Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Nos limites sont toujours difficiles à fixer. Cependant, quand elles se révèlent dans la violence psychologique du harcèlement, elles sont destructrices. C’est cette réalité, avec beaucoup de courage et d’honnêteté, que décrit
Pour que la vie soit belle en résumant le parcours d’un homme qui finit par lâcher prise et se faire aider pour ne pas sombrer au fond du gouffre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Parallèlement à son parcours professionnel,
Philippe Lacroix s’est consacré à la lecture avant de se mettre à l’écriture. Pour que la vie soit belle retrace son itinéraire dans le monde de l’emploi, ses difficultés, ses réussites et son amour pour sa famille.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 391
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Philippe Lacroix
Pour que la vie soit belle
© Lys Bleu Éditions – Philippe Lacroix
ISBN : 979-10-377-7121-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce livre est une autobiographie dont les lieux, les dates et le nom des protagonistes ont tous été modifiés.
Je me réveille et je m’aperçois que dans la chambre il ne fait pas noir. Dans les chambres d’hôpital, il ne fait jamais noir. Ça permet de se lever et d’y voir suffisamment clair pour aller aux toilettes sans allumer. C’est pratique quand on est deux dans la chambre, mais là je suis tout seul, et je peux allumer quand je veux sans déranger le voisin.
Et maintenant, je me pose l’éternelle question : quelle heure est-il ?
Avant de regarder ma montre, j’essaye d’évaluer l’heure. J’ai regardé la télé jusqu’à minuit et ensuite j’ai dû lire environ une vingtaine de minutes, puis j’ai éteint la lumière. Après j’ai écouté les infos d’une heure du matin à la radio. Cela doit bien faire au moins quatre heures. Allez, je pense qu’il doit bien être au moins cinq heures du matin, j’ai le sentiment d’avoir quand même dormi assez longtemps. Je prends ma montre sur la table de chevet et je regarde l’heure. Catastrophe, il n’est que deux heures et demie du matin.
Les nuits à l’hôpital, chaque fois c’est la même chose, j’ai l’impression d’avoir dormi quatre voire cinq heures et en fait je n’ai que très peu dormi. Et là, la même constatation, la nuit va être longue. Très longue ! Alors je reprends la radio et j’écoute un peu de musique tout en épiant les bruits dans le couloir pour déceler s’il y a un début d’activité. Ça occupe ! À l’hôpital, on a souvent envie de dormir le jour et la nuit l’envie de dormir a complètement disparu, ce qui fait que les nuits sont interminables. Pour l’instant, je ne peux pas me permettre de me lever pour aller fumer une cigarette, je ne suis pas encore assez solide sur mes jambes et l’espace fumeurs est quand même assez loin de ma chambre. Il y a encore quelques années, en 1978, on avait le droit de fumer dans les chambres d’hôpital, mais maintenant en 1991 c’est terminé. Il faut aller dans les espaces fumeurs. Et celui de l’étage est loin et bien sûr il faut aussi penser au retour.
Et comme je ne peux pas fumer, évidemment je ne pense qu’à ça. On appelle cela une obsession, et Dieu sait si en ce moment fumer une cigarette m’occupe tout l’esprit !
Je viens d’être opéré il y a deux jours pour la troisième fois d’une hernie discale, donc il est évident que je ne peux me lever pour aller aux toilettes qu’avec beaucoup de difficultés et donc avec beaucoup de précautions. Par contre, il est hors de question que je puisse aller dans le couloir, me rendre dans le hall des ascenseurs de l’étage où se trouve le tout petit espace fumeur et fumer une cigarette et ensuite faire le chemin inverse. J’en serais incapable. Il y a quelques années, lors de ma précédente opération pour le même motif, je l’avais fait ce chemin, deux jours après l’opération. J’avais réussi à aller jusqu’à l’espace fumeurs, j’avais pu fumer ma cigarette. Enfin juste un peu car au bout de quelques taffes, la tête commençait à tourner sérieusement, mon cœur s’emballait, des bouffées de chaleur m’envahissaient et je me suis mis à transpirer à grosses gouttes. En plus, dans cet espace fumeur, pas de chaise, donc impossible de s’asseoir. Je me suis calé le long du mur en espérant que ce malaise allait passer assez rapidement. Manque de chance, l’infirmière-cadre du service sort de l’ascenseur qui fait face à l’espace fumeurs, me voit, s’aperçoit tout de suite qu’il y a quelque chose qui ne va pas. En fait, mon pyjama a de grandes tâches de transpiration. Je suis pratiquement trempé de la tête aux pieds. Je suis en train de suer par tous les pores de mon corps. Elle ne m’adresse même pas la parole pour savoir ce qui se passe, elle disparaît quelques secondes, revient avec une collègue et un fauteuil roulant. Je ne dis pas un mot, je m’assois difficilement et sans discuter et je les laisse me ramener dans ma chambre. Histoire sans paroles.
Elle, l’infirmière cadre, reviendra une heure plus tard dans ma chambre et me passera un savon carabiné. Je m’y attendais. Sa collègue qui était venue contrôler si ma tension baissait m’avait prévenu sur le fait qu’elle allait revenir pour me remonter les bretelles. Ça y est, c’est fait, et bien fait !
Alors maintenant, fort de cette expérience, je suis devenu un peu plus raisonnable et je ne présage pas de mes forces. Mais qu’est-ce qu’une cigarette me ferait du bien ! Surtout quand on ne peut pas en fumer une, on ne pense qu’à ça !
Alors j’attends. À l’hôpital, on a des repères. Donc le prochain repère c’est la visite des infirmières pour la température. Il sera aux alentours de 6 heures du matin. Il ne reste que trois heures et demie ! Ensuite, c’est le petit déjeuner. Il faudra quand même attendre 1 h 30. Et là, entre la première visite des infirmières et le petit déjeuner, mon Dieu que c’est long.
