Plus près du cœur - Élise Laversin - E-Book

Plus près du cœur E-Book

Élise Laversin

0,0

Beschreibung

À tout juste 29 ans, Élise apprend qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. Dans un intervalle de temps très court, le cours de sa vie et celle de ses proches se trouve bouleversé. Elle témoigne de cette période difficile dans ce récit autobiographique qui relate la réalité du cancer. Parce qu’elle renvoie à la mort, cette maladie reste un tabou véhiculant son lot de clichés, et par le biais de Plus près du cœur, elle s’attache à en déconstruire quelques-uns.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Le 27 février 2017, Élise Laversin apprend qu’elle est malade. Elle décide alors de tenir un journal dans lequel elle consigne ses états d’âme chaque jour. L’écriture qui était pour elle une passion depuis sa jeunesse devient un exutoire. Au fil du temps, elle retravaille ses notes pour en faire ce récit, Plus près du cœur, qui traduit l’usage des mots pour apaiser les maux.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 369

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Élise Laversin

Plus près du cœur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Élise Laversin

ISBN : 979-10-377-6951-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Céline

1

Le choc de l’annonce

J’ai un cancer…

Un cancer du sein…

Non. Ce n’est pas possible…

Pas moi.

Il y a erreur, c’est sûr.

Un cancer ?

C’est impossible.

Je vais me réveiller de ce cauchemar. Un cancer. Non, ce n’est pas moi. Par pitié… Je ne veux pas mourir. Je viens d’avoir vingt-neuf ans, de changer de travail, de déménager. Mon petit ami vient de trouver du travail pour qu’on emménage ensemble. Comment je vais faire ? Un cancer ? J’ai toujours mangé bio, fait du sport. Je suis résistante, jamais malade, à peine un rhume l’hiver… J’ai fumé quelques roulées, bu quelques verres de trop pendant des soirées mais de là à avoir un cancer, je ne peux pas le croire… Tout le monde serait malade sinon… Non ?

Toi, mon corps, tu es malade ?

Comment est-ce possible ?

Je me sens saine et solide. Comment la maladie a pu se glisser en moi, dans mon quatre-vingt-dix A ?

Elle doit prendre toute la place, c’est affreux.

C’est donc ça la petite boule dure que je sentais derrière mon mamelon gauche ? J’ai été si naïve. Pensant que c’était hormonal ou une petite anomalie sans gravité. Comment aurais-je pu m’inquiéter ? Puisque je consulte régulièrement un gynéco, lequel m’a auscultée et palpé les seins sans aucune alerte. Et pourtant, je suis sûre que la boule était déjà présente à la dernière consultation. Avec du recul, je me dis que la durée de ses consultations, environ quatre minutes tout compris (questions, déshabillage, frottis, palpation, rhabillage et paiement), pouvait le faire passer à côté de certaines choses. À ma première visite, tout est allé tellement vite que j’ai eu envie de m’évanouir en sortant du cabinet. J’étais sonnée. C’est la première fois que je ressentais un tel vertige.

Quand il a fallu poser le stérilet, ce fut un peu plus long. Environ dix minutes.

Quoi ? J’ai un cancer ? Et si ça tombe, à cause de ce gynéco qui n’a rien vu, j’ai peut-être déjà des métastases. D’ailleurs, j’ai super mal sous l’omoplate gauche depuis plusieurs semaines. Si ça se trouve, c’est le cancer qui s’est déjà étendu. Je ne sais pas. Je ne sais rien. Je ne sais plus trop où aller, ni comment je m’appelle. Tout ce que je sais c’est que j’ai un cancer. Je suis malade. Je n’y crois pas mais rien ni personne ne semble vouloir me tirer de ce cauchemar. Le réveil ne sonne pas. C’est horrible !

***

J’avance dans la rue. Je ne sais pas comment. Mon cerveau est tout entier enveloppé dans cette pensée de maladie. Le mot CANCER résonne dans ma tête comme un énorme panneau clignotant dans la nuit noire. Je conduis. Je ne sais pas comment. Je suis en pilote automatique. Je n’entends plus ce qu’on me dit, je vois à peine ce qui se passe autour de moi. Je suis malade. Je suis un robot. Je suis sidérée. Je suis malade. Il va falloir faire face. Je ne sais pas encore à quoi mais je sens qu’il va falloir avoir beaucoup de courage. Je marche dans la rue, je marche avec mon cancer. Il n’est pas sous mon bras comme Marcia Baïla mais au cœur du sein gauche. Il est là, présent, je le sens, je le sais désormais. Il est peut-être déjà en train de me dévaster.

***

— Allô, maman… C’est un cancer… J’ai un cancer. Tu te rends compte ? C’est horrible…

— Oh ma poule… ma poule… Allez, calme-toi, respire. Ça va aller, ça va aller, ma chérie. On va se battre, tu verras ça va aller…

Je suis dans la voiture, je respire très mal. Je suis terriblement triste et j’ai si peur. Tout vient de s’effondrer : ma jeunesse, ma confiance, les projets et le peu d’insouciance qui me restait. J’ai mal au ventre, la nausée de devoir annoncer cette terrible nouvelle. Comment je vais dire ça à mon père, à ma sœur ? Ils vont être dévastés. Et à Alexis ? Qu’est-ce qu’il va dire, penser, ressentir ? Être avec une fille qui a un cancer ? À sa place, si je ne réfléchis pas, je fuis. Et si je réfléchis, je fuis aussi.

J’ai mal au cœur. Je ne sais plus penser. Le cancer m’a engloutie tout entière.

