Rue Amélie - Dorothea Hirsch - E-Book

Rue Amélie E-Book

Dorothea Hirsch

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Beschreibung

Rue Amélie est le parcours initiatique de l’auteure. Il est le témoin de la force mystérieuse qui l’anime depuis sa naissance, se manifestant par les turbulences de sa petite enfance au début de la Seconde Guerre mondiale, puis par la violence de son adolescence dans les ruines de Düsseldorf, jusqu’à la jubilation et la résilience à l’âge adulte en Corse et à Paris. Elle vous livre ici le film de sa vie, telle une tragi-comédie dont les séquences sont extatiques et burlesques ; une palette émotionnelle dont seule l’existence a le secret…


À PROPOS DE L'AUTEURE


Répondant à un appel intérieur, l’écriture de ce récit autobiographique est une nécessité pour Dorothea Hirsch.

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Seitenzahl: 348

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Dorothea Hirsch

Rue Amélie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Dorothea Hirsch

ISBN : 979-10-377-5989-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Tous les personnages sont réels, ils ont existé ou existent toujours. Si vous voulez connaître leur identité, écrivez à l’auteure.

La vie m’a osée

Ce récit est celui de ma vie.

Il est le témoin de la force mystérieuse qui m’anime depuis ma naissance.

À travers les turbulences de ma petite enfance au début de la Seconde Guerre, les violences dans les ruines de Düsseldorf pendant son adolescence jusqu’à la jubilation et la résilience de l’âge adulte en Corse et à Paris.

Les séquences sont quasi cinématographiques, tragiques, extatiques, burlesques. Une palette émotionnelle dont seule l’existence en est capable.

La petite Prussienne que j’étais s’est vue projetée dans un monde fantastique dans lequel elle a été amenée à fréquenter les grands de ce monde… des politiques, des artistes, des scientifiques, des philosophes, des sportifs, ainsi que le milieu de la grande noblesse française.

Je vous livre ici les scènes du film de ma vie, telle une tragi-comédie.

J’ai eu la chance et la force de vivre une expérience radicale, un face à face avec moi-même qui m’a permis de devenir, ce que je suis.

Suis-je vraiment née ?

1er juin 1940

Je n’en ai aucun souvenir, aucune conscience, suis-je vraiment née ou tout n’est-il qu’illusion ? Cette question est récurrente dans certaines spiritualités orientales qui considèrent que tout est conscience et comme la naissance et la mort y échappent, nous ne connaissons donc que la vie. Éternellement la vie, de multiples vies dans d’infinies variations. Quelle idée limitée de penser que nous n’avons qu’une seule vie !

Je sais avec certitude que j’ai été engendrée au moment même où Hitler a trouvé le prétexte pour déclencher la Seconde Guerre mondiale en faisant croire que la radio de Gleiwitz, ma ville natale de la Haute-Silésie, avait été attaquée par les Polonais. Ce que je ne sais pas, et ne saurai jamais, c’est si j’ai été conçue par un Éros joyeux ou un Éros triste dans le contexte historique de mon pays et donc forcément de mes géniteurs. Quoi qu’il en soit, joyeux ou triste, Éros engendre la vie et il a décidé de me faire venir au monde. Peut-être, un jour, découvrira-t-on que la pulsion érotique partagée et consentie mutuellement modifie totalement la vie de l’enfant à naître… je pense à ma mère : a-t-elle éprouvé de la jouissance pendant l’acte sexuel, ou au contraire a-t-elle servi uniquement à celle reproductrice de mon père, comme beaucoup de femmes de cette époque ? Le mâle ne peut pas dissocier jouissance et procréation. Autrement dit, ma mère avait-elle subi la tyrannie du déterminisme biologique et socioculturel de l’époque nazie, où chaque femme aryenne devait au moins avoir trois enfants, ou a-t-elle transgressé cette loi en exprimant sa propre jouissance de femme face au pouvoir du mâle reproducteur ?

Quoi qu’il en soit, il me plaît d’imaginer qu’il y a eu mutation génétique en ce qui me concerne, car j’ai le sentiment d’avoir échappé pour une large partie aux multiples conditionnements et déterminismes de mes parents.

J’ai peut-être tout simplement tiré le bon numéro dans la loterie du vivant, et malgré mon début chaotique dû aux contingences, je me sens gâtée par mon destin car il a déposé en moi le plus grand des cadeaux ; celui d’avoir voulu intensifier la vie au lieu de la subir.

Un souvenir rapporté

(3-4 ans)

Ma force herculéenne, d’après les dires de mes parents, avait comme inconvénient que je sautais dans mon berceau avant de savoir marcher. Résultat, je risquais de tomber par terre et surtout la nuit. Les médecins de l’époque jugeaient mon cas anormal et conseillèrent à ma mère d’attacher mes pieds et mes mains en me couchant sur le dos dans mon berceau-prison ; ce qu’elle fit. En dehors du risque de chute, les voisins du dessous se plaignaient d’un bruit de roulement pendant toute une partie de la nuit, provoqué par les roues de mon berceau, autrement dit par les mouvements compulsifs de ce petit corps crucifié, le mien, qui essayait de se libérer de toutes ses forces. Est-ce cette expérience pénible, voulue par la bêtise bienveillante des adultes, qui a provoqué en moi cette force irrésistible de vouloir vivre libre ?

