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Ce livre écrit par un grand sportif qui porta la flamme olympique fait revivre plus de 50 ans d'athlétisme en passant par des moments tragiques (Jeux olympiques de Munich...) et par des moments d'honneur qui ont suscité de grandes joies. Amoureux de sa ville (Saint-Germain-en-Laye), Roger Gicquel crée une nouvelle course, la foulée royale, qui perdure dans le temps. En 2022, la ville inaugure pour les prochains Jeux olympiques sa nouvelle piste d'athlétisme et lui donne son nom.
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Seitenzahl: 217
Veröffentlichungsjahr: 2024
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à mon épouse, Monique, à mes enfants, Pascal et Isabelle, à mes petites-filles, Magali, Coraline et Amandine, à mes arrière-petits-enfants, Mahël, Loris, Marceau, Eliott, Cléa et Aleyna,
pour tout l’amour et le bonheur qu’ils m’ont donné.
LE PARCOURS DE MA VIE
PREFACE
ENFANCE A CHAMBOURCY
ENFANCE A SAINT-GERMAIN-EN-LAYE
SEPTEMBRE 1939 : LA GUERRE
ÉVACUATION EN NORMANDIE
RETOUR À SAINT-GERMAIN
LA LIBÉRATION
MON PREMIER EMPLOI AUX P.T.T.
LE RETOUR DE MES FRÈRES
MES DÉBUTS EN COMPÉTITION D’ATHLÉTISME
PREMIÈRES VICTOIRES
AIR FRANCE
L’ACCIDENT
RENCONTRE AVEC MONIQUE
DISPARITION DE MON PÈRE
MARIAGE
LA RÉSURRECTION
L’ENTRAÎNEMENT
NAISSANCE DE MES ENFANTS
STAGES D’ENTRAÎNEUR À L’INSTITUT
NATIONAL DES SPORTS
LA FLAMME OLYMPIQUE
DÉBUT DE MON FILS PASCAL
EN ATHLÉTISME
MES JEUNES ATHLÈTES
LES OPPOSITIONS ET LES DIFFICULTÉS
LA GRÈVE DE LA MUTUELLE GÉNÉRALE
DES P.T.T.
LE RETOUR EN FORME
LES RUGBYMEN
LE PARIS-MANTES À LA MARCHE
LA DISPARITION DE MARCELLIN
LES JEUX OLYMPIQUES DE MUNICH
LES PLUS DOUÉS
LES VÉTÉRANS
DISPARITION DE MA MÈRE
LA FOULÉE ROYALE 6 JUIN 1982
BERLIN 1978
RELAIS DE FRATERNITÉ ENTRE LES
VILLES DE SAINT-GERMAIN ET
D’ASCHAFFENBURG
LA RANDONNÉE
CE QUE L’ON EST CONTRIBUE PLUS
AU BONHEUR QUE CE QUE L’ON A
LA DISPARITION D’ÊTRES CHERS
LE POINT
POUR LA VIE....
ÉPILOGUE
20 ANS APRES…
Il est des êtres qu’on rencontre avec plaisir, dont on garde un bon souvenir. D’autres, beaucoup plus rares, vous laissent une trace indélébile, parce que leur rapport à la vie est unique, parce qu’il faudrait les inventer s’ils n’existaient pas. Il en est ainsi de Roger Gicquel. « Je n’aime pas les gens graves, ils ne sont pas sérieux », disait le philosophe Alain. La réciproque est vraie. J’ai eu la chance de côtoyer Roger plusieurs années. Je ne suis pas sûr d’avoir jamais rencontré chez quelqu’un d’autre un tel mélange de gaieté et de générosité. Avec la même ferveur, il entraînait des athlètes doués et d’autres, d’un niveau modeste, dont je faisais partie.