Plus rien n’a d’importance. La hiérarchie, le temps, les petits soucis du quotidien. Ce qui pouvait poser problème il y a encore vingt-quatre heures devient complètement dérisoire. Je suis incapable de penser plus loin qu’à la seconde d’après. J’ai basculé dans une autre dimension depuis cet appel mystérieux de ma gynécologue et l’annonce dans son cabinet quelques heures plus tard : « Vous avez un cancer… Je suis désolée ». Dans ce séisme qui pulvérise chaque instant, il y a parfois des surgissements du passé… Mince, et le voyage qu’on avait prévu de faire en Andalousie le mois prochain ? Mais globalement, on devient absent au présent et incapable de penser l’avenir. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux ni mourir ni souffrir et que je n’ai pas d’autre choix, pour tenter d’y parvenir, que d’embarquer dans un vaisseau dont je ne suis pas le pilote. La machine médicale. Gigantesque. Qui s’est mise en branle avant même que je sache que je suis malade. C’est énorme. Irréel.

***

Je marche, je mange, je fais l’amour et je dors avec mon cancer. Cette ignominie, que l’on ne souhaite à personne et que pour rien au monde, on ne voudrait avoir. Cette maladie grise, couleur cimetière, renvoyant à une nébuleuse diffuse composée de chimio, de crânes chauves, de maigreur et de mort, est là. En moi. Je dois donc combattre une partie de moi. La partie saine doit prendre le dessus sur celle qui est malade. Un truc à devenir schizophrène.

***

Je sens la tumeur. Elle est là. Et le soir dans mon lit, je la touche et me dis que ce n’est pas possible que ce soit un cancer. Je ne peux pas y croire. Et pourtant… Les paroles de la gynéco ne cessent de résonner dans ma tête : « On va tout faire pour maintenir votre espérance de vie », « il faut savoir que chez les patients jeunes, on a tendance à sortir l’artillerie lourde », « le traitement, c’est cinq ans », « votre chance c’est qu’on est en 2017 ». Cette personne m’a annoncé la pire nouvelle de mon existence et m’a peut-être sauvé la vie.

Je la revois, l’air désolé, me faisant passer avant tout le monde dans la salle d’attente. J’avais compris que c’était grave mais tant que le mot « cancer » n’est pas prononcé, une lueur d’espoir demeure.

Quand le couperet tombe, c’est violent. J’avais déjà beaucoup pleuré avant car elle m’avait dit au téléphone que les résultats n’étaient pas bons. Pour qu’elle m’appelle en urgence comme elle l’a fait, je ne voyais pas ce que ça pouvait être, à part un cancer. J’y pensais en boucle, assise sur mon canapé, la tête dans les genoux, et en même temps je ne pouvais m’y résoudre. Je gardais espoir. J’essayais de chasser cette horreur de mon esprit et de me dire qu’il y avait peut-être d’autres maladies moins graves que le cancer mais à soigner quand même rapidement. J’étais dans le flou, folle d’inquiétude. Mes espoirs ont vite été douchés et le cancer confirmé. Stupeur, tremblements, sanglots, sidération. C’est à ce moment précis que tout bascule.

***

J’attends mon père. Il vient me chercher pour rentrer à la maison. C’est inenvisageable que je passe la soirée seule. Alexis vit à distance, il voulait revenir mais je n’ai pas voulu. J’avais l’impression que changer nos plans, c’était tout de suite accorder trop d’importance à la maladie. Ma sœur n’habite pas loin mais elle travaille et pour l’instant, elle ignore tout de la situation. J’ai si mal au cœur de devoir lui annoncer cette triste nouvelle.

Quand mon père sonne, il m’arrache au silence plein de tristesse et de désarroi qui inonde l’appartement depuis quelques heures. J’étais en train d’écrire, je ne pleurais pas. J’ai mal au ventre, un poids énorme sur l’estomac. C’est le premier à me voir depuis l’annonce. Rien n’a changé, je suis toujours la même, à la seule différence qu’on m’a appris aujourd’hui que j’étais malade. Pour le moment, la maladie n’est qu’un mot : je n’ai pas plus de douleurs qu’hier, mon apparence physique n’a pas changé. C’est ce qui est fou, désarmant et rend la chose irréelle.

L’inquiétude et la tristesse se lisent dans ses yeux luisants. Je sens qu’il prend sur lui. J’essaie de me montrer forte aussi. Il me serre dans ses bras. Fort. Et me demande comment je vais, inquiet de savoir comment je gère la bombe qu’on vient de me déposer aux pieds.

C’est dur, je n’en reviens pas. Mais je ne vais pas rester au fond de mon lit, recroquevillée. Cela ne changera rien.

Mon attitude le rassure un peu, je pense. Mais nous sommes tristes, tellement tristes.

***

Demain, c’est la chandeleur. J’adore les crêpes. Ma mère glisse une recette de « pâte à crêpes classique » en tête d’un classeur vert rempli de pochettes plastiques vides qu’elle vient de me préparer. Elle sait ce qui est bon pour moi. Il y a longtemps que je n’ai plus besoin de recette pour faire des crêpes mais elle sait bien qu’il va falloir mettre un peu de légèreté et de douceur dans ce dossier médical qui pèse déjà une tonne.

Demain, c’est aussi son anniversaire. Je ne peux m’empêcher de penser que cette nouvelle tombe vraiment au mauvais moment.

On dîne tous les trois à la maison. Rien n’est déjà plus comme avant.

***

J’appelle ma sœur.

— J’ai quelque chose à te dire. Ce n’est pas facile.
— …
— Tu te souviens, j’ai passé une biopsie la semaine dernière.
— Ah oui, justement j’allais te demander si t’avais eu les résultats ?
— Oui, j’ai eu les résultats mais ils ne sont pas bons…
— Ah bon, quoi… ?
— J’ai un cancer.

J’avais envie de la voir pour lui annoncer ça. Pour pouvoir la serrer dans mes bras et lui dire que tout irait bien mais je savais que je ne la verrais pas tout de suite. Et c’était intenable pour moi de ne rien lui dire.