La peur qui fait plaisir

(4 ans)

Ne pas me soumettre. Ils m’aimaient sans aucun doute, mais ils voulaient me sauver pour se sauver eux-mêmes. Et les bombardiers russes qui volaient dans le ciel au-dessus de nos têtes, eux aussi voulaient se sauver en tuant ou en se sacrifiant. Et c’est ainsi qu’est née cette désinvolture qui m’a accompagnée tout au long de ma vie, ce sens de l’absurde qui s’est inscrit profondément dans ma chair ? Mais ce n’est que beaucoup plus tard ainsi je me revois encore têtue, debout au milieu de la cour de la maison parentale. Les sirènes hurlaient, annonçant les bombardiers russes au-dessus de la ville. Ma mère et les surveillants de la garde civile m’appelaient d’une voix véhémente et autoritaire, m’ordonnant de descendre au plus vite dans l’abri antiaérien. Je me souviens très bien que je ne prenais pas le surveillant au sérieux. Je ressentais là sans doute une totale disjonction entre l’immobilité de son corps et sa voix qui passait d’un ton grave jusqu’au plus aigu. Est-ce que je sentais déjà cette tension entre le danger réel et celui de l’imaginaire ? Le fait de jouer avec ma propre peur et celle des autres était sans doute un puissant vecteur de l’apprentissage de ma vie : celui d’avoir compris que cette peur n’était rien d’autre que la force exaltante de l’imagination.

Une peur en cache une autre

(4 ans)

Un après-midi, ma mère n’a pas pu venir me chercher à la maternelle chez les bonnes sœurs. Elles m’avaient forcée à descendre avec elles dans l’abri pendant une attaque aérienne. Pendant qu’elles priaient, les murs se fissuraient à côté de moi, à cause du bombardement voisin. Je me souviens avoir eu plus peur de leurs incantations, de leurs prières et de leurs yeux convulsés vers le ciel, que du mur qui se fendait à côté de moi. À ce moment-là, s’est inscrit en moi quelque chose d’indicible ; ce que j’analyse aujourd’hui comme un rejet viscéral de toute croyance ou foi. C’est essentiellement la puissance du réel qui m’entourait qui a conduit ma vie et je ne pensais qu’à m’enfuir de cette ambiance mortifère.

Plus fort que la mort !

J’avais juste cinq ans lorsque ma mère, mon frère et ma petite sœur avons fui notre terre natale en plein hiver dans le chaos total de la fin de la guerre. Nous étions à bord d’un train désaffecté, le dernier qui quittait Gleiwitz avant l’arrivée des hordes russes. Pas d’hommes. Il était bondé de femmes, d’enfants et de vieillards, tous ceux qui subissaient la guerre.

Ce train avançait pendant la nuit comme un vaisseau fantôme tous feux éteints, traversant lentement la Haute-Silésie puis la Tchécoslovaquie afin de ne pas être repéré par les bombardiers. Il avançait comme une chenille aussi silencieuse que possible dans des paysages noirs et froids, je vois et je sens encore la fumée de la locomotive. J’essayai de toutes mes forces de voir ce qui se passait dehors pour me libérer de cette ambiance irrespirable à l’intérieur de ce wagon figé par l’angoisse. Puis le train s’arrêta brusquement, nous sortîmes en trombe. Le temps de courir derrière nos mères affolées et de nous blottir contre elles, le train explosa dans un immense feu d’artifice. Le silence qui suivit l’explosion – le même qui suit un orage – n’avait rien d’inquiétant pour moi, mais au contraire il était certitude, plénitude et émerveillement d’être là tous ensemble. Ce sentiment d’avoir échappé au néant m’a accompagnée tout au long de ma vie.

Le lendemain, après une nuit sans sommeil, dans les champs, à la fois euphorique d’être en vie, totalement gelés, mais heureux de voir le soleil qui se levait radieux sur les plaines immenses de la bohème, nous avons laissé le cadavre ferroviaire encore fumant.

Commença une longue marche de survie, celle de millions de gens fuyant à pied depuis la Prusse à travers la Tchécoslovaquie et l’Autriche pour rejoindre l’Allemagne de l’Ouest et trouver du secours.

Nous avions survécu, je ne sais comment, nous n’étions plus très loin de la frontière autrichienne, lorsque ma mère nous déposa, ma petite sœur malade et moi chez de lointains cousins tchèques. Elle avait payé avec des pièces d’or, notre hébergement de quelques jours, le temps d’essayer de franchir le Danube pour rejoindre l’Allemagne de l’Ouest.