Le Roger que j’ai rencontré au début des années 70 avait fière allure. Sportivement, il nous épatait avec ses cinquante-sept secondes aux quatre cents mètres, à plus de quarante ans. J’ai revu Roger récemment. Il a gardé la même classe, ce type d’élégance qui séduit particulièrement quand elle émane d’un homme né dans un milieu modeste ; on comprend alors qu’il s’agit d’une prestance morale, que le corps et le regard ne font que refléter. J’ai lu avec beaucoup d’émotion ce parcours d’une vie qui fut loin d’être facile, mais que la passion, le désintéressement et le désir de servir ont toujours illuminée. Je me rends compte en écrivant ces lignes que les noms propres ne pèsent pas tous du même poids. Celui que j’ai utilisé ici est chargé à jamais pour moi d’un mélange tout particulier d’estime et d’affection.
Merci, Roger.
Philippe Delerm
Il est souvent plus facile de se confier à une feuille de papier pour raconter ce que nous ressentons que de s’exprimer de vive voix.
En écrivant librement mes pensées et mes souvenirs, est-ce que j’éprouve le besoin de laisser aller mon cœur ou bien, tout simplement, est-ce pour que mes enfants et petits-enfants sachent comment je suis arrivé à m’élever dans la vie grâce, en partie, au sport ?
Le sport a été pour moi une source d’immense richesse où, bien souvent, je suis allé puiser de l’énergie et des forces nouvelles.
Peu importe ce qui me pousse à écrire, le principal est de partager mon expérience avec ma famille et mes amis, en résumant les principaux événements de mon existence, tels que je les ai vécus et ressentis, et qui ont fait de moi ce que je suis devenu.
L’authenticité de mon récit permettra peut-être d’instruire mes petitesfilles. Ainsi, elles sauront qui je suis et ce que j’ai fait. Elles sauront également qu’au cours d’une vie il y a non seulement du positif et du négatif, mais aussi un enseignement à tirer.
Dans les lignes qui vont suivre, je n’ai nullement l’intention de faire de la littérature. Je veux seulement dire que c’est à grands coups d’efforts et de souffrances, mais aussi d’événements heureux, que je suis arrivé à acquérir une certaine philosophie.
C’est pour cette raison que je tiens à dire à ceux qui, à un moment de leur vie, rencontrent la maladie, la solitude ou le désespoir que notre existence est faite aussi de passion, d’enthousiasme et de joie. Les souvenirs que je vais résumer constituent pour moi un héritage précieux que je veux absolument préserver, car ils sont le résultat de toute une vie de sportif. Avec les années ces souvenirs se sont accumulés et je peux, maintenant, les recueillir en abondance. Cependant, je me demande comment je vais m’organiser pour construire ce récit et rassembler toutes ces idées qui me viennent en grand nombre.
Cette étrange impression, je l’ai souvent ressentie au départ d’un marathon ; la distance m’inquiétait, j’avais peur de ne pas tenir la longueur. Puis, foulée après foulée, kilomètre après kilomètre, je finissais par atteindre le but.
Eh bien, ces mémoires, je vais les écrire ainsi : mot après mot, phrase après phrase. C’est peut-être le moyen de savoir jusqu’où je tiendrai.
Je vous invite donc à prendre le départ avec moi, car je suis persuadé que vous me suivrez jusqu’au bout. Le voyage en vaut la peine, il vous permettra de connaître comment j’ai trouvé un véritable sens à ma vie.
Vous constaterez alors qu’avec des pensées et des actes on peut construire une vie, et qu’il est terriblement bon de se sentir utile.
Je suis né le 14 octobre 1931 à Chambourcy, petit village dans les Yvelines (anciennement Seine-et-Oise).
Au fil des années, j’ai vu mon village natal se transformer. Pour moi, il évoque toute mon enfance perdue et l’étranger qui arrive dans Chambourcy est loin de se douter que ce village a connu autrefois une activité intense.
Le village était surtout célèbre par la culture de ses choux-fleurs : les plus beaux de France.
Chambourcy était aussi réputé pour la récolte des poires et des framboises. Chaque soir, des tonnes de fruits et de légumes étaient acheminées vers les Halles de Paris, par le petit train ou par de nombreux tombereaux tirés par des chevaux.