On pleure toutes les deux au téléphone. Elle est sous le choc et je me sens cruelle d’être loin d’elle à ce moment-là. Mais j’avais l’impression de la trahir en ne lui disant rien alors qu’on savait déjà.

Il n’y a jamais de bon moment pour annoncer ce genre de choses. Être malade, c’est difficile, l’annoncer à ses proches est une autre difficulté.

Je suis désolée de déclencher autant de larmes et de tristesse autour de moi.

***

Ce matin, je me suis réveillée les yeux plein de larmes. Comme si j’avais pleuré dans mon sommeil. C’est la première fois que ça m’arrive.

Aujourd’hui, le programme de la journée n’est pas perturbé en raison d’une grève ou autre, mais pour cause de maladie. Je ne peux pas aller au bureau, je crois d’ailleurs que je ne sais même plus où il se trouve. J’ai rendez-vous chez mon généraliste pour passer en Affection longue durée, signifiant la prise en charge à cent pour cent des soins par la Sécurité sociale. Je n’en reviens pas. Depuis plus de quinze ans, j’entends cette expression « cent pour cent » dans la bouche de ma mère, infirmière, pour évoquer ses patients gravement malades. Pour moi, ces personnes étaient forcément âgées. Je ne voyais derrière ces mots que des vieux. Ce qui est très bête car on peut être diabétique, donc à cent pour cent, et être jeune. On peut, la preuve, avoir un cancer et être jeune… C’est un peu comme Riad Sattouf qui, à l’évocation de Dieu, voit la tête de Georges Brassens1. Tout ça parce que sa mère lui avait dit, lorsqu’il était enfant, que Brassens était considéré comme un Dieu en France.

On traîne parfois très longtemps, voire toute la vie, des représentations spéciales de certaines choses parce qu’elles sont nées dans l’enfance ou parce que personne ne nous a démontré le contraire pendant longtemps.

***

La rapidité de ce changement de statut à la Sécu me fait encore plus prendre conscience de la gravité de la situation. Je travaille dans l’administration. Je connais les temps de réaction. Quand les choses vont vite, c’est qu’il y a urgence. J’ai aussi pensé qu’on se plaignait beaucoup mais qu’on avait quand même un système de santé performant.

***

Mon médecin traitant était au courant puisque la gynécologue l’avait prévenue, alors même que j’étais devant elle, le regard perdu, anéantie.

Elle avait aussi appelé l’hôpital pour obtenir un rendez-vous avec un chirurgien, un autre avec un médecin de la fertilité et contacté le laboratoire pour avoir des compléments d’analyse. La tumeur réagit aux hormones. Je ne sais pas vraiment ce que cela signifie mais apparemment, c’est bon signe. Une étincelle dans la nuit noire.

Devant le médecin, j’éclate en sanglots. Je l’avais vue la semaine précédente, tout allait bien. Je n’avais même pas pensé lui dire qu’une biopsie m’avait été prescrite. Pas un seul cheveu de ma tête n’avait pensé au cancer. Je n’avais aucune inquiétude. Certainement parce que le radiologue qui avait effectué l’examen se montrait très rassurant. Et aussi parce qu’un cancer à vingt-neuf ans, c’est impensable.

Surtout, ne vous inquiétez pas, mademoiselle, c’est une petite intervention systématique lorsque la taille du fibroadénome dépasse seize millimètres… Aucune inquiétude à avoir. Vous aurez les résultats dans une semaine. Le labo les enverra chez vous et chez votre gynéco. Et vous pourrez les classer dans votre dossier sein. Sein ou sain ? J’ai hésité à lui demander comment il écrivait son « sain/sein » mais comme je lui avais déjà posé beaucoup de questions, je n’ai pas osé. A posteriori, j’espère pour lui qu’il pensait à « dossier sein ». Dans le cas contraire, il avait tout faux.

Je n’ai rien vu venir. Pourtant, je me souviens de cette pensée quasi prémonitoire, un soir de cette semaine du vingt-et-un février, date de la biopsie, allongée dans mon lit. Je me disais que c’était incroyable qu’il n’y ait aucun cancer dans la famille, que ce soit du côté paternel ou maternel. Et je me suis mise à compter. Aucune des personnes, environ quarante, composant les deux familles n’était concernée par la maladie. Je me disais que c’était assez incroyable à notre époque et une grande chance.

Ironie du sort, quatre jours plus tard, j’apprends que je suis malade.

***

En plus de prendre certainement beaucoup de place dans mon sein gauche, le cancer occupe tout mon esprit. Je n’ai plus une seule parcelle de cerveau disponible pour autre chose. J’ai un cancer, j’ai un cancer, c’est pas possible, comment je vais faire ? C’est pas possible, j’ai un cancer. Que va-t-il se passer ? J’ai un cancer. C’est pas possible… En boucle, à longueur de journée. Je suis épuisée, je dors sans dormir. L’horizon est complètement bouché, le présent est devenu une course d’orientation médicale, sans escale, sans assistance, en nocturne et sans boussole.

D’autres pensées, parfois, s’invitent dans mon esprit. Là, je repense au Nouvel An qu’on avait passé avec Aurélie et Nicolas. Il y a deux mois à peine. On a passé une super soirée. Je revois les coupes de champagne tinter à notre bonne santé, le potimarron surprise que j’avais eu tant de plaisir à préparer. Et la bûche à la crème vanille… Je revois la photo qu’on avait prise à quatre en sortant d’un estaminet lillois. La bonne humeur ambiante et les projets pour l’année à venir. J’étais à dix mille lieues d’imaginer ce que je suis en train de vivre, toute cette inquiétude, cette tristesse, cette peur qui viennent de s’emparer de nous. Alors même que j’étais déjà malade, c’est sûr.

