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Julie et Mélissa ont été enlevées le 24 juin 1995. Ce n'est que quatorze mois plus tard, le 17 août 1996, que les corps sans vie des petites filles seront retrouvés. Un épisode qui fera date dans les annales judiciaires belges. Une date qui est gravée dans toutes les mémoires. Dans cet ouvrage, pour la première fois et sur un ton très juste, Carine Russo, la maman de Mélissa, s'exprime longuement sur son ressenti, ses émotions, son combat durant ces quatorze mois et sa détermination sans faille à retrouver les fillettes. Un récit bouleversant, profond, sans langue de bois.
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Seitenzahl: 402
Veröffentlichungsjahr: 2016
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QUATORZE MOIS
Avenue du Château Jaco, 1 - 1410 Waterloo
www.renaissancedulivre.be
Quatorze mois
Carine Russo
Couverture : Nor Production
Photo de première de couverture : © fresnel6 – fotolia
ISBN : 978-2-507-05462-5
© Renaissance du livre, 2016
Tous droits réservés. Aucun élément de cette publication ne peut être reproduit, introduit dans une banque de données ni publié sous quelque forme que ce soit, soit électronique, soit mécanique ou de toute autre manière, sans l’accord écrit et préalable de l’éditeur.
carine russo
Quatorze mois
« Il faut aimer la vie et l’aimer même si
Le temps est assassin et emporte avec lui
Les rires des enfants
Et les Mistral gagnants »
RENAUD
Se souvenir
En janvier 2015, un événement a eu lieu qui m’a profondément touchée : la commémoration des septante ans de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Les camps. Je n’y songe jamais sans penser à Paul qui proposa spontanément son aide au début de l’aventure de ce qu’on appela les comités blancs, créés dans la foulée de la Marche blanche du 20 octobre 1996. Paul Sobol était adorable. Lorsque les préoccupations des membres des comités s’écartaient trop des objectifs premiers, il revenait toujours à nous et aux enfants. Il nous vouait un immense respect. Ou était-ce une immense amitié ou une immense tendresse ? C’était chez lui, je crois, du pareil au même. Outre le fait que cette attitude bienveillante me rendait heureuse, j’avais été très impressionnée par ce numéro, tellement significatif, qui avait été tatoué sur son bras gauche et qui m’indiquait, sans possibilité de méprise, qu’il était un rescapé de l’enfer nazi. Paul Sobol a aujourd’hui quatre-vingt-neuf ans. Je l’ai entendu à la radio, puis revu dans un reportage télévisé évoquer Auschwitz et la Libération. En l’écoutant, et apprenant son grand âge, j’ai eu envie de le revoir, de le saluer, de l’embrasser, de le serrer dans mes bras, de le remercier d’avoir survécu pour ensuite continuer d’offrir son temps, sa vie et sa vitalité aux autres, tout comme il l’avait fait pour nous, parents désenfantés par une autre forme de barbarie humaine. Pour Paul, la barbarie n’avait qu’un seul et même visage :« On la reconnaissait à sa capacité de destruction, à sa capacité de produire l’atroce. »Une journaliste lui a posé la question de savoir si, après les camps, il croyait encore en l’homme. Quel bonheur de l’entendre répondre, avec sa simplicité et spontanéité habituelles : « Mais bien sûr ! Sinon, que ferais-je là ? »Avant Paul Sobol, j’avais appris très tôt, lorsque j’étais encore enfant, par les récits de mes parents (lesquels avaient été tous deux résistants pendant la dernière guerre) ce qu’étaient les camps, la barbarie. À douze ans, j’avais lu d’une seule traite, y consacrant une nuit entière, le journal d’Anne Frank. Et puis, adolescente, parmi les livres qui traînaient à la maison, les récits de Martin Gray. Plus tard, Primo Levi… Avec Mélissa, ma petite fille, et Grégory, son frère aîné, nous avions visité en 1995 l’impressionnante expo « J’avais 20 ans en 45 »au Cinquantenaire de Bruxelles. C’était l’histoire de leurs grands-parents et, quelque part, l’histoire de l’humanité.
Oui, je savais. J’avais été vaccinée enfant contre la barbarie, les guerres, les crimes, les violences, toutes les atteintes à la dignité humaine, cette négation froide, totale de la vie que j’associais au fascisme et, en particulier, au nazisme hitlérien dans son projet innommable de destruction des Juifs. Ce crime contre l’humanité, cette entreprise de déshumanisation, cette capacité de destruction, de produire de l’atroce, dont parlait Paul, il me sembla la reconnaître dans les crimes commis sur nos fillettes. Paul aussi, sans doute. Deux arbres ont été plantés pour Julie et Mélissa dans la forêt de Neve Ilan à Jérusalem. J’en ai été très émue. Ce peuple de la mémoire qu’est le peuple juif les a accueillies en son sein. Ce n’est pas sans raison. Je lui en suis reconnaissante. Il sait ce dont barbarie est le nom.
Et je sais que pour Paul, il n’y a pas de différence entre une barbarie et une autre.
Souvent, tout en vaquant à mes occupations quotidiennes dans la maison, je tombe sur le visage de ma petite fille, fixé sur pellicule et tendrement encadré. Je me plonge dans ses yeux si doux et me laisse submerger par l’émotion qui m’étreint alors. Comment ont-ils pu ? Comment, au nom de quoi ont-ils pu assassiner ces beaux yeux noirs, cette douceur, cette innocence ? Abandonnée de tous, coupée de tout lien humain, exclue de la chaîne de vie que forme l’humanité, ma petite fille a rendu son dernier souffle seule, dans le néant… Nul être pour l’accompagner, pour recueillir l’ultime flux de chaleur qui faisait d’elle une enfant vivante, une petite fille existant dans le monde. Quelqu’un peut-il croire sérieusement qu’après un tel désastre, la vie puisse continuer « comme si de rien n’était » ?La vie peut reprendre, certes, se prolonger, se perpétuer et recommencer. Mais, au fond de soi, reste cette béance, cette question sans réponse hurlée à l’infini : Comment ont-ils pu ? Pourtant, on le voit bien, autour de soi, que la vie continue « comme si de rien n’était ». Alors, on se construit des digues autour de la violence tempétueuse du souvenir, on se protège de sa cruauté comme on peut, on tente de rebâtir ailleurs, plus loin, vers l’avenir, on évite de regarder la route parcourue, on cherche l’oubli. Parce qu’il faut bien poursuivre…
Et pourtant, il y a la mémoire. La mémoire se tient là, dans ma tête et mon corps. Lorsqu’on parle à une mère de deuil à accomplir, de séparation à accepter, je demande : « Peut-on se séparer de la mémoire du corps ? »Cette mémoire fait partie de moi. Il n’existe aucun moyen radical de m’en séparer pour m’alléger de son poids. Tout au plus subsistent des moments de beauté, des instants d’oubli salutaire. Comme de grandes goulées d’air que l’on reprend pour ne pas se noyer. Mais puisqu’elle est là, puisqu’elle ne me quittera pas, ne faut-il pas finalement laisser émerger, laisser déborder cette mémoire ? La partager. Essayer de dire cette histoire. La mienne, la sienne, la nôtre.
