2° Pierre de Jeliote (le chanteur) ;

3° Jean-Baptiste de Jeliote, né à Lasseube le 7 juillet 1715 ;

4° Jean-François de Jeliote, né à Lasseube le 7 août 1724 ;

5° Catherine de Jeliote, née à Lasseube le 26 septembre 1718 ;

6° et Marie-Anne de Jeliote, née à Lasseube le 9 avril 1721.

Lasseube, où naquirent Jélyotte et ses frères, et dont toute la famille était originaire, forme aujourd’hui un joli chef-lieu de canton du département des Basses-Pyrénées, situé entre Pau et Oloron et peuplé d’environ 2 000 habitants. Le père de Jélyotte était, dit-on, marchand de laines, et on ajoute que la famille était peu aisée, ce qui se conçoit, avec six enfants à élever et à nourrir. Il est probable qu’on dut s’ingénier de bonne heure à les mettre à même de gagner leur vie. En ce qui concerne notre Jélyotte, il est supposable qu’il se fit remarquer dès ses jeunes années par sa jolie voix et son instinct pour la musique, car il ne tarda guère à entrer comme enfant de chœur à l’église Sainte-Catherine de Lasseube, après quoi il alla à Bétharram.

Il y avait alors et il existe encore, non très loin de Lasseube, c’est-à-dire au gentil village de Lestelle, une chapelle dès longtemps célèbre, la chapelle de Bétharram, fondée en 1475 par Gaston IV, vicomte de Béarn, et fameuse dans toute la contrée comme lieu de pèlerinage, en souvenir d’une pieuse légende devenue populaire. On ne parvenait à cette chapelle, située entre le Béarn et la Bigorre et bâtie sur les bords du Gave, qu’en franchissant un pont hardi d’une seule arche. La légende en question rapportait qu’une jeune paysanne étant tombée accidentellement dans le Gave, dont, malgré ses efforts, les flots mugissants l’entraînaient avec rapidité, et se voyant en péril de mort, au plus fort du danger implora la sainte Vierge avec ferveur. Aussitôt un rameau se serait trouvé miraculeusement sous sa main, pour la retenir et la sauver. De là, selon la tradition populaire, le nom de Betharram (beth arram, beau rameau), donné à la chapelle construite en ce lieu et devenue fameuse par le miracle qui lui avait donné naissance.

Là vivait une congrégation de prêtres, chargés surtout d’entretenir la dévotion au pèlerinage qui attirait annuellement une foule de fidèles. Ils entretenaient dans l’église une maîtrise excellente et renommée dans tout le pays. On a dit que parmi ces prêtres se trouvait un oncle du petit Jélyotte, qui, tout naturellement, attira l’enfant à la chapelle ; d’autres ont ajouté que sa famille voulait le faire entrer dans les ordres. Pour ceci, je ne sais ce qu’il en faut penser. Quant à l’oncle qui le protégea, on verra plus loin que celui-là n’était pas prêtre, et que s’il y en eut un en effet parmi les missionnaires de Betharram, du moins n’est-ce pas celui qui lui facilita la carrière. Quoi qu’il en soit, il est certain que Jélyotte devint pensionnaire de Betharram, qu’il y reçut une solide instruction littéraire et qu’il y commença sa véritable éducation musicale. Il est présumable que c’est son oncle qui, au bout de quelques années, voyant les heureuses dispositions dont il faisait preuve sous ce rapport, l’envoya et le recommanda à la maîtrise de Saint-Étienne, à Toulouse, pour y parfaire et y compléter ses études musicales, et ce, en l’aidant personnellement de sa bourse, ce qui contribue à laisser supposer que les parents de Jélyotte n’étaient rien moins que fortunés.

À la maîtrise de Toulouse Jélyotte étudia non seulement le chant, mais aussi le clavecin, l’orgue, le violon, la guitare, et jusqu’à la composition. On sait de source certaine, en effet, que Jélyotte, comme plusieurs chanteurs de son temps (que n’en est-il autant du nôtre !), était excellent musicien et d’une remarquable habileté sur divers instruments. Mais tout en travaillant, il faut croire que l’effervescence de la jeunesse lui fit commettre quelques peccadilles à Toulouse. C’est du moins ce qui résulte d’une lettre qu’il adressait justement à son oncle, à la date du 21 mars 1731, alors que, devenu jeune homme, il était tout près d’accomplir sa dix-huitième année :

À Toulouse, le 21e mars 1731.

La bonté que vous avez eue, mon cher oncle, de faire compter à M. Marquez quatre-vingts livres pour le supplément de ma pension, et un petit habit d’hiver, me persuade que vous avez oublié mes égarements passés : j’aurais tort de passer cette Pâques sans vous en faire un mea culpa. Il est, je vous assure, sincère, et vous connaîtrez, dans mon amendement, que le cœur parle plus que ma plume.