Bonne année. Bonne santé.

Je ne dirai plus jamais bonne santé parce que ce n’est pas parce qu’on le souhaite que les maladies s’éloignent. Jusque-là, j’y croyais encore.

***

Chaque jour qui passe, c’est un pas de plus vers la caractérisation de la maladie, sa forme, son étendue, sa gravité, un pas de plus vers l’information du rendez-vous suivant, celle des traitements possibles. Tout s’éclaircit progressivement et tout s’assombrit. Chaque jour qui passe, c’est un pas de plus vers la nécessaire acceptation de la maladie. Son apprivoisement psychologique. Chaque jour qui passe, c’est une nouvelle personne au courant de ce qui vous arrive : un membre de la famille, un ami, un collègue, une connaissance. C’est un pas de plus sur la route de l’apprentissage de ce qu’est la maladie, la vie du malade et la signification du mot « patient ». L’angoisse de l’attente, l’angoisse de l’inconnu, la peur de mourir, la soif de vie. Les clichés sur la maladie et les malades tombent un à un.

Le basculement du monde des bien portants à celui des malades est très rapide. La réalité de la maladie est tellement douloureuse qu’on se sent très vite appartenir à la catégorie de ceux qui souffrent : physiquement, moralement. Tant que l’on n’en a pas fait l’expérience, on ne peut pas vraiment comprendre ce que revêt, dans la dentelle, la vie d’un malade. La peur suscitée par le cancer et toute autre maladie grave renforce cette méconnaissance car elle crée naturellement la fuite et l’éloignement, nourrissant ainsi croyances et idées fausses. Avant, je pensais que la maladie empêchait de vivre.

Certes, la vie est bousculée dans son cours normal mais elle continue. La maladie fait partie de la vie. Elle réveille notre instinct de survie et fait appel à la partie la plus vivante en nous.

***

Je tremble moins, je pleure moins. L’onde du choc est en train de s’atténuer. Je me sens la force d’aller au travail pour annoncer la nouvelle. Il y a deux jours, j’ai quitté le bureau précipitamment, en disant à mes collègues dans un sanglot étouffé que le médecin voulait me voir suite à des examens que j’avais passés la semaine précédente et que je ne savais pas quand je reviendrais. C’était il y a deux jours, j’ai l’impression que c’était il y a deux semaines. Le temps est suspendu. La semaine me paraît interminable et nous ne sommes que mercredi.

Il est huit heures quinze. Je veux à tout prix arriver avant mes collègues pour expliquer la situation à mon directeur en premier lieu. Comme je le souhaitais, il n’y a personne quand j’arrive, sauf lui. Je respire un grand coup avant de taper à sa porte.

Est-ce que je peux entrer, j’ai quelque chose à te dire… ? J’ai à peine le temps de finir ma phrase que j’éclate en sanglots. Des pleurs jaillissants, incontrôlables. J’ai vu à sa tête qu’il avait compris que c’était grave. Je suis en poste depuis quatre mois seulement et je vais sûrement devoir m’absenter de nombreuses semaines. Je me dis qu’il a tiré le mauvais numéro. Il se montre très compréhensif et son émotion palpable témoigne de sa grande empathie.

***

J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer les gars… J’ai un cancer… Un cancer du sein… Avec mes collègues de bureau, je n’y vais pas par quatre chemins. Ils n’en reviennent pas. Totalement désappointés. On avait si bien commencé la semaine ! Par une bonne partie de rigolade déclenchée par un mail qu’avait reçu Marco de la part du diocèse de Lille et qui indiquait : « C’est la Chandeleur, faites des crêpes pour votre curé ! » Le genre de message qui peut apporter de l’eau à notre moulin à blagues pour une journée. L’ambiance s’est tout à coup bien refroidie.

Je m’installe quand même à mon bureau. Arriverai-je à travailler ? Arriverai-je à suivre une conversation plus de cinq secondes ? Tout me paraît dérisoire, futile, sans intérêt. Ma capacité de concentration est réduite à néant.

***

J’ai rendez-vous pour boire un verre avec mon amie Charlotte. Je suis sur la place devant l’opéra, j’ai des frissons partout et la gorge serrée. De devoir lui dire que je suis malade et face aux pourparlers téléphoniques avec ma gynéco, qui essaie de m’obtenir un rendez-vous pour une IRM (imagerie par résonance magnétique). Le plus rapidement possible. J’ai si peur des résultats. Je vois les gens passer, tourbillonner autour de moi. Je ne suis pas loin de l’évanouissement. Charlotte me rejoint, je lui explique que j’ai quelque chose à lui dire et que je lui dirai une fois installées au bar.

Je me souviendrai toujours de son émotion et d’une phrase qu’elle a prononcée à ce moment-là : « La vie, c’est comme une vague ».

Parfois, on surfe dessus, parfois on est dans le creux. Le tout c’est de ne pas y rester trop longtemps. Cette image mouillée salée collait parfaitement avec les larmes qui se jetaient dans nos verres de bière. Des vedettes en pression auxquelles s’accrochaient deux vedettes sous la pression de l’émotion.

Ce soir-là, elle m’annonça que sa maman faisait une récidive du cancer du sein.

***

Je viens d’apprendre un nouveau mot : sénologie. Le Larousse indique que c’est la spécialité qui étudie les affections du sein. Je n’avais jamais entendu ce mot jusqu’à présent. À ce stade, je suis loin de me représenter toutes les nouvelles choses que je vais apprendre cette année. Toute l’expérience de vie que je capitaliserai en si peu de temps, la puissance des émotions qui s’emparera de moi. C’est intense. Tout s’enchaîne très vite et il n’est pas question de se dérober. C’est impossible.