Pour effectuer les travaux des champs, il fallait beaucoup de main-d’œuvre. C’est ainsi que mon père avait quitté sa Bretagne à l’âge de 17 ans pour venir à Chambourcy comme journalier.
Durant la guerre de 14-18, il épousa ma mère et ils eurent cinq enfants : quatre garçons et une fille. J’étais le quatrième des garçons, ma sœur étant la plus jeune.
Cinq enfants à élever, cela n’était pas toujours facile pour mes parents. Mes frères aînés manquaient quelquefois l’école pour effectuer de petits travaux aux champs : sarcler, biner la terre ou bien cueillir les fruits.
À cette époque bien des parents pensaient que l’instruction n’était pas importante pour travailler.
Mon frère Marcellin avait souvent la charge de me garder. Non seulement il me servait de nourrice, mais il était pour moi le grand frère-gâteau qui cédait à tous mes caprices.
J’adorais ce frère qui m’emmenait faire de grandes virées dans la charrette qu’il s’était confectionnée avec quelques planches et deux roues de vélo. Cette charrette nous servait pour aller chercher à Saint-Germain les journaux et quelques commissions pour les gens du village, ce qui nous permettait de gagner un peu d’argent pour la famille. Nous descendions le chemin neuf à toute vitesse et j’en éprouvais un grand plaisir jusqu’au jour où la charrette a basculé dans le fossé.
Heureusement je m’en suis sorti indemne. Une autre fois, il avait failli me noyer dans l’abreuvoir de la rue Chaude en me fabriquant un bateau avec une caisse en bois qui avait rapidement coulé.
Ma mère connaissait l’intrépidité de Marcellin et elle me donnait à garder le plus souvent possible, aux religieuses de Chambourcy. Les deux sœurs apprenaient non seulement les prières aux enfants, mais elles avaient aussi d’autres activités dans le village : piqûres et soins pour les malades.
Je devais avoir environ cinq ans lorsque le peintre André Derain est venu habiter près de chez nous, à La Roseraie.
Il m’appelait « Gégé » et quelquefois il me prenait par la main pour m’emmener dans son atelier. Je savais que la boîte de bonbons se trouvait dans un grand tiroir, parmi les tubes de peinture multicolores et les nombreux pinceaux. Je me souviens aussi d’un autre personnage que j’aimais bien : Francis, le bedeau du village. Lorsque je le voyais passer, je savais que c’était l’heure de l’Angelus et que cela signifiait le retour des champs de mes parents. J’aimais sonner les cloches de l’église avec Francis, car en prenant la corde trop haut, j’étais soulevé de terre et cela était mon jeu préféré.
Dans le village, tout le monde se connaissait, nous n’étions que quelques centaines d’habitants. Parmi eux certains avaient des surnoms : Papoute, la Mouillette, le cul de panier ou bien la science. Quant à ma famille, on nous appelait « La bigusse ». Je n’ai jamais su ce que cela voulait dire.
L’été, le soir, les gens sortaient des chaises et papotaient sur le bord de leurs portes. Les notables étaient facilement reconnaissables à leurs tenues élégantes. Quant aux paysans, ils portaient leur éternelle casquette, ainsi qu’une flanelle enroulée autour des reins. Beaucoup d’entre eux fumaient, roulant leurs cigarettes qu’ils laissaient ensuite se consumer au coin des lèvres. D’autres prisaient ou chiquaient ; mon père avait appris à chiquer dans les tranchées durant la guerre 14-18. De temps en temps il expulsait un jus noir qui répugnait ma mère. Quant aux femmes, elles étaient coiffées d’un foulard, appelé fanchon, et elles travaillaient comme les hommes.
Les jours de fête, on s’endimanchait, et les hommes se retrouvaient dans les six cafés du village. Ils jouaient au billard ou à la belote jusqu’à des heures tardives, car il arrivait souvent que les femmes soient obligées d’aller chercher leurs hommes dans les cafés.
Lorsque la fête foraine venait à Chambourcy, ou qu’un événement avait lieu, le garde champêtre diffusait l’information en battant du tambour.