Je suis persuadé que vous avez eu du plaisir de ce que M. Marquez ne voulut point que je me retirasse pour occuper l’orgue de Dax ni celui d’Oloron. Il pensait à ce que nous ne savions point, et lorsque le temps est venu, il m’a fait trouver le moyen de subsister honnêtement dans une ville où mon éducation m’appelle plus que partout ailleurs. Je tâcherai de profiter du temps et des bons avis que vous avez eu la bonté de me donner, ce qu’il faut me continuer s’il vous plaît ; je l’espère de votre bonté, et qu’en attendant que je puisse reconnaître à mes parents et aux personnes à qui vous me confiez le bien que j’en ay reçu, vous voudrez bien continuer d’être le garant de ma bonne volonté.

J’attends, mon très honoré oncle, cette grâce de vous. Je tâcherai de la mériter par le respectueux attachement avec lequel j’ai l’honneur d’estre, mon très honoré oncle, votre très humble et très obéissant serviteur.

JÉLIOTE.

Vous voulez bien permettre que j’assure de mon respect ma chère tante et nos parents de Casalong.

Elle est charmante, cette lettre, et témoigne d’un brave cœur et d’une honnête nature. D’autres nous confirmeront dans les bons sentiments qu’elle dévoile et nous montreront un Jélyotte plein de tendresse et de sollicitude pour les siens. Celle-ci nous apprend que l’éducation musicale du jeune artiste était dès lors bien complète, puisqu’on lui avait offert deux places d’organiste, l’une à Dax, l’autre à Oloron. Il avait bien fait de suivre le conseil qui lui était donné de les refuser, car, qui sait, en acceptant l’une ou l’autre, s’il ne serait pas resté toute sa vie enfoui dans une petite ville de province et n’aurait pas ainsi végété, au lieu de suivre la brillante carrière qui l’attendait ?

Il n’était plus alors simple élève de la maîtrise de Saint-Étienne. Il chantait les hautes-contre dans la chapelle, et l’on peut croire sans peine que sa belle voix, tant célébrée plus tard, y produisait une impression profonde. On ne sait ni de quelle façon ni dans quelles circonstances il fut appelé à l’Opéra, mais tous les renseignements concordent à dire que c’est le prince de Carignan qui fit pour ce théâtre cette heureuse recrue.

Fils d’Emmanuel-Philibert de Savoie, étroitement apparenté à Louis XV, le prince de Carignan était un ardent dilettante en même temps qu’un grand coureur de filles et un aventurier fieffé, qui, après avoir gagné plus ou moins légitimement (plutôt moins que plus) des sommes immenses, mourut en laissant pour tout héritage un ensemble de cinq millions de dettes, ce qui, pour l’époque, constituait un passif assez honnête. On sait de quelle façon, dans leurs Mémoires, il est drapé par Saint-Simon et le marquis d’Argenson. Je n’ai pas à m’en occuper sous ce rapport. J’ai seulement à rappeler qu’il avait à cette époque le titre d’inspecteur général de l’Opéra, et qu’il jouissait à ce théâtre d’une autorité absolue et incontestée. Fit-il un voyage du côté de Toulouse et eut-il l’occasion d’entendre le jeune haute-contre de l’église Saint-Étienne ? Ou bien, ce qui n’aurait rien d’extraordinaire, la superbe voix de celui-ci eut-elle un écho jusqu’à Paris, et le prince envoya-t-il à Jélyotte un ordre de début ? On peut choisir entre deux hypothèses, aussi vraisemblables l’une que l’autre. Mais ce qui est certain, c’est que Jélyotte était à Paris dans les premiers mois de 1733.

Il y a lieu de croire qu’on voulut en quelque sorte le tâter avant de lui faire aborder la scène et de le présenter au public de l’Opéra, et que c’est dans ce but qu’on le fit chanter d’abord au Concert spirituel. Il s’y fit entendre en effet dans le courant du mois de mai 1733, pendant la fermeture de Pâques qui était imposée alors à tous les théâtres, et sa voix y fit sensation. C’est peu de temps après cet essai qu’il se montra à l’Opéra, dans une reprise des Fêtes grecques et romaines de Colin de Blamont, qui avait lieu le 11 juin. Son début était modeste et il parut dans un rôle tout épisodique, celui d’« un Grec », auquel cependant on donna quelque importance, puisqu’à son intention on ajouta quatre vers à l’air qu’il avait à chanter, ainsi que nous l’apprend le Mercure : – « L’Académie royale de musique continue toujours avec grand succès les représentations du ballet des Fêtes grecques et romaines. Jamais reprise d’opéra n’a été plus brillante ni plus applaudie. Les Dlles Antier, Le Maure et Petitpas s’y distinguent dans les rôles qu’elles jouent, avec toute l’intelligence et la justesse possible, de même que les Srs Tribou et Chassé. Au divertissement du premier acte, le Sr Jéliot, avec sa voix admirable d’haute-contre (sic), chante l’air suivant, dont les quatre derniers vers sont ajoutez… ».