Dans la vie, il y a parfois des rendez-vous auxquels on n’a pas trop envie d’aller et qu’on annule. Là, à aucun moment je ne pense à annuler ceux qui sont en train de remplir mon agenda et qui pourtant ne s’annoncent pas très réjouissants. L’enjeu est si énorme, la machine médicale si imposante que je me sens minuscule, une goutte d’eau dans l’océan, dans l’incapacité de penser à défier qui ou quoi que ce soit.

Une course contre la montre semble engagée. Chaque rendez-vous, chaque examen médical précise la maladie, apporte une meilleure connaissance du mal qui est en moi et aussi effrayant que cela puisse paraître, des issues potentielles de la situation. Est-ce que je vais mourir ? Est-ce que je vais guérir ?

***

Très vite, je comprends que ce n’est pas le chirurgien face à moi, au visage marmoréen, qui m’aidera à répondre à cette question. Tout au moins dans l’immédiat. Cet homme brun ténébreux, spécialiste en sénologie, est là pour m’expliquer ce qui devrait se passer dans les prochains jours. Son éclatante froideur éteint le feu de mes sentiments et de mes émotions : une pelote de tristesse, de terreur et d’incompréhension. Je suis face à lui, concentrée, même si j’ai oublié toutes les questions que je voulais lui poser. Mon cerveau est bloqué mais j’entends à peu près tout ce qu’il me dit. Qu’il a besoin d’avoir plus d’éléments pour se prononcer définitivement sur le traitement, autrement dit que je fasse d’autres examens pour caractériser la tumeur et savoir s’il y aura mastectomie ou pas, chimio ou pas. Si la chimio sera un préalable à l’opération ou pas. Il met du conditionnel sur tout mais en spécialiste qu’il est, il sait très bien ce qui se passera. En plus, j’ai des petits seins et la tumeur est déjà volumineuse, je suis jeune et comme l’a dit ma gynéco « pour les jeunes, on sort l’artillerie lourde ». Il me fait un beau schéma de sein pour expliquer ce qui m’arrive et m’examine très attentivement pendant longtemps à gauche et à droite. La tumeur est à gauche, il ne fait aucun doute. Je frissonne, il fait froid dans la salle de consultation et c’est un peu gênant comme examen. C’est le premier d’une longue série qui fera tomber un à un tous mes voiles de pudeur.

Le chirurgien semble aussi préoccupé par mon sein droit. Il palpe quelque chose dans sa partie basse. Il faut faire l’IRM sur les deux seins. Comme si je n’étais pas assez folle d’inquiétude. En fait, je vais mourir d’une crise cardiaque pas d’un cancer.

Je sors de cette consultation tellement refroidie par le sérieux et la technicité du médecin que je remonte le couloir de l’hôpital, vidée, sans voir toutes ces personnes autour de moi, malades pour la plupart, qui attendent leur tour. Et pourtant, il y en a beaucoup. Je fais partie des leurs désormais.

***

J’éprouve des sensations bizarres. Comme si mon cerveau se débranchait pour m’éviter de penser à toutes les choses les plus horribles auxquelles on pourrait penser en de pareilles circonstances. Il fonctionne en bouclier pour me permettre de mettre un pied devant l’autre et ne pas pleurer sans cesse. Pour rester debout face à cette immense vulnérabilité qui m’enserre depuis une semaine.

***

Mon rapport au corps change. À force de me déshabiller pour être examinée, la pudeur s’atténue. Parfois, j’aurais envie de montrer mes seins et de dire « Regardez, ils sont beaux mes seins. Et pourtant, le gauche est malade ».

Pour montrer que le cancer c’est dangereux mais que ce n’est pas toujours moche à l’extérieur.

***

Je suis comme un oignon qu’on a épluché. Mon esprit est tellement focalisé sur ma nouvelle condition de malade qu’il n’y a plus aucune place pour le paraître. Les différents costumes qu’on enfile au quotidien, au gré des situations, se sont déchirés et envolés. Ce retour d’authenticité presque infantile semble aller de pair avec mon penchant nouveau pour la plus grande des simplicités, le corps à nu. Une soif de pureté comme rempart contre la tumeur ? Je ne sais pas. Je ne sais plus rien.

La seule chose dont je suis sûre à l’heure qu’il est, c’est que notre voyage en Andalousie tombe à l’eau. Le chirurgien a été catégorique et a rédigé sur le champ un certificat médical pour le remboursement des billets d’avion. Cas de force majeure.

***

À la question « est-ce que c’est vraiment très grave, est-ce que mes jours sont comptés ? », s’ajoute « qu’est-ce qu’il adviendra de nous ? ». À aucun moment, je ne me suis dit « Est-ce qu’Alexis va me quitter ? ». Ce n’est pas en ces termes si directs que je me pose la question du couple. Il y a plein d’inconnues mais je n’ai pas vraiment peur. Peut-être parce que je ne doute pas de son courage ni de son amour. Peut-être parce que je suis tellement bouleversée que je ne me rends pas vraiment compte du danger qui plane au-dessus de nos têtes.

Car nous ne sommes ensemble que depuis deux ans. Au regard de l’épreuve à traverser, c’est peu. D’autant plus que les ruptures amoureuses à cause de la maladie ne sont pas rares.

***

Vendredi soir. Je me demande dans quel état il est. Il doit se dire la même chose de moi. J’ai mal au ventre. Pas un mal d’excitation comme lors de notre premier rendez-vous. Plutôt un mal d’inquiétude. J’ai peur qu’il me laisse. Ce serait la double peine. Je m’affaire en cuisine pour me changer les idées. Comme bien souvent le vendredi soir, pour nos retrouvailles, je concocte un petit repas végétarien aux chandelles. Comme le souligne Gisèle Halimi, Attention : cela n’est en rien une régression de ma condition de femme. Je suis à la cuisine parce que j’ai choisi de l’être. C’est un plaisir que je m’accorde2.