Qu’est-ce que c’est bon un petit déjeuner à l’hôpital ! Un café au lait, des biscottes, du beurre, de la confiture. Le tout avec des produits très ordinaires, beurre en petite plaquette, confiture en pot miniature. Mais le contexte fait que c’est ce moment du petit déjeuner que vous appréciez le plus. Et puis cela annonce la journée, donc du mouvement, du monde, le temps passe donc plus vite.
Dire qu’il y a huit jours, la veille du jeudi, je partais à Roissy prendre l’avion pour Barcelone, je me rendais dans notre usine de production en Espagne pour faire un point avec le directeur du site afin de valider les derniers aménagements industriels pour l’amélioration de la productivité et en même temps pour lui donner quelques orientations de progrès à mettre en place. Un nouveau job que je venais de prendre il y a quelques mois. Depuis ces dernières années, je n’arrête pas de changer de poste. Je ne vais pas m’en plaindre, car mon évolution a pris un virage à 180°, ou il faudrait plutôt dire un envol, depuis ma mutation au siège de la société qui m’emploie et qui se situe à Paris. Évidemment, le salaire a suivi la même courbe. Bien sûr, la charge de travail est considérable mais je m’y fais et j’ai quand même quelques personnes sur qui m’appuyer. Heureusement.
Que de chemin parcouru depuis mon arrivée dans cette société en 1975 ! Après quelques années dans le milieu de la restauration, presque 6 ans, nous avons décidé avec mon épouse de changer de métier. La vie de couple en particulier et la vie de famille plus généralement étaient difficilement compatibles avec les métiers de la restauration. Dans ces années-là, 1970 à 1975, on gagnait bien sa vie dans la restauration mais il ne fallait pas compter ses heures. En été, par exemple de fin juin à fin août, on travaillait 7 jours sur 7 et 15 à 18 heures par jour. Pour les saisons d’hiver, on partait de la maison vers le 15 décembre et on ne revenait qu’après les vacances de Pâques. Pendant ce temps-là, notre fils était chez sa nourrice et on ne le voyait pas grandir. Très vite, nous avons réalisé que cela n’était pas une vie et qu’il fallait réagir et changer d’orientation si nous ne voulions pas avoir plus tard des regrets.
Alors tous les deux nous sommes rentrés en usine. 1975 était encore le plein boum et comme il n’y avait pratiquement pas de chômeurs, heureuse époque, les entreprises n’étaient pas trop regardantes pour embaucher des ouvriers et c’est comme ça que sans aucune expérience dans le milieu industriel et sans diplôme particulier nous sommes rentrés dans cette société de sous-traitance et d’usinage en septembre 1975. C’était une société internationale avec des sites de production dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Cette société était découpée en plusieurs branches d’activité et notre usine faisait partie de la branche usinage.
Mon épouse a été prise pour travailler dans les ateliers de fabrication et moi au magasin des pièces primaires pour la production comme aide-magasinier. Deux choses m’ont surpris. D’abord les horaires. À 17 h, nous étions à la maison et nous ne travaillions ni le samedi ni le dimanche. Quel bonheur ! Mais le bonheur avait un coût et effectivement le salaire était dérisoire par rapport à ce que nous gagnions auparavant dans la restauration. Tant pis, nous avions fait notre choix, il n’était plus question de revenir en arrière. Notre décision était prise, on allait s’adapter financièrement. Facile à dire, mais cela a été compliqué !
Comme au niveau du travail j’avais été formaté dans le milieu de la restauration, j’ai appliqué la même rigueur, le même état d’esprit à mon nouveau travail en usine. Dans le milieu de la restauration, on ne quitte jamais son travail tant que celui-ci n’est pas terminé. Quand vous avez encore des clients en salle vous ne les plantez pas là en les laissant tout seuls sous prétexte qu’il est 15 h et que ce jour-là c’est l’heure de votre pause de l’après-midi. Vous finissez ce qui est commencé et vous partez une fois que tout est fini, et s’il est trop tard, tant pis pour vous, il n’y aura de pause ce jour-là. Alors quand je commençais un travail tout naturellement je le finissais et ensuite je partais chez moi. Évidemment, cela n’était pas la culture du milieu dans lequel j’évoluais maintenant. Mes collègues me le faisaient remarquer plus ou moins gentiment, même parfois de façon agressive. Mais je n’en démordais pas. Pour moi, il était hors de question de partir avec un travail inachevé. Je ne le pouvais pas. C’était ma façon de travailler, alors je continuais. Probablement grâce à cette particularité, cette singularité, je me suis fait remarquer par la hiérarchie et quelques mois plus tard, 4 ou 5 pas plus je suis passé à l’échelon supérieur et je suis devenu magasinier. Belle promotion…
Puis concours de circonstances, quelques mois plus tard, le responsable du magasin, malheureusement pour lui, est tombé sérieusement malade et avec un arrêt de travail qui devrait s’étaler probablement sur plusieurs mois.
Il a fallu le remplacer et le directeur de l’ordonnancement, on ne disait pas encore logistique à cette époque, qui assurait aussi la responsabilité du magasin me nomma en lieu et place de mon ancien responsable défaillant, et je pris donc le poste de chef d’équipe des magasiniers.
Voilà tout juste un an que j’étais entré dans cette société.
Comme je n’y connaissais rien en mécanique, dès mes débuts dans cette entreprise, j’ai pris des cours du soir pour « me déniaiser » car cet environnement me plaisait et comme je souhaitais évoluer, je pensais que ma méconnaissance pourrait me poser quelques sérieux problèmes et limiterait certainement mon évolution. Alors j’ai commencé, en cours du soir et du samedi matin, par passer un CAP de mécanicien-fraiseur, puis un autre de dessinateur en construction mécanique, j’ai continué par le CAP de tourneur, ensuite j’ai pris des cours d’informatiques, d’électrotechnique, d’anglais et pour finir l’ESEU (Examen Spécial d’Entrée en Université) que j’ai passé avec succès. À cette époque, c’était un examen qui remplaçait le baccalauréat pour les adultes et permettait ainsi d’accéder à l’université. Tout ça va s’étaler d’octobre 1975 à novembre 1989.