À la fête du village était dressé un mât de cocagne sur la place de l’église ; enduit de graisse ou de savon noir, il n’était pas facile de décrocher le jambon ou les objets suspendus. Mes frères participaient à la course en sac, une épreuve qui amusait tout le monde.
Le jour du Mardi gras, j’avais une grande frayeur des masques et du mannequin que l’on brûlait sur la place du village.
La semaine pascale mes frères, enfants de chœur, allaient de ferme en ferme avec les enfants du catéchisme pour distribuer de l’eau bénite. Munis de criquets et de crécelles, ils se rendaient à la ferme de Retz pour recevoir quelques œufs. L’eau bénite épuisée, ils allaient remplir leurs bidons dans le Ru de Buzot ! Chaque année, les conscrits fêtaient leur Conseil de révision. Parés de rubans multicolores, ils allaient de maison en maison et on leur offrait à boire ou on leur donnait quelque monnaie. Bien souvent, hélas, la fête se terminait en beuverie !
De cette époque je me souviens aussi des fêtes organisées dans les belles propriétés de Chambourcy. Le Manoir de Georges Thill, le chanteur d’Opéra, était très animé. Les fiacres arrivaient de Saint-Germain transportant des personnalités. Je montais alors sur les murs du parc pour admirer les belles toilettes.
De ma petite enfance, je garde peu de souvenirs des loisirs passés avec ma mère. Le peu de temps passé avec nous était pour se promener au Désert de Retz, un lieu magique et mystérieux qu’elle aimait beaucoup. Souvent, elle nous parlait de la famille Passy qui l’autorisait à traverser leur propriété dans les années 1910, une époque où mon grand-père travaillait en forêt de Marly. Elle apportait à son père le panier-repas sur son lieu de travail et la gentillesse des Passy lui évitait un grand détour.
Chambourcy était, autrefois, un village très animé. Les femmes allaient chercher l’eau aux pompes ; c’était un endroit idéal pour se rencontrer et papoter. Elles se rencontraient également dans les lavoirs de la rue Chaude. Transportant leur linge dans des brouettes, elles le lavaient dans l’eau de source qui alimentait le lavoir. Je me souviens de ces femmes à genoux dans leur baquet, rinçant leur linge à coups de battoir. Elles allaient ensuite l’étaler dans le « perché » qui se trouvait derrière la mairie. Toute la nuit le linge restait là à sécher sans que personne ne cherche à le dérober.
C’était le midi ou le soir qu’il y avait le plus d’animation dans notre village. Souvent, des colporteurs et des marchands de linge de maison passaient. Je garde le souvenir d’une charrette bâchée, tirée par un cheval ; à l’intérieur un véritable trésor et des jouets pour les enfants. Je revois la voiturette du rémouleur poussant sa petite voiture en criant : « couteaux, ciseaux ». Il y avait aussi le chiffonnier qui collectait le vieux fer. Les rempailleurs de chaises, bien souvent des gitans, me faisaient peur, car ils avaient la réputation d’enlever les enfants… Je redoutais aussi le marchand de peaux de lapin qui marchandait toujours le prix avec mon père.
Toutefois, lorsqu’il avait été généreux, mon père me donnait une petite pièce et j’allais bien vite m’acheter une surprise : cornet de couleur à l’intérieur duquel je trouvais deux ou trois bonbons, un petit sifflet ou une petite toupie.
Lorsque je n’étais pas sage, ma mère me menaçait de me vendre aux vagabonds de passage. Je me souviens de ce vieil homme à la barbe blanche, poussant un landau d’enfants contenant paquets et gamelles. Ce chemineau me parlait toujours gentiment et il ne me paraissait pas si méchant que ma mère me le laissait croire. D’ailleurs, elle lui donnait toujours un morceau de pain ou un verre de vin, mais jamais d’argent.
Nous sommes venus nous installer à Saint-Germain en 1937.
