Requiem pour l’oligarchie - Emmanuel Delattre - E-Book

Requiem pour l’oligarchie E-Book

Emmanuel Delattre

0,0

Beschreibung

Une fable radicale, pourtant loin d'être nihiliste et déséspérée...

Dans un parc public, Laurent, comédien, tombe sur son ami d’enfance Éric « Le Rouge », membre important d’un parti de la gauche radicale. Les deux amis se remémorent leurs parcours de jeunesse et leurs idéaux. Éric entraine son ancien camarade pour lui confier une mission : infiltrer le milieu de l’oligarchie dominante, jusqu’au plus haut niveau. Le programme : dynamiter le système de l’intérieur en implantant une révolution souterraine dans les affaires atrocement normales du pouvoir économico politique.

Comment Laurent va-t-il s’y prendre ? Saura-t-il résister aux délices mortels du pouvoir absolu, de l’argent roi ?

Ce roman est le premier ouvrage de la nouvelle collection Politique fiction publié par les Editions Utopia.

Un roman politique qui mêle habilement tragédie et humour.

EXTRAIT

De toute éternité, il y a toujours eu un homme sur le point de sauter. L’image serait celle d’un pont, une image sépia, jaunie par de trop fréquents passages en
revue. Comme il s’agit de sauter, choisissons Paris. Puisque l’on ne peut plus y vivre, compte tenu de l’immobilier spéculatif, au moins peut-on y mourir et ça ne coûte rien. Paris et le Pont Neuf, ou le Pont des Arts, si par hasard tu y croises ton cafard. Il y a donc un homme et un pont, et vu l’état de l’homme, la beauté du décor, sûr qu’il va sauter.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Emmanuel Delattre est l’auteur d’un roman dont l’action se déroule dans les coulisses du Parti Socialiste : Destin politique et soupe aux grosses légumes aux éditions Yves Michel, ainsi qu’une fiction sur le pouvoir des rêves Derrière la porte aux éditions Thélès. Il est également l’auteur d’un livret d’opéra La Molécule des Fous, mis en scène à Toulouse, ainsi que de scénarios et de pièces de théâtre.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 236

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Premier mouvement« Molto vivace »

La rencontre

Chapitre 1

De toute éternité, il y a toujours eu un homme sur le point de sauter. L’image serait celle d’un pont, une image sépia, jaunie par de trop fréquents passages en revue.

Comme il s’agit de sauter, choisissons Paris. Puisque l’on ne peut plus y vivre, compte tenu de l’immobilier spéculatif, au moins peut-on y mourir et ça ne coûte rien. Paris et le Pont Neuf, ou le Pont des Arts, si par hasard tu y croises ton cafard. Il y a donc un homme et un pont, et vu l’état de l’homme, la beauté du décor, sûr qu’il va sauter.

Le suicide est une idée courageuse, sauf que ce n’est pas une idée, c’est une issue sans choix, la fin d’un insupportable état d’être. Mon image est trop romantique, c’est une vision qui me permet d’envisager l’idée du suicide du bout des doigts, sans trop y toucher. Cette idée est cependant suffisamment inquiétante pour entraîner mon âme dans une sombre descente. D’où vient cette image dans ma tête lourde ? Peut-être l’automne…

Assis dans ce parc, loin de Paris, je regarde tomber les premières feuilles et je m’imagine mettre fin à mes jours. Le concept est poisseux, pénétrant. Autour de moi, un tapis de feuilles mortes. Cette ambiance de chute et de mort, en ce mois de novembre gris, mois du scorpion, déprime la pensée. Ce n’est pas comme janvier, où tout a été consommé, consumé. En Janvier, on ne pense pas à la mort ; on y est, de l’autre côté. La vie s’est tue et germe six pieds sous terre en son miroir hivernal. La mort y est belle, blanche, froide, silencieuse, apaisante et presque sereine. Une sérénité qui est peut-être cet espoir des suicidés en un monde meilleur, tranquille.

