Quand le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent - Ludo De Witte - E-Book

Quand le dernier arbre aura été abattu, nous mangerons notre argent E-Book

Ludo De Witte

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Beschreibung

Le climat change, les jeunes marchent, rien ne bouge et chacun s’inquiète : comment sauver notre planète ?
« On ne peut pas résoudre un problème avec le même mode de pensée que celui qui a généré le problème », disait Einstein. Ludo De Witte nous apporte ici le regard neuf nécessaire. Bourré de faits concrets, analysant les diverses solutions déjà proposées, osant remettre en question les intérêts cachés derrière l’immobilisme, son livre propose un débat sans tabous. Société de consommation, gaspillage, croissance à tout prix : osons parler du capitalisme !
À l’heure où de nombreux combats se cherchent des convergences, Quand le dernier arbre interpelle les activistes du climat, les syndicalistes et tous les citoyens. Urgence !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ludo De Witte - Sociologue et écrivain belge. Auteur de L'assassinat de Lubumba (1999) et L'Ascension de Mobutu (2017). Ses révélations poussèrent la Belgique à présenter des excuses officielles au Congo.

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Quand le dernier arbre aura été abattu,nous mangerons notre argent

Le capitalisme contre le climat

Ouvrages déjà parus chez Investig’Action :

Jacques Pauwels, Les Mythes de l’Histoire moderne, 2019

Robert Charvin, La peur, arme politique, 2019

Thomas Suárez, Comment le terrorisme a créé Israël, 2019

Michel Collon, USA. Les 100 pires citations, 2018

Edward Herman et Noam Chomsky, Fabriquer un consentement, 2018

Saïd Bouamama, Manuel stratégique de l’Afrique (2 tomes), 2018

Ludo De Witte, L’ascension de Mobutu, 2017

Michel Collon, Pourquoi Soral séduit, 2017

Michel Collon et Grégoire Lalieu, Le Monde selon Trump, 2016

Ilan Pappé, La propagande d’Israël, 2016

Robert Charvin, Faut-il détester la Russie ?, 2016

Ahmed Bensaada, Arabesque$, 2015

Grégoire Lalieu, Jihad made in USA, 2014

Michel Collon et Grégoire Lalieu, La stratégie du chaos, 2011

Michel Collon, Israël, parlons-en !, 2010

Michel Collon, Les 7 péchés d’Hugo Chavez, 2009

Ouvrage à paraître prochainement chez Investig’Action :

Saïd Bouamama et Michel Collon, La gauche et la guerre

Ludo De Witte

Quand le dernier arbre aura été abattu,nous mangerons notre argent

Le capitalisme contre le climat

Traduit par Jean-Marie Flémal

Investig’Action

© Ludo De Witte et Investig’Action

Mise en page : Simon Leroux

Couverture : Joël Lepers

Traduction : Jean-Marie Flémal

Correction : Houyam Sehmoune, Michel Brouyaux,

Raphaël Paquet, Morgane Léger et David Delannay.

Merci à tous.

Édition : Investig’Action – www.investigaction.net

Distribution : [email protected]

Commandes : [email protected] sur le site www.investigaction.net

Interviews, débats : [email protected]

ISBN : 978-2-930827-24-7

Dépôt légal : D/2019/13.542/4

Table des matières

Introductio.En route ensemble, en tâtonnant et en cherchant 9

1. Tels des somnambules vers le précipice 19

La Terre est bien malade 19

L’accord climatique de Paris 34

Marcher tels des somnambules, jusqu’au bord de l’extinction 48

Le commerce des émissions de carbone : faire de la pollution une affaire rentable 57

Après nous le déluge 66

2. Greenwashing et solutions bidons 79

Le capitalisme vert est une faillite 79

Sauver le climat avec les technologies propres ? 94

L’énergie nucléaire comme Deus ex machina ? 104

Trop de monde sur terre ? 106

3. Changez le système, pas le climat 117

La raison de l’exploitation de l’homme et de la nature 117

Une spirale infernale 132

Le système riposte 142

Changez le système, pas le climat 154

Le socialisme 164

Faut-il retailler la barbe de Marx ? 169

4. L’échec de la gauche 187

La social-démocratie est aveugle au système 187

Transition ? Quelle transition ? 197

Venir à bout de l’agro-industrie à l’aide d’une agriculture locale ? 202

Le capitalisme populaire est une illusion 214

Tous les penseurs verts souffrent de la même maladie 227

Greenwashing de la grande entreprise ? 237

L’épouvantail des chicaneurs 246

5. L’écosocialisme 259

Commons, commonisme, communisme 259

Écologisme social ou écosocialisme ? 269

Les écosocialistes hissent le drapeau 281

Socialisme ou barbarie 291

Bibliographie 307

« Notre économie est en guerre contre de nombreuses formes de vie sur terre, y compris la vie humaine. Ce que le climat doit éviter pour s’effondrer, c’est une réduction de l’utilisation des ressources par l’humanité ; ce que notre modèle économique demande pour éviter l’effondrement est une expansion sans entraves. Un seul de ces ensembles de règles peut être modifié, et ce ne sont pas les lois de la nature. »

Naomi Klein

« Notre civilisation est sacrifiée pour permettre à un très petit nombre de personnes de continuer à gagner énormément d’argent. Notre biosphère est sacrifiée pour que les riches des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. »

Greta Thunberg

« Même une société tout entière, une nation, enfin toutes les sociétés contemporaines prises ensemble, ne sont pas propriétaires de la terre. Ils n’en sont que les occupants, les usufruitiers, et ils doivent, comme des boni patres familias, la laisser en état amélioré aux futures générations. »

Karl Marx

Introduction

En route ensemble, en tâtonnant et en cherchant

DÉCLARATION DE NON-RESPONSABILITÉ

L’auteur n’est nullement responsable des sentiments de malaise ou de pessimisme qui pourraient gagner le lecteur au fil des premiers chapitres de cet ouvrage. La situation de la Terre est en effet inquiétante et même angoissante. Il est pourtant nécessaire de mettre en lumière les faits tels qu’ils sont. Considérons la dévastation de la planète comme un tremplin vers une issue, vers une stratégie, vers une perspective pleine d’espoir.

Lors de la rédaction de ce livre, la colère n’était jamais très loin. La colère, parce que des hommes politiques, des faiseurs d’opinions et des dirigeants d’entreprise diffusent le message rassurant prétendant qu’on est bel et bien occupé à aborder le changement climatique et ses conséquences catastrophiques. Des gens qui devraient en savoir plus sur la question nous prétendent qu’un mélange d’énergie renouvelable, d’innovations technologiques et de fiscalité « intelligente » assurera une transition vers une société durable. Ne lisent-ils donc pas les rapports alarmants des climatologues ? Pourquoi les journaux sont-ils truffés d’informations sur les conséquences du changement climatique et se concentre-t-on à peine, et indirectement dans le meilleur des cas, sur les causes et les remèdes ?

L’espoir est là, pourtant. Les gens sont de plus en plus nombreux à faire entendre que les choses ne peuvent aller plus loin. Ils retroussent leurs manches et initient d’eux-mêmes le revirement vers une autre société. Ils organisent des marchés paysans, des solidarités alimentaires, des repair cafés, des services de couchsurfing et des brocantes. Ils planchent sur des coopératives de production et sur l’introduction de monnaies locales. Des comités citoyens vont frapper aux portes des administrations communales avec des projets censés rendre les villes climatiquement neutres. Des groupes d’action militent en faveur de centres-villes piétonniers et de l’aménagement de zones de verdure et de bois. Ils veulent davantage de pistes cyclables ainsi que le maintien des lignes de bus et gares ferroviaires menacées. Ils luttent contre les mégaprojets qui accroissent le trafic routier et multiplient ainsi le rejet de particules fines et de gaz à effet de serre, tels qu’Uplace à Machelen, ou encore le projet Neo avec son Mall of Europe au Heysel. Des grassroots movements qui pratiquent la désobéissance civile de masse voient le jour, comme Ende Gelände, Extinction Rebellion (XR) et Code Rood. Début 2019 est apparue une nouvelle forme d’action : des écoliers et des étudiants se sont mis à faire l’école buissonnière pour défendre le climat. Leurs manifestations en faveur d’une politique climatique efficiente opèrent de façon contagieuse et sont imitées un peu partout dans l’hémisphère nord. Des centrales syndicales et leurs membres rallient le mouvement et réclament des « Grèves pour le climat ».