Oser me souvenir. M’en faire un devoir. Pour elle, ma fille. Pour moi, pour mon fils. Pour tous ceux qui l’ont connue et aimée. Pour la rendre à la vie, laisser une trace d’elle quelque part au creux de quelques pages. Parler d’elle. Pour ne pas laisser cette injustice suprême de la voir niée jusque dans sa tombe. Pour qu’on se souvienne d’elle… Oui, oser se souvenir, dire, rappeler cette histoire.
Vous étiez deux. Julie et toi. En promenade pour une demi-heure aux alentours de la maison et d’un été qui commençait. Vous aviez huit ans et demi. Vous n’aviez pas encore quitté l’âge heureux de l’insouciance. Vous étiez toutes petites et toutes rondes de confiance et de joies immédiates. Ce que vous connaissiez du monde se révélait sans danger : papa, maman et grands-parents, copines d’école, poupées, pastels, jeux de plage et jeux de récré… Nous, vos parents, avions trente ans et n’étions pas beaucoup plus loin dans la bienheureuse inconscience de la réalité du monde.
C’est une histoire ancienne. C’était il y a longtemps, vingt ans. Pour moi, c’était hier… Une histoire qui, au fil du temps, de détours oratoires en inversions de sens, de silences étudiés à ces flots de bêtises imprimées dans trop de journaux, érigées ensuite en vérités jusque dans les amphithéâtres des universités, oui, cette histoire s’est trop éloignée de la réalité. C’est l’histoire de deux petites filles de huit ans qui n’ont pas pu grandir. Une histoire désormais inscrite dans celle de ce petit pays qui n’a pas deux siècles d’existence. Un tout petit pays fait, en toute hâte, de bric et de broc. Un petit pays neutre, zone tampon entre deux grandes puissances d’alors, un champ de bataille pour les guerres à venir. Le pays où sont nées Julie et Mélissa. Il paraît qu’y bat le cœur de l’Europe…
Juin 1995
Juin. Au fond du jardin apparaissent en pointillés rouges les premières cerises de l’année. Ce cerisier t’a vue grandir, ma chérie. Oui, juin est le temps des cerises. Nous sommes au parvis de l’été. La saison de tous les possibles. La saison des promesses tenues : le soleil est de retour, les fruits de l’été bientôt aussi. Hélas, pour moi, il ramène, tout autant que sa promesse dorée, le goût des larmes et de l’effroi ; il traîne un éternel orage qui n’en finit pas d’éclater, une tempête fracassante, un chaos, une fin du monde. Il ramène au présent ce passé coagulé en cet instant où, le soleil et le jour, la nuit et les étoiles, le monde entier se sont évanouis. Et bien que les années passent et repassent sur les jours, tissant son épaisseur au temps, avec application et détermination, n’en demeure pas moins ce pli, cette brisure, cette déchirure que rien ne répare.
Je suis la maman d’une petite fille née le 11 septembre 1986 à Liège.
À cette petite fille, j’ai promis plusieurs choses. Tout d’abord, de ne jamais cesser de poursuivre les recherches aussi longtemps qu’ellene serait pas retrouvée. Promesse tenue. Deuxièmement, de ne jamais l’oublier. Promesse facile. Avec toute la volonté du monde, ma mémoire ne pourrait rien effacer d’elle. Troisièmement, un monde meilleur. Il s’agissait alors pour moi de donner un sens à sa trop courte existence, à tout ce qu’elle avait enduré, à tout ce qui lui avait été volé trop tôt de possibilités d’expériences heureuses, de bonheur de vivre. Il s’agissait sans doute aussi de rendre son sens à ma vie qui, de façon tellement absurde, se prolongeait au-delà d’elle. Et pour ce faire, il fallait commencer par le commencement. Il fallait comprendre comment cette chose était possible : la mort d’enfants, dans une société telle que la nôtre, dans d’aussi inimaginables conditions.
Les voix autorisées, celles qui n’avaient pas cherché à comprendre – ou qui ne l’avaient pas voulu – imposèrent la thèse du « monstre pervers » ou du « couple diabolique » à ceux que la crédulité protégeait d’une trop douloureuse lucidité. La légende du « monstre de Marcinelle » était née. Elle se répandit comme une traînée de poudre à travers les médias d’ici et d’ailleurs. Elle était à la fois « fantastique », extraordinaire, mais aussi tellement commode pour tenter de clore une histoire autrement moins simpliste, une histoire dont il ne fallait sans doute pas trop expliquer les tenants et les aboutissants tant elle éclairait l’histoire de notre époque, celle d’un monde sans repères, où la valeur première se résume à l’argent et son immense pouvoir de séduction, de corruption, de soumission, fécondant tous les crimes.
C’est puissant les légendes, ça imprime le temps, ça se raconte de voix en voix, de générations en générations, ça marque les mémoires et les imaginations. Mais, parce que pour survivre à notre douleur, il nous fallait dépasser l’absurde et le grand « n’importe quoi », nous réclamions une histoire qui soit la vérité avant de devenir légende. Nous refusions ce toc que l’on substituait à l’authentique réalité. Nous ne voulions qu’une chose : la suite de notre histoire, celle qui passait par la suite de l’histoire de nos filles, après le 24 juin de l’année 1995, après ce jour où elles nous furent enlevées. Nous voulions savoir ce qu’il s’était vraiment passé. Nous voulions des faits établis, clairement, indéniablement établis, au-delà de tous les mensonges, de toutes les lâchetés, de toutes les compromissions qui ont émaillé la « recherche de la vérité » à travers une des plus longues enquêtes judiciaires qu’ait connue la Belgique. Il s’agissait, pour nous, d’une quête de sens à travers la réalité, condition sine qua non pour sauvegarder notre raison, notre dignité, en commençant par rendre à notre petite fille et sa compagne d’infortune leur propre dignité dans leur intégrité d’enfant. Il s’agissait pour nous de résister, en n’y participant jamais, à la construction de la légende facile. Comment pouvait-il être question, sans l’établissement d’une vérité basée sur la réalité des faits, de comprendre les causes du mal et, partant, de les traiter de manière appropriée ? Comment tenir cette promesse d’un monde meilleur ? Comment reconstruire et se reconstruire sans cette base fondamentale ?