A priori, j’appréhendais beaucoup de travailler en usine car dans le milieu de la restauration j’avais un job qui me plaisait beaucoup et pour lequel je n’hésitais pas à m’investir énormément et je me demandais si j’allais retrouver le même plaisir en usine.
Malgré mes appréhensions, je me suis très vite plu dans cette entreprise, et pour celui qui en voulait, qui avait la niaque et de l’ambition il y avait moyen d’évoluer et ça, ça me motivait beaucoup. La visibilité d’évolution professionnelle donne de l’espoir, et des raisons concrètes de s’investir.
Dans le magasin des pièces primaires dans lequel je travaillais, il y avait pas mal de boulot à faire, à commencer par la gestion du personnel. Il fallait les amener à travailler de façon rationnelle, ce qui n’était pas du tout le cas quand je suis arrivé. Alors j’ai appliqué tout simplement les méthodes que j’avais apprises auparavant. Des méthodes toutes simples comme celle de ne jamais faire de tours inutiles, jamais de tours à vide. Je leur montrais que l’on pouvait faire plus sans fatigue supplémentaire, en étant mieux organisé. Et quand on était mieux organisé, le travail était plus facile, comme c’était plus facile, on perdait moins de temps, on était moins énervé et on avait plus de temps pour ranger, identifier, et par conséquent on trouvait les choses beaucoup plus facilement, etc. La dynamique du progrès. Que des choses toutes élémentaires mais efficaces. Non seulement il fallait les manager mais il fallait aussi montrer l’exemple. Après quelques semaines de réticence finalement l’équipe s’y est mise et la gestion du magasin s’est nettement améliorée et les dysfonctionnements, c’est-à-dire en grande majorité les ruptures d’approvisionnement sur chaîne ont considérablement diminué. Grâce à cela, les relations avec l’atelier sont devenues moins tendues et un dialogue constructif et un climat de confiance se sont installés entre l’atelier et le magasin. Ceci m’a permis par la suite de demander aux ateliers quelques aménagements pour les heures et les lieux de livraison, pour que cela nous facilite le travail. Nous étions dans la spirale de l’amélioration continue alors que le terme et la philosophie n’existaient pas encore à cette époque.
Après deux ans au magasin, mon dos a commencé à faire des siennes, j’ai dû subir une intervention chirurgicale pour une hernie discale en novembre 1977, puis comme il y a eu des complications j’ai dû être réopéré cinq mois plus tard en avril 1978. Après trois mois de convalescence, j’ai repris le boulot et compte tenu des restrictions médicales relatives à mon dos désormais fragile, j’ai dû changer de job.
Donc je suis parti du magasin pour aller travailler dans l’atelier comme technicien au service contrôle. On ne disait pas encore Service Qualité. À cette époque, on ne faisait pas de la qualité, on faisait du contrôle et ceci était uniquement réservé aux personnes qui étaient affectées au service Contrôle. C’est-à-dire que l’opérateur, ou l’opératrice, usinait ou assemblait sa pièce sans contrôle, et c’est le contrôleur qui par la suite venait valider la pièce ou l’opération ! Cette organisation était quelque peu empirique mais c’était encore comme ça que l’on fonctionnait. L’atelier fabriquait, et le contrôle contrôlait. Cela arrivait souvent que les ouvriers voyaient que manifestement ce qu’ils faisaient n’était pas conforme, mais comme le contrôleur n’était pas passé ou, et parfois cela arrivait, était passé mais n’avait pas décelé la non-conformité du travail accompli, alors ils continuaient comme si de rien n’était. Chacun ses responsabilités. L’ouvrier fabrique, le contrôleur contrôle. Cette gestion catastrophique de la qualité de la production créait très souvent des conflits entre la fabrication et le service contrôle. Je n’allais pas révolutionner le système mais je travaillais dans mon nouveau job, avec la même motivation et le même état d’esprit qu’auparavant et cela m’a permis quelques mois plus tard, en 1978, de passer responsable du contrôle qualité d’un atelier de fabrication décentralisé.
Nous intégrions de nouvelles fabrications et provisoirement dans l’attente de l’agrandissement de notre usine, un certain nombre d’ateliers avait été décentralisé dans des locaux à un kilomètre de l’usine. Cette période de transition s’est bien passée. Et en réintégrant l’usine une fois que l’agrandissement fut fait, 1 an plus tard en 1979, on me proposa un nouveau job à la qualité fournisseur. Bonne expérience encore, avec un manager comme on n’en voit, hélas, pas assez. Il m’a permis d’évoluer techniquement car non seulement il savait répartir les tâches mais en plus il donnait beaucoup de conseils éclairés et techniquement il maîtrisait son sujet et n’hésitait pas à partager son savoir. Grâce à lui, j’ai fait d’énormes progrès techniques et par conséquent j’ai pris pas mal d’assurance. Je lui dois beaucoup.
Deux ans plus tard, nous sommes en 1981, un service administratif est décentralisé de notre siège de Paris vers notre usine de province. Il s’agissait du service vérification des factures fournisseurs. Déménagement à haut risque, car dans le règlement de leurs factures, il ne fallait pas de rupture sous peine de voir ceux-ci suspendre leurs livraisons ou nous montrer des signes de mécontentement et briser le climat de confiance si difficile à obtenir et à pérenniser. Comme par le passé et dans mes différents postes j’ai montré que j’étais très organisé et que je savais manager une équipe, je préfère le terme manager, voire piloter, plutôt que commander, on me confiait la responsabilité de cette opération. Je me suis éclaté, franchement, malgré un patron du service franchement incompétent et, cerise sur le gâteau, caractériel, nous avons fait avec mon équipe un travail extraordinaire avec au bout de 12 mois aucune erreur majeure et un retour au respect des délais du paiement des fournisseurs.
