Propos sur la mémoire - Alain - E-Book

Propos sur la mémoire E-Book

Alain

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Toute recherche doit aller du clair à l’obscur, c’est-à-dire de ce qui est le plus aisé à comprendre à ce qui est le moins aisé à comprendre ; et ce qui est le plus aisé à comprendre, c’est nécessairement ce qui est le plus réfléchi et le plus raisonnable. En d’autres termes, on ne peut expliquer quoi que ce soit qu’en ramenant le confus au clair et l’instinctif au réfléchi. Cette règle si évidente est pourtant méconnue trop souvent par ceux qui font profession de philosophie ; et particulièrement, lorsqu’ils traitent de la Mémoire, ils semblent chercher la difficulté, et craindre de ne pas commencer par ce qu’il y a dans cette question de plus obscur et de plus difficile à expliquer, je veux dire cette forme de la Mémoire qui paraît régie par un obscur mécanisme et entièrement soustraite à l’autorité de la Raison. 

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Propos sur la mémoire.

Propos sur la mémoire

La mémoire de l’homme est un salon ferméOù, dans leurs cadres d’or, survivent des figures :Le temps n’a point pâli les ressemblances pures, Sous la paupière brille un regard animé.

(Albert Lozeau, La mémoire)

« Considérez, dit Kant, le cerveau d’un homme, par exemple d’un savant, avec tous ses souvenirs : une puissance supérieure n’aurait qu’à dire : Que la lumière soit ! aussitôt un monde paraîtrait à ses yeux. » — Cette lumière que Kant suppose répandue à la fois sur tous nos souvenirs, nous sommes obligés nous-mêmes de la projeter successivement sur une partie, puis sur une autre, et d’éclairer peu à peu comme d’un jet de lumière quelques points de la scène intérieure, sans jamais pouvoir l’illuminer par une conscience qui l’embrasserait tout entière. Cette conscience successive et partielle de nos souvenirs est ce qu’on nomme leur reconnaissance, et c’est l’opération caractéristique de la mémoire intellectuelle.

(A. Fouillée, La Mémoire et la Reconnaissance des souvenirs)

Toute recherche doit aller du clair à l’obscur, c’est-à-dire de ce qui est le plus aisé à comprendre à ce qui est le moins aisé à comprendre ; et ce qui est le plus aisé à comprendre, c’est nécessairement ce qui est le plus réfléchi et le plus raisonnable. En d’autres termes, on ne peut expliquer quoi que ce soit qu’en ramenant le confus au clair et l’instinctif au réfléchi. Cette règle si évidente est pourtant méconnue trop souvent par ceux qui font profession de philosophie ; et particulièrement, lorsqu’ils traitent de la Mémoire, ils semblent chercher la difficulté, et craindre de ne pas commencer par ce qu’il y a dans cette question de plus obscur et de plus difficile à expliquer, je veux dire cette forme de la Mémoire qui paraît régie par un obscur mécanisme et entièrement soustraite à l’autorité de la Raison. Car, voulant traiter du souvenir, ils commencent par considérer le souvenir d’une maison, ou d’un visage, ou de quelque autre objet du même genre, comme si nous n’avions pas de souvenirs plus précis, plus certains et mieux ordonnés que ceux-là. Et ceux pour qui la Raison n’est qu’un produit ou, si l’on veut, un résidu des circonstances ne font, en procédant ainsi, que suivre leurs principes. Mais comment ne pas admirer l’imprudence de ceux qui, prétendant défendre les droits de la Raison, se laissent aller à imiter leurs adversaires, et commencent par exclure toute raison de la plupart des fonctions intellectuelles ?

Nous mettrons donc au nombre des lieux communs contestables et dépourvus de tout intérêt le célèbre développement par lequel on montre que la mémoire est une fonction mécanique, indépendante de la volonté et de la raison, inégale et capricieuse comme le beau temps ou la santé. Nous prendrons, au contraire, pour idée directrice que les prétendus caprices de la mémoire ne sont que le résultat, obscur mais pourtant raisonnable, de jugements paresseux ou précipités, comme si notre pensée d’autrefois, confuse et dépourvue de méthode, venait témoigner contre nous. Et, afin d’apercevoir tout de suite des principes certains et des divisions claires, nous examinerons un des souvenirs les plus rationnels que l’homme puisse posséder, celui d’une succession de propositions géométriques.