On voit que, si modeste qu’il fût, ce début ne laissait pas que d’être heureux, et que la voix de Jélyotte produisait, dès le premier jour, l’effet qu’elle ne devait pas cesser de produire jusqu’à la fin de sa carrière. Quelques mois s’étaient à peine écoulés que le jeune chanteur se voyait confier, dans le prologue du premier opéra de Rameau, Hippolyte et Aricie, le petit rôle de l’Amour. Bien plus : c’est lui qui, avec Cugnier et Cuvillier, était chargé, dans l’ouvrage même, de chanter le fameux trio des Parques, destiné à devenir si célèbre, et dont l’impression sur le public fut si profonde et si saisissante.

Je remarque, à ce sujet, qu’on a dit de Jélyotte que durant un certain temps il n’avait occupé à l’Opéra qu’une situation secondaire. Je concède qu’il lui fallut certainement prendre rang et se mettre avant tout au courant du répertoire. Mais je serais étonné, étant donné la qualité exceptionnelle de sa voix et le parti qu’il en savait tirer avec tant d’habileté, qu’il ne se fût pas mis du premier coup en pleine lumière et en évidence. D’ailleurs, une lettre de lui, écrite quelques mois seulement après ses débuts, sans nous donner aucuns détails sur l’Opéra et sur la position qu’il y a prise, nous prouve du moins qu’il a déjà acquis de l’influence et qu’il se trouve à même, par ses relations, de rendre des services d’une certaine importance. Or, Jélyotte à cette époque a vingt ans à peine, et si de rapides succès ne l’avaient mis en quelque sorte hors de pair, il ne se croirait probablement pas en mesure, comme il le fait, de proposer des places et des emplois avec la presque certitude de les obtenir. On peut donc croire qu’à ce moment il a déjà, comme on dit, gagné ses éperons. Voici cette lettre, qu’il adressait à son oncle « Monsieur Mauco, négociant à Oloron, en Béarn ». Elle est surtout intéressante en ce qu’elle nous montre que Jélyotte, au milieu d’une existence nouvelle pour lui et qui, sous divers rapports, pouvait si facilement le griser, non seulement ne perdait pas la tête, mais n’oubliait pas les siens et songeait à leur assurer une situation :

Mon très honoré oncle,

J’attendois des nouvelles de M. Lamy pour vous répondre ; mais, attendu que je n’ay pas pu le voir dans deux ou trois voyages que j’ay faits à Versailles, et que l’affaire pour laquelle je vous écris est très pressante, je me suis pressé de vous en instruire. Je suis cependant très persuadé que M. Lamy n’aura pas manqué de vous envoyer tout ce que vous nous aviez demandé.

En arrivant avant-hier de Fontainebleau, où je dois me rendre encore demain au soir, un de mes amis vint me dire qu’on avoit déplacé ou qu’on déplaceroit bientôt celuy qui a l’entrepôt du tabac d’Oloron ; si cet employ vaut quelque chose et qu’il puisse convenir à mon père, il me sera très facile de l’obtenir ; mandez-moy, s’il vous plaît, après ma lettre reçue, ce que vous pensez là-dessus après vous être informé du produit. Mandez-moy aussi s’il y a quelque autre employ dépendant des fermes qui puisse luy convenir, parce que, s’il en venoit à vaquer quelqu’une (sic), je pourrois la luy procurer, étant bon amy des personnes de qui cela dépend ; que cela ne l’empêche point de prendre l’entrepôt qui est vacant, supposé que cela lui convienne. Pour ce qui est de mon frère, je le placeray facilement à Paris, et pour le plus tard au commencement du printemps. Je n’ay pas le temps à présent de lui écrire non plus qu’à ma mère. Je m’acquitteray de ce devoir d’abord après mon retour de Fontainebleau. Je n’ay rien tant à cœur que de leur être bon à quelque chose et de vous assurer, mon cher oncle, que je suis avec tout le respect possible,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

JÉLIOTE

Je vous prie d’assurer de tous mes respects ma chère tante et toute ma famille.

Elles sont décidément touchantes, ces lettres, et nous donnent la meilleure opinion de la nature morale de Jélyotte, connue déjà par les récits de Marmontel et de Dufort de Cheverny, dont j’aurai à parler plus loin. Je continue, avant de m’occuper de ses hauts faits à l’Opéra, de dépouiller sa correspondance. Rien n’est tel, pour exciter l’intérêt envers un grand artiste, que de montrer l’estime qu’on peut faire de l’homme et de son caractère.