Le zèle et l’engagement de ces activistes en font une avant-garde. Ils rêvent d’une société meilleure et ne veulent pas attendre que cette nouvelle société naisse des vestiges de l’ancienne. Plus réjouissant encore est le fait qu’on est de plus en plus conscients que le pillage de la nature et la pression sociale sur l’homme moderne ne sont pas inéluctables, mais qu’ils sont tous deux le produit d’une économie complètement érodée. Notre système socioéconomique pollue les mers, rase la jungle et épuise littéralement la Terre. Mais cette course à mort dépouille également l’être humain, aux prises avec un malaise profond et victime d’une agitation incessante, de stress, de dépression, de burn-out. Notre conscience des contradictions et des excès insupportables que créé notre économie est croissante. Le succès d’ouvrages comme Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous,de Richard Wilkinson et Kate Pickett, ou Le capital au XXIe siècle,de Thomas Piketty, est révélateur.

Pourquoi un Belge sur dix est-il pauvre, alors que les grosses fortunes et entreprises fraudent chaque année le fisc de trente milliards d’euros ? Qui peut justifier que le footballeur Kevin De Bruyne gagne 30 000 euros par jour, alors que des milliers de travailleurs roumains s’échinent dans les champs flamands à 5,3 euros de l’heure ? Comment peut-on justifier que, chaque seconde qui passe, un enfant meurt de faim, alors que la Terre pourrait facilement nourrir douze milliards d’humains ? Est-il vraiment sain, ce système financier, économique et politique qui, chaque année (avec 2010 en guise d’exemple), injecte 1 300 milliards de dollars dans les pays en voie de développement, mais qui, cette même année, aspire 3 300 milliards de dollars du Sud, au moyen de transferts d’intérêts, de fuite de capitaux et d’échanges inégaux ? Comment qualifier ces transferts ? De dommages collatéraux ou de vol, tout simplement ? Quel avenir la Terre a-t-elle si une poignée de gens sur cette même Terre possèdent autant que les 3,75 milliards les plus pauvres parmi nous ? Combien de temps tolérerons-nous encore que des besoins essentiels comme respirer de l’air pur, dormir d’un sommeil profond ou le droit au silence soient ruinés en permanence par la pollution et le bruit ? Quelle est la valeur de notre culture traditionnelle si des océans en train de mourir et la présence de dioxine dans le lait maternel suscitent moins d’attention que la rupture de Brangelina ou les bips de Pippa Middleton ? Où est notre boussole morale, dans ce monde sans cœur qui aspire à des guerres chroniques et au néocolonialisme ?

Dans ce livre, nous proposerons une vision étendue au-delà du local afin de découvrir le changement climatique dans toute son ampleur. Inévitablement, nous en viendrons à une analyse de notre système économique. La spirale de la concurrence, enracinée dans le fonctionnement du « libre marché », pousse les entreprises à accroître sans cesse leur volume d’affaires. Cela requiert l’exploitation de la plus grande quantité possible de richesses naturelles, au besoin jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. En ce sens, le changement climatique n’est que l’une des conséquences néfastes de notre économie de croissance. La raréfaction de l’air pur va de pair avec le pillage des forêts tropicales, des océans et des réserves en eau, faune et flore. Les réserves de matières premières sont elles aussi pillées. La nature perd de sa capacité de résistance, elle est repoussée et se mue de plus en plus en artéfact. La très chaotique économie de marché que constitue la somme totale de dizaines de milliers de décisions de CEO1 pensant et agissant exclusivement en fonction de la croissance de « leur » société, ne dispose d’aucun mécanisme régulateur interne qui l’inciterait à changer de cours. Comme l’a dit un jour avec pertinence un homme politique allemand : « Le système ne reconnaîtra que nous ne pouvons dévorer de l’argent que lorsque le dernier arbre aura été abattu1. »

Pour utiliser une autre métaphore, disons que notre économie est un train sans conducteur et que ce train fonce à toute vitesse et à grand fracas vers un précipice. Alors que la locomotive fonce sans le moindre contrôle, la seule préoccupation des hommes politiques et des CEO consiste à alimenter le train de plus de combustible encore, afin qu’il puisse rouler encore plus vite. Nous sommes tous passagers de ce train, nous nous rendons compte qu’il ne peut plus aller plus loin, nous voulons intervenir, mais nous ne savons pas comment faire. La porte d’accès à la locomotive est en effet vérouillée. Il s’agit de s’en rendre compte et de trouver un moyen de forcer ce train à bifurquer. Nous ne pouvons en aucun cas nous convaincre que des compartiments non-fumeurs ou le fait de nous précipiter vers l’arrière du train nous préservera d’une chute dans le ravin.

Pourtant, c’est précisément ce que pas mal de gens font. Ils réagissent aux premières catastrophes climatiques en s’isolant. Dans le cas du changement climatique, ils pensent ou espèrent que manger végétarien, participer à une journée gros pull2 et se rendre au travail à vélo les rapprochera d’une solution. C’est excellent en soi, mais en rester là est complètement insuffisant. Slavoj Zizek compare ce comportement à celui d’un supporter de foot assis devant sa TV à encourager son équipe, alors que l’homme ne croit pas vraiment, bien sûr, qu’encourager son équipe à distance soit efficace2...

Les initiatives locales sont précieuses. Elles ne peuvent toutefois être un point final, mais un point de départ, une base d’action. Ce sont des composantes essentielles de la mise sur pied d’un large mouvement. Un mouvement qui va aux racines du problème et qui s’oriente vers le freinage de l’économie de croissance. Dans son très intéressant livre sur le climat, This Changes Everything (2014) (version française : Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique), la journaliste d’enquête Naomi Klein en vient à la même conclusion. Elle résume les choses avec conviction dans le sous-titre : Capitalism versus The Climate.Klein déclare que nous devons engager « un combat fondamental des idées » autour de la question de savoir de quelle économie nous avons besoin. Selon elle, nous devons choisir « si nous devons planifier et diriger nos sociétés afin qu’elles concrétisent nos objectifs et nos valeurs, ou bien si nous pouvons laisser cette tâche à la magie du marché3 ».

Le ton fondamentalement anticapitaliste du livre de Klein ouvre une brèche dans la pensée unique. Le discours dominant des mass-medias, celui des Al Gore, Nicolas Hulot, Thomas Friedman ou Paul Krugman, se cramponne à des remèdes qui s’abstiennent de toucher au capitalisme. Ils disent, pour citer Al Gore, que les entreprises « responsables de la pollution atmosphérique ont manifestement le devoir de constituer une partie de la solution4 ». Les gens comme Gore ne veulent pas voir le fait incontournable que les entreprises sont là pour gagner de l’argent et non pour sauver le monde, comme l’a écrit un jour Milton Friedman. Ils détournent les yeux de la fatale dynamique de croissance interne du capitalisme. Une croissance ad infinitum qui assure un encombrement de marchandises sous lequel la Terre commence à succomber. Une croissance avec répercussion des coûts sur l’homme et la nature n’est ni un « choix », ni une « accoutumance », ni une « obsession », ni une « malédiction », mais la conséquence incontournable de la motivation fondamentale du système économique.