Supposons qu’un ignorant parcoure un traité de géométrie sans y rien comprendre ; quel souvenir gardera-t-il de cette lecture ? Peut-être la représentation de quelques figures ou fragments de figures, de quelques mots, de quelques constructions de phrases qui l’auront frappé, sans qu’il puisse mettre dans tous ces souvenirs un ordre certain et déterminé autre que celui selon lequel ils s’évoquent les uns les autres, une figure faisant penser à une autre figure et un mot à un autre mot.

Comparons à ce souvenir embryonnaire et irréfléchi, qui mérite à peine le nom de souvenir, le souvenir rationnel que possède le mathématicien après avoir lu et compris les mêmes chapitres : ici non seulement l’ordre de succession des mots, des propositions, des démonstrations est conservé, mais encore il est le principal élément du souvenir, aucun détail n’étant alors conservé pour lui-même, et chacun d’eux n’ayant d’intérêt que par sa place après certains autres dont il dépend, et avant certains autres qui dépendent de lui. Comme tout le monde accordera que ce souvenir est certainement plutôt un souvenir que le souvenir de l’ignorant, nous avons le droit de dire que la perfection de la mémoire semble consister dans la représentation exacte d’un certain ordre de succession irréversible. Il importe d’insister là-dessus, car peut-être tout ce qu’il y a d’original et d’essentiel dans la mémoire y est contenu.

Lorsque je perçois ou que j’imagine une ville, une galerie de tableaux, un port, et, en général, une chose composée de parties bien distinctes, il est certain que je me représente toujours un certain ordre entre ces parties, de telle manière que l’église, par exemple, soit toujours à côté d’une certaine place publique, que telle maison touche à telle autre, et ainsi du reste. Mais cet ordre est plutôt une détermination de position qu’un ordre véritable ayant un commencement et une fin. Et, encore que je sois obligé de suivre un certain ordre pour examiner les parties d’un objet quelque peu étendu, par exemple de commencer par la partie qui est au nord de la ville et de finir par une autre, cet ordre m’apparaît néanmoins comme arbitraire et dépourvu de valeur, et je ne me sens pas le moins du monde forcé de le suivre.

Au contraire, cette succession de propositions géométriques dont nous avons parlé forme un ordre véritable, qui s’impose à moi, non pas comme un fait, puisque je puis le parcourir dans un sens quelconque en partant de n’importe quel terme, mais comme une vérité, puisque, quand je pars de la dernière proposition pour remonter à la première, je sais bien que l’ordre que je suis alors est l’inverse de l’ordre véritable. Il y a donc une vérité de la succession de ces propositions, et cette vérité apparaît à celui qui comprend la géométrie, et à celui-là seul. D’où l’on voit que si l’on entendait par mémoire la connaissance d’un ordre irréversible qui serait l’ordre du temps, on serait forcé d’admettre que la mémoire suppose la raison, et qu’on ne peut se souvenir sans comprendre.

Prenons cela pour accordé, et considérons un terme quelconque de la série, par exemple le théorème concernant la somme des angles d’un triangle. À première vue, et pour un ignorant, cette notion se suffit à elle-même, et elle peut être considérée comme un commencement. Mais le géomètre ne peut la concevoir clairement, c’est-à-dire la comprendre, qu’en y faisant entrer d’autres notions, telles que par exemple celle de la somme des angles formés autour d’un même point et du même côté d’une droite. Considérée comme chose, la somme des angles d’un triangle existe au même titre que les autres choses, et en même temps qu’elles ; c’est une image, mais non un souvenir. Considérée comme idée, elle implique au contraire d’autres notions qui doivent être connues avant elles, et par suite elle apparaît comme le dernier terme d’une série irréversible. Le temps nous apparaît donc ici comme l’ordre de dépendance des idées, par opposition à l’espace, qui est l’ordre de dépendance des choses.

Ainsi il peut y avoir entre les pensées un ordre qui ne se rencontre jamais dans les choses, et qui est un ordre nécessaire, un ordre vrai de succession : l’ordre du temps. Cet ordre ne peut être constaté comme un fait, puisqu’il ne s’impose pas en fait : il n’existe qu’en droit, et comme nécessité rationnelle. Il exprime que l’on ne peut vraiment comprendre un des termes de la série tant que l’on n’a pas d’abord compris un autre terme, qui est par suite nécessairement conçu comme antérieur au premier. En dehors d’une telle nécessité, il ne peut y avoir un ordre fixe de succession entre des termes, quels qu’ils soient.