Cinq mois s’écoulent ; nouvelle lettre à son oncle ; cette fois ce n’est plus de son père qu’il s’agit, mais de son frère, dont il parlait déjà dans la précédente :

À Paris, le 30e avril 1734.

Mon très honoré oncle,

J’attends l’arrivée de mon frère pour vous l’apprendre et pour vous répondre à la dernière que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. S’il estoit arrivé quinze jours plus tôt, il auroit peut-être fait la campagne à la suite du prince de Carignan ; et il ne sera point placé de quelque temps, d’autant plus qu’il n’est pas encore bien formé ; mais je conte (sic) qu’avec un peu de sagesse et de conduite on pourra en faire quelque chose de bon. Pour moy, je luy prêcheray tant que je pourray ; je vous prie d’en faire autant.

Vous auriez pu vous fier à ma parole et conter (sic) les deux cents livres à ma mère ; il est vray que je ne les ay pas remises à M. Lamy, mais je les luy remettray dans trois jours au plus tard, que j’iray à Versailles. Vous me mettez bien à sec et hors d’état de me relever de quelque temps, car vous m’envoyez mon frère tout nud ; il n’a pas même des chemises portables ; vous sçavez aussy qu’on ne peut pas s’habiller dans ce païs-cy comme en province. Et d’ailleurs, comme il est connu pour mon frère, il faut qu’il soit mis de façon à pouvoir fréquenter les mêmes compagnies que je fréquente. Il reconnoîtra sans doute un jour ce que je fais à présent pour luy. Je vous prie d’être persuadé que je ferai mon possible pour persuader quelque chose à mon oncle de Bétharram. Je vous prie de me croire toujours, avec le plus profond respect, mon cher et honoré oncle,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

JÉLIOTE

Permettez que j’assure de mes respects très humbles ma chère tante.

Nous trouvons, à la fin de cette année 1734, une lettre d’un autre genre. Jélyotte s’y plaint avec vivacité que son oncle le maltraite, et il se défend, tout en plaidant coupable et en confessant quelque légèreté. Que s’était-il donc passé ? Il serait difficile de le dire. Remarquons seulement que Jélyotte n’avait que vingt et un ans, qu’il vivait dans un milieu où, bien que ses appointements ne fussent pas encore brillants, il lui fallait faire quelque figure, et que peut-être enfin on abusait un peu de lui dans sa famille sans lui laisser le temps de respirer. Je fais ces réflexions parce qu’il me semble bien qu’il s’agit ici d’une question d’argent. Cette lettre nous apprend, d’autre part, que Jélyotte venait de faire une grave maladie, maladie dont il n’était pas encore remis puisqu’il était obligé de faire écrire par son frère. À remarquer même que ce dernier, tout en écrivant pour son aîné, signe pour son propre compte : « Jéliote cadet. » Voici cette lettre :

À Paris, le 28e Décembre 1734.

Mon très cher oncle,

Je ne saurois écrire moy-même, tant je suis faible ; aussy ne soyez pas surpris si je fais écrire mon frère.

Il n’est point de lettre écrite à moi ou à mon frère où vous ne m’accabliez d’injures ; j’ai été à la vérité un peu coupable, mais ma probité et mon honneur n’ont jamais été de la partie ; un peu de négligence seulement est tout ce que vous pouvez m’imputer ; je vais la réparer dès demain ; je vais faire faire la procuration et je compte que vous la recevrez l’ordinaire prochain ; vous la réunirez avec ma lettre, si les fêtes où nous sommes encore me permettent de la faire faire. Pour ce qui est des 200 livres dont il a été tant mention, j’ai toujours eu bonne intention de les payer, mais je ne contais (sic) pas alors qu’il me faudroit dépenser 900 l. pour mon frère et guère moins pour la maladie dont il vous a parlé sans doute et dont je serai plus de deux mois à me remettre. Jugez après cela s’il me reste 200 fr. pour vous envoyer, non assurément, et bien loin de là. Je suis débiteur de plus de cent pistoles. Il me faut bien du temps pour me refaire de tous ces accidents. Je ne me défends pour cela de payer cette somme, mais vous jugez bien qu’il faudra bien encore attendre quelque temps.

J’écrirai à mon oncle, votre frère, d’abord que je serai en état ; en attendant, permettez que je l’assure de mes respects et ainsi qu’à votre chère épouse ma tante.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, mon très honoré oncle,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

JÉLIOTE, cadet.