Vu l’état de mon existence et de mes finances, il est normal que Novembre provoque en moi cet état douteux à l’ombre de pensées sépia. Des pensées qui me feraient envisager le suicide, d’un point de vue métaphorique, comme une forme de disparition sociale, une disparition dans un ailleurs géographique lointain, ou dans une autre vie. Une vie qui n’aurait jamais connu la moindre trace de ma présence auparavant, ni le moindre souvenir de mon passé. M’effacer pour renaître ailleurs. Ma vie était-elle encore assez intéressante pour échapper à la fatigue du suicide réel ?

C’est à cet instant précis – je me souviens – avec ces feuilles de mort autour de ma tête, que l’autre, le passant, il m’a vu, dans cet état, proche de plus d’état du tout. Alors, à la façon dont il s’est arrêté et m’a regardé, il a dû comprendre, tout d’un bloc massif, l’état exact dans lequel je me trouvais, ce 11 novembre, jour férié mémorable.

Moi qui ne croyais plus ni au hasard ni au destin, qui m’évertuais à pourfendre toute forme de sens aux schémas tragiques de la vie, il fallait qu’il me trouve là, dans cet état précis.

Ce passant qui passait, il m’aura bien fallu la chute d’une dizaine de feuilles de marronniers pour le reconnaître… Il y a quelque chose d’animal dans la reconnaissance, même après trente ans et bien que les apparences aient entièrement changé. Il y a cette ancienne aura qui colle toujours à la peau, cette odeur du passé que nos truffes de chiens existentiels détectent en toutes circonstances. Et la jeunesse laisse les odeurs les plus prégnantes.

Après l’avoir instinctivement reconnu, j’ai visualisé en quelques secondes toute la tranche de vie qui émanait de son regard. Comme si je tombais de ce pont. J’ai tout revu en un temps compressé et suspendu. Par contre, la mémoire des noms n’est pas mon fort ; lui n’avait plus sa moustache stalinienne, et moi j’avais une barbiche à la Trotsky, pour ne citer que les références qui nous étaient communes à l’époque. Son nom ne faisait aucune bulle de souvenir à la surface. Lui, par contre, avait la mémoire des noms. Cela faisait partie de son boulot, au chef de la Section Ouvrière Marxiste Léniniste. J’y avais un surnom, que je ne supporte plus, et il a fallu qu’il la ramène, avec sa voix profonde, froide et avisée, comme un jugement sans appel :

– Lolo…

Et l’on pouvait deviner dans le silence qui s’ensuivit tous les « C’est pas vrai ! Incroyable ! » qui sont d’autant plus forts qu’ils ne sont pas dits. Silence suspendu dans lequel je cherche, l’air d’une poule face à un presse-purée, son nom. Ayant pitié de moi, c’est lui qui me lança la perche :

– Éric ! Tu te souviens ?

– Voilà ! Éric le rouge ! Lui aussi avait un surnom.

– Hé ! Hé ! On oublie le rouge, d’accord ?

– Bon alors, appelle-moi Laurent.

Après tant de bavardages, que dire ? J’étais dans des pensées trop brumeuses pour les partager avec qui que ce soit, et je ne sais si j’avais envie de faire remonter ce passé-là. Éric le rouge ! Celui qui m’avait initié à la politique de fond, comme on dit « course de fond ». C’est-à-dire qu’il m’en a fait ingurgiter des Marx, des Lénine, des Trotsky et des quotidiens du peuple. Hypnotisé que j’étais par sa connaissance et ses convictions, sa force intérieure. Une puissance de cobra forgée dans la pureté révolutionnaire. La pureté, la conviction, la force et sept ans de plus que moi. De quoi en faire un frère aîné craint et respecté, presque une icône.

Moi qui sortais à grand peine d’un bac laborieux, je n’éprouvais aucune passion pour des études supérieures dans une société que l’on exécrait méthodiquement jour après jour, découpant au scalpel ses entrailles nauséabondes. Masse mouvante de rejetons de l’après Mai 68 et du mouvement hippie, résidus de fausse couche maoïste, résidus de capotes guévaristes, coïts interrompus d’un mauvais trip, avortons dédiés aux charges de CRS, troupeau libertaire et écolo de la première heure, perdus par notre marginalité. Même pas recyclables dans les agences de pub, les entreprises du net ou les médias de gauche. Rien à faire, rien à foutre, si ce n’est jouir de l’envergure considérable que nous conférait notre prise de conscience éclairée. Nous étions les nouveaux prophètes, les nouveaux poètes, les nouvelles divinités d’un monde à venir. Qui mettait un temps fou à venir.