Cela explique l’obsolescence programmée des ordinateurs et des smartphones, le renouvellement de plus en plus rapide des modèles de voitures, l’exploitation à ciel ouvert, catastrophique sur le plan écologique, des mines de charbon et de lignite, le déversement sur le marché de milliers de substances toxiques qui composent les pesticides, les plastiques, les produits d’entretien, les cosmétiques, les meubles et les vêtements. Pour les grandes entreprises, cette économie de la performance est très rationnelle, mais elle pousse l’humanité et la Terre vers le précipice. L’écosocialiste Richard Smith exprime la chose comme suit : « Le marché rationnel, efficient détruit la planète de façon très efficiente, et nous avec5. » Ce point de vue s’impose de plus en plus, par une voie détournée – via les catastrophes climatiques qui nous attendent.

Pour sauver notre civilisation d’un écocide, nous devons la libérer du capitalisme : telle est la thèse centrale de ce livre. Seules des solutions radicales légitiment encore l’espoir. De petits pas ne suffiront pas, nous devons faire des bonds. La planète désire une économie sans motivation enracinée vers plus de profit, plus de production, plus d’objets jetables. Une économie dans laquelle le pouvoir des magnats du pétrole, du gaz et du charbon serait brisé. Une économie dans laquelle l’industrie de la publicité, orientée sur la création de besoins artificiels, serait muselée. Une économie dans laquelle ce ne serait pas le profit, mais l’être humain qui prévaudrait. Une économie avec des emplois sensés et moins d’inégalité entre pauvres et riches, le tout sur une planète en bonne santé. Une économie qui réconciliera la justice sociale et la durabilité écologique. Appelons-la une économie des besoins, une économie à l’aune de l’être humain ou de l’écosocialisme – qu’importe le nom dont on baptisera l’enfant.

Pour effectuer un grand bond, nous devons être nombreux. L’histoire nous enseigne que les véritables transitions sont l’œuvre de larges mouvements populaires. Nous avons besoin de tout le monde. D’activistes environnementaux et de citoyens inquiets qui, dans leur propre environnement, souffrent des particules fines et de la violence des nababs du béton et des magnats de l’immobilier. Mais aussi de militants des associations socioculturelles, des syndicats et partis politiques qui portent la justice sociale dans leur ADN. Nous avons également besoin d’un front d’écologistes et de socialistes. Les premiers apporteront l’urgence des solutions écologiques et leur expertise scientifique de l’environnement, les seconds la perspective d’une transition vers une économie organisée de façon rationnelle et d’une société très éloignée et à l’abri de l’anarchie capitaliste.

Est-ce que c’est faisable ? L’ampleur, la profondeur et l’urgence du bouleversement nécessaire de la société ne sont jamais apparues plus tôt dans l’histoire de l’humanité. On a déjà perdu beaucoup de temps et bien des dégâts ont déjà été occasionnés. Bien des gens l’ont payé cash – ne pensons qu’aux réfugiés climatiques qui n’ont pas survécu à la traversée de la Méditerranée. Chemin faisant, bien plus de gens encore, surtout dans le Sud, paieront cette passivité de la perte de tous leurs biens, voire de leur vie. Chemin faisant, avec des chutes et des reprises, une issue sera inévitablement trouvée. Des catastrophes provoqueront et politiseront des prises de conscience – comme Fukushima a modifié durablement la perception de l’énergie nucléaire. Des catastrophes d’une ampleur plus grande encore inciteront des millions de personnes à agir.

Dans ce processus, au fur et à mesure que des problèmes surgiront, que des initiatives seront prises et que des leçons seront tirées des succès et des défaites, un mouvement pourra naître, lequel désirera sauver l’humanité du chaos climatique. Aussi ce livre veut-il surtout constituer une invitation à nous unir. Afin de nous mettre en route ensemble, en tâtonnant et en cherchant, mais avec la ferme conviction que la lutte pour une société au-delà du capitalisme n’est pas un choix, mais un devoir.

***

Les analyses du système ont rarement l’honneur des médias traditionnels. Elles s’occupent surtout de perception à court terme. Le journaliste d’investigation Jonathan Cook rappelle le profil du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, d’abord dépeint dans la presse de masse sous les traits d’un voyou, puis d’un héros et, enfin, de nouveau, comme un voyou et ce, chaque fois, selon les nécessités du moment. Cook dit que les médias n’ont nullement l’intention de raconter des choses intelligentes sur le monde. Aux mains de puissants groupes de capitaux, elles ont pour tâche de maintenir puissants et riches ceux qui le sont. De larges pans de la population deviennent dociles, en un certain sens tenues en état d’impuissance. Les chaînes publiques ne font pas toujours mieux, car elles doivent tenir compte des élites politiques qui manipulent les robinets à subsides.

Dans le cas du changement climatique, les médias traditionnels transmettent le message sous-jacent disant qu’« on » y fait attention, qu’« on » s’en occupe. Le climat est sous attention permanente. Des reportages sur la dégradation de l’environnement, l’érosion des barrières de corail, les gigantesques « îles » de plastique dans l’océan Pacifique et l’angoissante régression de la biodiversité ne sont jamais loin. Les médias se concentrent sur les conséquences du changement climatique, alors que les causes structurelles qui pourraient inciter à l’action ne sont pas mentionnées. Plus on écrit sur le changement climatique, plus le problème est dépolitisé, explique le sociologue Jean-Baptiste Comby6.

Dans ce livre, j’entends donner une voix aux auteurs qui essaient bel et bien de définir les causes. Je puise dans le travail de personnes qui sont proches ou font partie du courant écosocialiste, comme Ian Angus, Paul Burkett, Brett Clark, Martin Empson, John Bellamy Foster, Razmig Keucheyan, Naomi Klein, Joël Kovel, Michael Löwy, Fred Magdoff, Richard Smith et Daniel Tanuro7. Leur travail met en lumière quelques questions clés :

Quelles sont les causes plus profondes du changement climatique ?

Pourquoi les élites politiques ne prennent-elles pas de mesures efficaces et pourquoi les problèmes sont-ils renvoyés aux générations futures ?

Pourquoi la préoccupation à propos du climat est-elle une chose trop importante pour être confiée aux partis écologiques et sociaux-démocrates traditionnels ?

Quel type de programme et de stratégie est nécessaire pour éviter un écocide ?

***

La rédaction d’un livre est une activité solitaire, mais en même temps, un processus social aussi. Malgré les nombreuses heures passées assis à un bureau dans une maisonnette au flanc d’un coteau normand, le monde n’était jamais bien loin. Sans les avis, les encouragements et le soutien d’amis et de frères d’armes, et sans la chaleur et l’amour de mes proches, ce livre n’aurait jamais vu le jour.

Aussi, je tiens ici à remercier du fond du cœur toutes les personnes qui, au cours des dix-huit mois écoulés, m’ont aidé à rédiger ce plaidoyer en faveur de l’écosocialisme. Thomas Blommaert, Stephen Bouquin, Pascal Cornet, Marc Lemaitre, Robrecht Vanderbeeken, Inge Vereecken, Viona Westra et Dominique Willaert ont assuré un feedback sur le plan de la forme et du fond pour la première version du texte. Stephen Bouquin, Filip De Bodt, Dominique Morel, Remy Schiffeleers, Myriam Vanbiervliet et Lode Vanoost m’ont accordé des interviews et ont émis de précieuses suggestions. Inge Vereecken a parcouru la version finale. Sous la direction éditoriale de David Delannay, Houyam Sehmoune, Michel Brouyaux, et Morgane Léger ont relu la traduction française. En marge, les éditeurs Thomas Blommaert et Michel Collon ont été des soutiens enthousiastes. En un sens, chacun a participé à la rédaction de ce livre, même si ses défauts et imperfections sont de mon fait. Merci à tous une fois encore.