À ce moment, c’est-à-dire à la fin de 1734, si la situation de Jélyotte à l’Opéra n’était pas encore brillante (il n’avait que vingt et un ans !), il est certain pourtant qu’il ne passait pas inaperçu. Nous savons qu’il avait trouvé place dans Hippolyte et Aride, de Rameau, représenté le 1er octobre 1733. Dès le commencement de l’année suivante il est chargé de l’un des deux personnages importants (l’autre étant représenté par Mlle Petitpas) dans la Fête de Diane, « entrée » nouvelle ajoutée aux Fêtes grecques et romaines, dont une seconde reprise est faite le 9 février 1734, et cinq mois plus tard il établit le rôle de Zéphyre dans un opéra de Duplessis, les Fêtes nouvelles (22 juillet). Et il en avait repris plusieurs dans les reprises de divers ouvrages : Philomèle, de La Coste (le chef des Génies, un Matelot), Issé, de Destouches (un Berger, le Sommeil), Pirithoüs, de Mouret (la Discorde, un Songe, l’Oracle), les Éléments, de La Lande et Destouches (Mercure), etc.. Tout cela prouve au moins et qu’il savait se rendre utile et qu’on savait l’utiliser.

D’autre part, on le fait paraître et on lui donne place dans les intermèdes alors assez fréquents à l’Opéra, et c’est ainsi que le 5 avril 1734, au cours d’une représentation d’Issé donnée pour la « capitation » des acteurs, il chante un air italien, alors que Mlle Petitpas chante une cantate de Colin de Blamont. Et dès ce moment il est introduit dans les concerts particuliers de la reine, qui a son talent en grande estime, et pendant vingt ans il fera la joie de ses concerts comme chanteur, tout en s’y produisant avantageusement aussi comme compositeur.

L’année 1735 commencera à être décisive pour lui. Si, dans Achille et Déidamie de Campra (24 février), il ne crée encore qu’un petit rôle de berger italien, on le voit, dans les Grâces, de Mouret (5 mai), chargé du rôle plus important de Léonce en même temps que de celui du Plaisir, et enfin, dans les Indes galantes de Rameau (23 août), il enchante le public dans deux rôles différents, ceux de Valère et de Don Carlos.

Comme beaucoup d’ouvrages de ce temps à l’Opéra, les Indes galantes ne formaient pas une pièce suivie, mais se composaient de trois actions absolument indépendantes, simplement reliées entre elles par le fil ténu d’un titre général. C’est pourquoi l’on voyait certains artistes y jouer deux et jusqu’à trois rôles différents. Ceux qui cette fois étaient confiés à Jélyotte lui valurent un succès éclatant. La preuve en est dans ces vers enthousiastes – et médiocres – qu’en cette occasion il inspira à Boissy, qui n’était pas encore académicien :

Il est, quand je me les rappelle,
Certains moments, Dieux ! quels moments !
Entendit-on jamais une voix aussi belle ?
Où suis-je ? et qu’est-ce que j’entends ?
Ah ! c’est un dieu qui chante. Écoutons ; il m’enflamme.
Jusqu’où vont les éclats de son gosier flatteur ?
Sur l’aile de ses sons je sens voler mon âme,
Je crois des immortels partagés la grandeur.
La voix de ce divin chanteur
Est tantôt un Zéphir qui vole dans la plaine,
Et tantôt un volcan qui part, enlève, entraîne,
Et dispute de force avec l’art de l’auteur.

C’est, me semble-t-il, des Indes galantes qu’on peut dater la véritable carrière de Jélyotte. Si, dès ce moment, il n’est pas encore tout à fait en pied, par le fait de la présence de Tribou, son ancien, qui est en possession du grand emploi, on va le voir s’emparer peu à peu de la plupart des rôles de celui-ci, s’y former, y prendre de l’assurance et y trouver l’occasion de succès incontestés. Et lorsque Tribou, après vingt et un ans de carrière, prendra sa retraite en 1742, Jélyotte, dûment expérimenté comme chanteur et comme comédien, en pleine possession de la faveur du public, ne connaissant ni émule, ni rival, deviendra la providence de l’Opéra et marchera de triomphe en triomphe.

Costume de Jélyotte, dans le rôle du Plaisir de l’Opéra des Grâces, de Mouret (1735)
II