Comment ne pas trahir la mémoire de Julie et Mélissa ?
Quatorze mois
Il était un peu plus de dix-sept heures, ce samedi-là, lorsque l’orage a éclaté. Et avec lui, le temps, ses rythmes, ses rituels, tout ce qui constituait nos repères, tout ce qui donnait sens à nos jours. En un éclair, le cours de l’après-midi quitta brusquement la trajectoire de la normalité.
Ce samedi-là, 24 juin 1995, rien ne laissait présager un tel événement : l’enlèvement de notre petite fille et de Julie, sa compagne de classe et de jeux, sa compagne d’insouciance et de rires. Cette journée, qui avait commencé de manière anodine, avait pris au fil des heures un petit air festif. Pas seulement en raison de la couleur du ciel qui se découvrait enfin bleu ce matin-là, mais sans doute aussi par l’excitation joyeuse des enfants qui, délivrés des derniers jours d’école, ramenaient l’atmosphère légère du temps des vacances. Mélissa, ma petite fille, avait invité Julie à passer l’après-midi à la maison…
Mais, contrairement à ce que l’on croit, la vie n’est pas toujours quotidienne.
Elles sont parties à dix-sept heures, gaies et insouciantes comme on ne peut l’être qu’à cet âge. Elles auraient dû être de retour à dix-huit heures. C’était l’accord conclu, une promesse toute simple qu’aucun doute n’effleurait. C’était la logique banale et rassurante du quotidien. La suite est connue. Julie et Mélissa ne rentrèrent jamais de cette petite promenade censée se limiter au tour du quartier. Je les avais vues s’en aller, joyeuses et confiantes, si pressées de vivre et de grandir, si légères et rieuses. J’avais vu par la fenêtre s’éloigner leurs petites silhouettes légères et sautillantes. J’étais certaine déjà que Mélissa me rapporterait quelques fleurs cueillies le long des champs de blé et de maïs qui bordaient leur chemin. Elle faisait toujours ça, cueillir des fleurs. Comme moi-même à son âge. C’était un plaisir irrésistible. Mais à l’heure promise, je ne la vis pas rentrer les mains serrées sur un petit bouquet fraîchement cueilli comme je m’y attendais. C’est alors que l’angoisse, ce sentiment oppressant qui surgit face à l’inexplicable, au doute, à l’inquiétant, commença lentement à m’envahir pour ne plus me quitter pendant quatorze mois.
Il fallut appeler la police. C’était la première fois de ma vie que je me sentais à ce point désemparée, perdue, impuissante et paniquée que je décidai de faire appel à un service de police. Tout en composant le numéro d’urgence, je réalisais que quelque chose d’absolument anormal était en train de se produire : il n’y avait aucune raison pour que les petites ne soient pas rentrées à l’heure fixée, aucune raison de ne pas les avoir croisées lorsque j’avais enfourché mon vélo pour aller à leur rencontre, aucune raison pour que Louisa, la maman de Julie, arrivée vers dix-huit heures pour rechercher sa fille, ne trouve, elle non plus, aucune trace d’elles lorsqu’elle reprit en voiture le trajet présumé de leur petite promenade, aucune raison de n’avoir croisé personne qui les ait aperçues, aucune raison de n’obtenir nulle réponse rassurante de la part de l’une ou l’autre petite amie du quartier ou de l’école auxquelles Louisa et moi nous étions adressées dans l’espoir d’un éclaircissement. Il n’y avait plus de temps à perdre. Nous avions besoin de secours. Entre-temps, Louisa avait prévenu son époux, Jean-Denis, lequel passait l’après-midi sur le court de tennis. Tandis que, simultanément, je prévenais le mien, Gino, au travail ce samedi-là. Et puis, mon frère, qui me dit un seul mot : « J’arrive… »
L’alerte était donnée. Le branle-bas de combat allait se déclencher. Dès ce soir-là, l’incroyable, l’impossible, l’incompréhensible, l’impensable a fait irruption dans nos vies. Nos petites filles avaient purement et simplement disparu. D’une minute à l’autre. Dans les environs immédiats de notre habitation. On eût dit qu’elles s’étaient comme volatilisées… Il n’était cependant pas encore question pour nous d’envisager, à ce moment, ce crime aussi inimaginable qu’est l’acte d’un enlèvement. L’idée s’insinuait bien dans nos têtes, mais dans le cours d’une petite vie de famille tout à fait ordinaire, ce genre d’événement ne paraît pas probable. Nous n’étions pas au cinéma. Nous étions dans la vie réelle et, dans la vie réelle, croyions-nous, ce genre de chose n’arrive pas. Il fallait rester raisonnable. Ne pas s’emballer, ne pas laisser courir la folle du logis, notre imagination. Il fallait surtout tenter de ne rien extrapoler, rester le plus vigilant, le plus éveillé et le plus pragmatique possible. Garder la tête froide était essentiel. Les heures passant, Louisa et moi ne pouvions cependant nous empêcher de nous demander si nos petites n’avaient pas faim et froid, là où elles se trouvaient. Et puis, la nuit tombant, comment ne pas avoir le cœur chaviré de penser qu’elles se trouvaient peut-être coincées quelque part, dans la peur et le noir, en train de nous appeler en pleurant… Elles étaient si petites. Huit ans. Un âge où l’on en est encore aux jeux de poupées et aux dents de lait.