Elle s’éloigna d’un pas ferme tenant mon frère de huit ans par la main, tous deux chargés d’un sac à dos. Cet instant est l’un des plus pénibles de ma vie, sans aucun doute aussi le plus reçurent de mon existence : ce désespoir total de voir disparaître l’être le plus aimé, le plus indispensable. C’était pour nous sauver, mais je ne pouvais le comprendre du haut de mes cinq ans. Cette blessure de la séparation, de l’abandon ne s’est jamais cicatrisée en moi et hante toujours mes jours et mes nuits, surtout dans toutes mes relations affectives. Ma mère nous avait laissées seules, ma petite sœur malade et moi, chez des gens indifférents, car dans ce chaos de la guerre, chacun ne cherchait qu’à survivre, y compris les lointains cousins de ma mère. Je me renfermais sur moi-même, alors que j’étais plutôt ouverte et joyeuse selon ce que ma mère raconterait plus tard. Ma préoccupation principale était de m’accrocher à son image et à celle de mon frère, repères de ma jeune vie, et de mon identité. Pendant leur absence, le temps semblait interminable et cruel. Ma petite sœur malade hurlait de faim et de douleur, elle pesait sans doute encore plus lourdement dans ma déjà grande détresse et dans l’angoisse de survie. Le soir, je m’endormais épuisée, mais dès que le jour se levait, j’ouvrais la fenêtre du rez-de-chaussée fixant le bout de la rue pendant des journées entières, l’endroit même où ma mère et mon frère avaient disparu.

Puis un jour, je crois le plus radieux de ma vie, ils revinrent, et ce jour s’est imprégné en moi aussi fortement que le jour de leur disparition. Cette alternance de souffrance et de joie extrêmes a marqué ma vie si tôt que ce schéma s’est répété inconsciemment. On pensait que j’avais hérité de la maladie maniaco-dépressive – aujourd’hui « bipolaire » – de ma mère, celle qu’elle appelait ses montagnes russes, car elle était slave après tout.

À la manière slave, nous fêtions nos retrouvailles. Les sacs à dos de ma mère et de mon frère étaient pleins de provisions et nous nous gavions de saucisses de pain noir et aussi de snaps, même moi, jusqu’à la nausée, et nous dormions tous ensemble dans le même lit, pour nous rassurer et pour nous réchauffer au cœur de cet hiver impitoyable de 1945.

La vie est mouvement

Depuis mon plus jeune âge, je me balançais dans mon lit pour m’endormir et pour tuer soit l’ennui, soit l’angoisse. D’après les psychologues, ces balancements seraient une manière de s’autostimuler qui apporterait un ersatz de vie, une sorte de routine qui engourdit l’effet stimulant des souffrances afin de devenir indifférent, inerte ; ni heureux, ni malheureux, mais qui permet de survivre. Les singes et les éléphants en cage font de même.

Jouer la comédie pour survivre

(6 ans)

Après avoir quitté les cousins tchèques, nous avions trouvé refuge dans une minuscule chambre chez des paysans autrichiens, non loin de Salzbourg, après la longue traversée de la Tchécoslovaquie. Pendant que ma mère travaillait durement avec mon frère dans les champs pour assurer notre survie, je me trouvais une nouvelle fois enfermée avec ma petite sœur malade dans une chambre semblable à celle que j’avais connue en Tchécoslovaquie.

La faim me tordait le ventre en attendant le retour des champs de ma mère et de mon frère. J’entendis que les paysans se mettaient à table dans la grande pièce commune en bas ; poussée par la faim et exaspérée par les pleurs incessants de ma sœur, je finis par descendre dans la grande salle sans me faire remarquer et me glissai à côté de la seule personne qui me parlait parfois et me donnait de temps à autre un morceau de pain. Je l’appelais tante Nani. Pendant que les paysans avalaient bruyamment leur soupe, tante Nani faisait semblant de ne pas me voir. Poussée par ma faim et mon instinct de survie, je me laissai tomber sous la table lourdement, faisant semblant de m’évanouir. J’avais tout juste 5 ans et demi. Tante Nani, très affectée, me ramassa sous la table en me prenant dans ses bras, elle avait alors une voix très particulière, étranglée et solennelle en même temps. Je frémis encore, rien qu’en y pensant. « Vous êtes des monstres, tous, cet enfant n’est pas responsable de la guerre, il a faim. » Après un silence de mort qui me parut une éternité, je m’assis à côté de ma tante salvatrice, tète basse mais en train d’avaler une délicieuse soupe au lait et au pain. Je n’oublierai plus jamais sa saveur et aussi le fait d’avoir remporté une victoire. Cette pitié subite, une culpabilité chrétienne sans doute de ces paysans frustres, mais qui se soldait pour moi par le couronnement sublime d’être enfin rassasiée, d’avoir le ventre plein.

Lorsque ma mère revint enfin des champs, tante Nani lui confia ses inquiétudes concernant mes évanouissements qui devaient se répéter par la suite. Elle lui indiqua un médecin à Salzburg et ma pauvre mère dut payer la consultation avec sa dernière pièce d’or. Le médecin autrichien dit à ma mère que mes malaises venaient sans aucun doute de mes dents de lait infectées et qu’il fallait les arracher. Pour rien au monde, je n’aurais avoué la réalité des faits : pouvoir manger à ma faim et me faire aimer, non seulement par tante Nani mais par tous les paysans autrichiens, me paraissait sans prix, plus important que de me faire supprimer toutes mes dents de lait ; ce qui arriva par la suite. Conséquence, tout au long de ma vie j’ai eu des problèmes de dents qui ont blessé profondément mon narcissisme d’adolescence. J’ai refusé obstinément d’avoir faim, j’ai refusé obstinément d’être abandonnée, j’ai refusé obstinément de ne pas être aimée ! Je me rends compte aujourd’hui à quel point cette période de mon enfance a été déterminante pour le reste de ma vie.