Il y a quelque trente ans un curieux de choses du théâtre, de Manne, mettait à exécution une idée assez ingénieuse et publiait sous ce titre : La Troupe de Voltaire, un livre dans lequel il remettait en lumière et, en les groupant, faisait connaître tous les acteurs qui avaient été, à la Comédie-Française, les interprètes des œuvres de l’auteur de Zaïre, de Tancrède et de Mahomet, lequel, au point de vue de l’histoire de la tragédie, représentait à lui seul une époque. Il me semble qu’on pourrait reprendre cette idée dans un sens analogue, et sous cet autre titre : La Troupe de Rameau, faire revivre les chanteurs qui ont personnifié les héros des opéras de l’auteur d’Hippolyte et Aricie, de Castor et Pollux et de Dardanus. L’arrivée de Jélyotte à l’Opéra coïncide précisément avec les commencements de Rameau à la scène, sa carrière s’écoula à ce théâtre en même temps que celle du vieux maître, et il fut l’un des principaux et des plus brillants interprètes de ses chefs-d’œuvre. Or, si de Manne a eu la bonne fortune de pouvoir tracer les portraits d’acteurs tels que Lekain, Sarrazin, Brizard, Monvel, Larive, Molé, Quinault-Dufresne, Adrienne Lecouvreur, Mme Vestris, Mlles Raucourt, Clairon, Durancy, Sainval, Gaussin, nous trouvons, auprès de Jélyotte, des artistes comme Tribou, Chassé, Le Page, La Tour Mlles Antier, Erremans, Marie Fel, Lemaure, Pélissier, Chevalier, Bourbonnais, Petitpas, Coupé, etc., qui, en dépit de ce que dit Fétis de quelques-uns d’entre eux (il en cite peu), n’en étaient pas moins fort distingués et jouirent en leur temps d’une renommée considérable. C’est un chapitre de l’histoire de l’Opéra qui n’a jamais été tracé dans son ensemble et qui emprunte à la personnalité de Rameau un intérêt tout particulier. Je vais donc essayer, tout en continuant de m’occuper de Jélyotte de faire connaître ses compagnons, ses camarades, ceux qui, en même temps que lui, apportèrent à Rameau le concours de leur talent, de leur expérience, de leur bonne volonté, et, dans la mesure qui convient à chacun d’eux, ont aidé à sa gloire et partagé ses succès à cette époque qui reste l’une des grandes époques historiques de l’opéra français.

Lorsque Jélyotte vint débuter à l’Académie royale de musique, il y trouva tout d’abord celui qu’il était appelé à remplacer au bout de peu d’années et qu’il devait faire oublier, bien que celui-ci fût loin d’être sans talent et qu’il eût conquis l’oreille du public. Je veux parler de Tribou, dont le nom est bien ignoré aujourd’hui, mais dont la renommée fut grande en son temps.

Homme distingué, Tribou avait fait d’excellentes études littéraires au collège Louis-le-Grand, que dirigeaient les Jésuites, et où il avait eu pour professeur de rhétorique le célèbre P. Porée, se trouvant ainsi le condisciple de Voltaire. On peut croire qu’il y étudia aussi la musique, qui était en grand honneur chez les pères. Comment en vint-il pourtant à prendre le parti du théâtre ? c’est ce que je ne saurais dire. Toujours est-il que le 13 novembre 1721 il débutait à l’Opéra par le rôle du Soleil dans une reprise du Phaéton de Lully, et qu’il y fut si bien accueilli que peu de semaines après il reparaissait avec succès dans le même ouvrage, mais cette fois dans le rôle même de Phaéton. Sa voix de haute-contre était fort belle, paraît-il, et l’on peut dire qu’il succéda en quelque sorte à Cochereau, qui tenait avant lui le même emploi et qui s’était retiré en 1719. Marmontel, qui connut Tribou lorsque celui-ci lui-même eut pris sa retraite, en trace ce petit portrait dans ses Mémoires :

L’épicurien Tribou, disciple du P. Porée et l’un de ses élèves les plus chéris, depuis acteur de l’Opéra, et après avoir cédé la scène à Jélyotte vivant libre et content de peu, était charmant dans sa vieillesse par une humeur anacréontique qui ne l’abandonnait jamais. C’est le seul homme que j’aie vu prendre congé gaiement des plaisirs du bel âge, se laisser doucement aller au courant des années, et dans leur déclin conserver cette philosophie verte, gaie et naïve que Montaigne lui-même n’attribuait qu’à la jeunesse.

Tribou dans le rôle de Castor de Castor et Pollux, opéra de Rameau (1737)

Si ce qu’on a dit est vrai, Tribou se serait trouvé mêlé, bien malgré lui, à un évènement déplorable, et aurait été la cause indirecte de la mort d’Adrienne Lecouvreur. En sa qualité de ténor les femmes se l’arrachaient, paraît-il, et voici ce qu’on lit à ce sujet dans le Journal de Barbier, à la date de Mars 1730 :

Il y a trois ou quatre mois qu’on a conté une histoire dans Paris, qu’un abbé (Bouret) avoit écrit à la Lecouvreur qu’il étoit chargé de l’empoisonner et que la pitié lui faisoit donner cet avertissement. Les uns ont dit que c’étoit avec un bouquet, les autres que c’étoient des biscuits. On réveille à présent cette histoire et l’on ne soupçonne pas moins que la Duchesse de B…, fille du prince de S…, qui est folle de Tribou, acteur de l’Opéra, quoiqu’elle ait pour amant le comte de C…, mais il faut qu’il souffre cela. On dit que Tribou aimoit beaucoup la Lecouvreur et que voilà la querelle.