1. J.B. Foster, The Ecological Revolution, p. 206.

2. S. Zizek, « Trier, manger bio, prendre son vélo… ce n’est pas comme ça qu’on sauvera la planète », 1er janvier 2017, bibliobs.nouvelobs.com.

3. N. Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, p. 151 et p. 58.

4. A. Gore, dans « Just 90 companies caused two-thirds of man-made global warming emissions », The Guardian, 20 novembre 2013.

5. R. Smith, « Beyond Growth or Beyond Capitalism? », 15 janvier 2014, truth-out.org.

6. J.-B. Comby, dans « Comment le discours médiatique sur l’écologie est devenu une morale de classe », 26 novembre 2015, bibliobs.nouvelobs.com.

7. Voir la bibliographie à la fin du présent ouvrage. Une grande partie du matériel est disponible en ligne, entre autres, sur les sites internet Climate and Capitalism, New Left Review et Truth Out.

Chapitre 1

Tels des somnambules vers le précipice

La Terre est bien malade

Voilà bien un énorme paradoxe ! Le message profond de This Changes Everything / Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique (2014-2015),le livre magistral de Naomi Klein sur le climat, n’a guère bénéficié d’attention dans les mass-medias, au contraire de sa sortie. La journaliste d’enquête canadienne est une auteure de talent avec, à son crédit, des best-sellers comme No Logo. La tyrannie des marques et La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. Vu son statut, lors de son périple en Belgique, où elle venait présenter son livre, elle a été traitée avec tous les égards nécessaires. Pourtant, le noyau même de son argumentation est passablement resté hors champ : les gaz à effet de serre, qui sont responsables du réchauffement de l’atmosphère, ne sont qu’un symptôme du véritable problème : le capitalisme lui-même, orienté sur la production de masse et la consommation de masse. Une économie qui fait crouler la planète sous une montagne sans cesse grandissante de marchandises. Le livre de Klein est un traité anticapitaliste qui ne s’inspire pas de prémisses idéologiques, mais s’appuie sur une analyse concrète des processus climatologiques et économiques. Et c’est plus malaisé à jeter à la poubelle qu’une supposition idéologique.

Dans la presse, son assaut contre le capitalisme n’a pas été contré de front, mais réajusté vers une position conciliable avec le système. Dans la traduction en néerlandais de l’ouvrage, le sous-titre original a même dû y passer. Le sous-titre anglais le dit carrément : Capitalism vs. The Climate (Le capitalisme contre le climat). Dans l’édition en néerlandais, ce sous-titre est débarrassé de son acuité et transformé en un appel moral : Verander nu voor het klimaat alles verandert (Changez avant que le climat ne change tout). C’est identique dans la version française : le sous-titre est devenu Capitalisme ET (et pas CONTRE) changement climatique. Dans le même sens, de grands organes de presse ont récrit son message sous forme d’attaque contre « le néolibéralisme » ou « l’excroissance d’un capitalisme extrême » et non contre le capitalisme même qui, pourtant, dans le livre, constitue le véritable ennemi. Ainsi, The New York Times a présenté le livre comme une attaque contre la « mondialisation », alors qu’un journal de qualité flamand prétendait que le « capitalisme du libre marché, poussé à l’extrême » était le grand coupable.

Naomi Klein rejette ces interprétations de son ouvrage. Elle n’attend aucun salut des stratégies qui ne portent pas atteinte au capitalisme même. Il ne suffira pas d’en éradiquer les excroissances les plus mauvaises pour écarter une catastrophe climatique : « Dans quelques commentaires, il est prétendu que je plaide contre le néolibéralisme, et non contre le capitalisme. Je pense que je suis vraiment claire dans le livre, et je ne sais comment je pourrais l’être plus encore : je m’en prends aux deux1. »

Reconnaissons-le, tous les médias n’ont pas escamoté le message central du livre de Klein. Au-dessus d’un compte rendu, De Groene Amsterdammer titrait : « Tant que nous aurons le capitalisme, nous ne résoudrons pas le problème du climat2. »Une contribution d’invité dans Le Monde était intitulée « Le capitalisme ou le climat, il faut choisir3 ». De même, dans Mo*,Alma De Walsche rendait correctement l’esprit du livre dans ses conclusions4. Des gens qui ont également bien compris l’enjeu du débat lancé par Naomi Klein, ce sont ceux de la Voka. L’organisation patronale flamande a attaqué radicalement sa position centrale disant qu’une transition post-capitaliste était nécessaire. Sur le site internet de l’organisation, Stijn Decock, son responsable de l’économie, écrivait que la croissance économique et le souci de l’environnement allaient parfaitement de pair. Il s’appuyait pour cela sur le rapport quinquennal de l’Agence européenne pour l’environnement : « [...] depuis 1990, la consommation d’énergie en Europe a augmenté de 1 %, alors que l’économie a connu une croissance d’au moins 45 %. Donc, une hausse de la croissance va de pair avec une efficience énergétique accrue et un glissement de la croissance économique vers des services moins nocifs pour l’environnement5. »

Nous y reviendrons, mais faisons déjà remarquer ceci : une bonne part de la production industrielle polluante est outsourcée vers la Chine, avec tous les transports polluants que cela entraîne. Par la bouche de son directeur exécutif, l’Agence européenne pour l’environnement rejette tout optimisme : « Bien que nous utilisions aujourd’hui les ressources naturelles avec plus d’efficience, nous continuons toujours à endommager les ressources qui sont indispensables en Europe et en dehors. Des problèmes comme la perte de biodiversité et le changement climatique constituent une menace qui n’a toujours pas diminué6. » L’une des conséquences dramatiques de notre boulimie économique est la déprédation de l’air pur. Depuis la révolution industrielle, les rejets de particules fines, de dioxyde d’azote, de dioxyde de carbone et d’autres substances nocives n’ont pas cessé de croître. Ce qui nous intéresse surtout ici, c’est le rejet de gaz à effet de serre. Le dioxyde de carbone, le méthane et quatre autres gaz à effet de serre moins importants réchauffent l’atmosphère. Ils forment dans l’atmosphère un genre de « couverture » qui fait en sorte que la Terre « retient » sans la renvoyer dans l’espace une partie de l’énergie thermique que le soleil envoie vers la Terre. Sans les gaz à effet de serre, la température moyenne sur terre serait de 17 °C sous zéro, et non de 15 °C comme c’est le cas actuellement. Trop de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, toutefois, réchauffe trop la Terre.

Depuis les années 90, les émissions ont explosé. En mai 2019, au poste d’observation d’Hawaï, des climatologues ont constaté que le nombre de particules de dioxyde de carbone dans l’atmosphère s’élevait à 414,7 unités par million, un record pour la septième année consécutive. Le dioxyde de carbone (que nous désignerons désormais par l’abréviation de « carbone ») est le principal des gaz à effet de serre assurant le réchauffement de la Terre. C’est la première fois, en trois à cinq millions d’années, que se produit dans l’atmosphère une concentration aussi extrême de gaz à effet de serre7.

Il en résulte une hausse de la température moyenne sur terre. Le réchauffement est un peu plus sensible chaque année : 2015, 2016, 2017 et 2018 ont été les années les plus chaudes depuis 1850, date à laquelle on a commencé à repérer les températures. Des dix-neuf années les plus chaudes de tous les temps, dix-huit faisaient partie de ce siècle. En comparaison avec l’époque préindustrielle, la température moyenne sur terre a augmenté de 1,2 °C, renseigne l’Organisation météorologique mondiale8.