Je devenais petit à petit le pilote des nouveaux projets de l’usine. Et ça me plaisait. J’aimais bien ses missions à moyen terme. Ceci évite de faire un travail répétitif et avoir de nouveaux challenges à tenir me stimulait. Ce qui m’aidait beaucoup dans la réalisation de ces challenges, c’est que ça se passait toujours très bien avec mes équipes. Comme cet état de fait était connu de tous, partout où j’arrivais, je n’avais pas de problème pour m’intégrer et travailler avec mes nouveaux collègues ou avec ma nouvelle équipe. En résumé, je prenais « mon pied » à relever de nouveaux défis, et ce plaisir que j’avais à travailler devait être communicatif car je savais qu’en général, les gens aimaient bien travailler avec moi. Je travaillais avec passion et j’arrivais à partager celle-ci avec mon entourage. On ne fait rien de grand sans passion, on ne fait rien de grand tout seul, alors tous ensemble on arrivait souvent à faire des choses innovantes, intéressantes, efficaces, performantes. Tout seul on va plus vite, mais pas longtemps, ensemble on va plus loin et plus longtemps !
En 1983, le service vérification des factures fonctionnait correctement alors je fus intégré au service qualité, à la gestion de la qualité plus exactement. Ça y est, le pas était franchi, il y avait maintenant un Service Qualité, et je fus chargé de mettre en place le premier tableau de bord de la gestion qualité. L’objectif était d’avoir de la visibilité sur notre performance qualité avec des indicateurs fiables, rapidement consultables avec une lisibilité verticale et horizontale, c’est-à-dire par ligne de produits et par technique de fabrication. On partait de zéro. Il n’y avait rien et là aussi je suis de nouveau tombé sur un patron comme on en voit peu dans une carrière. Étienne Laborde. Il me fixa les objectifs et me laissa m’organiser comme je le voulais. Ça n’a pas été facile car à cette époque, demander à la fabrication des comptes et demander des chiffres sur ce qu’elle faisait n’était pas une sinécure. J’étais très souvent reçu comme un chien dans un jeu de quilles, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Nous nous sommes heurtés plus d’une fois à des refus parfois très violents. Jusqu’au début des années 80, la fabrication était un état dans l’état. Tout lui était dû et ils (les personnes qui travaillaient dans l’atelier à la production) faisaient ce qu’ils voulaient. Les autres devaient se débrouiller avec ce qui existait. Hors de question qu’ils fassent le moindre effort pour vous aider dans votre mission. L’ordonnancement (futur service logistique) devait avoir le petit doigt sur la couture du pantalon et n’avait surtout pas le droit de se planter, remarque, ça n’a pas changé, quant au service contrôle on l’ignorait complètement. Voire parfois, la hiérarchie donnait l’ordre de façon sournoise à ses équipes de production, pour que l’on ne soit pas informé de tel ou tel dysfonctionnement de process ou d’anomalie d’usinage sur les produits, et de ne surtout rien dire ! Là, les choses commençaient à évoluer. Par contre, tout était affaire de négociation, tractation, discussion. Ne rien imposer, mais tout expliquer. Le chef d’atelier voyait bien que les méthodes évoluaient et commençait heureusement à lâcher du lest. Un peu. Peut-être sentait-il le vent tourner et qu’il était grand temps pour lui de s’adapter au nouvel état d’esprit qui pointait dans l’industrie ?
Finalement, je pensais que cela allait être la guerre avec Antoine le chef d’atelier mais somme toute avec le temps les relations s’amélioraient et en général cela s’est plutôt bien passé. Par contre, c’était souvent donnant donnant. Il voyait bien malgré tout que d’avoir de la visibilité sur ce qu’il faisait, sur la qualité de sa fabrication, n’était pas inintéressant et que parfois cela l’aidait à prendre des décisions mieux circonstanciées. Et aussi que moins de pièces à retoucher ou à refaire était égal à gain de temps, d’où amélioration de la productivité.
Alors parfois, avec le temps, il venait me voir pour me demander des infos ou une enquête sur tel ou tel produit, ou sur telle ou telle ligne, alors je lui faisais, même si de temps en temps ça tombait mal car je n’avais pas trop de disponibilité. Mais j’ai toujours accepté ses demandes quoi qu’il m’en coûte. De ce fait, nous avons toujours eu de bonnes relations alors que beaucoup de mes collègues m’avaient dit que j’allais me faire manger tout cru. Et heureusement que ça s’est passé comme ça car quelque temps plus tard, avec Antoine, nous serons appelés à travailler encore plus étroitement ensemble, et ce pendant un certain temps !
En 1986, grand changement dans l’établissement. Le directeur qui est en place depuis l’arrivée de l’usine dans cette ville en 1974 part à la retraite.
Depuis des mois, tout le monde avait pronostiqué que le nouveau directeur serait le directeur technique, Victor Marchand. Celui qui était responsable entre autres des méthodes, de l’ordonnancement et des ateliers de fabrication. Personne n’aurait parié un kopeck sur quelqu’un d’autre. Eh bien, ce n’est pas lui qui eut la place de directeur, c’est son collègue qui lui était directeur Qualité/Études, Mario Lamarche. Pour une surprise, ce fut une surprise. D’ailleurs, pour Victor Marchand, le directeur technique, ce fut également une surprise. Très mauvaise surprise et désagréable à voir sa réaction. La pilule passait manifestement de travers. Quelques jours seulement après l’annonce de cette nouvelle organisation, 3 ou 4 pas plus, il partait vers sa nouvelle affectation. Le groupe lui avait quand même donné la direction d’un site de production mais dans une autre ville. Il eut du mal à gérer cette déception, car manifestement cela en était une pour lui ! Il était persuadé, et cela depuis longtemps, que la direction de ce site lui revenait de droit. En tous les cas, il agissait comme si. Depuis le temps que l’on prédisait que cela serait lui ! Et pour lui, ce fut un désaveu, un échec cuisant, et il s’en souviendra longtemps, très longtemps !