En attendant notre heure, il fallait bien travailler pour assurer le minimum de survie. Puisque l’on avait refusé le paradis des élites nauséeuses, il fallait rejoindre l’enfer de la réalité prolétarienne. Et puisque le paradis c’est l’enfer, nous transformerons l’enfer en paradis !

Quand je revois aujourd’hui la figure d’Éric le rouge, je me souviens des deux grandes tendances que j’observais à l’époque, deux sociologies de la révolte. Un mouvement orienté vers la politique, un autre vers la poétique, un qui lisait Marx ou Gramsci, l’autre Kerouac ou Timothy Leary. L’un se défonçait aux manifs et aux groupuscules, l’autre au LSD et à l’Afghan noir ; l’un vibrait aux chants révolutionnaires et à Ferrat, l’autre à une culture pop aux ramifications innombrables L’un écrivait les théories politiques de demain, les autres décryptaient les arts du futur. D’un côté on créait chaque matin de nouveaux partis purs et exigeants, de l’autre des communautés de vie, des éducations nouvelles, du théâtre, des expos à l’infini… Parfois ils se rencontraient, parfois ils se combattaient, souvent ils se moquaient les uns des autres, chacun étant la caricature de l’autre. Entre babas trop cool et militant obtus, il était de bonne guerre de se faire la guerre. Mais nous savions que nous étions dans le même corps, la même matrice. Et puis nous avons enfanté tellement d’êtres hybrides…

Quand j’ai rencontré Éric, après une pénultième mission d’intérim, dans cette usine de fabrication de cadres métalliques – ou d’autre chose – j’ai trouvé là un maître du camp opposé. Moi, j’étais plutôt dans le camp cool cheveux longs avec vol de 33 tours à la Fnac, fumeur de moquette et spécialiste de Genesis, saison Peter Gabriel. Section musique et théâtre plutôt que deuxième ou troisième internationale. J’avais cependant bien suivi les grèves au lycée et les manifs, et connaissais les tendances politiques qui remuaient le pays. Éric m’a fait comprendre, en six mois, ce qu’était vraiment la condition ouvrière et la révolution prolétarienne qui devait en découler. En me démontrant ce qu’était la dignité humaine même au fond d’un travail aliénant. Et comme travaux pratiques, on a construit à nous deux une section syndicale dans une PME de 150 salariés qui n’avait jamais vu l’ombre d’un doute envahir le débat très peu démocratique qui régnait dans cette entreprise néolithique.

Il m’a enrôlé dans son parti. Un petit parti comme il y en avait tant : petits, mais terriblement efficaces. Nous étions une trentaine dans notre chef-lieu de département, mais on aurait cru une armée, on bossait comme trois cents. Chacun était éduqué à la dure, de véritables moines soldats. Nous éditions un journal national que nous vendions sur les marchés et nous nous réunissions plus d’une fois par semaine. Éric était le responsable départemental. Tout était organisé, hiérarchisé, planifié, même les temps pour faire l’amour – qui n’étaient pas très nombreux, car pouvant détourner de l’idéal révolutionnaire. Oui, il m’en a fait bouffer des théories et des théories politiques, de quoi redescendre avec réalisme et angoisse de la planète molle et colorée qui me tenait lieu d’horizon indépassable. Mais je prenais goût à ce nouveau trip, à cette ambiance à moitié paranoïaque et à moitié lumineuse qui levait le voile sur la réalité du monde. Sortant du cocon de la voix des anges, j’entendais maintenant les trompettes métalliques du matérialisme historique. Et j’en voyais les résultats : Éric, aidé aussi par mes inspirations, avait donc réussi à créer une section syndicale, jouant sur la loi et sur la foi, retournant comme des crêpes des ouvriers chez qui il avait insufflé le vent de la révolte, distribuant l’espoir, ouvrant des visions d’avenir radieux et surtout, renvoyant dans les cordes la direction et ses petits chefs nazillons toujours aux ordres du pouvoir, quel qu’il soit. Les annihilateurs de révoltes, il les a calmés, Éric… Mais sans s’énerver, juste avec son regard noir et sa moustache – qui était plus proche de celle de Nietzsche que de Staline maintenant que je la revois. Il les a calmés aussi avec la cohérence de sa dialectique imparable. Les petits chefs, ils avaient peur de lui. Quant à la direction, ils n’ont réussi à s’en débarrasser qu’au bout de six mois, après une grève de 15 jours, la première de l’entreprise. Ils s’en sont débarrassés mais il a laissé derrière lui une section syndicale, une augmentation de salaire de 10 % et de meilleures conditions de travail. Il estimait avoir fait un bon boulot.