Mon père ayant trouvé un emploi de facteur, cela changea totalement notre mode de vie. Nous habitions un beau pavillon de la rue Saint-Léger, avec un grand jardin devant lequel les passants s’arrêtaient pour admirer le coin de fleurs entretenu avec beaucoup de soin par ma mère. Je me souviens de notre cuisine avec l’étagère garnie d’une belle série de boîtes en émail bleu ciel. Sur ces boîtes, de différentes tailles, inscrits en noir : farine, sucre, sel, thé… mais on y trouvait toutes sortes de choses autres que des denrées alimentaires, de vrais trésors pour les enfants. Nous avions également une superbe cuisinière où, le dimanche après-midi, mijotait un pot-au-feu dégageant une bonne odeur dans toute la maison ; ce qui donnait du bouillon une partie de la semaine.
Sur un grand viaduc, long de 320 mètres, je voyais passer les trains de la fenêtre de ma chambre. Cela était nouveau et merveilleux pour moi et je restais impressionné par ces énormes locomotives à vapeur.
Cette période de notre vie fut un véritable bonheur. Le seul point noir pour moi fut l’école. Traumatisé, je pleurais tous les jours lorsque les lourdes portes se refermaient derrière moi. L’école de la rue de Mareil était triste et lugubre et j’avais le sentiment qu’on me mettait en prison. Pour accentuer cette tristesse, nous étions tous habillés avec des tabliers noirs et chaussés de grosses galoches à clous ou de sabots. La discipline à l’école était sévère. Chaque matin, nous devions montrer nos mains et nos oreilles. Si elles étaient malpropres, nous recevions des coups de règle sur les doigts. Cependant, je ne risquais pas cette punition, car ma mère veillait à tout.
Hélas, il n’en était pas de même pour mes leçons. J’étais un habitué de la dernière place de la classe. Je n’arrivais pas à suivre et lorsque je ne savais pas mes leçons c’était pour moi un véritable cauchemar, car je m’attendais à être puni et même frappé. Je redoutais les coups de règle sur les doigts et souvent le maître d’école me tirait les petits cheveux au-dessus des oreilles. Il y avait aussi les retenues après les cours. Tourner autour des marronniers avec les mains sur la nuque durant la récréation ne me dérangeait pas trop, j’avais pris l’habitude du piquet.
Le meilleur moment de la journée était, bien entendu, l’heure de la sortie. Il m’arrivait d’effectuer, en courant, les deux kilomètres et demi qui séparaient l’école de mon domicile. Quatre fois par jour, je parcourais cette distance à pied et cela était un véritable plaisir. Enfin, je pouvais jouer, courir et chahuter en chemin avec mes copains. Notre jeu préféré consistait à courir doucement et longtemps pour savoir celui qui tiendrait le plus longtemps possible.
Ces moments privilégiés ont certainement été pour moi le départ de ma vie sportive. C’est à cette époque, avec la belle inconscience de mon enfance, par amusement et sans m’en rendre compte, que j’ai commencé une carrière de coureur à pied.
Souvent aussi, j’allais courir au stade de Saint-Germain où je tournais sur une vieille piste longue de 500 mètres. J’aimais ce lieu où je pouvais voir de tout près les avions qui décollaient du Camp des Loges. Chaque année, avec mes frères, nous venions assister au meeting d’aviation voir Marcel Doret sur son avion acrobatique, se mesurant aux Allemands. Patronné par le journal Paris-soir, ce meeting attirait plus de 100 000 spectateurs.
Hélas, il arrivait parfois des accidents : des parachutistes restaient accrochés dans les arbres de la forêt.
En juin 1939, le planeur de l’Américain Dick Randolph avait été plaqué au sol par le vent blessant plusieurs spectateurs.
Mon cousin Maurice Laisné, un neveu de ma mère, était aviateur. Le samedi après-midi il venait au-dessus de notre maison exécuter des acrobaties. Connaissant notre peur, Maurice montait très haut au-dessus du viaduc puis se laissait descendre en « feuille morte » ; parfois, il agitait un mouchoir pour nous dire bonjour.