La planète encaisse les coups immédiatement, pour ainsi dire. Une hausse minime de la température suffit pour une augmentation significative de l’évaporation, résultant en des fluctuations et chocs importants dans les modèles de précipitations. Super-tempêtes, vagues de chaleur, inondations et sécheresses reviennent inlassablement dans les relevés annuels. Les calottes glaciaires fondent à un rythme de 300 milliards de tonnes par an. Déjà à lui seul, l’inlandsis du Groenland libère autant d’eau de fonte qu’il ne coule d’eau dans le Nil. Entre 1901 et 1910, on a constaté 82 catastrophes naturelles ; entre 2003 et 2012, il y en a eu plus de quatre mille et cela n’a pas seulement à voir avec l’efficacité accrue

des enregistrements9. Les climatologues relient au changement climatique des phénomènes comme la vague de chaleur de 2003 en Europe (15 000 morts rien qu’en France déjà), l’extrême sécheresse en Oklahoma en 2011, l’ouragan Sandy qui, en 2012, a ravagé en partie les États de New York et du New Jersey, l’ouragan Matthew qui, en 2016, a semé la mort et la destruction à Haïti et, chez nous, les vagues de chaleur de 2017, 2018 et 201910.

Le changement climatique n’est qu’un aspect d’une catastrophe existentielle qui nous frappe : la destruction de notre biosphère. La régression de la biodiversité est dramatique. Au cours du siècle écoulé, les scientifiques ont enregistré la disparition de cent espèces de mammifères, d’oiseaux et d’amphibiens. Entre 10 et 30 % des mammifères, oiseaux, amphibiens et conifères sont menacés d’extinction ; les scientifiques parlent de la sixième grande vague d’extinction qui nous frappe. Quinze des 24 écosystèmes essentiels à la survie de l’espèce humaine sont « déstabilisés ou utilisés de façon non durable ». L’air pur, sur lequel se concentre le présent ouvrage, mais aussi l’eau potable, les ressources halieutiques, les barrières de corail, les forêts, les zones humides, les zones sèches, la pollinisation et sept autres écosystèmes encore courent un grand danger11.

Ces trente dernières années, la moitié de tous les coraux ont disparu. Les barrières de corail sont des écosystèmes super-diversifiés qui regroupent des milliers d’espèces de plantes et d’animaux. Pour leur survie, des dizaines millions d’humains sont dépendants des protéines en provenance des poissons vivant autour des barrières de corail. Le plus grand organisme vivant au monde, la Grande Barrière de Corail, longue de 2300 kilomètres non loin des côtes nord-est de l’Australie, est menacé par des résidus d’engrais chimiques, par des déchets des terminaux charbonniers et gaziers, ainsi que par le réchauffement et l’acidification de l’eau de l’océan. Deux tiers des coraux de la partie nord de la barrière ont péri. Les terminaux gaziers et charbonniers qui ont ravagé la Grande Barrière de Corail font de l’Australie le deuxième exportateur de charbon au monde12.

Tous les écosystèmes des océans sont menacés, suite au réchauffement, à la pollution et à l’acidification de l’eau. Dans Before the Flood (2016 – titre français : Avant le déluge), le documentaire de Leonardo DiCaprio, un écologiste maritime évalue la catastrophe : « Nous avons régressé d’un demi-milliard d’années dans l’évolution13. »

Chez nous aussi, la biodiversité est sous pression. Les températures augmentent si rapidement que, sur le plan climatologique, nos jardins glissent chaque jour de vingt mètres vers le sud. Car une augmentation de température de 1 °C déplace les zones climatiques de 150 kilomètres vers le nord.14 Des plus de trente sortes de bourdons qui vivaient naguère en Flandre, il n’en reste que vingt-cinq. Seulement cinq d’entre eux se rencontrent encore, en général15.

Examiné de la perspective de l’hélicoptère, le problème est on ne peut plus clair. Aujourd’hui, l’empreinte écologique de l’humanité s’élève à une fois et demie la Terre et cette empreinte est chaque année de plus en plus lourde. Une fois et demie : cela signifie que, chaque année, la Terre a besoin d’un an et demi pour reproduire ce que nous consommons en un an. Pour présenter les choses de façon concevable, chaque année, on établit l’Earth Overshoot Day,le jour du dépassement de la Terre, c’est-à-dire le jour où nous dépassons la capacité de la Terre. Si nous accordions à la planète le temps de se rétablir complètement de ce que nous consommons et polluons chaque année, ce jour tomberait alors le 31 décembre. Mais il y a longtemps déjà que ce n’est plus le cas. En 1970, le 23 décembre était le jour où nous avons commencé à entamer nos réserves planétaires et, chaque année, cette date tombe un peu plus tôt dans l’année. En 2000, c’était le 4 octobre, en 2015 le 13 août, en 2016 le 8 août et en 2019 le 29 juillet16.

Si l’humanité adoptait l’actuelle American way of life – et c’est dans cette direction que nous évoluons – nous aurions alors besoin de 5,3 planètes Terre pour ne pas scier la branche de l’arbre de vie sur laquelle nous sommes assis. L’impact de l’homme sur la faune et la flore de la planète est si « réussi » – si destructeur – que l’ère géologique dans laquelle nous vivons n’est plus appelée l’Holocène, mais l’Anthropocène (l’ère de l’Homme). L’Holocène couvre en gros les 12 000 années écoulées et c’est la période durant laquelle, grâce au développement de l’agriculture, les communautés sédentaires ont pu mettre sur pied des civilisations stables. Cette ère est révolue, prétendent les scientifiques. Aujourd’hui, c’est l’Anthropocène qui s’annonce : une ère dans laquelle l’activité humaine modifie radicalement les conditions de la vie sur terre. Cours d’eau et mers se muent en lieux de déversage des déchets, la surpêche est devenue la norme, la faune et la flore disparaissent à un rythme infernal, des bois sont abattus en un temps record, des particules fines et d’autres substances toxiques provoquent des affections des voies respiratoires, des infarctus, des cancers17.

Si on ne change pas de camp, les conséquences seront catastrophiques. Les climatologues disent qu’il est probable qu’un réchauffement de la Terre de 1,5° C nous fera dépasser un point de basculement où un runaway scénario, un scénario d’emballement, s’enclenchera. À ce moment, des processus incontrôlables de Runaway Climate Change viendront grandement perturber la vie sur terre. Un cercle vicieux maintiendra alors la montée de la température. On s’attend à ce que, dès lors, « avec une grande probabilité », la planète entame une longue période de changement climatique dangereux18. Les sceptiques objecteront qu’« avec une très grande probabilité » ne signifie pas encore « avec certitude ». Mais l’incertitude à propos de l’ampleur précise du risque ne supprime pas le risque. Des voyageurs monteraient-ils dans un avion si le pilote leur disait que l’appareil va s’écraser « avec une grande probabilité » ?

Quelques exemples de maillons dans cette réaction en chaîne de hausses de température galopantes. Si les zones d’algues des océans continuent à se réduire en raison du réchauffement et de l’acidification, leur capacité à absorber le carbone diminuera, ce qui, à son tour, fera augmenter encore plus la température sur terre. Si les calottes glaciaires fondent et que la glace blanche se transforme en eau de mer bleue, la capacité de la terre à réfléchir les rayons solaires diminuera et il s’ensuivra des hausses de température. La fonte du permafrost libérera les gaz à effet de serre stockés dans le sol, avec les mêmes conséquences : on estime que le seul méthane particulièrement agressif enfoui dans la toundra de la Sibérie occidentale représente plus de « soixante-dix fois le rejet mondial annuel de carbone [...]19 ». Cette spirale autosuffisante semble déjà se déclencher : dans Nature, cinquante scientifiques ont publié la découverte de ce que le réchauffement fait en sorte que les micro-organismes dans le sol activent leur respiration, ce qui pousse dans l’atmosphère le carbone et le méthane enfouis sous terre20.

Si la Terre se retrouve dans ce runaway scénario et qu’elle se réchauffe encore plus, par exemple de 4 °C, la vie sera tellement perturbée que la survie de l’humanité même sera en danger. Le refroidissement et le réchauffement de la Terre ont un impact énorme sur notre écosystème fragile. Ce à quoi pourrait aboutir le changement climatique de la planète, nous le voyons dans le rétroviseur. La paléontologie nous enseigne qu’il y a soixante-cinq millions d’années la Terre s’est considérablement refroidie, sans doute à la suite de la collision avec un astéroïde qui a soulevé d’énormes nuages de poussière dans l’atmosphère. Cela a provoqué une réduction considérable de la biodiversité. Même les dinosaures ont été éliminés.