Ensuite, je suis parti trois mois en Inde, retrouver ma tendance profonde. J’étais assez épuisé par ces six mois de militantisme extrême, « épuisé mais ravi » comme il disait. Je n’ai cependant jamais renouvelé cette expérience de travail d’usine. J’ai beaucoup appris, je ne regrette rien. Mais à partir de ce moment fondateur, mon choix a été définitivement arrêté : m’éloigner le plus loin possible de la production de masse et de son aliénation inhérente : la consommation de masse.

Enfin aujourd’hui, avec mes idées automnales du pont-des-suicidés, je ne sais ce qu’il reste de nos combats d’antan. Et lui, l’Éric, toujours en lutte dans les usines ? pensais-je en le regardant. Il me répond aussitôt :

– D’accord. Laurent !

Puis il me scrute, longuement. Décidément, le temps s’étire étrangement aujourd’hui. Il me détaille avec ce regard inquiétant du fauve autour de sa proie. Qu’a-t-il vu ? Après de longues secondes où je ressens déjà tout l’ascendant qu’il reprend sur moi sans même ne rien dire, je décide de prendre l’initiative. Me revient en une grande vague mémorielle un souvenir clair :

– Bon anniversaire, Éric !

De quoi le désarçonner. Je n’ai pas la mémoire des noms mais je me rappelle des signes astrologiques. Avec lui, ce n’est pas difficile, scorpion à la lame aiguisée, fine lame à l’âme fine, et né un 11 novembre. Il n’en était pas particulièrement fier ; pas pour l’armistice, mais pour ce que représentait cette horrible guerre. « Comme toutes les guerres, disait-il, les bouchers s’engraissent pendant que l’on équarrit le peuple, toute guerre est une guerre civile, sauf celle contre le tyran ». Il a souri et rougi un peu, avec cette petite fossette enfantine qui humanise son visage quand ses calculs laissent la place à ses émotions. Il s’est soudain adouci, s’est assis à côté de moi et on a parlé du bon vieux temps qui, à regarder de près, n’est pas si bon et si vieux que ça. Après avoir fait le fond des vieilles casseroles, je sentais le moment venir où il me poserait la question de mon devenir personnel. Question que je n’avais guère envie d’aborder. Mais il fallait qu’il la pose cette satanée question, comme un augure déployant ces ailes vers un futur qui allait m’emporter corps et âme dans une aventure que la pire des imaginations n’aurait pu concevoir au sein du plus noir de mes cauchemars. J’aurais dû fuir à toutes jambes, ou alors l’étouffer, l’assommer, l’atomiser ! Mais le diable, jouant aux dés avec mon ange gardien, en décida autrement. Mon destin était joué sur cette réplique mémorable :

– Et toi alors, qu’est ce que tu deviens ?

À ce moment, mon ange fit tomber la pluie, une petite pluie, mais assez fine et persistante pour qu’elle éparpille alentour tout amoureux des bancs publics. Mais le diable insiste et trouve l’idée assez bonne :

– Allez, viens Laurent, je t’offre un demi au bar en face.

Il fallait qu’il y eût un bar en face, avec vue sur le lac du parc et ses pédalos qui rentraient à tout mollets pour s’abriter de cette pluie imprévue. La scène était assez drôle. Cela permit, avec la bière, de détendre définitivement l’atmosphère. Le piège était refermé.