Ce jour-là, un pressentiment me traversa l’esprit : il se passait quelque chose d’anormal. Les gens s’arrachaient les journaux et une grande tristesse se lisait sur leur visage. J’allais avoir huit ans et, malgré mon jeune âge, je garde un souvenir précis de cette journée.
Je m’étais mis à courir, pressé de rentrer à la maison pour savoir. En arrivant rue Saint-Léger, je vis un groupe de gens rassemblés devant une affiche où l’on pouvait lire : « Mobilisation générale ». C’est alors que j’ai compris que tout allait changer, sans croire, cependant que cette guerre allait me marquer pour le reste de mon existence.
Le lendemain les ordres de mobilisation et les feuilles de route arrivaient dans les foyers, déclenchant des drames familiaux et de tristes séparations. Par chance, aucun membre de ma famille n’était appelé. Mon père, grand mutilé de la guerre 14-18, ne risquait plus de partir. Quant à mes frères, ils étaient trop jeunes pour être mobilisés.
Dans les jours suivants, les blanchisseries de la rue Saint-Léger furent occupées par la Troupe française. Des militaires, vêtus d’un uniforme bleu azur, venaient pour garder le viaduc. Des trains de Troupes et du matériel de guerre, camouflés de feuillage, passaient continuellement sur le viaduc.
Mon grand plaisir était d’aller rendre visite aux sentinelles que j’admirais. Les militaires avaient fini par m’adopter. Ils avaient même confectionné un fusil en bois et j’étais fier de monter la garde avec eux. Quand la garde se relevait, j’étais très étonné de voir les sentinelles s’échanger les deux seules balles qu’elles possédaient, me demandant comment ils pouvaient défendre le viaduc avec si peu de munitions. La nuit, la garde était renforcée et, afin que les hommes ne s’endorment pas, ils s’interpellaient de temps à autre. De ma chambre j’entendais : « Sentinelle, prenez garde à vous ». En écho, les sentinelles se répondaient. Une nuit, un garde entendant une branche craquer et pris de peur avait donné l’alerte au sifflet. Dix minutes plus tard, un petit groupe de militaires, à moitié endormis, arrivaient sur place.
Bientôt des rumeurs se mirent à courir. On racontait que le viaduc allait être dynamité ; certains avaient même vu des espions de la cinquième colonne se cacher sous un déguisement. Les gens étaient inquiets et pessimistes. Les Allemands allaient nous envahir et tuer femmes et enfants. À l’école, les maîtres avaient été remplacés par des maîtresses d’école. Des masques à gaz nous avaient été distribués. Le soir, à la sortie, il n’était pas facile de courir avec mon cartable et la boîte métallique renfermant le masque à gaz me tapait dans le dos.
Un matin de juin 1940, je trouvais ma mère en pleurs. Les Allemands arrivaient ; nous devions fuir en abandonnant tout. La panique régnait ; des milliers de personnes s’enfuyaient sur les routes. La Wehrmacht avait prévenu que toute résistance serait brisée. La débâcle et l’exode étaient commencés et l’on fuyait à pied, en bicyclette et en voiture à cheval. Il y avait très peu d’automobiles, déjà réquisitionnées par l’armée. Beaucoup de charrettes étaient chargées de matelas, de couvertures, de bidons remplis d’eau et de paniers à ravitaillement. J’ai vu un homme pousser une vieille dame dans une brouette et des paysans partir avec leur bétail. Un spectacle lamentable que je ne peux oublier.
Le mari de notre voisine étant mobilisé, celle-ci nous proposa de partir avec elle et ses deux enfants. Une occasion de profiter de son attelage : une charrette tirée par un beau petit âne. Je me faisais une joie de prendre la route avec ma petite amie Georgette. Pour nous c’était l’aventure, car, dans nos jeux, nous imaginions de grands voyages. De temps en temps nous descendions dans le souterrain creusé dans la propriété de ses parents et, munis d’une lampe électrique, nous nous lancions à la recherche d’un trésor. Ce souterrain avait été habité autrefois, car au mur figuraient encore des assiettes en plâtre et le portrait d’un homme en terre cuite. Nous appelions cet homme Henri IV/, car il ressemblait à son image avec sa petite barbiche et sa coiffure ornée d’un panache.