Pas question de fermer l’œil une seule minute cette nuit-là. C’est une course contre le temps qui s’est engagée. Chaque heure qui passe est cruciale. Un quart d’heure à peine après mon coup de fil, les premiers gendarmes ont débarqué à la maison et le premier procès-verbal d’une très longue série est dressé. Comment aurions-nous pu croire, en cet instant, que ce premier PV allait initier l’un des plus volumineux dossiers d’instruction de l’histoire judiciaire belge, lequel, à son terme fin 2003, comptera plus de quatre cent mille pages de devoirs d’enquête ? La suite de la soirée n’est plus qu’unenchaînement de procédures de recherches. D’abord, un maître-chien, envoyé par la gendarmerie. Pendant quelques minutes, son berger allemand semble lancé sur les traces des petites. Mais leur piste se perd, un peu plus loin, dans les fourrés, sur les bas-côtés du chemin sur lequel elles se sont engagées. Un peu plus tard, deux gendarmes en civil se présentent à nous. L’un s’appelle Valère M., l’autre Jean L. Ils font tous deux partie de la BSR (Brigade de surveillance et de recherche). Leur flegme, leur assurance, leurs fermes poignées de main, le ton de leur voix me les font prendre pour ces limiers que l’on voit dans les films. Nous sommes tous convaincus qu’avec ces deux-là, la disparition des petites est prise très au sérieux, que nous avons affaire à de véritables professionnels. Ils interviendront à bon escient, efficacement ; ils mettront tous les moyens à leur disposition pour que cette folle angoisse ne dure pas trop longtemps.
Voilà ce que je crois, ce soir-là, la première fois que je vois ces deux hommes. Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir que nous ne sommes alors qu’au tout début d’un interminable parcours en leur compagnie. Eux, peut-être, s’en doutent-ils un peu plus que nous. Mais ce qu’ils ne peuvent certainement pas imaginer, ce sont les événements de l’année qui suivra. Une année folle, qui nous verra, à la fin d’un mois d’octobre très agité, tous réunis – gendarmes, enquêteurs, magistrats et parents des enfants disparues – au Palais de la Nation, suite à l’instauration d’une commission d’enquête parlementaire sur les manquements judiciaires en matière de disparitions d’enfants.
En ce début de soirée de juin 1995, aucun d’entre nous ne peut absolument rien imaginer de tout cela. Le drame qui se joue ne fait que commencer… Des battues s’organisent dans les environs immédiats de notre domicile. D’heure en heure, leur périmètre s’élargit. Les deux gendarmes de la BSR surveillent, par le système nommé « zoller-malicieux », tous les appels téléphoniques pouvant survenir sur nos combinés. À chaque fois que la sonnerie du téléphone retentit, mon cœur bat à cent à l’heure. Il ne nous est plus permis de décrocher nous-mêmes cette nuit-là. Ce sont les gendarmes qui prennent systématiquement tous les appels : un témoin important, les petites, le ravisseur lui-même pourraient tenter d’appeler. Il s’agirait, dans ce cas, de pouvoir détecter illico la provenance de cet appel. Et la suite dépendrait de l’action policière. Dès leur arrivée à notre domicile, très tôt dans la soirée, mon frère Michel et Cécile, son épouse, qui est aussi la marraine de Mélissa, se sont mis pour leur part à élaborer un plan d’alerte. Cette première nuit de chaos, c’est Cécile qui prend contact avec l’association Marc et Corine, seule petite structure, à l’époque, de diffusion d’affiches de disparition d’enfants dans le pays. Les fondateurs de cette association, Jean-Pierre Malmendier et François Kisteman, sont eux-mêmes pères d’enfants disparus et tragiquement assassinés. Le nom de leur fondation porte ainsi celui de leurs enfants. En un temps record, une centaine d’affiches, composées à partir de photos de Mélissa et Julie, seront réalisées. Malheureusement, le papier vient à manquer pour pouvoir en imprimer plus. Depuis sa création, l’association manque, hélas, cruellement de moyens matériels et financiers pour faire face à la mission qu’elle s’est donnée : mettre tout en œuvre, le plus rapidement possible, pour alerter sur la disparition inexpliquée d’un enfant. Aussi, chez « Marc et Corine », on bricole beaucoup. On fait avec ce que l’on a. Les bonnes volontés, par contre, ne manquent pas ; les bénévoles qui y œuvrent sont toujours disponibles et partants. Pour pallier l’indigence de papier, Gino s’empare des affiches ramenées par Cécile pour les porter à l’usine où il travaille. Toute la nuit, ses collègues vont se relayer pour en photocopier des milliers. Pendant ce temps, Cécile s’est mise à quadriller un vaste plan de la région. À l’instar des cartes d’état-major, chaque carré sur le plan délimite ainsi une zone précise. Après avoir ameuté tous les membres de nos familles et amis, elle les engage d’urgence à coller et distribuer ces avis de disparition. La maison devient bientôt l’objet d’un incessant défilé. Cécile distribue des paquets de cent affiches à chaque volontaire en lui attribuant une zone bien précise à couvrir. En une nuit, toute la région liégeoise est couverte.
Dès le lendemain matin, les visages de nos petites filles apparaissant à tous les coins de rue, sur les marchés, à la sortie des églises, aux devantures des commerces, aux vitres arrière des voitures vont interpeller les promeneurs du dimanche. Tandis qu’aux alentours de notre domicile, un hélicoptère survolera les champs environnants, le quartier, les routes, toute la région, durant des heures. En vain. Les recherches intensives de ce long week-end ne donneront aucun résultat. Aucune trace des petites nulle part. Ce dimanche matin, il n’y a plus l’ombre d’un doute dans nos têtes : aussi inimaginable que cela puisse paraître, Julie et Mélissa ont été enlevées ! Quelqu’un est l’auteur de cet acte de folie. Les premiers journalistes commencent à affluer. Pour la première fois de notre vie, Louisa et moi sommes confrontées aux micros que l’on nous tend, aux caméras qui se fixent sur nous. Il nous est demandé d’expliquer ce qu’il s’est passé. Pleines d’espoir, inlassablement, nous reprenons le même récit : « Hier, vers 17 heures… »
Le lundi 26 juin, à l’école des enfants, c’est la distribution des prix. Fête et spectacle de fin d’année sont opportunément annulés. Les cœurs n’y sont pas. Julie et Mélissa manquent aussi à leurs amies de classe. Les parents sont inquiets, les institutrices bouleversées. Elles nous ont ramené les bulletins de nos filles. Nous découvrons leurs résultats scolaires clôturant une année d’efforts. Oh, ma chérie ! Tu m’aurais ramené un bulletin magnifique ! Tu étais première dans toutes les matières. Tu avais si bien travaillé… Comme nous les avions tous bien méritées, ces vacances en Toscane ce mois de juillet-là. Tout était prêt pour le départ.Tout était prêt ce samedi-là.