L’énorme fragilité des équilibres climatologiques sur terre ressort également d’une catastrophe naturelle qui s’est produite il y a deux siècles. En avril 1815, dans les Indes orientales néerlandaises (Indonésie), explosait le volcan Tambora. Ce fut une éruption volcanique d’une puissance particulièrement forte, comparable à celle de nombreuses bombes atomiques : la déflagration fut perçue à 2600 kilomètres. La colonne de cendres s’éleva, estime-t-on, à quarante-trois kilomètres d’altitude et se propagea sur la Terre tout entière. Les cendres retinrent les rayons du soleil, ce qui provoqua un important choc climatique. En Europe occidentale, 1816 fut une année sans été. Il gela et il neigea jusqu’en juillet. Des inondations gigantesques et de puissants orages ravagèrent la Terre, si puissants, révèlent des rapports, que l’on aurait dit que le monde courait à sa fin. Les récoltes furent très mauvaises. Les émeutes de la faim furent légion21.

Les scénarios de ce que pourrait signifier un cataclysme planétaire sont des conjectures, en tenant compte de larges fourchettes. Nous tenterons quand même ici d’évaluer le danger potentiel. L’Américain James Hansen est le climatologue le plus connu et le plus respecté sur terre : il apparaîtra à plusieurs reprises dans le présent ouvrage. Durant des décennies, Hansen a dirigé le Goddard Institute for Space Studies de la NASA. Aujourd’hui, il dirige le programme de climatologie de l’Université de Columbia. En 2009, il a publié un livre dont le titre se veut un cri d’alarme : Storms of My Grandchildren: The Truth About the Coming Climate Catastrophe and Our Last Chance to Save Humanity (Les tempêtes de mes petits-enfants : la vérité sur la catastrophe climatique à venir et notre dernière chance de sauver l’humanité). Hansen écrit que la rapidité du changement climatique a pris au dépourvu tous les climatologues. Ils doivent revoir en permanence tous les pires scénarios à propos de la rapidité de l’augmentation de température. De même, la vitesse à laquelle la glace des pôles Nord et Sud fond n’a même pas été prise en compte dans les pronostics les plus audacieux. Les scientifiques pensaient que nous pourrions supporter sans grand dommage un réchauffement de 2 °C. Mais ce n’est pas le cas, écrit James Hansen : « Entre-temps, il est apparu clairement qu’un réchauffement de 2 °C, ou même de 1,7 °C, constitue un scénario pour une catastrophe. »

Nous ne voulons pas vivre dans un monde qui sera 2 °C ou 3 °C plus chaud qu’aujourd’hui, écrit Hansen :

« La dernière fois que la Terre a été de 2 °C ou 3 °C plus chaude qu’aujourd’hui, il y a environ trois millions d’années, la planète avait un autre aspect. Le niveau de la mer était de vingt-cinq mètres plus élevé environ qu’aujourd’hui. La Floride était immergée. Aujourd’hui, environ un milliard d’humains vivent à moins de vingt-cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. Cela peut durer longtemps avant qu’une telle montée du niveau de la mer se réalise, mais si nous sommes assez stupides pour envoyer la planète dans cette direction, la dissolution des plaques de glace polaire deviendra sans doute incontrôlable22. »

La plaque de glace de l’Antarctique occidental contient assez d’eau pour faire monter le niveau de la mer d’environ six mètres, « assez pour immerger des parties de New York, Londres, Tokyo, Mumbai, la Randstad et, en bref, bien des autres villes de la planète. Il semblerait que cette plaque de glace commence déjà à se morceler23 ». En juillet 2015, dix-sept climatologues, dont James Hansen, publiaient un nouveau rapport alarmant. La glace du Groenland et de l’Antarctique fond plus rapidement qu’on ne l’admet généralement. C’est particulièrement inquiétant, car dans les périodes interglaciaires, quand la température était de moins de 1 °C supérieure à celle d’aujourd’hui, cela s’est traduit par un relèvement du niveau de la mer de cinq à neuf mètres. En outre, Hansen et consorts insistent sur le fait que l’eau de fonte s’accumule à la surface de l’eau autour des pôles, parce qu’elle est moins dense que l’eau salée de l’océan. L’eau de fonte constitue ainsi des bassins d’eau froide qui ralentissent le Gulf Stream. Celui-ci apporte de l’eau chaude des tropiques vers l’océan Arctique. En général, les bassins assurent des augmentations de différences de température entre les tropiques et le pôle Nord, ce qui provoquera des tempêtes hivernales à la force destructrice inconnue24.

Sur terre aussi, le danger guette. Dans le permafrost sibérien occupé à fondre, des virus et des bactéries « sommeillent » depuis des dizaines de milliers d’années déjà, sans que nous sachions s’ils peuvent provoquer des maladies ou des épidémies et si des remèdes efficaces existent pour les contrer. On a déjà trouvé des traces du virus qui a provoqué la grippe espagnole. Au moins une personne est morte de la maladie du charbon, sans doute après que, durant l’été 2016, de la glace fondante a exposé à l’air une carcasse contaminée de renne. Les scientifiques partent du principe que nous retrouverons un jour dans le permafrost le virus de la variole et la bactérie de la peste bubonique25.

Il faudra de nombreuses générations avant que ces énormes masses de glaces fondent complètement. Anders Levermann est un scientifique de haut niveau du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui, sous les auspices de l’ONU, dirige un réseau mondial de climatologues. Il parle, dans le pire des scénarios, d’un relèvement du niveau de la mer de douze mètres – au bout de mille à deux mille ans. James Hansen doute que le niveau de la mer ne monte aussi lentement. Selon Hansen, les données paléoclimatologiques suggèrent qu’un relèvement du niveau de la mer de trois à cinq mètres par siècle est possible26.

Le climat relativement stable dont l’être humain a pu bénéficier au cours des 12 000 années écoulées a rendu possible l’établissement de la civilisation sédentaire et d’en faire ce qu’elle est aujourd’hui. Cette brève période dans l’existence de l’humanité, appelée l’Holocène, constitue « un état de grâce », explique la climatologue Katherine Richardson27. Nous allons à grands pas vers un point de basculement critique, mais comme dans la fable, nous fonçons, imperturbables comme des lemmings, vers le précipice. Début 2018, un club de scientifiques renommés de The Bulletin of Atomic Scientists remontait la « Doomsday Clock », l’horloge de la fin du monde, en plaçant les aiguilles à deux minutes avant minuit : un bref instant encore et la destruction de la planète menace, suite à une conflagration nucléaire mondiale, au changement climatique et « à la détérioration de la sécurité mondiale dans un contexte de technologies de plus en plus sophistiquées ».

Les scientifiques du Tyndall Centre For Climate Change (Centre Tyndall de recherche sur le changement climatique, Grande-Bretagne) écrivent avec une grande détermination : « Il n’y a plus d’option qui ne soit radicale. [...] Il est nécessaire d’appliquer une réduction rapide et draconienne de notre consommation d’énergie28. » Même le Vatican y va d’un langage clair. Dans l’encyclique Laudatio si, le pape François fait retentir le cri de la nature. Il conspue « l’exploitation sans conscience des réserves naturelles » qui met en danger l’avenir de la planète29.