Cela nous a permis quand même de voir pas mal de retournements de vestes assez extraordinaires, voire souvent gênants ! Dans l’usine, il y avait deux chapelles. L’une dirigeait par Victor Marchand et l’autre par Mario Lamarche, le directeur Qualité/Études. Certains de ceux qui s’étaient trompés de réseaux faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour reprendre le bon peloton. C’était parfois pathétique. Mais Mario Lamarche n’en a jamais tenu compte et n’évaluait ses collaborateurs qu’à travers leurs performances. Pas de chasse aux sorcières. Il y en a certains qui ont quand même eu chaud « aux fesses » car s’il avait été rancunier et « politicien », il y aurait eu quelques départs manu militari.
Avec l’arrivée de Mario à la direction de l’usine, de nouvelles méthodes de management ont été mises en place. Entre autres, il fut décidé de lancer les cercles de qualité dans un contexte de politique de management participatif. La direction demanda à Antoine, le chef d’atelier de piloter le projet. Compte tenu de sa position, il était incontournable. Ce projet ne pouvait pas se faire sans lui. On me demanda d’être le facilitateur de ce projet. En tant que facilitateur, j’avais un rôle de coordinateur, de formateur, de communicant, de médiateur et d’adjoint d’Antoine, etc.Donc j’allais travailler de façon encore plus étroite avec lui et c’est là que je me suis félicité qu’il n’y ait eu entre nous toujours que de bonnes relations. Nous avons formé une super équipe. Il avait l’autorité naturelle pour emmener toute la hiérarchie dans ce projet, j’avais toute l’énergie nécessaire et la conviction profonde et sincère que ce nouveau type de management ne pouvait qu’aboutir. Compte tenu de son engagement, ses collaborateurs, tous ses collaborateurs ont suivi le mouvement, ils n’avaient pas le choix, même si la plupart le faisaient contraint sans grande conviction au début.
Passer d’un management autoritaire à un management participatif, c’est comme demander à un train lancé sur une pente descendante de changer de sens, si vous ne mettez pas le conducteur du train comme acteur principal, c’est l’échec à très court terme !
Ensemble, nous avons fait ce qu’on n’appelait pas encore du benchmarking. Nous avons été voir ce qui se faisait autour de chez nous. D’abord dans le département, puis dans la région. Mais il n’y avait pas encore grand-chose à voir. Alors nous avons participé à des congrès organisés par l’AFCERQ (Association Française des Cercles de qualité). Nous avons été voir des conférences, nous nous sommes renseignés, j’ai lu pas mal de littérature sur le sujet :
En ce qui concerne la gestion de la qualité, bien sûr Kaoru Ishikawa.
Bref, nous nous sommes investis tous les deux à fond. Nous nous sommes posé quand même pas mal de questions car mettre en place ce type de management n’était pas gagné d’avance. Les cercles de qualité, en résumé et de façon succincte, consiste à mettre les ouvriers, d’une même chaîne de production, ou les employés d’un même service, ensemble dans une salle de réunion, avec un animateur formé, de leur demander de faire la liste de leurs problèmes, d’en sélectionner un, de l’analyser et de proposer une solution qui sera mise en place par les personnes compétentes si la mise en place de celle-ci n’est pas de leur niveau de compétence. En 1986, c’était un management qui allait à l’opposé de ce que l’on faisait avant. Avant on ne demandait surtout pas à l’opérateur ou à l’employé ce qu’il pensait sur son travail et ce qu’il aurait voulu mettre en place pour que les choses s’améliorent. C’était plutôt « bosse et tais-toi ». Il fallait convaincre d’abord la hiérarchie que ce changement de style de management pouvait leur être bénéfique et qu’ils avaient tout à y gagner. Ils ne devaient non seulement pas être un frein à la mise en place de ces cercles de qualité mais bien au contraire ils devaient en être un rouage essentiel et incontournable, voire le moteur.
Ensuite, il fallait convaincre toute une population d’ouvriers ou d’opérateurs, d’employés d’adhérer à ce projet. Cela faisait des années que l’on ne leur demandait rien, voire de la « fermer », et maintenant on leur demandait leur avis : qu’est-ce que cela cache ? Voilà la réflexion de bon nombre de personnes qui au demeurant étaient très sceptiques. Il a fallu expliquer, convaincre, former à tous les niveaux de l’entreprise car nous avions besoin de tout le monde. Gros travail de concertation, de dialogue, d’explication, d’échange et de pédagogie. Il nous a fallu beaucoup de conviction et de patience, mais aussi beaucoup de détermination. Avec Antoine comme chef de projet, les choses se sont relativement bien passées car beaucoup n’ont pas osé le contredire, ça restait le chef ! Ça aide quand même ! Je sais qu’au départ beaucoup d’agents de maîtrise, de contremaîtres, voire de chefs de service, n’y croyaient pas du tout et je sais même que certains étaient carrément contre mais du fait qu’Antoine pilotait le projet ils ont fait profil bas et ont joué le jeu bon gré mal gré.
C’est souvent comme ça que ça marche dans les nouveaux projets. Il y a toujours un certain nombre de sceptiques qui fait attention de ne pas trop se mettre en avant, on ne sait jamais, si ça ne marchait pas et puis si ça réussit, fait tout et n’importe quoi pour être devant sur la photo. C’est la nature humaine qui est comme ça…
Finalement, avec Antoine, nous ne nous sommes pas posé de questions sur l’issue de ce projet, pour nous il n’y avait qu’une possibilité, c’était la réussite, alors nous avons foncé.