Finalement le destin n’a pas voulu que nous partions ensemble sur les routes. En dernière minute, mon père décida de nous envoyer dans sa famille en Bretagne. Quelques jours plus tard, notre voisine se faisait tuer sous les yeux de sa fille lors d’un bombardement.
Notre départ fut déchirant. Mon père avait reçu l’ordre de rester au bureau de poste de Saint-Germain. La grande tristesse que nous lisions dans son regard en disait beaucoup plus long que tout ce qu’il ne voulait pas prononcer.
Après avoir libéré les lapins et les poules de leurs cabanes, nous partîmes à la gare dans l’espoir de trouver un train à destination de la Bretagne. En chemin, nous fûmes arrêtés par les tirailleurs sénégalais embusqués derrière des barricades de fortune. Les beaux marronniers qui bordaient la rue Saint-Léger étaient abattus et mis en travers de la route, les Africains espérant ainsi arrêter la marche des Allemands. Ils étaient tous résolus à mourir plutôt que de se rendre.
Avec bien du mal, nous gagnâmes la gare Montparnasse. Une épaisse fumée noire assombrissait Paris et nous apprîmes qu’une usine de caoutchouc brûlait à Aubervilliers.
Des milliers de personnes affolées s’entassaient dans la gare, à la recherche d’un train. Ma mère tenait ma petite sœur par la main tandis que je m’accrochais à sa robe pour ne pas la perdre dans la foule. Quant à mon frère Raymond, le pauvre avait bien du mal à porter les valises, bien trop lourdes pour son jeune âge. Il nous fallut plusieurs jours pour gagner la Bretagne. Le train s’arrêtait souvent avec des heures d’attente et une ou deux journées pour avoir une correspondance. Il nous arrivait aussi de faire de longues marches à travers la campagne afin d’éviter les avions allemands ou italiens qui mitraillaient trains et gens qu’ils apercevaient sur les routes. Sur ces routes nous trouvions de nombreuses affaires abandonnées, des charrettes renversées dans le fossé et des chevaux morts sur le bord de la route.
Nous étions tellement fatigués que nous marchions en silence et le soir nous n’avions plus la force de nous déshabiller pour nous coucher. Souvent nous étions hébergés dans les bureaux de poste. Ma mère disait qu’elle était femme de facteur et nous étions bien reçus.
Un jour, ma mère fut contrariée à cause d’une correspondance que nous avions manquée. Le lendemain, nous apprenions que ce train avait été bombardé en gare de Rennes et qu’il y avait de nombreuses victimes. Un autre soir, notre train s’arrêta dans la campagne pour une durée indéterminée. Comme beaucoup de voyageurs, nous avions profité de cet arrêt pour aller chercher un peu de ravitaillement. Une cuisine roulante était installée à quelques centaines de mètres de la ligne de chemin de fer et des militaires distribuaient de la soupe et du pain aux civils. C’est alors que dans un pré voisin j’ai aperçu un char endommagé avec autour des hommes allongés dans des poses différentes et qui semblaient dormir. Ma mère remarqua ma surprise et me détourna brusquement le regard. En colère, elle me demanda d’aller l’attendre dans le train. Je ne comprenais pas sa réaction, ni pourquoi elle m’avait parlé si méchamment.
Ce soir-là l’attente me parut très longue. La nuit tombait et nous entendions le canon au loin. Ma petite sœur pleurait en réclamant sa maman. Mon frère, Raymond qui n’avait que 13 ans, ne trouvait pas les mots nécessaires pour nous rassurer. J’avais très peur, le train sifflait, prêt à repartir, et ma mère ne revenait toujours pas. Soudain, je l’ai vue courir le long de la voie ferrée, tenant une bouteille d’eau et des tartines de pain qu’elle était arrivée à se procurer avec bien du mal. Je me suis jeté dans ses bras en sanglotant ; je venais, pour la première fois, d’éprouver la peur atroce de la perdre.