Chapitre 2

Il attaque de nouveau, sur le mode de la répétition :

– Alors, qu’est-ce que tu deviens depuis… ?

Bien, c’était donc à moi de faire la chronologie. J’avais de la chance – moi qui ne me souviens pas des dates non plus – c’était juste à l’époque de ma majorité, la nouvelle majorité giscardienne, celle à 18 ans. Pour mon père, par contre, c’était toujours 21 ans. Et il s’occupa de ses fils jusqu’à 21 ans, quoi qu’il arrive, un vieux à l’ancienne. En ce qui me concerne, et vu le jeunisme actuel, je placerais l’âge de la majorité autour des 30 ans. Mais je digresse. Et la pluie tombe maintenant de plus en plus fort, faisant résonner la baie vitrée d’une subtile harmonie cristalline. Je laisse mon esprit flotter. Mais il attend une réponse, l’autre, que je commence à oublier.

– Hé ho ! Toujours là ?

– Excuse-moi, j’écoutais la pluie. 27 ans, ça fait 27 ans.

– C’est ça, c’était juste après ton bac. Hé, ça ne nous rajeunit pas.

– Oui. Ca fait un vieux quadra et un jeune quinqua.

– Le temps passe, et on n’y peut rien…

– Voilà au moins une chose que l’on ne peut contrôler.

– Ça dépend. Il y a maintenant des recherches très intéressantes sur la régénérescence des cellules souches…

Je voyais qu’il aimait encore tout contrôler, il n’a guère changé, le gaillard. Je lui aurais bien répondu sur le thème de la science folle, mais cela l’aurait trop excité. Peut-être aurais-je dû, et la discussion aurait pris fin assez rapidement. Mais j’ai eu une pensée furtive, une bulle de pensée qui éclata à mon insu :

– En fait, en vieillissant, on renforce tout ce qu’on était à l’origine, on ne change pas.

– Ha ! Ha ! Oui. Et c’est pour cela qu’il vaut mieux bien commencer. T’imagines ? Celui qui est con dès le départ, il finit archicon. Ha ! Ha ! Toi, par contre, t’étais loin d’être con, un peu…

– Cool… fou… planant ?

– Voilà, planant, artiste quoi, mais engagé quand même. T’as toujours été engagé, toi… ?

Est-ce une affirmation ou une question ? En tout cas, il me révèle qu’à l’époque j’avais déjà cette aura « artistique ». Découverte intéressante. Je pensais avoir développé cela un peu plus tard. Je lui répondis, le cul entre deux chaises :

– Engagé et dégagé ! Par contre, artiste, oui.

– La dernière fois que l’on s’est vu, tu partais en Inde. Après, tu voulais faire un groupe de rock. C’est ce que tu as fait ?

– Ah bon, j’avais dit ça ? Tu as une bonne mémoire.

– C’est une de mes qualités.

Avec la modestie, ai-je failli dire, mais… pas de polémique.

– En fait, après, j’ai pris des cours de jazz. J’ai tenté de jouer avec des potes, un truc un peu jazz-rock, pendant deux ou trois ans. Et puis… Je cherche dans mon horloge interne. Oui, après le jazz-rock, je suis allé trois ans en fac. Jusqu’à la licence. Il avait l’air très intéressé, il a dit sur un ton inquiétant :

– Et après ?

– Bof, après cette tentative d’insertion sociale dans le monde des élites, j’ai été définitivement dégoûté par, je dirais… L’usage de l’économie à des fins mercantiles.

– C’est-à-dire ?

Son ton me donnait l’impression d’être à nouveau dans un examen de passage.

– Et bien tu vois, enfin, tu connais : marchand de tapis, exploitation des travailleurs, économies cannibales, colonialisme, et puis le fric, le fric, toujours le fric, le dieu Fric !

– Je vois que tu n’as rien oublié. Et après ?

Il a raison de me presser, car j’ai tendance à digresser. Toujours aussi efficace, le Rouge.

– Après, ça se mélange un peu. Mais je sais qu’à un moment donné, j’ai choisi le théâtre.

– Tu veux dire que c’est ton travail actuellement ?