Et puis, la semaine reprend son cours. Pour tous. Sauf pour nous.Le temps des autres n’est plus le nôtre. L’attente a suspendu nos vies. De jour en jour, je deviens de plus en plus vindicative, intransigeante, entêtée. Je ne me reconnais plus. Par ce qu’il m’arrive en ce début d’été, je me découvre une autre. La police est subitement devenue, à mes yeux, l’élément le plus important de la société. J’en perçois soudainement les membres comme ces héros que l’on idéalise dans les films policiers. J’imagine des barrages routiers pour contrôler les passages aux frontières, des hélicoptères sillonnant le ciel du pays et au-delà, des hommes lourdement armés, en embuscade, prêts à intercepter le fou qui a osé. J’imagine des courses-poursuites infernales, des interventions musclées, des opérations commando… Tout ce que j’ai toujours assimilé à une injustifiable violence de l’État par le bras de sa police me semble aujourd’hui un système parfait, souverainement utile, indispensable, formidable. Je veux soudainement croire à la vertu de la force, de la police et de l’armée. Je suis réduite à une telle impuissance et ma peur est telle que j’en appelle à tout ce que j’ai honni jusque-là. Je ne sais plus qui je suis. Je ne dors plus.
Une juge d’instruction a été désignée au parquet de Liège. Ce sont les gendarmes qui vont nous l’apprendre, nous expliquant que, désormais, c’est cette juge qui dirigera l’enquête, délivrera les apostilles nécessaires aux recherches, fera procéder aux devoirs d’enquête, etc. Il s’agit d’une femme. La juge D. En aparté, le gendarme M. nous en dit pis que pendre. Du côté de la police judiciaire, au contraire, on lui voue un grand respect. Pour ma part, je ne retiens qu’une chose : le juge d’instruction est l’acteur essentiel d’une enquête judiciaire car c’est de lui que dépendent les décisions cruciales, telles que la délivrance de mandats de perquisition ou de mandats d’arrêt. Je n’ai plus qu’une idée en tête : rencontrer cette juge, savoir comment elle appréhende les recherches des petites, s’il y a de l’espoir, si elle peut nous en apporter. Je fais part aux enquêteurs de ce souhait. Mais je ne comprends rien aux réponses qu’ils me donnent : nous ne pouvons pas rencontrer la juge, elle n’est pas là pour ça. Les juges ne sont pas censés rencontrer les plaignants d’un dossier qu’ils instruisent ; nous devons la laisser faire son travail, ne pas la déranger. Fin de non-recevoir.
Nos enfants ont été enlevées par un ou des inconnus, des criminels. On nous a volé nos petites filles, nous avons maintenant l’impression que l’on nous vole, en plus, notre rôle de parents. Ainsi, nous n’aurions plus le droit de nous impliquer dans les recherches, de nous préoccuper de l’évolution de l’enquête au motif que, désormais, c’est exclusivement le rôle de la justice ? Décidément, non, nous ne comprenons pas. Nous nous sentons doublement dépossédés de nos enfants. Les parents dont les enfants sont malades n’ont-ils pas le droit de rencontrer le médecin qui s’en occupe et de lui poser des questions ? Moi, je ne peux faire la différence entre ces deux situations. Je ne comprends qu’une chose : ma fille est en grave danger, sa vie est en danger. Pour m’aider à la sauver, j’ai fait appel à la police, un juge d’instruction a été nommé, une enquête a été ouverte. Et j’ai besoin d’être en contact avec ces professionnels qui vont, j’y crois de toutes mes forces, sauver ma fille. De la même manière que tout parent d’un enfant gravement malade a besoin d’un contact avec les médecins qui le soignent, je ressens cette impérieuse nécessité de savoir.
Pourquoi la cheffe des opérations concernant ma fille ne peut-elle pas nous recevoir ? C’est la loi, la règle, nous dit-on. Ce sont les règles du droit, me répondra-t-on chaque fois que je me retrouverai abasourdie par telle ou telle décision de justice. Les règles du droit, nous en reparlerons. Car nous apprendrons à nos dépens, tout au long des années qui suivront, ce que les règles peuvent avoir de mortel lorsqu’elles sont appliquées sans discernement, sans humanité, sans conscience.
Ainsi commencera véritablement l’enquête judiciaire proprement dite. La phase des auditions est lancée : auditions du voisinage, auditions des amies de Mélissa et Julie, auditions des membres de nos familles, ainsi qu’à plusieurs reprises, auditions des parents. Celles de la police judiciaire nous semblent plus poussées que celles effectuées en premier lieu par les gendarmes1. Gino et moi sommes auditionnés très longuement par la PJ. C’est presque toute notre vie, de notrenaissance à ce mois de juin 1995, que l’on nous demande de raconter. Nous nous prêtons toutefois de bonne grâce à ce fastidieux interrogatoire. Et pour cause : c’est le cours de notre vie, la vie même de notre enfant qui restent suspendus à l’issue de cette enquête.
L’interrogatoire de Grégory, le frère aîné de Mélissa, par contre, me serre le cœur. Il n’a pas encore douze ans. En mon for intérieur, je me demande s’il est vraiment utile qu’un enfant de cet âge, encore sous le choc de la disparition toute récente de sa petite sœur, soit entendu, dans un bureau de la police judiciaire, au dernier étage du monumental Palais de justice de Liège, sur les habitudes de vie de sa famille, les motifs de disputes de ses parents ou les éventuelles confidences de sa sœur. Mon pauvre petit bonhomme a suivi les deux policiers sans réticence, droit et stoïque, comme il l’est en toutes circonstances. J’observerai plus tard, bien plus tard, non sans une pointe d’amertume, en lisant le dossier d’instruction de Neufchâteau2, que ce même devoir d’enquête ne sera pas imposé au fils du couple inculpé pour les séquestrations de Julie et Mélissa. Motifs invoqués : une telle audition aurait été psychologiquement trop perturbante pour son jeune âge. Un âge pourtant identique à celui de Grégory, l’un comme l’autre étant nés la même année…
Les jours passant, les auditions des enquêteurs se succédant, je commence à m’étonner de ce que les deux services de police nous posent simultanément des questions identiques. Quel est l’intérêt de ces répétitions ? N’ont-ils pas le sentiment de faire deux fois le même travail ? J’éprouve une pénible impression de perte de temps et de manque d’organisation. Déjà, je ne peux m’empêcher de le leur faire remarquer. Mais, à mon grand dépit, ils ne semblent pas s’en soucier outre mesure. Imperturbablement, ils poursuivent leur enquête, de plus en plus manifestement menée sans véritable coordination. Plus tard, lorsqu’à force d’insistance nous serons enfin reçus par la juge d’instruction, nous lui ferons également part de notre étonnement à ce propos. Hélas, la juge prend fort mal ce qui lui apparaît sans doute comme de l’impertinence. Nous sortons de la place qui nous est assignée. Les « justiciables » que nous sommes désormais ne possèdent aucun droit d’interpellation des autorités en charge de l’enquête. Nos interrogations, nos observations, nos impatiences ne peuvent être soulevées ni exprimées. Quant à nos légitimes questions sur l’état d’avancement des recherches, elles ne recevront jamais qu’une fin de non-recevoir eu égard au sacro-saint secret de l’instruction. Nous n’avons plus ni le droit de chercher nos enfants, ni même celui de nous informer sur l’évolution des recherches qui les concernent. C’est du coup comme si nous n’avions plus tout à fait droit de cité dans la Cité. Nous ne sommes plus considérés comme les parents de nos enfants, nous ne sommes même plus considérés comme des citoyens à part entière. Le droit fondamental de poser des questions sur une affaire qui nous concerne au premier chef ne nous est plus permis. Je me sens quasiment ligotée, bâillonnée par ces règles du droit que l’on ne cesse de nous rappeler, cette loi du silence que l’on nous impose de respecter.