Et puis fondamentalement, j’étais convaincu que la gestion des équipes basée uniquement sur le management autoritaire avait vécu. Bien sûr, il faut de l’autorité dans le management mais il fallait passer très rapidement à un management participatif, ou l’ouvrier, l’employé, le collaborateur, en résumé tous les acteurs de l’entreprise, tout individu qui entre dans le process de production, industriel ou administratif doit être considéré comme une force vive de celle-ci. Un collaborateur ne doit plus laisser son cerveau à la porte de l’entreprise pour le reprendre quand il retourne chez lui. Il faut dorénavant s’appuyer sur des collaborateurs motivés et formés. La motivation c’est quand le matin le poids du plaisir est plus important que le poids de la contrainte. Un collaborateur motivé est une force de progrès, d’amélioration, un collaborateur démotivé est un boulet pour l’entreprise et est source réelle et avérée de dysfonctionnement. Avec ce management plus proche de l’humain, on doit remplacer le poids de l’enjeu par le plaisir du jeu. Avec toutes les personnes que nous tentions d’embarquer dans cette aventure, j’avais cette attitude, ce discours. La règle dans ce projet était de les faire rêver, les équipes qui gagnent sont celles qui voient loin et qui ont de la visibilité. La puissance du rêve est extraordinaire. La puissance du discours du chef de projet doit l’être aussi. Le chef de projet doit être persuasif, crédible, infaillible. Christian Lemoine, grand communicant, donnait la règle des 4 i. Les équipes dirigées par patron, un chef, un manager visionnaire sont :
Henri Ford disait : « … enlevez-moi toutes mes richesses, toutes mes usines, tous mes biens mais laissez-moi mes équipes et je vous rebâtirai un empire. »
J’avais la passion de faire, puisque ce projet collait parfaitement avec mes convictions profondes et je faisais le maximum pour transmettre cette passion, et dès qu’une petite avancée, qu’un petit progrès était acquis, je félicitais, je récompensais, je faisais savoir tout de suite que j’avais vu et qu’il ne fallait surtout pas s’arrêter là, et qu’il fallait continuer. La reconnaissance est un carburant essentiel pour faire performer les individus et les équipes. Toujours s’appuyer sur les points forts des uns et des autres, les points faibles s’amélioreront automatiquement dans la dynamique du progrès !
Je commençais à voir des collaborateurs prendre du plaisir à intégrer ce projet et par répercussion prendre du plaisir dans leur travail quotidien. Qu’importe s’il n’y avait pas la compétence, si le collaborateur prend du plaisir dans son travail, et qu’il est donc motivé, la compétence viendra par la suite. L’inverse n’est pas vrai.
En agissant, en manageant de la sorte nous avons réussi à constituer un noyau dur d’hommes et de femmes convaincus et en quelques mois nous avons réussi à faire fonctionner les cercles de qualité et notre site de production et même devenu une référence non seulement pour la branche, mais aussi pour le groupe ainsi que pour les entreprises de la région. D’ailleurs, nous avons été sollicités par bon nombre d’entreprises, soit pour aller chez eux pour leur expliquer notre démarche, soit pour les recevoir et leur montrer ce que l’on avait fait. On a eu ainsi énormément de contacts tous très enrichissants. Ces échanges nous ont permis de comparer nos idées et nos méthodologies avec celles qui étaient mises en place ailleurs et éventuellement, quand on jugeait que certaines étaient intéressantes, les idées ou les méthodes, on les appliquait chez nous. Cela nous a aussi permis quelquefois d’éviter de faire les erreurs qui avaient été faites chez d’autres. On avait créé un réseau extraordinaire où un maillage déterminant d’expériences se faisait.
Notre entreprise devenait un passage pratiquement obligé pour qui voulait se lancer dans cette aventure des Cercles de Qualité (C.Q.) dans la région.
De fil en aiguille, comme nous travaillions de façon très rapprochée avec l’AFCERQ (Association Française des Cercles de Qualité), j’en suis devenu tout naturellement le correspondant pour le département et les quelques départements limitrophes. J’ai, grâce à ça, continué à agrandir notre réseau, et par conséquent notre expérience. Nous sommes allés dans des universités, dans des administrations, faire des conférences, des débats. Nous avons aussi participé à de nombreux colloques. Nous apportions notre expérience, notre savoir-faire, mais nous tirions chaque fois des informations, des idées qui renforçaient notre « know how » dans ce domaine. En quelques mois avec Antoine, nous sommes devenus, involontairement et inconsciemment, des experts. Comme nous étions parfaitement complémentaires, nous avons travaillé ensemble et je peux le dire, nous l’avons fait avec plaisir. C’est vrai, que, quand le projet que vous avez en charge réussi comme nous réussissions le nôtre, cela aide, cela stimule. Ça donne des ailes, tout semble plus facile et il ne faut se le cacher, c’est extrêmement valorisant ! Le plaisir du jeu enlève le poids de l’enjeu !
La particularité, l’originalité des Cercles de Qualité était que l’on demandait aux personnes qui travaillaient dans un service ou sur une ligne de fabrication de proposer des améliorations à mettre en place pour améliorer soit les conditions de travail, soit la qualité du produit, soit le process, etc. L’inconvénient, parce qu’il y en avait quand même au moins un, c’est que ces cercles de qualité étaient réservés aux équipes qui étaient volontaires. Donc, malgré tout, cela ne représentait pas un nombre important de personnes. Sur une population de 850 personnes, il y avait dans notre usine une douzaine de cercles de qualité. Par cercle, il y avait à peu près 6 à 8 personnes, ce qui ne faisait que 70 à 90 personnes qui travaillaient ou qui avaient travaillé au sein d’un cercle de qualité, soit environ 10 % de l’effectif, donc relativement peu.