– Ho ! J’ai encore pas mal galéré de-ci de-là, j’ai même failli… Voyant que j’allais repartir de plus belle dans mes labyrinthiques souvenirs, il me retire illico ma madeleine de nostalgie :

– Maintenant, tu fais quoi ?

– Voilà, j’arrive. Je suis intermittent du spectacle, depuis cinq ans environ. Intermittent à plein temps !

– Oui, je connais. C’est un statut un peu pourri, mais c’est un statut.

– Je sais, on est toujours considéré comme chômeur. Quelques heures de travail obligatoire, et le reste, chômeur.

– Nous, on propose un vrai statut de l’artiste.

Il me fait avec cette réplique le résumé de toute sa vie. Je lui réponds :

– Tu es donc resté dans la politique ?

– Oui, je t’expliquerai. Mais continue, tu fais quoi exactement dans le théâtre ?

Décidément, ma vie avait l’air de l’intéresser au plus haut point, j’en étais flatté. J’aurais dû me rappeler la fable du corbeau et du renard, mais malheureusement, je lâchai mon fromage :

– Ho ! J’ai fait d’abord comédien, puisque la vie est un songe, n’est ce pas ? Et puis mon côté un peu animateur m’a poussé à la mise en scène : Tchekhov, Ionesco, Borchert, Molière, Brecht, Koltès, et puis là je m’attaque à Peter Handke.

– Peter Handke ?

Oui, j’aurais dû m’en rappeler, j’oubliais que les politiques, en général, n’ont pas une grande culture artistique. Ils ont tellement à faire dans les réunions et le concret des choses qu’ils n’ont tout simplement pas le temps de se raffiner l’esprit. J’irais même jusqu’à penser qu’il faut un esprit un peu lourd et pas trop raffiné pour faire de la politique. Comme au temps ancien, je continue de « cultiver » Éric :

– Oui. Peter Handke est un auteur allemand contemporain, qui vit encore, en France d’ailleurs. Tu sais, c’est lui qui a écrit les dialogues des Ailes du désir de Wim Wenders.

– Oui, bien sûr…

Je n’aurais pas la cruauté d’aller plus loin. Il est cependant assez habile pour rebondir sur le sujet :

– Et elle parle de quoi, cette pièce ?

– Justement, une critique assez profonde du système et des multinationales, avec une vision aussi très poétique…

– Et comment s’appelle-t-elle ?

– « Les gens déraisonnables sont en voie de disparition. »

– Ha ! Ha ! Excellent, excellent ! Et ça, c’est bien vrai, il faut être déraisonnable ! Quand on voit l’état des choses.

– Ça, c’est un autre film de Wim Wenders.

– Hein ?

– Non, je plaisante. Je suis d’accord avec toi, il faut faire péter ce carcan de conformisme qui nous enchaîne.

– En fait… Il prend sa voix sépulcrale. Tu es resté bien politisé quand même. Et tu n’as jamais refait de politique ?

– Tu veux dire, dans un parti, avec carte et tout ?

– Oui.

– Et bien si, justement. Avant d’être accaparé par le théâtre, qui est une amante très exigeante et très chronophage, au temps où j’étais comédien, j’ai milité quelque temps chez les écologistes.

– Ha ! Ha ! Les Schtroumpfs !

– Oui, je sais, c’était un peu moins structuré que le parti international des travailleurs.

– Il n’existe plus depuis longtemps. Je t’expliquerai. Mais, ceci dit, j’ai beaucoup de respect pour nos camarades verts, enfin, pour certains…

– Oui, les plus… rouges.

– Et toi, tu n’étais pas un peu noir à l’époque ?

– Trotskyste, souviens-toi de Kronstadt !

C’est une « private joke » entre nous, pour voir s’il savait encore garder son sang-froid, voire son humour. Même si le massacre des anarchistes par l’armée rouge n’était pas une grande plaisanterie de l’histoire. S’il s’était emporté et parti sur un coup de tête, ma vie en aurait été terriblement simplifiée. Mais avec le temps, il était devenu sage, et un peu poète.