Les recherches ne se déroulent manifestement pas comme je l’ai imaginé. Les policiers sont tenus de respecter les procédures, le règlement, leur hiérarchie. Rien ne se décide rapidement ; la machine est lourde, poussiéreuse même. Les locaux de la police judiciaire sont d’ailleurs extrêmement vétustes, le matériel réduit au minimum. De volumineux dossiers, débordant de pages dactylographiées qui ne semblent même pas destinées à la relecture, traînent partout. Aucun empressement particulier ne semble animer les policiers que je croise dans les couloirs du Palais de justice où sont installés leurs bureaux. Les gendarmes, pour leur part, déambulent dans leurs propres locaux de brigade, avec des airs bonhommes qui n’inspirent certes pas la crainte et la menace mais ne dénotent pas non plus une grande effervescence dans leur activité. Quant à ceux que l’on me désigne comme « supérieurs hiérarchiques », les magistrats – juge, procureur du roi ou procureur général –, ils brillent par leur absence. À chaque jour qui passe, je déchante. J’ai pris la police pour ce qu’elle n’était pas. Ses hommes sont loin de posséder la puissance dont je les ai cru pourvus. D’ailleurs, ils se plaignent beaucoup de leurs conditions de travail. Ils font un métier comme tout le monde. Ils sont des hommes comme les autres. Pas des héros. Et aucun d’entre ceux que nous rencontrerons ne présentera jamais le profil d’un Jack Bauer3. À les fréquenter, nous finirons par les trouver plutôt sympathiques, inoffensifs au point d’en être, par rapport à nos attentes fantasmées de flics de choc, désespérants. Après toutes ces années, j’en tirerai tout de même cette conclusion positive que nous ne vivions pas, c’était un fait certain, dans un État policier.
Le gendarme M. de la BSR, qui s’est présenté à nous le soir de l’enlèvement des petites, restera dans nos mémoires comme le représentant le plus patent de cette impression d’innocuité émanant des membres de la gendarmerie. Tout l’été, il restera en contact permanent avec nous. Il arrive généralement le matin, vers dix heures, flanqué parfois de son collègue L. Sa présence quotidienne nous rassure. Un de ces jours, nous n’en doutons pas, c’est lui qui nous apportera la bonne nouvelle, l’espoir d’une piste sérieuse, l’issue du mystère. Nous entretenons avec lui un rapport de confiance. Il nous met à contribution pour de menues missions, celle notamment de consigner, jour après jour, tous les événements ou micro-événements de nos journées susceptibles d’intéresser de près ou de loin l’enquête : une voiture louche dans le quartier, un appel ou un comportement inhabituel, des faits suspects que l’on nous aurait rapportés. Il nous a plus particulièrement chargés d’une tâche que nous prenons très au sérieux : il s’agit de relever tous les numéros des plaques minéralogiques des véhicules qui stationnent ou ralentissent devant la maison. C’était un poncif dans les films policiers : n’entendait-on pas souvent dire que le criminel a tendance à revenir sur les lieux de son crime ? Nous nous relayons, d’heure en heure, jour après jour, mon frère, ma belle-sœur, mon mari, ou l’une ou l’autre de ses nièces, fixés à notre poste d’observation, un fauteuil légèrement en retrait de la fenêtre du living, pour effectuer ce fastidieux relevé. Le soir, nous remettons cette liste aux gendarmes qui s’occupent ensuite de vérifier à qui appartiennent ces plaques. Cette occupation dérisoire qui nous cloue à la maison sans apporter le moindre résultat finit par nous lasser. Les criminels sont-ils assez stupides pour circuler avec des plaques facilement repérables ? Nous nous posons la question. Mais nous ne connaissons rien de ce monde souterrain de la criminalité. On ne pense pas aux techniques des fraudeurs, des voleurs, des ravisseurs ou des assassins quand on ne connaît rien d’un tel état d’esprit. De cette fastidieuse mission qui nous sera confiée en ce début d’enquête, je garderai longtemps un réflexe pavlovien : je ne pouvais plus m’empêcher de mémoriser sur la route, lorsque je me déplaçais en voiture, toutes les plaques des véhicules qui m’apparaissaient suspects. Au point que certains numéros se sont gravés dans ma mémoire pendant des années. Ne me souvenant, par contre, pas toujours du mien, j’enrageais de ne plus pouvoir me débarrasser de cet encombrement mémoriel. À cette liste gravée dans ma tête sont venus s’ajouter, plus tard, tous les numéros correspondant aux différents véhicules des inculpés de Neufchâteau. Peu à peu, heureusement, cette mémorisation superflue s’est estompée. Ces chiffres et ces lettres insignifiants, je les ai oubliés, les uns après les autres, à mon grand soulagement. Sauf un, ineffaçable, je ne sais trop pourquoi : le numéro FDB 444 d’une Audi 80, appartenant à une société de leasing dont le patron était un homme d’affaires bien connu des milieux judiciaires belges…
Les policiers insistent aussi sur tout ce qui, par le passé, dans notre entourage, dans nos relations ou lors de nos déplacements avec les petites, a pu nous paraître étrange. Ils nous incitent à rechercher dans nos souvenirs tout ce qui, aujourd’hui, pourrait représenter un élément suspect, un début de piste, un fil à tirer. Louisa se souvient alors d’un personnage qui l’avait intriguée l’année précédente, lors d’un camp de vacances auquel les deux petites avaient participé en été. Il lui avait semblé bizarre que, une fois revenue du camp, Julie lui ait parlé avec tant d’enthousiasme d’un certain Michel dont la présence sur les lieux ne nous avait jamais été signalée par les monitrices. Qui était-il exactement ? Louisa posera la question aux monitrices, lesquelles, suite à l’avis de disparition des enfants, avaient à ce moment d’ores et déjà pris l’initiative de se rendre sur place pour une battue dans les environs. Ce monsieur Michel, disaient-elles, était une sorte de concierge. Il habitait une petite maison attenante au gîte de vacances et s’occupait d’entretenir les lieux. Les monitrices se sont souvenues qu’il s’était montré très