Tout en préparant la purée de céleri et la salade de lentilles au butternut, je me demande si c’est encore possible de désirer un corps quand on sait qu’il contient une tumeur.

***

Dès que je lui ouvre la porte, je comprends qu’il ne va pas me laisser tomber. La force de notre étreinte, la joie de se retrouver me prouvent que l’amour peut être plus fort que la maladie. Associée à la fragilité, la prise de conscience brutale de la finitude de l’être, elle rend plus forte la volonté de donner une nouvelle intensité aux choses de la vie, à l’amour. Réflexe de vie pour tenter d’éloigner la mort.

***

Mercredi 8 mars. Journée de la femme. Elle a une résonance particulière cette année. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que l’un de mes attributs féminins est grandement menacé ? Peut-être parce que j’ai l’impression que ma vie vient de voler en éclats ? Je me demande dans quel bourbier je suis en train de m’enliser.

***

C’est effrayant. Ce matin, je dois passer une mammographie. Je me rends au même cabinet de radiologie que pour la biopsie. J’ai la nausée, je tremble de partout. Le contraste entre l’insouciance de la dernière fois et l’inquiétude présente est notoire. Cet examen est désagréable au possible, d’autant plus quand la poitrine est peu volumineuse. Mon sein est aspiré puis comprimé dans une machine. Il fait froid, je suis triste, je suis malade. Après la manipulation, je suis invitée à m’allonger dans une petite salle, en attendant le radiologue. Je ne sais rien sur l’ampleur de la tumeur et quand je vois sa mine, je me dis que je suis fichue. L’attente, son expression de visage, grave, sont insupportables. Il finit par me confirmer le diagnostic du cancer mais sans plus de précisions. J’ai l’impression qu’il me cache quelque chose pour ne pas m’affoler. Je deviens complètement parano.

Quand je sors de là, je me fais la promesse de ne plus jamais aller seule à un examen. Je suis folle d’inquiétude, j’ai tellement de mal à respirer à cause de l’angoisse que je dois m’arrêter à deux reprises sur le chemin qui me mène au métro. En sortant de la station proche de la maison, je croise ma voisine Jeanne. On échange quelques paroles. Ma voix est sourde, comme étouffée par la tristesse. Elle est en train de terminer ses études d’architecte et cherche un stage. Elle a de la chance, elle a la vie devant elle. Voilà ce que je me dis en la regardant avec mes yeux vitreux et mon air abattu.

***

Je n’ai qu’une hâte c’est d’être chez moi pour tout lâcher. Faire jaillir mon chagrin qui pèse lourd. Pour la première fois, mes pleurs sont des cris de douleur, de peur.

Moi qui avais l’impression que ma vie n’avait pas encore vraiment commencé, voilà qu’elle va peut-être bientôt finir.

C’est une étrange coïncidence, depuis peu, j’entretiens un rapport un peu différent avec la mort. Un rapport un peu moins inquiet. Dans les circonstances actuelles, c’est plutôt pas mal.

J’ai rencontré la peur de la mort assez jeune. Un soir d’été. Alors que nous revenions d’une balade à cheval par une chaude soirée d’été, j’ai vu ma sœur s’effondrer comme une poupée de chiffon devant moi. Elle était prise de convulsions à cause d’une insolation. Elle avait trois ans, j’en avais six et je pensais l’avoir perdue. J’étais pétrifiée. Elle récupéra assez vite mais cet événement me fit prendre conscience de la mort. Les jours qui suivirent, je fus en proie à l’angoisse, allongée sur le canapé avec cette peur panique de mourir ou de perdre mes proches. Ce qui me valut ma première séance de psy. Cet évènement marqua le début de mes inquiétudes existentielles.

Grâce à quelques lectures, de Jean d’Ormesson, François Cheng et d’autres, je réfléchissais de manière plus apaisée à la question métaphysique de la mort ces derniers temps. Mais il est vrai qu’entre réfléchir à la question de manière générale, à travers un livre, ou y être confronté à travers une maladie qui vous touche personnellement, il y a une grande différence. L’apaisement devient tout relatif. Mais peut-être que si je n’avais pas fait ce petit cheminement intérieur, le couperet de la maladie serait encore plus violent. Et j’aime à croire que plus il y a de sources ou de ressources intérieures d’apaisement, mieux c’est pour la lutte.

***

Cet après-midi, mes parents viennent me chercher pour aller passer l’IRM dans un hôpital à l’extérieur de la ville. Le marathon médical se poursuit. Je suis tellement contente de les voir. Rester seule est un calvaire. Je suis complètement paniquée dans la voiture, je tremble toujours comme une feuille en me disant tantôt que ça va aller, que ça ne peut qu’aller, tantôt que je vais crever. Et l’ambiance du département de radiologie/IRM n’a rien pour apaiser. Une salle d’attente jaunâtre, sans fenêtres, où l’on est guidé après s’être enregistré auprès d’une dame derrière un haut comptoir, des murs froids, des gens tristes. C’est le chaos.

On m’appelle. Une personne, une infirmière, je suppose, m’explique un tas de choses. Je comprends que je dois me déshabiller et enfiler une blouse et qu’elle viendra me chercher. Elle m’installe ensuite sur un fauteuil pour me faire une injection de je ne sais quel produit qui permettra de faire l’examen. C’est un peu douloureux mais je ne suis pas trop douillette, heureusement. J’ai alors une pensée pour les personnes douillettes confrontées à une grave maladie, c’est la double peine. Et je ne suis pas sûre qu’à force de piqûres et d’examens on s’endurcisse vraiment.