– Oui, je sais, le rouge et le noir ne s’épousent pas toujours. Mais tu vois, maintenant, et vu l’étendue des dégâts, il faut unir nos forces. Qu’est ce que le trotskisme à l’heure actuelle ? Un outil, tout simplement, dans la grande boîte à outils de l’histoire. Certainement pas une fin en soi, et puis, il faut s’ouvrir aux idées nouvelles.

Profitant de ce mouvement, j’enfonce le clou, lyrique.

– Moi, tu vois, j’imagine un drapeau avec trois couleurs : Le rouge, le noir, et le vert. Le rouge pour la longue histoire du communisme et du socialisme, sans les dictatures bien sûr : Staline, Pol Pot, Mao…

– Heu, Mao… Il hésite puis : Bon, allez, Mao. Mais à la fin !

– C’est toujours à la fin que ça merde.

– Continue, le noir ?

Ça avait l’air de l’amuser mon histoire, c’est comme ça que notre binôme avait si bien fonctionné à l’époque, antagoniste, mais s’inspirant et se dynamisant l’un l’autre.

– Oui, le noir pour l’individu, la libre-pensée, hors de la masse, du troupeau bêlant, des graines de têtes dures à qui on ne la fait pas, être son propre chef, son propre patron.

– Son propre dictateur aussi.

– Oui, mais sans entraîner les autres dans son délire, car nous avons à faire avec des individus libres de choisir. Du coup, le dictateur, il ne se dicte qu’à lui-même.

– Oui mais il faut bien un système collectif d’organisation. Rouge, par exemple.

– Admettons.

– Et le vert ?

– Le vert car nous vivons sur cette planète et que sans elle, nous ne sommes rien, nous ne pouvons même plus respirer.

– Avec tout ce que cela implique…

Me dit-il sur un ton rêveur, comme face à de nouvelles responsabilités. Ça en fait réfléchir cette nouvelle couleur, des ceusses qu’on n’attendait pas, mais qui y viennent. Et c’est bien qu’ils y viennent, car le vert tout seul, c’est trop solitaire. Lisant dans mes pensées, il continue ses questions sur ma modeste personne.

– Et tu y es resté longtemps, chez les Verts ?

– Bah, deux ou trois ans. Mais tu as raison, ils étaient un peu trop inorganisés pour moi. J’y retrouvais mon propre désordre, et politiquement c’était un peu… léger.

– Ha ! Ha ! Ces écolos ! Y’a toujours un mec de droite qui essaie régulièrement de les récupérer. Vous aviez viré le boy-scout à l’époque, maintenant y’a l’ancien rebelle qui essaie à nouveau. J’avoue que j’ai du mal à les suivre, c’est un peu l’auberge espagnole. Enfin, c’est pas avec ça qu’on va détruire le système.

– Détruire le système ? L’image est osée.

Il se redressa sur sa chaise et m’annonça, comme une vérité révélée :

– Et bien osons !

Chapitre 3

Le débat continue, mais prend une tournure que je n’aurais soupçonnée. Tout d’abord, je tente de retrouver ma juste place.

– Tu sais, j’essaie de faire du théâtre un peu politique, c’est vrai, mais je fais aussi du café-théâtre, pour gagner ma croûte. Et puis, en tant qu’acteur, c’est bien de jouer souvent. Le café-théâtre, ça rôde l’acteur, j’y prends même un certain plaisir. Il faut bien rire aussi.

Il coupe court à ma digression sur l’acteur et son double de boulevard :

– Laisse tomber. Moi, je te parle de grand art, je te parle de révolution… culturelle.

– Je sens que le mot culturel est rajouté pour me faire plaisir, ou dans un autre but

– Il continue. Ton auteur contemporain là…

– Peter Handke.

– Oui, c’est ça qu’il faut faire. Tu la montes quand cette pièce ?

– Et bien justement, c’est difficile…

– Pourquoi ?

– Il y a beaucoup de personnages et…

– Oui ?

– Faut les payer, quoi. On est une petite compagnie, c’est moi le responsable, et cette année la région a coupé les subventions.

– Politique des territoires, je connais. Ils auraient pu épargner la culture, c’est important la culture !