intrusif durant toute la durée du séjour des enfants. Ce type ne leur avait pas inspiré confiance ; il leur avait même semblé louche. Bien que Louisa et moi ayons été averties que la police judiciaire allait désormais s’occuper sérieusement de ce suspect, nous n’en saurons pas plus sur lui ni sur l’enquête le concernant avant longtemps. Pourtant, dix mois plus tard, en mai 1996, un événement fortuit réorientera toute notre attention vers cet individu. Nous apprendrons, en effet, qu’il présente un comportement manifestement pédophile, touche à des activités illicites et, de surcroît, ne possède aucun alibi sérieux pour le jour des enlèvements de Julie et Mélissa. À partir de ce moment, ce personnage concentrera sur lui toutes nos suspicions. Neuf ans plus tard, il sera appelé comme témoin au procès d’assises par la défense du principal inculpé, Marc D., pour être tout aussitôt renvoyé, à la demande d’autres avocats, convaincus que sa présence à la barre ne représente qu’une manœuvre de diversion. Dès lors, comme nul ne souhaitera plus, à ce stade, que l’une ou l’autre brèche ou lacune de l’enquête puisse donner du grain à moudre à la défense du « pervers isolé », l’étrange monsieur Michel sortira de l’affaire…
Un été insolent s’est installé sur les jours les plus sombres de notre vie. Le temps météorologique est au beau fixe tandis que mon humeur s’approche de l’orage. Juillet s’affiche et passe sur le calendrier. Il y a déjà dix jours que nos petites filles ont quitté la maison en sautillant de joie. Dix jours que nous sommes à l’affût du moindre signe d’elles. Toujours aucune nouvelle. L’affolement nous gagne. Nous devons faire plus. Lancer un appel au ravisseur. Via les médias. Nous sommes le 4 juillet. Nous invitons la presse ; chaque parent va adresser un message direct à tout témoin, voire toute personne impliquée dans la disparition des petites. Les journalistes invités ne se font pas prier. Dans l’actualité terne de ce début de vacances d’été, l’événement prend facilement sa place. Mais l’exercice est difficile. Louisa et moi, de nature gaie et sociable, n’en sommes pas moins timides et réservées. Étaler sa détresse au grand jour équivaut pratiquement, pour nous, à se déshabiller en public. Il faut aller au-delà de soi, se lancer, en ne pensant qu’aux petites. Comment aurions-nous pu imaginer, une semaine plus tôt, que nous serions un jour amenées à une telle extrémité ? Il nous faut rassembler tout notre cran pour faire face à cette nuée de journalistes qui se tiennent là, face à nous, calepins en main, caméras au poing, micros dressés. Les flashs des photographes crépitent, tandis que nous ne retenons qu’à grand-peine nos larmes en formulant notre message. Quelle sorte de triste spectacle sommes-nous en train de donner ? Quelle sorte d’affligeante publicité sommes-nous acculées à donner de nous-mêmes pour lancer ce suppliant appel ?
C’est à dater de ce jour que tous les quatre, Louisa, Jean-Denis, Gino et moi, serons désignés et marqués comme « parents de Julie et Mélissa », « parents des petites disparues ». Une image qui nous collera à la peau des années durant et, jusqu’à aujourd’hui, une image qui nous définira et dont, malgré tous nos efforts pour nous en détacher, nous resterons indéfectiblement prisonniers.À dater de ce 4juillet, nous allons être reconnus dans la rue, interpellés ou observés, le plus souvent de manière sympathique, mais pas toujours. Nous avons basculé dans le monde des « gens connus ».La suite des événements ne nous permettra plus de quitter cet état. Désormais, nous allons devenir des « personnes publiques », quasiment dépouillées de tout droit à l’image. À dater de ce jour, nous allons perdre définitivement le privilège de l’anonymat dont nous avions joui jusque-là sans en mesurer le confort. Les circonstances ne nous ont pas laissé le choix…
Le mardi 5 juillet, les journaux font leur une de notre supplication : « Qui que vous soyez, où que vous soyez, nous vous supplions de nous rendre nos enfants. »Nous ne croyons pas que le criminel en personne prenne le risque de se dénoncer et de nous rendre illico nos petites filles. Mais nous espérons, au moins, toucher un éventuel témoin, un éventuel complice qui prenne conscience de l’ampleur du désastre ou toute autre personne informée de quoi que ce soit au sujet des petites. Tout au long du jour et des jours qui suivront, nous espérerons de toutes nos forces que cet appel provoquera un déclic, apportera une lumière, permettra un dénouement. Mais toujours rien. Rien que le silence d’un mystère de plus en plus épais, poisseux, révoltant.
Le 7 juillet 1995, la gendarmerie de Charleroi reçoit l’appel d’un informateur : le dénommé « Marc D. » lui a récemment proposé de participer à un enlèvement pour la somme de 150 000 FB. Elle en informe les gendarmes de la cellule « Julie et Mélissa ».4
Cependant, le rythme de l’affichage des avis de disparition ne décélère pas. Chaque jour, de nouveaux volontaires, des inconnus s’ajoutent à ceux auxquels nous avons initialement fait appel. Plus le temps passe et plus nous sommes habités par une sorte de fureur. C’est comme une fureur de vivre, une fureur de vivre pour la vie, la vie de deux petites filles que nous voulons retrouver saines et sauves le plus rapidement possible. C’est un ballet incessant entre les distributions d’affiches, les rencontres avec la police, les interviews à la presse, les envois de courriers aux autorités du pays, les courses aux événements – sportifs notamment – dans lesquels Gino et Jean-Denis s’immiscent, affiches de nos petites en main, espérant ainsi continuer à capter l’attention des médias. La sympathie populaire pour notre cause va crescendo. Des inconnus, de plus en plus nombreux, affluent à la maison afin de nous prêter main-forte pour l’affichage. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs jamais désarmé, fidèles à leur mission comme s’ils en avaient secrètement fait la promesse à nos petites filles. De la première à la dernière heure, ils répondront présents.