Les avant-goûts de l’écocide se manifestent déjà. Le changement climatique est une cause importante de mouvements migratoires. Des spécialistes des Nations unies renvoient à un ensemble de facteurs qui sont aussi bien des causes que des suites du changement climatique, comme les sécheresses et les pénuries d’eau, l’épuisement des sols, les inondations et la déforestation. La chasse aux matières premières qui se raréfient entraîne la militarisation et les guerres. Des analystes révèlent des liens entre le changement climatique, le Printemps arabe et la désintégration de la Libye, de l’Irak et de la Syrie, ce qui rend plutôt théorique la distinction entre réfugiés de guerre et réfugiés du climat. Dans les années 2006-2011, en Syrie, des sécheresses sans précédent ont provoqué de très mauvaises récoltes et une décimation du bétail, ce qui a alimenté les troubles sociaux et la rébellion contre le régime d’Assad et a contribué à la guerre civile et à la désintégration du pays et de la région. Des millions de Syriens et d’Irakiens ont fui leur pays, surtout vers les pays voisins. De même, à partir des pays africains ravagés par des sécheresses et par la désertification, des migrations se mettent en route. Nombre de ces personnes essaient d’atteindre l’Europe et bien moins nombreuses sont celles qui y parviennent. Les réfugiés en quête d’une existence digne débarquent sur nos côtes européennes, pour autant qu’ils aient survécu au périlleux voyage en mer30.

De plus en plus d’Africains ont toutes les peines du monde à accéder à l’eau potable : dans ce cas, migrer n’est pas une option, mais une nécessité. Le Stern Review, un rapport fouillé sur le climat, commandé par le gouvernement britannique, estime qu’en 2050, si l’on se base sur une augmentation de la température sur terre de 2 °C ou plus, entre 200 et 250 millions de personnes chercheront des endroits plus sûrs, ce qui revient à dix fois les flux migratoires que nous connaissons aujourd’hui. Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) prévoit à plus long terme des migrations plus importantes encore de population. Les chiffres sont effrayants. Si le niveau de la mer monte de plus d’un mètre, l’habitat d’un humain sur dix se retrouvera sous pression. Trois autres humains sur dix, soit deux milliards de personnes, vivent dans des régions qui seront soumises à des sécheresses endémiques31.

L’horloge s’affole impitoyablement. En sachant ce qui pend au-dessus de nos têtes, les conséquences de l’afflux récent de migrants, plutôt modeste, doivent faire tinter les sonnettes d’alarme en Europe. Ces dernières années, la venue de quelques millions de migrants de pays non européens a abouti à l’abandon des traités internationaux sur l’accueil des réfugiés. L’Europe les largue en Turquie moyennant paiement. L’Union européenne octroie à des régimes autoritaires au sud de la Libye de l’argent pour retenir les flux de réfugiés provenant du centre de l’Afrique. Les pays européens renforcent leur arsenal de lois répressives, dans le même temps que des mouvements et partis populistes xénophobes gagnent en force. Tous sont radicaux. À quels chocs politiques et sociaux devons-nous nous attendre, dans ce cas, si les réfugiés du Sud viennent frapper par dizaines de millions aux portes de l’Europe ?

L’accord climatique de Paris

En 1988, soit voici une trentaine d’années, James Hansen, un scientifique de la NASA américaine (Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace), sonnait l’alarme lors d’une séance du Congrès des États-Unis. Il insistait sur le fait que le réchauffement de la Terre avait débuté et il appelait les autorités à intervenir. Non pas dans l’avenir, mais immédiatement : « Il est temps de cesser de bavarder. Il existe suffisamment de faits solides pour dire que l’effet des gaz de serre est une réalité. » Hansen a appuyé son idée sur des recherches qu’il avait entamées vers 1977, l’année où la National Academy of Sciences ( NAS – Académie nationale des sciences) avait déjà mis en garde contre d’importantes augmentations de température suite à la combustion du charbon32.

Depuis qu’Hansen a tiré la sonnette d’alarme au Congrès, ses pronostics sur le changement climatique ont été confirmés par les faits et même dépassés dans la pratique. Pourtant, cela ne semble pas vraiment préoccuper nos hommes politiques. Quelques décennies de demi-mesures politiques n’ont pas empêché le réchauffement terrestre de se poursuivre sans diminuer. Certes, à mesure que la prise de conscience de la gravité de la crise écologique croît, que les mobilisations attirent des gens et que les protestations retentissent de plus en plus, les déclarations des hommes politiques se font plus pressantes et leurs promesses de plus en plus formelles. Conférences, plans sur le climat et propositions écofiscales se suivent à un rythme élevé. Aux États-Unis le membre du Congrès socialiste Alexandria Ocasio-Cortez mobilise une grande partie de la population autour d’un « Green New Deal ». Des personnalités belges issues du monde académique, syndical, mutualiste et associatif ont avancé un « Manifeste pour un nouveau pacte social et écologique », qui vise une transition vers « un état socio-écologique ». Au milieu des mobilisations pour le climat, une proposition de Loi Climat, sur base de propositions établies par un groupe d’universitaires, était déposée au parlement belge (mars 2019). Dans la pratique, toutefois, il se passe bien trop peu de choses, comme si l’on se réconciliait avec le changement climatique en tant que phénomène naturel et incontournable.

Notre attitude face au changement climatique est unique. Les comparaisons avec d’autres calamités sont boiteuses. Ainsi, le monde a été plongé de façon plus ou moins imprévue dans la Première Guerre mondiale, via un cocktail de mauvais calculs, de poker menteur et d’égoïsme crasseux de la part des puissances mondiales de l’époque. Aujourd’hui, le monde court en droite ligne dans le mur avec un GPS bien au point dans la main. Pourtant, les remèdes efficaces font défaut. Les hommes politiques qui s’en occupent ont en permanence glissé le dossier sous la pile d’autres, apparemment plus urgents. Sous le charme du néolibéralisme, devenu voici un quart de siècle la pensée unique, ils croient que le fonctionnement du marché, avec de légères corrections, va résoudre tous les problèmes de la société – y compris le changement climatique.

Le sommet climatique de Paris (COP21, 2015) est le dernier d’une longue série de rassemblements médiatisés de chefs de gouvernement en vue de sauver le climat. L’accord dégagé à Paris a suscité des communiqués triomphants dans les médias : on reconnaît le problème et on l’aborde, l’échec de toutes les conférences et arrangements précédents est mis de côté. À première vue, cela n’a rien d’étonnant, car à Paris, on a vraiment enregistré un progrès. Le réchauffement terrestre est désormais perçu par le monde politique aussi comme un problème fondamental requérant une solution de toute urgence. Alors que le protocole de Kyoto (1997) avait été signé par 35 États à peine, pas moins de 195 États, dont les plus grands pollueurs, ont signé le nouvel accord. Tout aussi remarquable est le fait que les signataires s’engagent à maintenir le réchauffement terrestre « bien en dessous de 2 °C » (well below 2 °C),et désirent même s’efforcer à « limiter cette hausse à 1,5 °C » (to pursue 1,5 °C). Ce sont des objectifs clairs et ambitieux, en ligne avec le consensus scientifique censé empêcher absolument un dangereux point de basculement.

Après Kyoto, Paris était un soulagement. Kyoto était à peine viable, certainement après que, en 2001, le président américain George W. Bush avait radié les États-Unis de la liste des signataires et que son successeur Barack Obama avait décidé de faire passer avant une création d’emplois et n’avait pas annulé le retrait des États-Unis. De son côté, le Canada s’était retiré en 2011, quand il avait commencé à gagner gros dans l’exploitation du pétrole bitumineux dans l’Alberta. À peine 21 pays européens, plus le Japon, représentant 18 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, étaient liés par l’accord de Kyoto. L’accord avait pour but de réduire de 5 % (par rapport à 1990) les émissions de ces vingt-deux pays.