– On a encore un peu d’aides. Mais, c’est surtout que cette année, je voulais faire Avignon, et Avignon ça coûte cher. Surtout quand il y a beaucoup de comédiens. – Et là, je m’énerve un peu, je n’aurais pas dû mais il m’a pris aux tripes – Mais j’en ai marre de faire des one man show ou des pièces à deux personnages !!!

– Mais prends d’assaut le Palais des Papes !

– Hélas, je n’ai pas les moyens.

– Vilar Salazar !

– Tu connais cette histoire ?

– Je ne connais pas tous les auteurs de théâtre mais je connais l’histoire.

– C’est un peu exagéré « Vilar Salazar ».

– Non. Ce qu’ils voulaient signifier par là, c’est que, malgré tout le talent de cet homme, qui a fait de très bonnes choses pour populariser le théâtre, il était devenu une institution, une institution qui commençait à secréter sa propre élite et c’est celle que l’on retrouve maintenant à la tête de toutes les scènes nationales. Tu as déjà joué dans une scène nationale ?

Le salaud, il touchait là au plus profond des plaies béantes qui faisaient tant souffrir notre être de laborieux théâtreux. Je m’en sortis par une acrobatie :

– Est-ce que j’ai une tête à jouer sur une scène nationale ?

– Et bien oui, pourquoi pas ?

– Et bien, je ne suis peut-être pas assez…

– Assez quoi ?

– Assez… bon.

– Ha, bravo ! J’applaudis ! Et en plus, ils arriveraient à vous culpabiliser. T’as vu des fois ce qu’ils jouent sur les scènes nationales ?

– J’y vais, parfois.

– Et bien je peux te dire que des fois c’est de la merde ! Pas tout, mais y en a. Et je suis sûr que tu fais des choses aussi bien qu’eux.

– Tu t’y connais ? dis-je, surpris.

– On a une très bonne commission culture au parti. Et tu as vu ce qu’est devenu Avignon ?

– Oui je sais, il y a de tout.

– Et du n’importe quoi ! C’est même devenu un exemple de la société libérale. Il n’avait rien perdu de sa hargne.

– Tant que ça… dis-je timidement.

– Hé oui ! Rendement maximum, entassé dans des petits théâtres sordides loués à prix d’or. Je te dis pas l’explosion du mètre carré là-bas.

– Ça ! Je sais.

– Explosion aussi des loyers pour loger les comédiens. Les petites compagnies mettent toutes leurs économies dedans – et la plupart tombent en faillite après – dans l’espoir qu’une scène nationale les programme dans leurs temples de la culture. Mais elles n’en ont rien à foutre des petites compagnies, les scènes nationales ! Elles se reproduisent entre elles et se foutent du reste… Elles s’invitent les unes les autres et vont dans le IN, pas dans le Off. Et c’est pareil partout ! Dans le monde de l’entreprise, au sein de l’état, et même dans les services publics. Vous êtes tous OFF ! Les travailleurs, les chômeurs, les artistes, tous off. Le peuple est OFF ! Et ça profite à qui ? À qui ?

Écrasé par sa démonstration, je tente d’émettre un son.

– Ben… au IN.

– Exact, et j’appelle cela : l’oligarchie !

Le mot était lancé, et moi j’étais tassé au fond de ma chaise comme un chien effarouché. La pluie s’était arrêtée sous l’invective d’Éric, le verre était vide et je répète timidement ce nouveau mot qui venait s’inviter bruyamment dans mon dictionnaire :

– Oligarchie…

– Garçon, la même chose !

Deuxième tournée de bière, c’est moi qui paye. J’insiste.

Deuxième mouvement« Andante »

L’alpagage

Chapitre 1

Et vient le temps des explications, par le maestro Éric :

– Je t’explique. Il y a une petite caste qui s’est incrustée au sommet du pouvoir, financier et politique, comme des moules sur leurs rochers…

– Ou des tiques. J’aime bien l’idée des tiques, qui pompent, qui pompent, qui pompent.

– Si tu veux, des moules, des tiques, des parasites quoi ! Elles pompent et grossissent sans fin, et au détriment de qui ?

– De… nous ?