On me met un casque pour communiquer avec les manipulateurs en cas de problème et on m’allonge sur le ventre, les deux seins dans deux trous. Pas bouger, pas trop respirer. C’est insupportable vu mon état de nervosité extrême. Pendant un quart d’heure, j’entends le vrombissement de la machine, les personnes présentes qui s’affairent. Je dois me raisonner pour ne pas penser que cela ressemble plutôt à de l’affolement. Il fait froid, j’ai envie de pleurer, de sortir d’ici au plus vite.

À la sortie, ma mère et moi retrouvons mon père resté dans la voiture. Nous sommes extrêmement soulagés, le radiologue nous a confirmé qu’il n’y avait rien au sein droit. Je ressens une immense joie à cette confirmation. J’en oublie presque la tumeur de trois centimètres accrochée à mon sein gauche. On pleure tous les trois.

***

La mammographie et l’IRM ont permis au chirurgien d’affiner le diagnostic et le protocole de traitements à mettre en place. J’ai eu raison de ne pas me faire d’illusions. Mastectomie totale, chimiothérapie plus que probable. Il m’explique que cet acte chirurgical laisse une cicatrice de dix à quinze centimètres de long. Tout sera retiré mais après il y aura une possibilité de reconstruction. Et c’est possible d’allaiter avec un seul sein. C’est la question qui m’obsède alors que le sujet de la maternité relève désormais de la science-fiction.

Je ne pleure pas, je suis sidérée. Ma mère pleure, mon père est déconfit. Ils sont dégoûtés. Je me demande comment c’est possible de perdre un sein ? J’ai mal au crâne à cette idée. Je pense à Alexis. Je suis tellement peinée pour lui. J’ai l’impression que je vais me réveiller de ce cauchemar. Je suis redevenue l’automate des premières heures. Mon cerveau est vide. L’espoir que l’on me dise qu’en fait ce n’était pas si grave s’est complètement envolé. J’ai envie de vomir.

***

Je vis quelque chose d’exceptionnel. Exceptionnellement angoissant. Moi qui suis avide d’expériences nouvelles, d’adrénaline… Celle-ci, j’aurais préféré l’éviter.

Ce soir, je pleure sur l’épaule de ma sœur. Elle est venue me voir après son travail. Il est vingt-deux heures trente. Nous avons besoin d’être ensemble. Le récit que je lui fais de la journée finit par me faire lâcher les larmes restées contenues depuis l’annonce de la mastectomie. J’ai l’impression qu’on ne parle pas de moi. Que tout cela ne me concerne pas. Le temps se dilate, ma vie est suspendue. Je n’ai plus de perspective autre que celle de me soigner et d’enchaîner les rendez-vous à l’hôpital : chirurgien, oncologue, médecin traitant, psychologue, acupuncteur, chirurgien, gynécologue, oncologue, ostéopathe, médecin chinois… Un boulot à temps plein. Un tourbillon. Qui donne le vertige de la mort. Et de la vie.

Tous ces rendez-vous me prennent tellement de temps que je ne vois pas bien comment je pourrais encore en avoir pour aller au bureau. Au fond, cela m’arrange. J’aime beaucoup mes collègues, il y a une bonne ambiance au sein de l’équipe mais le boulot ne me plaît pas. Je le savais presque avant de commencer. Mais je voulais revenir sur Lille et c’est la seule porte d’entrée immédiate que j’ai trouvée. Depuis mon arrivée il y a quatre mois, je consacre l’essentiel de mon temps à remplir un fichier Excel. Pour qui a besoin d’adrénaline ne trouvera jamais vraiment d’épanouissement dans une telle activité. Bien à tomber, je venais de terminer et de remettre le fichier à mon directeur le jour où j’ai appris que j’étais malade. Est-ce ce travail qui m’a rendue malade ? La maladie se pose-t-elle dans ma vie comme une bouée de sauvetage dans l’océan de mon ennui professionnel ? Autant de questions irrationnelles qui s’immiscent dans ma tête et auxquelles je n’aurai jamais de réponses. Une chose est sûre, je suis contente de ne plus travailler. Il y a donc du positif dans ce qui apparaît comme le pire. Je m’y accroche.

***

Je m’accroche au positif, à ce qui me fait du bien. L’écriture, la nature, la culture.

Ce matin, avec mon père, nous profitons de la douceur de l’air le long de la rivière. La maladie est là mais la vie continue. Les silences de notre balade laissent toute la place au chant des oiseaux annonciateur du printemps. On parle de tout, de rien. On est bien, là, à marcher, même si au fond, nous n’allons pas vraiment bien.

Mon père est terrassé par ce qui m’arrive. Je le sais, je le sens. Il me témoigne la même tendresse que lorsque j’étais enfant, il me serre dans ses bras, m’invite à m’allonger près de lui sur le canapé. Pour me consoler en silence. Et de temps à autre, ses yeux se voilent, trahissant une pensée négative qui vient de lui traverser l’esprit. Ma vie a basculé le vingt-sept février dernier, celle de mes proches aussi. Ils sont secoués, transpercés par la violence de la tristesse et de la douleur qui déferlent à l’annonce d’un tel choc.

***

Depuis dix jours, je suis en régression. Une conséquence du choc. Je n’ai envie que de dessins animés, de bandes dessinées et de choses sucrées. Je ne bois quasiment plus d’alcool. Et il m’arrive de dormir avec la lampe de chevet allumée pour lutter contre les angoisses nocturnes. À cette allure là, dans quelques jours, je bois de nouveau des biberons et je reprends mon lapin, le fidèle compagnon de mes nuits entre trois mois et douze ans.