Fort de ce constat et aussi au regard de ce qui se passait ailleurs, la direction de la branche décidait de prendre les choses en main et en 1988 de passer la vitesse supérieure et de lancer un plan qualité totale au niveau de tous les sites de la branche usinage. Avec des outils similaires à ceux des cercles de qualité, nous allions demander maintenant à tous les membres de l’établissement, de travailler en équipe au sein de groupe de travail pour résoudre tous les problèmes qui généraient des dysfonctionnements dans leur quotidien, soit aussi, améliorer leur cadre de travail, leur confort et aussi et surtout leur sécurité. Cette démarche n’est plus réservée aux équipes volontaires mais à 100 % du personnel. Tout le monde devait être inclus dans une démarche d’amélioration qualité à travers des groupes de travail que l’on appelait des GRP (Groupe de Résolutions de Problèmes). La direction du site m’a inclus dans le comité de pilotage Qualité Totale du site et j’en suis devenu le coordinateur. Ma mission était la même qu’auparavant, seule changeait la zone de recouvrement puisque maintenant 100 % de l’effectif était concerné.
Pour la première fois, je participais à un comité de direction du site pour la partie réservée à la mise en place et à l’avancement de ce Plan Qualité Totale (PQT). Avec Antoine, nous formions toujours équipe et le déploiement s’est fait plus facilement car maintenant nous avions une culture de management participatif déjà bien ancrée dans notre établissement. Grâce aussi au mouvement au sein des services et des ateliers, c’est-à-dire les mutations, pratiquement toutes les entités de l’usine avaient au moins une personne, si ce n’était plus, qui avait participé comme membre ou comme animateur de cercles de qualité. La dynamique était créée, il suffisait maintenant d’intégrer l’ensemble de l’effectif de l’usine dans cette démarche Qualité Totale. Il y avait toujours des réticents, on ne pourra jamais l’éviter. Mais il y avait aussi les convaincus, les motivés sur lesquels il ne fallait pas hésiter à s’appuyer.
Lorsqu’un groupe avait des résultats, que son processus de résolution de problème était achevé, pour le récompenser, on l’emmenait souvent visiter une usine. On faisait des échanges avec nos collègues de la branche, du groupe, ou alors avec les entreprises de la région et aussi dans les usines de nos clients. C’était très enrichissant et mes collègues qui participaient à ces visites étaient toujours enchantés et en retiraient toujours beaucoup d’enseignements. On entendait souvent ces commentaires :
— Finalement chez nous ce n’est pas si mal.
Ou alors :
— Cette idée n’est pas mauvaise, on va l’appliquer chez nous !
Cette démarche a fort bien fonctionné et nous avons eu de bons résultats à l’image de ceux que nous avions déjà eus avec les cercles de qualité. Je ne dis pas que tout était magnifique, certains groupes avaient parfois des résultats décevants au regard du temps passé, de l’énergie dépensée, mais il fallait avoir une vision globale de l’ensemble et sur ce point l’évolution était, je pense, avec le recul, satisfaisante. La culture de l’entreprise était tout doucement en train d’évoluer d’un management empirique où le chef commande, l’ouvrier, l’employé exécute sans discuter, où la fabrication fabrique, le contrôle qualité contrôle, à un partage des responsabilités un peu plus équilibré où chacun commençait à avoir une vision un peu plus globale de sa mission.
En élargissant son champ d’analyse à travers ses nouvelles façons de concevoir son travail, beaucoup d’entre mes collègues intégraient mieux la notion riche de mission au sein du processus du travail en abandonnant petit à petit la notion restrictive de fonction.
On était en train de passer de la notion fonction des individus à la mission de chacun dans un environnement où la qualité au sens large du terme était de plus en plus présente. On commençait à semer les graines de ce qui nous permettra plus tard, quelques années plus tard quand même, de mettre en place la polyvalence et la polycompétence. On était en train d’élargir le champ de vision et de responsabilité de chacun.
C’était un début. Et très important, on commençait à faire prendre conscience à chacun qu’il y avait une notion très importante qu’il fallait prendre en compte dans une entreprise, c’était le Client. Le besoin du Client. Sans Client, pas d’entreprise ! Alors, comment satisfaire le Client ? Cela devait être l’affaire de tous sans exception.
En 1989, le Plan Qualité Totale de la branche usinage se déroulait fort bien, les résultats étaient encourageants, les relais fonctionnaient correctement et la hiérarchie jouait maintenant pleinement le jeu. Certains par conviction, d’autres par intérêt personnel ou par soumission, nous en étions bien conscients. Les objectifs de bon fonctionnement des GRP étaient intégrés dans les objectifs individuels de chacun des managers. C’est vrai que cela aide aussi.
Tout allait pour le mieux, le projet se développait suivant le plan prévu. C’est alors qu’un nouveau dossier est arrivé sur la pile. Pour la première fois, nos process allaient être audités par nos clients. L’enjeu était important. Nos clients nous procuraient un questionnaire auquel il fallait répondre positivement et obtenir une note satisfaisante pour prétendre pouvoir continuer à travailler avec eux. Si le résultat de cet audit était mauvais, note inférieure à un minima, non seulement nous n’étions plus retenus comme fournisseurs mais en plus nous ne serions plus concertés pour développer de nouveaux projets. Les conséquences industrielles et financières auraient été désastreuses. L’enjeu était donc important, vital pour l’établissement. Le nouveau directeur du site, Martin Lascanaz, qui était là depuis le mois de janvier de cette année 1989, me chargea de ce dossier, début septembre, mais cette fois-là j’étais tout seul, je ne faisais plus équipe avec Antoine.
Et oui, Mario Lamarche était déjà parti sous d’autres cieux, comme il est d’usage de le dire dans ces moments-là, il avait donné une autre orientation à sa carrière.
Il fallait que je vérifie dans tous les services et ateliers que tout le monde se préparait bien à cet audit et mettait tous les moyens nécessaires en place pour répondre à toutes les questions du document d’audit fourni par nos clients. Deuxième virage important dans notre culture, il fallait expliquer à nos clients ce que l’on faisait, comment on le faisait et en plus appliquer leurs recommandations pour répondre à leurs exigences. En résumé, il fallait écrire des procédures qui répondaient aux exigences du Client, listées sur le document d’audits entre autres, ça c’était le rôle de chaque responsable de service, et appliquer ces procédures dans l’atelier ou dans les services. Certains, voire beaucoup, avaient du mal à avaler la pilule. Écrire ce que l’on fait, et faire ce que l’on a écrit !