Tu fus de ceux-là, Yvan. Et tout comme tu n’as rien oublié, nous n’avons rien oublié de ton immense générosité.
De générosité, de fait, nous allons bénéficier constamment, à commencer par celle des ouvriers de l’usine où travaille Gino lorsqu’ils renonceront chacun à un jour de congé payé afin de le lui offrir. « Ainsi pourra-t-il se consacrer à la recherche de sa petite fille le temps nécessaire », déclareront-ils. Des enfants nous envoient leurs dessins et leurs petits messages d’espoir. Nos familles et nos amis nous épaulent dans les tâches du quotidien auxquelles nous n’avons quasiment plus de temps à consacrer. Un collègue de Gino vient repeindre les volets de la maison, un voisin vient tondre la pelouse, mes belles-sœurs italiennes, inquiètes de notre peu d’appétit, nous cuisinent des petits plats, mes parents font de leur mieux pour que Grégory vive le moins mal possible ses jours de vacances volées… C’est tout un monde de solidarité qui se met en place autour de nous, avec nous, pour elles. Cette chaleureuse spontanéité tranche avec la froideur indifférente que nous fait subir le monde de la justice. Cette attitude – tellement fermée qu’elle nous apparaît proche de l’hostilité – est le motif principal de nos colères et de nos découragements. Obtenir la moindre information sur l’état d’avancement des recherches est un impossible défi. « L’enquête suit son cours. Eu égard au secret de l’instruction, nous ne pouvons vous délivrer aucune information. » C’est cette réponse, tel un leitmotiv, toujours prononcée sur le même ton quelle que soit la question que nous posons, qui fera dire un jour à Gino à l’intention d’un journaliste un peu moins pressé que les autres : « La juge fonctionne sous Windows. » C’est également cette attitude de black-out complet qui nous incitera à chercher, dans un premier temps, par quels moyens légaux il nous serait possible d’être un tant soit peu reconnus par la justice comme des personnes humaines. Il nous faut un avocat. Victor H. sera cet homme-là. Il nous indiquera que la seule manière de savoir dans quelle mesure et dans quel sens l’enquête évolue, est de nous porter parties civiles afin de pouvoir introduire une demande d’accès au dossier en bonne et due forme. Ce que nous ferons. Demande rejetée. Le code pénal belge ne reconnaît pas encore le droit d’accès au dossier aux parties civiles pendant le cours d’une instruction, ce droit n’existant que pour les inculpés. Une autre possibilité existe : faire cette demande au procureur général, lequel, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, est seul habilité à y faire droit. Mais après maintes tergiversations, le procureur ne cèdera pas.
Nous allons rapidement comprendre que le seul moyen susceptible d’entraîner quelques réactions au sein du monde si fermé et secret qu’est le monde judiciaire, c’est d’interpeller les médias. Chacun de nos passages télévisés provoque une certaine agitation. Outre les propositions d’aide ou les marques d’encouragement que nous adresse un public touché, des réunions s’improvisent au niveau des autorités politiques locales, les policiers semblent retrouver une nouvelle ardeur, le ministère de la Justice s’informe sur la situation. La télévision possède ce pouvoir : un pouvoir d’interpellation directe. Les remous qu’elle déclenche, pensons-nous, finiront certainement par produire ses effets sur le monde judiciaire. Puisqu’il ne nous est pas permis de nous adresser directement à lui, nous le ferons par médias interposés. Le 31 juillet, nous donnons donc une seconde conférence de presse dans le but de dénoncer ce que nous percevons déjà comme des défaillances dans la mission de recherche des petites. Il y a notamment cette impression de lamentable cafouillage dû à ce manque de coordination entre police judiciaire et gendarmerie, mais aussi ce manque de volonté, nous semble-t-il, d’élaborer un travail par hypothèse, plus réfléchi, moins modélisé que celui, tellement étroit, de la pratique policière classique. Pour cette communication à la presse, nous avons soigneusement élaboré une liste de griefs ainsi qu’une proposition de voir se créer une « cellule spécialisée » en matière de disparitions5. Cette liste, nous l’avons adressée au ministre de la Justice et, simultanément, par un courrier qui leur est personnellement adressé, à tous les parlementaires du pays – exception faite des représentants d’extrême droite. Aussi lorsque l’année suivante la commission d’enquête parlementaire sur les disparitions d’enfants en Belgique sera mise sur pied dans le but d’auditionner les protagonistes de l’enquête concernant Julie et Mélissa, je serai médusée d’entendre tout ce beau monde jouer l’étonnement face à cette évidence que les services policiers ont travaillé sans franche concertation. À ce moment, une enquête parallèle de la gendarmerie sera mise au jour et sa responsabilité dans l’échec de l’enquête dénoncée. Mais je n’accepterai pas aisément le fait que les autorités du parquet et les magistrats soient alors désignés comme les malheureuses victimes de cette guerre des polices. Il m’apparaîtra en effet fort peu probable, vu les nombreuses fois où nous aurons dénoncé tous azimuts ce problème de coordination et de circulation de l’information, que police judiciaire, juges d’instruction, parquets et parlementaires n’aient pas été conscients, auparavant, de cette fracture de l’enquête entre les deux polices. Aujourd’hui, je crois tout simplement que, dans leur grande généralité, ils s’en foutaient…
Le mois d’août de cette année-là sera essentiellement consacré aux premiers reportages sur les enlèvements des petites. Après Chi l’ha visto ? sur la chaîne italienne RAI 1, il y aura Perdu de vue sur la chaîne française TF1, suivie de la première émission sur la RTBF Faits divers. Longtemps, les médias se cantonneront à l’utilisation du terme « disparition » dans leurs articles et leurs reportages sur Julie et Mélissa. De notre point de vue, parler de disparition n’est pas adéquat : les petites ne se sont pas évanouies dans la nature. Julie et Mélissa ont été victimes d’un crime d’enlèvement. La différence avec