Heureusement, ces penchants infantiles ne semblent pas complètement entraver ma vie d’adulte. Demain, avec Alexis, nous emménageons ensemble. Une chose qui aurait pu me faire peur en temps normal mais qui, là, apparaît comme un détail. Je devrais avoir peur et être enchantée. C’est le cas. Mais la joie est empreinte de tristesse. Nous devrions être heureux à cent pour cent mais c’est impossible. Je suis tellement triste. Alexis me rassure en me disant que nous serons heureux à deux cents pour cent après avoir traversé cette épreuve. Mais je ne peux m’empêcher de penser que la vie est cruelle et de me demander comment on traverse ce genre de chose à trente ans.

Le premier week-end où l’on s’est retrouvé après l’annonce de la maladie, j’étais rassurée de voir que je ne le dégoûtais pas physiquement, que l’attirance était toujours là. Alexis me soutient, on s’aime. Mais qu’en sera-t-il lorsque je n’aurai plus qu’un sein à droite et une cicatrice de dix à quinze centimètres à gauche ? Qu’en sera-t-il quand, en plus de cette mutilation, je serai chauve à cause de la chimiothérapie ? Il faudra être solides. J’ai si mal au cœur.

***

La maladie grave entraîne un autocentrage très fort. L’organisme est entièrement consacré à la lutte pour sa survie, ce qui explique ce très fort repli sur soi.

« Life is a jungle ». Cette phrase de ma prof d’anglais à science po, la plus atypique que j’ai eue au cours de ma scolarité, résonne beaucoup en moi ces derniers jours. Dans cette jungle, je suis prête à me battre comme une lionne. Et entre deux rounds, savourer la vie et les petits plaisirs que chaque jour offre.

***

Je m’étonne chaque jour que la vie continue. Malgré tout. Malgré la maladie.

Comme le dit la psychologue que je vois à l’hôpital, c’est l’adaptation. Je comprends mieux désormais comment les personnes qui vivent des drames parviennent à rester debout. C’est grâce aux ressources de l’organisme, celles qui lui permettent de s’adapter à ce qui nous semble intenable, impensable, invivable, insurmontable… Tant que nous ne le vivons pas…

La maladie s’impose à moi, dicte le rythme de mes journées et me donne un emploi du temps éprouvant qui me plonge souvent dans des univers inconnus. Comme celui de la médecine chinoise. J’ai aussi envie de me soigner avec des thérapies alternatives. En complément de la médecine traditionnelle. Pas en remplacement. J’ai envie de m’en sortir. Et je crois en la médecine.

Comme je crois dans les bienfaits de l’homéopathie et des plantes. Toutefois, je suis viscéralement convaincue que ce n’est pas la camomille, le ginseng, la consoude ou tout autre végétal qui parviendront à eux seuls, à enrayer la tumeur. À tous les ayatollahs de la naturopathie ou de la phytothérapie qui affirment que jamais, au grand jamais, ils ne feraient de chimio s’ils avaient un cancer, je leur dis bravo pour cette force de caractère. Mais quand le spectre de la mort s’invite si soudainement dans votre vie, on ne peut pas savoir d’avance comment l’on va réagir et quel comportement on adoptera face aux thérapies proposées et aux avis de spécialistes. Pour ma part, j’ai tellement peur et je m’y connais si peu en matière de corps humain et de cancer, qu’à aucun moment, je ne me serai vu remettre en cause les préconisations médicales « traditionnelles ».

Si j’ajoute des consultations de médecine chinoise, d’acupuncture à toutes celles qui me sont imposées c’est aussi pour avoir l’impression d’être « actrice » de ma guérison. Prendre à mon compte un petit quelque chose de ce qui pourrait m’échapper complètement.

Et puis cela me change de l’hôpital où il n’y a pas, comme dans la salle d’attente de madame Cheng, une petite fontaine qui déverse son filet d’eau apaisant, des guirlandes clignotantes multicolores, des bouddhas rieurs en vitrine et des citations sur cartes postales. Ce matin, il y en a une que j’ai envie de retenir :

Il n’y a point de génie sans un grain de folie.

Aristote

***

Le froid de la pièce qui n’a pas encore emmagasiné la chaleur d’une journée de patients, il est encore trop tôt, et la fontaine me donnent envie de faire pipi. Je m’aventure dans les couloirs de cette maison de maître défraîchie, à la recherche de toilettes que je finis par trouver au bout d’un couloir vieillot, dans une arrière-cour de briques rouges, comme on en trouve beaucoup par ici.

La tapisserie salie, les toiles d’araignée, le lino troué sont là pour rappeler qu’ici, on se concentre sur l’essentiel, Madame. La quantité de personnes en souffrance que notre monde moderne déverse chaque jour en ce lieu rendrait de toute façon sa rénovation impossible. Il n’y a pas de répit pour les âmes en peine. Madame Cheng est victime du succès de la philosophie bouddhiste qui guide son approche de la médecine et sa vision de la vie. On sature de l’occidentalisme, de son matérialisme, son arrogance alors quel bienfait de côtoyer de temps en temps la philosophie orientale, une pensée qui met au cœur de l’existence la bienveillance, la générosité, la gratitude. Où corps et esprit ne font qu’un. Une bulle d’oxygène dans un monde où l’on peine de plus en plus à respirer.

Une demi-seconde, le cancer a quitté ma pensée. C’est incroyable. L’inconnu a donc cette force de prendre la place, ne serait-ce qu’un instant, de la pensée obsédante. L’expérience nouvelle parvient à faire cesser momentanément ce qui tape dans le cerveau comme un marteau-piqueur, à longueur de journée.

Il va m’en falloir de la nouveauté pour qu’il y ait un peu de place dans ma tête pour autre chose que le cancer.

À peine sortie des toilettes, madame Cheng vient me chercher. Sa poignée de main chaleureuse me rassure et me donne du courage pour lui raconter ce qui m’arrive. À la lueur d’une vieille lampe de bureau, je déroule mon histoire, la raison de ma venue. Je cille mais ne pleure pas. La maladie fait déjà partie de ma vie.