Éros, mon ami

J’avais 6 ans, et nous nous trouvions, ma mère, mon frère, ma sœur et moi dans un camp de réfugiés en Allemagne de l’Ouest, en zone d’occupation américaine au bord du Danube. Nous étions parqués dans un gymnase d’école désaffecté pour les rescapés de la Prusse occidentale, les sacrifiés de la politique d’Hitler. Il n’y avait que des mères, des enfants et quelques vieillards. Pendant que ma mère s’occupait de ma petite sœur sous-alimentée, mon frère et moi explorions les lieux. Dans la cour, il y avait un va-et-vient incessant de soldats américains. J’avais très vite compris qu’on pouvait leur demander du chocolat et du chewing-gum en faisant du charme. Je me plantais devant eux et avant qu’ils montent au premier étage, je les dévisageais avec mon regard bleu en répétant les mots que j’avais entendus autour de moi : « please one penny, ou please chocolate ».

Dans la cour, mon frère et moi ramassions des petits ballonnets gonflables qui s’avéraient être des préservatifs utilisés par les soldats et jetés par la fenêtre du 1er étage. D’une nature plutôt curieuse, je montais au premier étage. Un spectacle alors extraordinaire s’offrit à mes yeux : une grande salle dans laquelle il y avait des rangées de lits sur lesquels « se battaient » des hommes et des femmes à moitié nus. J’étais fascinée, sentant immédiatement que ces combats-là avaient une violence singulière qui provoqua en moi un sentiment étrange, une sorte d’attirance mêlée de crainte. J’ai dû sentir intuitivement que j’étais en présence de quelque chose que j’appellerai plus tard le mystère d’éros et de thanatos. Je ne tardais pas à raconter mon expérience à ma mère et lorsqu’elle réalisa que j’avais gonflé des préservatifs déjà utilisés, elle me lava aussitôt la bouche avec un horrible désinfectant qui m’arracha en même temps la muqueuse de la bouche et celle de l’estomac. Pour couronner le tout, le lendemain elle me rasa la tête tant j’étais infestée de poux. Je me sentais malade et humiliée, ce qui aurait dû m’assagir ; mais cette aventure au bordel militaire avait éveillé en moi précocement l’éros ou la puissance d’être.

La puissance d’exister

(7ans)

Après avoir quitté le camp des réfugiés, nous fûmes placés chez des paysans en Westphalie afin de survivre à la famine. J’ai été scolarisée à 7 ans pour la première fois avec 70 autres enfants d’âges différents, réfugiés et paysans mélangés dans la même classe tenue par un seul enseignant, le curé du village, car les autres étaient soient morts soient prisonniers.

Je me promenais un jour autour du village dans cette campagne de Westphalie de tradition très catholique. Je m’étais agenouillée comme on me l’avait appris devant un des nombreux calvaires qui faisaient intégralement partie du paysage lorsque je fus surpris par ce curé instituteur. Il était à bicyclette et m’invita à regagner le village avec lui sur son vélo. Il y avait une selle pour enfants à l’avant du guidon ce qui était tout à fait courant. Tout en pédalant et en traversant les landes à perte de vue, Herr Kaplan (M. le curé) respirait fortement sous l’effort du pédalage, pensais-je, mais je sentais sa main chaude qui caressait mon sexe. Brusquement, il s’arrêta, jeta le vélo à terre, me coucha dans l’herbe, m’enleva ma culotte et écarta mes jambes. Pour la première fois de ma vie, je voyais un sexe d’homme en érection. Un sentiment mélangé m’envahissait, celui de l’effroi et de l’inéluctable. Je me souviens seulement qu’il a longuement touché mon sexe d’enfant avec le sien. J’éprouvais un sentiment ambigu de confiance et de peur mêlées. À ce moment précis, j’eus l’impression que s’éveillait en moi une puissance qui dépassait largement ma compréhension. Une incroyable énergie était née de cette expérience, la conscience d’Éros précoce et défendue par mon éducation catholique. Je ne l’associais que beaucoup plus tard à la culpabilité et à la mauvaise conscience. Sans aucun doute a-t-elle influencé mon rapport à la sexualité, mais non pas à l’éros, cette force vitale qui semblait dépasser de loin les pulsions purement sexuelles. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’en ai pris la mesure à la fois négative et initiatrice.