J’ai souvent entendu cette phrase :
— Qu’est-ce que ça peut leur foutre de savoir comment on fait du moment qu’on leur livre les produits en quantité et à temps ?
Mais voilà, les clients maintenant s’intéressaient au « comment » pour sécuriser leurs livraisons en termes de qualité, de délais, de coûts, etc. Ils se donnaient un droit de regard sur notre fonctionnement. Droit de regard qu’il était difficile, voire impossible, de ne pas accepter. C’était inenvisageable.
Là, j’ai eu quelques difficultés majeures avec des managers qui ne voulaient pas collaborer pleinement. Pour la première fois, j’étais en liaison directe avec eux. Je n’avais plus Antoine avec moi, il fallait que je me débrouille tout seul. Il fallait dans certains cas que je sois directif, coercitif, il fallait que je m’impose !
Je savais, car cela m’avait été rapporté maintes fois, que certains cadres qui avaient « de la bouteille » dans l’établissement, ne supportaient pas qu’un collaborateur, ancien serveur, qui avait été embauché comme aide-magasinier, donc ouvrier, il y a quelques années, vienne maintenant leur demander des comptes et leur imposer de rédiger des procédures en adéquation avec la demande de nos clients ! De toute façon, d’après ce que j’entendais par la bande, « ça ne pouvait que rater ».
Je n’oublie pas qu’en 1975 quand je suis entré dans cette entreprise, un cadre interpellait un autre cadre par son prénom et le tutoyait, et un non-cadre par son nom sans y adjoindre monsieur ou madame et en le vouvoyant. Les cadres de « l’ancienne école » étaient sûrs et certains qu’un ancien ouvrier, non diplômé et non cadre, ne pouvait pas réussir ! Impensable et surtout suicidaire !
Il m’a fallu convaincre, expliquer, parfois même hausser le ton, car cette fois encore le temps pressait, l’enjeu était important, voire vital, et nous n’avions pas le droit à l’erreur. Si nous échouions, personne ne viendrait à mon secours, je serais le seul à devoir fournir des explications devant la direction, et seule ma tête tomberait. Donc quand ce fût nécessaire, je mettais la pression, et je faisais preuve parfois d’autorité quand cela s’imposait. Pour la première fois, il m’arrivait d’imposer certaines actions aux managers. Étant donné que c’était une demande client, il y avait des éléments qui n’étaient pas négociables. Voilà, c’était comme ça, il fallait le faire. Ça grognait, ça râlait, mais ça se faisait quand même. Mais gare à moi si je ratais, j’en avais conscience, certains ne me rateraient pas et se feraient même un malin plaisir à m’enfoncer un peu plus la tête sous l’eau.
Et puis fin novembre 1989 est arrivée. Après trois petits mois seulement de préparation, les auditeurs sont venus. Ils ont demandé à voir nos procédures. Ils les ont lues. Ensuite, ils ont vérifié que les procédures que nous avions écrites répondaient à leur cahier des charges, et surtout étaient bien appliquées sur le terrain. Ateliers ou services. Cela a duré trois jours. Une éternité, je n’en voyais pas le bout. Comme ils étaient 3 à auditer, ils auditaient sur deux fronts à la fois. Un auditeur dans les services et les deux autres dans l’atelier. Je ne pouvais donc pas suivre les deux groupes en même temps et je ne savais pas de façon précise ce qui se passait partout. Je ne pouvais qu’évaluer la tendance générale. Ce qui a fait que quand la fin de l’audit est arrivée, le soir du troisième jour, je n’avais qu’une idée assez floue de la note que nous pouvions avoir. Vers 18 h, nous avons tous été convoqués en salle direction. Tous, c’est-à-dire le comité de direction, les auditeurs, et moi-même exceptionnellement. Exceptionnellement car je n’étais pas cadre, mais comme j’étais le préparateur et coordinateur de l’audit, le patron a dérogé à la règle et m’a invité aux conclusions de l’audit. Par ailleurs, j’assistais quand même au comité de pilotage du Plan Qualité Totale. Mais quand même, le patron avait tenu à me dire que de façon exceptionnelle je pouvais venir assister au débriefing de l’audit. Dans l’entreprise, il y a les cadres et puis les autres, ça sera tout le temps comme ça. Dans l’entreprise, et c’est comme partout ailleurs, nous sommes tous égaux, mais il y en a certains qui le sont plus que d’autres… Vous voyez qui je cite…
Les auditeurs, en tous les cas le rapporteur a pris un ton solennel, voire grave pour nous dire que finalement l’information qu’ils avaient à nous communiquer n’était pas forcément une information facile à annoncer et ce n’était pas non plus forcément un cadeau qu’ils nous faisaient.
Là, deux noisettes entre les fesses et j’aurais fait deux litres d’huile. Catastrophe, me dis-je, on s’est gaufré. On a une mauvaise note et on va se faire secouer les puces. Je vais me faire secouer les puces…
— Voilà Messieurs, enchaîne-t-il, après trois jours passés chez vous à vous auditer dans vos ateliers de fabrication et dans vos services, nous pouvons vous annoncer, mes collègues auditeurs et moi-même que nous vous attribuons la meilleure note de l’année. Ce qui ne va pas être facile à porter, et à conserver. Mais malgré tout, bravo ! Vous avec la note de 96 %. C’est exceptionnel !
Là, je suis en apnée. Mon cœur doit battre à 120, que dis-je 150. J’ai du mal à réaliser. Après enquête chez nos collègues du groupe qui avaient déjà été audités, j’avais estimé que si nous arrivions à dépasser le 80 % cela aurait un bon score. Le directeur de l’usine m’avait fixé comme objectif de m’approcher le plus près possible des 90 %. Normal pour un patron, il place toujours la barre très haute. Comme ça si on arrive à ces 90 %, c’est normal, il l’avait demandé.