On voit qu’il n’est plus ici question du maréchal de Saxe. La duchesse de Bouillon, du reste, était une gaillarde, et il lui en fallait de toutes sortes. On ne prête qu’aux riches, dit le proverbe, et on lui en prête beaucoup, car outre le maréchal, outre Tribou, outre le comte de Clermont, on cite encore, comme ayant été l’objet de ses faveurs, deux acteurs de la Comédie-Française, Quinault-Dufresne et le jeune Grandval, encore à ses débuts. Cette grande dame aimait le théâtre.

Mais il n’entre pas dans ma pensée de refaire ici l’histoire, effroyablement obscure, de la mort de la pauvre Adrienne, et des démêlés que cet imbécile d’abbé Bouret eut en cette circonstance avec la justice. Je n’ai à m’occuper de Tribou qu’en sa qualité d’artiste. Ses débuts avaient été brillants, et il se fit bientôt à l’Opéra une situation prépondérante. Très remarquable, disent les contemporains, dans le genre tragique, il étonna le public un jour par la grâce et l’enjouement qu’il apporta dans le genre comique, où l’on n’avait pas eu à l’apprécier encore, et le Mercure le constatait en ces termes :

L’Académie donna, le dernier dimanche de carnaval et le Mardi Gras, deux représentations de l’Europe galante, suivies du divertissement de Pourceaugnac, pièce très comique et très convenable pour le temps qu’on l’a donnée. Le sieur Tribou y a joué le principal rolle avec de grands applaudissements et très bien mérités du public, qui ne connoissoit pas encore tous ses talents. Il sçavoit très bien qu’il est le plus parfait modèle de la déclamation lyrique dans le grand cothurne ; mais il ne croyoit pas que dans le genre comique et badin on pût porter la précision et la finesse de l’action aussi loin.

Et un autre écrivain insistait à ce sujet :

M. Tribou, proposé comme un modèle pour l’action et pour la déclamation, brilloit surtout par l’enjouement qu’il répandoit sur de certains rolles, dans lesquels il faisoit un plaisir infini. Ne rendoit-il pas à merveille celui du maître de chant dans les Fêtes vénitiennes ? Il n’est pas sûr qu’on pût le faire mieux que lui ; mais où il triomphoit, c’étoit surtout dans Cariselli, petit ballet bouffon. Lully, auteur de cet ouvrage, avoit joué plusieurs fois ce rolle devant Louis XIV, au grand contentement de la cour. M. Tribou assaisonnant le même rolle de toutes les plaisanteries imaginables, a de nos jours ressuscité Cariselli, à la grande satisfaction de Paris.

De tout cela il résulte que Tribou, chanteur exercé, était remarquable aussi au point de vue de l’action scénique, et qu’il montrait sous ce rapport un talent aussi souple que varié. Pendant les vingt années qu’il passa à l’Opéra, il établit, naturellement, un grand nombre de rôles nouveaux. Entre autres, il fut le principal interprète du dernier ouvrage de Campra, Achille et Deidamie, et du premier ouvrage de Rameau, Hippolyte et Aricie. Parmi ceux au succès desquels il contribua pour sa part, il faut citer surtout Pirithoüs, les Éléments, les Amours des Dieux, Jephté, les Indes galantes, Scanderberg, Castor et Pollux et Zaïde, reine de Grenade.

Lorsqu’il eut quitté l’Opéra, avec une pension de 1 500 livres, Tribou obtint la charge de théorbe de la musique du roi. En 1753, Jélyotte ayant lui-même obtenu cette charge « en survivance », et Tribou ayant bénéficié à ce sujet d’une somme de 3 000 livres, l’excellent homme, pour reconnaître les bons services de sa domestique, la femme Roche, qui lui était depuis longtemps attachée, lui fit don de cette somme, par un acte en bonne et due forme, dont M. Émile Campardon, dans son Académie royale de musique au XVIIIe siècle, a reproduit le texte fort intéressant sous ce titre : « Donation faite par Denis-François Tribou à Marguerite-Charlotte Moignon, femme Roche, sa domestique, d’une somme de 3 000 livres de retenue que Sa Majesté lui a accordée sur sa charge de théorbe de la musique de la chambre du Roi. » Une somme de 3 000 livres représentait, il y a cent cinquante ans, un assez joli denier. En disposer ainsi en faveur d’un serviteur à gages était donner une preuve assurément remarquable de bonté et de désintéressement ; et le gentil portrait que Marmontel nous a tracé de Tribou se trouve heureusement complété par ce trait de rare générosité.