Dans les landes mystérieuses de la Westphalie de l’après-guerre étincelaient des feux follets, provenant des cadavres noyés dans les marais, ceux qui racontaient des légendes. Les granges remplies de foins odorants de sensualité me servaient de cachette pour mes expériences amoureuses précoces, les expériences de la vie. Tous les petits garçons du village me connaissaient, car ils avaient tous eu une expérience charnelle avec moi. J’avais inventé une formidable mise en scène pour accueillir mes soupirants, un endroit douillet, un lit de paille et de chiffons tendus. Pourtant il n’y avait ni télévision ni livres pour m’avoir inspirée, mais seulement cet appétit de vivre. Je me souviens que je mettais un maillot de bain emprunté à mon frère, un maillot de bain noir avec une raie blanche sur le côté ce qui représentait le comble du chic pour l’époque de l’après-guerre. Nous étions en 1947. Mon frère avait reçu ce maillot de bain de notre famille américaine paternelle par les premiers paquets arrivés après la guerre et qui rendaient jaloux tous les petits paysans du village. Je négociais des cigarettes et des vivres avec ces garçons de paysans nantis. J’avais compris très tôt qu’avec mon sexe, je pouvais littéralement tout acheter, du sucre, de la farine ou de la mélasse. Mon sexe était si jeune mais si savant déjà. Eux, les paysans avaient tout, un toit, de la nourriture à profusion, alors que nous, les réfugiés de Haute-Silésie, nous manquions de tout. Cependant, nous avions l’audace des gens qui n’avaient rien à perdre, mais nous devions aussi faire profil bas pour que l’on nous accepte. L’attraction que j’exerçais sur tous ces garçons du village me donnait de l’importance, une sorte de pouvoir sur eux. Je sentis très tôt à quel point le sexe était une monnaie d’échange, mais en même temps j’éprouvais du plaisir à ce jeu défendu. Je voulais rivaliser avec tous ces garçons, avoir les mêmes avantages qu’eux, les mêmes droits, mais je cachais farouchement ce que j’éprouvais afin de ne pas m’affaiblir et devenir inférieure à eux. Avec mon frère et mes cousins, c’était facile, ils étaient faibles, je sentais bien que je les dominais par mon audace. J’aimais beaucoup faire l’amour, je me souviens que je fermais les yeux non seulement par plaisir, mais aussi parce qu’à l’intérieur de moi il se passait quelque chose que j’appelai plus tard « transgression » ; je savais que ce que je faisais était totalement défendu et dégradant selon mon éducation catholique, je le faisais avec d’autant plus de ferveur et de feu, car j’étais fondamentalement une révoltée et une passionnée née.

Je compris aussi, mais beaucoup plus tard, que dans les moments de grande détresse ou de trop forte contrainte, j’avais une montée de pulsion sexuelle irrépressible qui me rassurait et me réconfortait. Ces jeux érotiques précoces dans cette nature vierge et sauvage, dans ce monde entièrement détruit, étaient d’autant plus puissants. Il y avait des arbres gigantesques et mystérieux, des granges remplies de foin enivrant, un château abandonné, des chevaux sauvages dans ces landes où le ciel et la terre se fondaient et forgeaient mon âme d’alors. Les feux follets s’allumaient au crépuscule par-ci par-là alimentant constamment mon imaginaire, aussi bien par les légendes de Haute-Silésie racontées par ma mère que par celles de la Westphalie, sauvages et catholiques. C’était l’ambiance angoissante et exaltante de l’après-guerre. À huit ans, ma vie était d’une incroyable intensité, malgré ce dénuement total, ce paradis avait ouvert toutes les portes de mes perceptions, sans doute pour toujours.

Cette période paradisiaque devait s’arrêter brusquement, le jour où mon père revint de sa prison russe. Il avait trouvé du travail à Düsseldorf en zone d’occupation anglaise. Mes deux parents avaient toujours été des gens de la ville et ne pouvaient ni ne voulaient s’intégrer à ce monde paysan auquel je m’étais déjà totalement identifiée.

Les ruines désespérantes de Düsseldorf

1949

L’arrivée dans les ruines de Düsseldorf fut un choc pour moi après la nature de la Westphalie. Nous avons emménagé au rez-de-chaussée dans une des maisons en reconstruction, perdue au milieu de champs de ruines, alors qu’en Westphalie nous occupions un château avec d’autres réfugiés, puis chez des paysans dans de très belles fermes.

À Düsseldorf, il n’existait pour l’instant qu’un rez-de-chaussée dans un immeuble en reconstruction, il y avait même une salle de bain avec une baignoire, mais il n’y avait ni robinets ni arrivée d’eau.

C’est ici même dans les ruines de Düsseldorf que j’ai passé le plus clair de mon enfance et de mon adolescence. Mes souvenirs y sont riches et nombreux : je m’y suis construite, entre les rêves et la réalité. Düsseldorf était une ville bombardée à 80 %. J’y ai passé mon temps à jouer et à explorer les ruines et j’ai connu aussi mes nouveaux amis rhénans si différents de mes petits paysans de la Westphalie. Je fréquentais surtout les amis garçons qui correspondaient et à ma vitalité et à mon goût du défi.