Puisque cet ordre est vrai, c’est-à-dire nécessaire, nous le concevons comme immuable, comme identique à lui-même, et sa connaissance implique par suite l’affirmation que nous pourrons le reconnaître autant de fois que nous voudrons après l’avoir une fois connu. L’identité d’une série, c’est-à-dire ce qui nous permet de la reconnaître, implique l’idée de quelque chose de permanent et de nécessaire, c’est-à-dire l’idée du vrai. Il faut bien remarquer, en effet, que l’acte de reconnaître ne peut s’expliquer autrement que par cette idée préconçue que le vrai doit être connu un nombre indéfini de fois de la même manière. En fait nous ne pouvons jamais rien reconnaître parce que tout change et nos idées aussi. La reconnaissance suppose donc l’idée préconçue de quelque chose que nous ne pouvons pas changer qui ne peut pas devenir autre. Sans cette idée nous arriverions peut-être à juger, qu’une série ressemble à une autre : jamais nous ne pourrions affirmer qu’elle est la même, c’est-à-dire la reconnaître.

Donc l’idée du souvenir implique l’idée de quelque chose d’immuable et de vrai, c’est-à-dire de quelque chose qui ne cesse pas d’être vrai, d’être le même, lorsque nous cessons d’y penser, de quelque chose qui est conçu pour toujours, et peut l’être de nouveau par nous à chaque instant : telle est l’idée claire de la conservation des souvenirs ; elle est impliquée dans l’idée de reconnaissance ; car reconnaître une chose ce n’est pas juger qu’elle existe une seconde fois, c’est s’apercevoir qu’elle n’a pas cessé d’exister : la conservation n’est qu’un lien nécessaire et théorique entre le présent et le passé.

Ainsi le temps, loin de résulter du changement, nous apparaît au contraire comme la représentation de l’éternité de tout ce qui est clairement conçu, éternité d’où résultent l’identité, la reconnaissance et la conservation. Parcourir le temps ce n’est pas parcourir ce qui n’est plus, c’est au contraire faire l’inventaire des choses qui sont et ne cesseront jamais d’être : c’est par là que notre existence changeante se saisit elle-même et se fixe : c’est par là que la conscience de notre propre existence nous est possible. Exister pour soi, c’est donc toujours et avant tout penser, et non pas seulement sentir.

I. LA CONSERVATION

On voit, d’après ce qui précède, ce que c’est que conserver. Conserver c’est savoir, comprendre comme vrai, connaître comme éternel. Une vérité n’est pas, dans notre existence pensante, un épisode, une de ces choses que le hasard amène et emmène, et dont Spinoza aime à dire : quod cito fit cito perit. Tout ce qui est affirmé comme vrai est affirmé comme continuellement vrai, comme devant être continuellement affirmé, et par suite l’est désormais d’une manière permanente et continue, sinon explicitement toujours, du moins implicitement. Lorsque j’ai compris que la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits, je ne puis cesser d’affirmer cette propriété puisque, en jugeant qu’elle est vraie, j’affirme que je ne puis pas cesser de l’affirmer ; c’est par rapport à une vérité immuable de ce genre que quelque chose s’écoule : il n’y a que la vérité immobile qui puisse être le témoin de l’universel changement.

Savoir et conserver, cela veut dire maintenir et soutenir. Galilée, depuis qu’il eut compris le mouvement de la terre, fut, à tout moment, qu’il y pensât ou non, l’homme qui soutenait que la terre tourne. Seulement, tant qu’il n’était pas amené, par d’autres idées qui impliquaient visiblement celle-là, à penser qu’il y pensait, il y pensait comme il respirait, comme il marchait, et comme le marin se balance sur ses jambes. D’où l’on peut comprendre la raison d’être de l’habitude, et ramener ce mot, au sens fort que son origine lui donne : manière d’être. La plupart des hommes seraient tentés de croire que c’est parce qu’une idée est habituelle qu’elle est permanente, c’est-à-dire qu’elle est conservée, tandis qu’au contraire l’habitude résulte de la permanence du vrai posée par la pensée, c’est-à-dire de l’obligation où la pensée se met d’affirmer sans cesse et indéfiniment ce qu’elle a une fois affirmé. La seule manière d’être que la pensée puisse s’attribuer, c’est la pensée vraie.