À côté de Tribou il faut placer son camarade Chassé, l’une des gloires de l’Opéra, qui pendant près de quarante ans tint à ce théâtre, avec un éclat incontestable, l’emploi des basses-tailles. Chassé était par sa naissance presque un grand personnage. Il s’appelait Claude-Louis-Dominique de Chassé de Chinais, écuyer, seigneur du Ponceau, et appartenait à une famille de noblesse bretonne « que des revers de fortune, dit un biographe, avaient obligé à déroger ». Fils d’un notaire, il prit d’abord du service et entra fort jeune dans les gardes du corps ; mais la ruine de son père, causée par le système de Law et complétée par l’incendie de la ville de Rennes, le força de changer de carrière. Il prit celle du théâtre, pour laquelle il était doué d’une façon particulière, non seulement au point de vue de la voix, qu’il avait pleine et sonore, mais aussi des avantages physiques, car il était de haute taille et d’un aspect plein de noblesse et de majesté. Il débuta à l’Opéra au mois d’août 1721, et tout d’abord fut bien accueilli. Il arrivait à ce théâtre dans des conditions favorables. Thévenard se faisait vieux, ayant déjà dépassé la cinquantaine et comptant plus de trente années de services. Sa retraite ne pouvait être qu’une question de temps, et Chassé, plein de verve et d’ardeur, en possession d’un talent qui ne demandait qu’à se développer, se trouvait là tout à point pour recueillir sa succession. En effet, lorsque Thévenard se retira en 1730, Chassé avait déjà donné sa mesure et devint tout naturellement chef d’un emploi dans lequel, depuis plusieurs années déjà, il avait fait ses preuves et conquis la faveur du public. Il fut alors l’un des plus brillants et des plus solides soutiens du répertoire, et fut considéré par ses contemporains comme un artiste absolument hors ligne.

Portrait de Chassé, d’après celui publié dans le petit livre très rare de J.-G. Saint-Sauveur : Acteurs et actrices célèbres

L’un d’eux s’exprimait ainsi à son sujet :

Le successeur de Thévenard, M. de Chassé, qui fait en partie l’ornement de notre scène lyrique, possède ce vrai mérite qui conduit aux succès les plus décidés. Un port majestueux, un geste noble, une déclamation parfaite, une expression naturelle et pathétique, en un mot, si j’ose le dire, l’éloquence du chant, voilà ce qui caractérise ce grand acteur. Si c’est un roi qu’il représente, l’homme disparoît, vous ne voyez plus que le monarque ; il soutient toute la dignité du trône, et l’illusion est si parfaite qu’on voit à regret la fin de l’opéra qui lui ôte son diadème et qui détruit son royaume. Se transforme-t-il en héros amoureux, il anoblit (sic) en quelque sorte cette passion et lui donne par son jeu un air de grandeur qui manque presque toujours à l’amour dans nos pièces lyriques. Qu’il se transforme en génie qui préside aux enchantements, tout tremble, il semble que la nature doive lui obéir, il ajoute un nouvel éclat à la vérité de la peinture. Enfin M. de Chassé est unique sous quelque forme qu’il se montre.

Fétis, qui ne pouvait pas avoir entendu Chassé, le juge en ces termes : « Chanteur pitoyable, comme on l’était alors en France, mais acteur excellent, il eut bientôt effacé tous ceux qui l’avaient précédé dans son emploi, et le rôle de Roland, qu’il rendit avec une supériorité jusqu’alors inconnue, mit le sceau à sa réputation. » Il est à remarquer que Fétis, étranger qui devait à la France et son éducation musicale et sa situation artistique, pour lui prouver sa reconnaissance ne manquait jamais une occasion de signaler sa prétendue infériorité en matière d’art, englobant dans son dédain les compositeurs, leurs interprètes, et jusqu’au public, dont, selon lui, l’ignorance était absolue. Pas plus que lui je n’ai entendu Chassé, et je ne puis être, au sujet de celui-ci, que l’écho de ses contemporains, qui ne sont pas de l’avis de Fétis et dont le sentiment est unanime. On vient de voir ce que pensait l’un d’eux, qui ne le jugeait pas chanteur si « pitoyable » que le dit Fétis. Un autre s’exprime ainsi : « Il passa pour avoir été la plus célèbre basse-taille et le plus grand acteur qui ait jamais paru sur ce théâtre (l’Opéra). Il a fait quarante ans les délices de la cour et de la ville. Il avait dans sa déclamation beaucoup d’expression et de noblesse ». De son côté, Jean-Jacques Rousseau, dont la critique ne brillait généralement pas par excès d’indulgence, montre un véritable enthousiasme en parlant de Chassé, et s’il ne le juge pas spécifiquement au point de vue du chant proprement dit, son admiration pour l’artiste laisse du moins supposer qu’il ne le choquait pas sous ce rapport. C’est dans l’article ACTEUR de son Dictionnaire de musique, qu’il vient à faire ainsi son éloge :