À Düsseldorf comme en Westphalie nous étions traités comme des réfugiés, des pièces rapportées, tout juste tolérés. Nous étions un mal de plus à supporter dans ce chaos total de l’après-guerre. Mais à l’école, nous avions quelques avantages en nature, par exemple nous avions droit aux cahiers et crayons gratuitement et à une soupe au lait et à l’avoine pendant la récréation. Les Rhénans étaient si différents des paysans de la Westphalie et si loin de nous les gens de Haute-Silésie à forte influence slave. Tout au long de l’après-guerre, mes parents ont recherché les survivants de leur famille ou de leurs compatriotes pour se rassurer et se regrouper. Lorsqu’un d’entre eux était enfin retrouvé, c’était la fête, nuits blanches fortement alcoolisées avec une ambiance d’exaltation et de mélancolie propre au tempérament slave. L’apothéose de ces retrouvailles se produisait une fois par an lors de la fête des retrouvailles des réfugiés de l’Allemagne de l’Est. C’était une sorte de foire gigantesque avec des tentes dressées pour chaque ville afin de faciliter les retrouvailles. Je me souviens des cris de joie et des explosions émotionnelles ou certaines personnes restaient comme figées ne pouvant croire à ce qu’elles voyaient : un survivant. C’est pendant la fête de ces retrouvailles que je pris conscience que mes parents et leurs compatriotes n’étaient pas comme les autres ; ni comme les gens de la Westphalie ni ceux de la Rhénanie. Cette différence de leur culture et de sensibilité était pour mes parents leur plus grande difficulté pour s’insérer dans la société de l’Allemagne de l’Ouest. D’abord, il y avait la différence de la langue allemande pure (Hochdeutsch). Les Rhénans et leur dialecte incompréhensible, leurs coutumes, leur cuisine et surtout leurs légendes, bref tout était fondamentalement autre. Tout cela ne faisait que me déchirer. En fait, je préférais tout ce qui se passait dans ma réalité quotidienne, même dans cette ville en ruine, qu’à la mélancolie des survivants. La compétition inconsciente que j’engageais avec les Rhénans était stimulée par notre statut inférieur de réfugiés, mais aussi par la différence culturelle, des Slaves et des Prussiens. Pendant que mes parents et leurs compatriotes mangeaient du goulasch et buvaient de la vodka et de la bière pour fêter leurs retrouvailles, mon frère et moi traînions d’une tente à l’autre, autrement dit d’une ville fantôme à l’autre fuyant cette ambiance de liesse suivie de larmes. Excités et déroutés, mon frère et moi nous nous réfugions dans la voiture de mon père, une vieille limousine Adler qui faisait toute sa fierté car il n’y avait pas beaucoup de réfugiés qui possédaient une telle voiture. À l’arrière, nous couvrions les vitres de papiers pour ne pas être vus de l’extérieur et nous nous livrions à notre passe-temps favori « faire l’amour. » Je n’avais que 12 ans, mais je sais que je ressentais un plaisir intense et réparateur qui m’aidait à survivre à cette réalité morbide qui nous était imposée au quotidien. Faire l’amour me réconfortait et me rassurait davantage qu’un morceau de chocolat.

À Düsseldorf dans les années 1950 alors que j’avais 10 ans régnait une ambiance d’exaltation qui était due à mon avis au fait d’avoir survécu au désastre. C’était un foisonnement du vouloir-vivre, vivre en ayant triomphé des frustrations effroyables de la guerre. Je m’y étais très rapidement adaptée, j’y trouvais même un plaisir fou.

L’allée du roi, une sorte de Champs-Élysées de Düsseldorf fut mon pôle d’attraction, car c’est là qu’on rencontrait des gens de tous horizons, tous ces étrangers qui venaient constater la défaite, l’Allemagne en ruine. Je me souviens que sur le blason de Düsseldorf figurait un petit garçon faisant la roue. Tous les petits garçons affamés de Düsseldorf de l’après-guerre faisaient donc la roue devant les touristes de l’après-guerre en demandant quelques pfennige, pennies ou centimes. Rapidement, je me suis alliée à eux, comme en Autriche lorsque je me mêlais aux paysans hostiles, mon instinct de survie était plus fort que tout. Les garçons m’acceptaient comme l’unique fille parmi eux, car ils appréciaient aussi bien mes audaces que nos jeux interdits dans les ruines. Dans le flot des touristes essentiellement masculins, je fis très vite la différence entre les Américains, les Anglais et les Français. Ces derniers étaient de loin les plus généreux : j’avais très vite compris qu’avec eux un petit extra les rendait particulièrement généreux. J’enlevais ma culotte de sous ma jupe pour faire la roue et cela rapportait gros. De toute cette activité lucrative, mes parents n’ont jamais rien su. Mes vies secrètes étaient multiples et variées depuis mon plus jeune âge. Ma mère disait de moi que j’avais une fantaisie illimitée, mais je crois qu’elle y était pour quelque chose. Le soir autour de notre table familiale, en mangeant la soupe maigre, je me gardais bien de trahir mon ventre déjà rassasie par la quantité de sucreries que je m’offrais grâce au voyeurisme des touristes de la défaite.

Le poids de la religion

(10 ans)

C’est l’année de ma première communion qui a marqué un tournant radical dans mon corps et dans mon esprit et donc dans mon comportement tout entier. Le catéchisme et sa moralité mortifère me culpabilisaient de mes joies passées, et surtout du plaisir charnel. Cela a commencé concrètement par une frustration importante avant toutes celles qui devaient suivre.