Il ne faut pas être un génie en calcul pour comprendre que la montagne de Kyoto allait accoucher d’une souris. Pour reprendre les mots du professeur Clive Spash : « Cela revient à ce que vingt ans [de 1997 à 2016] ont été perdus dans des tentatives de réduire les émissions mondiales de 0,9 %. » Durant cette période, ce n’est pas Kyoto, mais deux autres facteurs qui ont causé la principale réduction des émissions. Le premier est l’effondrement de l’industrie en Russie et en Europe de l’Est, après la chute du mur de Berlin et la liquidation de l’empire de l’Union soviétique. Le second est la récession mondiale suite à la crise financière de 2007-2008. Et Spash de conclure : « Les réductions de gaz à effet de serre [réalisées] ont eu lieu grâce à une réduction significative de la croissance économique et à la diminution de la production industrielle et de la consommation. La politique climatique internationale a été un échec33. »

À Paris, les dirigeants mondiaux ont reconnu que limiter le réchauffement à 2 °C était un but prioritaire. La question clé est toutefois de savoir ce que l’accord en soi peut enclencher. Une analyse sobre génère le pessimisme. Dans les textes signés, il est bien dit que l’on veut maintenir le réchauffement terrestre sous 2 °C, mais de facto, on ne va pas plus loin que de promettre d’entreprendre des actions. Des engagements contraignants n’ont pas été pris à la table des négociations de Paris. Paris a débouché sur ce qu’on a appelé des Intended Nationally Determined Contributions ou INDC (Contributions prévues déterminées au niveau national). Rien de plus que des promesses, donc. En outre, les secteurs de la navigation aérienne et maritime ont été tenus en dehors de l’accord climatique de Paris. Ce n’est pas un hasard, car les émissions de gaz à effet de serre de ces secteurs semblent totalement incontrôlables, vu qu’elles dépendent d’un supercarburant extrêmement polluant. Les émissions de carbone des avions et des navires sont aujourd’hui aussi importantes que celles de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne mises ensemble et l’augmentation attendue est époustouflante : dans un scénario de business as usual, ces émissions auront augmenté en 2050 de 250 à 270 %34.

Tout bien compté, en partant naïvement du principe qu’elles ont toutes été respectées, les promesses faites à Paris feront en sorte que le réchauffement terrestre sera d’au moins 2,7 °C (toujours en comparaison avec les températures préindustrielles) – donc bien plus que le point de basculement critique que le Runaway Climate Change déclenchera.

Paris rassemble beaucoup à un rituel d’exorcisme. L’accord s’appuie sur la croyance que les promesses se traduiront par une prophétie autoréalisatrice : parce qu’on a promis quelque chose, cela deviendra réalité. Un haut diplomate du gouvernement français a exprimé la chose en ces termes : « Les mots contribuent autant au changement que l’accord même. » Un négociateur des Nations unies a déclaré qu’il était d’une importance essentielle « [d’injecter] sans cesse de l’optimisme dans le système, quelles que soient les questions posées par les gens de la presse et quoi que puissent dire les faits prétendant le contraire35 ».

Pour limiter le réchauffement à 2,7 °C, tout doit se dérouler parfaitement, a donné à entendre Jos Delbeke lors d’une conférence à l’Université de Louvain, fin 2016. Delbeke était, à cette époque, à la tête du directorat général pour le climat de la Commission européenne. Selon Delbeke, avec l’accord, nous allons vers un réchauffement situé entre 2,7 °C (selon les optimistes) et 3,5 °C (selon les pessimistes)36. Bref, les hommes politiques dirigent l’humanité vers une impasse. Des mesures sévères et contraignantes se font attendre. À la table des négociations, les dirigeants mondiaux ont travaillé en supposant comme allant presque de soi que des économies capitalistes bien contrôlées pouvaient résoudre le problème du climat.

Significative de la mentalité de nos dirigeants, il y a la comptabilité discutable du carbone à laquelle ils recourent. Pour 2020, l’Europe s’engage à tirer 20 % de son énergie de sources renouvelables, et même 50 % en 2030. Aujourd’hui, 64 % de l’énergie renouvelable provient de la biomasse : des biocarburants et du bois. Officiellement, des déchets de bois, mais dans la pratique, on se contente souvent d’abattre des arbres tout simplement, avec une déforestation comme résultat37. L’UE ne fait pas figurer le rejet de carbone de la combustion des déchets de bois, dans sa comptabilité carbone. De même, les effets de la déforestation allant de pair dans le Sud trouvent rarement leur chemin vers les tableaux et graphiques (la déforestation représente 15 % des rejets de gaz à effet de serre). Et nous n’avons pas encore parlé des rejets de particules fines et des dioxines qui vont de pair avec la combustion du bois.

Ce qui est écarté de la comptabilité n’existe manifestement plus, c’est aussi simple que cela. « Absurde ! », s’écrie le professeur Timothy Searchinger de l’Université de Princeton : « On pourrait abattre la forêt amazonienne [qui absorbe les gaz à effet de serre] pour en faire un parking et acheminer les arbres en Europe pour remplacer le charbon, après quoi l’Europe pourrait prétendre que ses émissions de carbone ont diminué38. »

Une tradition est née visant à épurer la comptabilité du carbone à l’aide d’astuces d’escamotage. Remontons quelque peu dans le temps, au moment de l’accord de Kyoto (1997). L’Union européenne déclare qu’elle a atteint la norme de Kyoto et qu’elle a même fait mieux, car les émissions de gaz à effet de serre ont diminué de 12,2 %, au sein de l’UE. Richard Smith dit qu’il s’agit de « fanfaronnade », parce qu’on n’a pas pris en compte l’outsourcing des émissions. Appelons cela climate cheating (tromperie sur le climat) : « Si, par exemple, on achemine du saumon norvégien vers la Chine pour être conditionné et qu’on le renvoie ensuite dans les supermarchés norvégiens pour y être vendu aux consommateurs norvégiens, c’est une tromperie que de facturer les émissions du transport [et du conditionnement] à la Chine alors qu’il conviendrait en fait de les facturer à la Norvège. » Le raisonnement est valable aussi pour les communiqués triomphalistes émanant des États-Unis : entre 2005 et 2013, le pays a vu ses émissions diminuer de 10 %... grâce à la crise de 2008-2009 et à l’outsourcing de la production industrielle39.

Ce qui a été gagné dans les pays capitalistes a été perdu en Chine, qui a été transformée en un immense atelier destiné à couvrir les besoins du marché occidental. En dix ans, la Chine a doublé ses émissions de gaz à effet de serre. Cela fait penser à « la solution » imaginée par le gouvernement britannique pour empêcher une répétition du catastrophique nuage de smog qui avait survolé Londres en 1952. Les Britanniques avaient construit la centrale de Battersea pour repousser la fumée de la combustion du charbon à Londres vers les couches inférieures de l’atmosphère... ce qui avait provoqué de néfastes précipitations de pluies acides en Scandinavie.

Exportez votre pollution et frappez-vous fièrement la poitrine pour votre politique intérieure respectueuse du climat... Une étude de 2011 réalisée par Proceedings of the National Academy of Sciences montre que l’augmentation des émissions de carbone des marchandises produites dans les pays en voie de développement pour satisfaire les besoins de la consommation en Occident sont six fois supérieures à la réduction des émissions de carbone dans les pays hautement développés. Si les chiffres des émissions pour la production et le transport des produits outsourcés étaient pris en compte chez les clients de ces produits, les États-Unis en rejetteraient 20 tonnes par habitant et par an, la Suisse 13 tonnes, l’Allemagne 11,5 tonnes, la France 9 tonnes, l’Espagne 7,5 tonnes et la Chine 5 tonnes. Même si, de par leur nature, ces chiffres ne sont qu’une approche, ils donnent à réfléchir sur la façon dont nous considérons la Suisse « propre » et la Chine « polluée ». Le smog qui plane au-dessus de Pékin et de Shanghai a plus à voir avec ce qui se décide dans les quartiers généraux d’Apple, Nike, BMW et Coca-Cola que nous ne l’aurions pensé à première vue40...