À dix ans, je devais m’abstenir de me déguiser pendant les jours du carnaval. Trois jours de folie collective et de totale liberté héritée d’un rite païen très présent en Rhénanie. C’était plus qu’un simple pied de nez à l’église catholique romaine à laquelle nous appartenions malgré nous : pendant des mois, nous préparions dans une grande excitation notre déguisement préféré pour l’offrir à notre « dieu carnaval » ; adultes et enfants se mettaient dans la peau de leur héros avec tous nos rêves les plus fous et les plus insensés, et ceci pendant les trois jours du carnaval. Le carnaval faisait naître l’espoir et l’énergie nécessaire en chacun de nous, nous créions l’avenir qui se dessinait pendant ces trois jours dionysiaques. Tout redevenait du domaine du possible. Cette énergie de l’imaginaire et de la fiction avait un tel impact sur moi qu’elle semblait en moi pour toujours, et chaque fois qu’elle venait à manquer, je faisais tout pour la solliciter encore et encore. De me voir privée de cette source vitale afin de préparer ma première communion me faisait affreusement souffrir. Je me sentais amputée de la vraie vie, celle qui était en moi et qui cherchait à s’exprimer. Pendant que le curé martelait les dogmes chrétiens, je m’évadais dans mes rêves vers le prochain carnaval que j’attendais avec encore plus de passion. L’éducation chrétienne ne m’a jamais permis de transcender cette affreuse réalité de l’après-guerre, alors que le carnaval m’emportait dans son sortilège dès que j’avais enfilé la peau de Tarzan, les plumes d’un Indien ou l’armure d’un chevalier de la Table ronde. Peut-être est-ce dû à mes tendances génétiques ou à ma précocité qui ont fait de moi une révoltée et une insoumise. Jamais je ne me déguisais en fille, à la différence de ma sœur et des autres filles, jamais je ne voulais m’identifier à un rôle féminin que je considérais comme faible, dégradant et dépendant. Les autres frustrations engendrées par la première communion consistaient à m’abstenir de tout rapport sexuel avec les garçons.

Aujourd’hui, je sais avec certitude que ce besoin sexuel remplaçait mon besoin affectif que ni ma mère, ni mon père, ni mes éducateurs n’ont su me donner. Aujourd’hui, je les comprends et je leur pardonne car ils avaient d’autres préoccupations pour nous faire survivre et pour se reconstruire eux-mêmes, alors qu’ils avaient tout perdu, leurs proches, leur pays, leurs biens et surtout leur espoir.

Les conséquences de l’endoctrinement religieux forcé et l’absence de plaisir et d’espoir en tout genre me rendaient profondément mélancolique, coupée que j’étais de ma vitalité fondamentale. Je grossissais à vue d’œil non pas uniquement par le bouleversement hormonal de la puberté, mais essentiellement par ce formatage à la culpabilité. La négation de la vie et le dégoût véhiculés par l’Église catholique, combinés avec les transformations de mon corps pubère, me conduisaient inexorablement vers un devenir difficile à tous égards. J’étais une révoltée viscérale, je ne croyais en rien de ce que les adultes m’inculquaient, je n’y voyais qu’une matière supplémentaire de me révolter.

La confusion des sentiments

(11 à 13 ans)

En plus de la morale chrétienne à travers le catéchisme, l’école catholique me harcelait. Le curé, encore un, mon directeur de conscience était encore jeune, ses yeux et cheveux de couleur noirs m’impressionnaient et me faisaient rêver. Il représentait sans doute mon premier émoi amoureux. Je me détournais des garçons de mon âge, heureuse d’aller à la messe, malgré les confessions pénibles et culpabilisantes.

Un jour, après le catéchisme, alors que tous les autres élevés avaient quitté la classe, il m’avait retenue. Il demanda pourquoi j’avais mis ma main entre mes cuisses pendant le catéchisme. Paralysée par cette question et inconsciente que j’étais de ce geste, je ne sus que dire. Plus tard, je me souvins que j’avais eu très envie de faire pipi et je ne voulais surtout pas me priver d’un seul instant de la présence du beau curé dont j’étais amoureuse pour lui demander d’aller aux toilettes. Pendant la confession, ce même curé me demandait dans les moindres détails les sensations que j’éprouvais pendant que je lavais mes parties intimes. Tous ces curés percevaient-ils ma précocité ? Ou plutôt étaient-ils victimes de cette pathologie malsaine de l’église catholique, de son mépris du corps et de ses désirs ? Plus j’y pense et plus je suis stupéfaite de cette confusion. Ces curés frustrés étaient incapables de transformer leur libido en compassion pour l’être en transformation que j’étais. Malgré tout, j’ai eu la chance de pouvoir transformer mon éros malmené par l’église, ce qui m’a évité de tomber dans la névrose ou la délinquance. Depuis que j’étais contrainte et forcée à l’abstinence sexuelle, alors que j’étais si jeune, l’éros s’était transformé en romantisme et en amour platonique pour ce curé. Dans cette confusion des sentiments, je le prenais pour une figure idéale, un père digne de mon amour ?

C’est un jour au cinéma que mon destin à bascule et a déterminé une partie de ma vie future. Dans la salle sombre, j’ai été transfigurée par l’histoire de la vie et de la mort de Louis II de Bavière. J’ai été comme électrocutée. Je prenais subitement conscience de ce que j’étais dans mon moi profond, ce film actualisait ce qui était latent chez moi. C’était le moment où je trouvais dans ma jeune existence l’idéal absolu ni homme ni femme, cette représentation de moi-même m’appelait de toutes ses forces. Ce n’est sans doute pas un hasard, dans ce contexte de refoulement et de culpabilité, que je sois tombée sur le personnage de Louis II de Bavière, autrement dit sur une chimère d’un romantisme exacerbé bien germanique. J’aimais Louis II non pas comme un autre mais comme moi-même. En lui, je pressentais toute ma force et ma fragilité, ma sensibilité refoulée au fond de ma citadelle psychique et corporelle. Sa beauté éthérée d’éphèbe me touchait profondément, car elle représentait l’exact opposé de ce que j’étais, un être de chair et de désir. Mais je découvrais en lui ma sensibilité enfouie dans ce corps construit comme un château fort par mon formatage chrétien.

Louis de Bavière représentait pour moi la beauté et le sublime, tout ce potentiel qui se révélait à moi subitement mais en même temps la tragédie humaine que j’ai connue si tôt dans ma propre vie. Il incarnait tous mes fantasmes, tous les rêves et fictions de mon âme germano-slave malmenée par les conditions de vie de l’après-guerre. À travers Louis de Bavière, je m’étais fabriqué un personnage ne fait ni d’homme ni de femme, cette ambiguïté m’a habité tout au long de ma vie. Grâce à lui, j’ai découvert une manière puissante de transcender la réalité des ruines qui m’entouraient et la réalité des âmes sombres et détruites de mes compatriotes que je ressentais si fort et que je refusais de toutes mes jeunes forces. Mais je cachais bien mon for intérieur, ma sensibilité à vif, car l’apparence que je m’étais forgée à cette époque était à l’exact opposé. Cet autre moi-même que j’étais dans mes rêves intimes devait encore attendre de multiples expériences et rencontres avant de s’épanouir ouvertement.

Un vieil adage portugais dit : voir le visage, ce n’est jamais voir le cœur. Mais les yeux ne sont-ils pas la fenêtre de l’âme ?

La conscience d’être une fille

(12 ans)

C’est dans les ruines de Düsseldorf que j’ai appris ma jeune vie, la dure loi du plus fort. Pour extraire tous les métaux précieux des ruines, il fallait être un garçon, car c’étaient eux qui détenaient le pouvoir du marché très juteux mais officiellement proscrit pour les enfants, mais étions-nous réellement encore des enfants ? Dans les ruines, nous étions constamment en danger de mort car chaque fois qu’on essayait de tirer sur quelque chose de métallique, tout risquait de s’effondrer en même temps. Mais les ruines ne nous servaient pas uniquement pour avoir quelque menue monnaie, elles alimentaient surtout nos rêves pour inventer une vie possible. Dans les ruines, j’avais à moi seule plusieurs cachettes ou j’avais rassemblé tout ce qui donnait l’air d’une « habitation, » confortable, un merveilleux réconfort dans un monde de désolation. Il suffisait de creuser patiemment pour trouver des trésors, au risque de sa vie, mais que voulait dire risquer sa vie lorsqu’on a 12 ans ? Il y avait parfois des pièces presque non touchées par les bombes ou nous trouvions des vestiges d’avant-guerre, ce monde de nos parents qui nous restera à jamais inconnu. Dans ces cachettes, nous échangions nos butins et aussi des « tuyaux » pour accéder aux ruines sans être vus. Nous y échangions aussi nos rêves et nos premiers émois. Nous n’avions pas d’autres distractions, ni de jouets, ni de télévision, ni de disques, ni de livres et nos devoirs de classes étaient réduits à l’essentiel ; apprendre à écrire, à compter avoir une bonne conduite et surtout obtenir le certificat de fin d’études. Mais dès que nous étions en dehors de l’école, notre inventivité et notre créativité étaient sans limites. Comme me le dira mon ami Nietzsche plus tard dans ma vie : « la volonté de vouloir ce qui nous veut ». Je crois avoir excellé dans cet exercice.

La morale chrétienne, 1953

(13 ans)

Un souvenir m’a particulièrement marquée. C’était à l’école populaire (Volksschule) où j’ai été scolarisée pour la seconde fois après avoir quitté la Westphalie. À l’école de Düsseldorf, je n’arrivais pas à m’intéresser aux études. Je faisais tout juste ce qu’il fallait pour passer d’une classe à l’autre, et à chaque fin d’année la même mention dans mon bulletin : « le comportement de Dorothea laisse à désirer, elle dérange souvent la classe. » Je rêvais la majorité du temps pendant les cours, j’avais du mal à fixer mon attention… tout me paraissait ennuyeux et inutile. La vie, la vraie était dehors dans les ruines et aussi dans la ville en reconstruction. Il y avait trois matières dans lesquelles j’ai été largement au-dessus de la moyenne, l’étude des religions (ce qui présageait mon goût pour le questionnement et la philosophie) les arts plastiques et le sport. En ce qui concerne la gymnastique et le sport, je raflais quasiment toutes les médailles dans les concours et compétitions scolaires ce qui était très important pour l’estime de moi-même. Après une compétition particulièrement importante pour la renommée de notre école, mais également pour celui de notre éducatrice, j’avais raflé toutes les médailles en athlétisme. La montée sur le podium et les paroles élogieuses au vainqueur étaient toujours particulièrement solennelles et pour moi très importantes. C’était le seul moment où je voyais que l’on m’appréciait, qu’on me reconnaissait. On me regardait avec estime, ou peut-être même m’aimait-on ? J’ai été certes douée, mais tout le mal que je me donnais avait pour but d’être enfin quelqu’un. Le reste du temps, je n’étais rien, je ne recevais que des blâmes ou du mépris.

Un jour, après une compétition, j’étais sur le point de monter comme souvent sur la plus haute marche du podium. Ce moment de gloire et de réconfort était tout proche. J’étais très excitée à l’idée d’avoir gagné une fois de plus, mais les juges, dont mon éducatrice, m’ont fait signe de monter seulement sur la troisième place. C’était pourtant la 1re